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La mondialisation et le mode de production postfordiste ont brouillé les repères géographiques et ont remis en question la prépondérance de l’échelle nationale dans la régulation du capitalisme. Pour faire face à ces phénomènes, l’économie politique internationale critique a pris un tournant spatial dans les années 1990, rejetant le nationalisme méthodologique pour conceptualiser l’espace comme une construction sociale et un enjeu de lutte. S’inspirant de la géographie critique, l’économie politique internationale a également pris en compte la question de l’échelle, poussant certains auteurs à parler de tournant scalaire. Cependant, la notion d’échelle, si populaire à la fin des années 1990, a été sévèrement critiquée, notamment par d’anciens théoriciens de cette notion. On lui a principalement opposé la notion de réseau en argumentant que les réseaux que peut mobiliser un acteur déterminent sa capacité d’action quelle que soit l’échelle sur laquelle celui-ci agit. On a également critiqué la hiérarchie qui transparaissait dans les études utilisant la notion d’échelle pour lesquelles le mondial déterminait souvent les échelons inférieurs.

C’est dans ce contexte que paraît l’ouvrage collectif Leviathan Undone ? Cet ouvrage, qui réunit de nombreux chercheurs reconnus et spécialistes de la question des échelles, se place à l’intersection entre géographie et économie politique et se pose la question de savoir si la notion d’échelle est aujourd’hui utile dans une perspective critique en sciences sociales. Les éditeurs et les contributeurs défendent l’utilisation de ce concept tout en reconnaissant ses limites et le danger d’un « scalo-centrisme » réducteur. Ils articulent le concept d’échelle avec d’autres concepts liés à une perspective spatiale, tels que lieu, territoire et réseau. Il en résulte une défense pondérée de l’utilisation d’une perspective scalaire en sciences sociales et une excellente introduction tant aux débats théoriques autour de la notion d’échelle qu’à l’utilisation concrète de cette notion dans des études de cas variées. L’apport de cet ouvrage s’articule autour de quatre éléments clés.

Premièrement, l’ouvrage présente dans son introduction et dans la première partie consacrée aux débats théoriques une revue de la littérature complète et particulièrement centrée sur les travaux les plus récents ainsi qu’une historiographie des débats autour de la notion d’espace dans l’économie politique. On notera par exemple la contribution de Neil Brenner qui reprend l’image du millefeuille de Rémi Lefebvre afin d’illustrer la multiplicité des échelons et leur imbrication dans la production d’un développement spatial inégal.

Deuxièmement, l’ouvrage défend l’apport heuristique du concept d’échelle en insistant sur la (re)production sociale conflictuelle des échelles, l’aspect multiscalaire des phénomènes sociaux et la nécessaire articulation de la notion d’échelle avec d’autres concepts liés à l’espace. La partie théorique apporte également une réponse convaincante aux critiques en montrant que les réseaux ne constituent pas une voie alternative à la notion d’échelle. Selon les contributeurs, les réseaux ne flottent pas librement entre les échelles, mais y sont ancrés. La topologie horizontale des réseaux ne peut que compléter une perspective scalaire et non la remplacer.

Troisièmement, la prudence des contributeurs et la prise en compte des limites du concept d’échelle en permettent une compréhension fine et constituent un guide méthodologique permettant d’éviter les écueils du « scalo-centrisme » et du « déterminisme scalaire » qui semblent avoir entaché une partie de la littérature de la fin des années 1990. En rapport avec ce dernier point, le chapitre de Bob Jessop est particulièrement prudent sur la notion d’échelle et rappelle les pièges thématiques, méthodologiques et ontologiques liés à son utilisation pour conclure qu’elle n’est qu’un aspect d’un programme de recherche spatiotemporel plus large.

Enfin, fidèles à leur approche multiscalaire des phénomènes sociaux, les contributeurs abordent une grande variété de cas articulant le local au global, en passant par l’urbain et le national. On pourra noter une critique particulièrement bien écrite du culte de la créativité urbaine dans laquelle Jamie Peck dénonce la reformulation de programmes urbains néolibéraux sous le vocable plus positif de politiques d’attraction de la « classe créative ». La perspective historique de Swyngedouw sur la politique de l’eau de l’Espagne fasciste constitue un exemple de perspective scalaire et montre bien comment les changements d’échelle du bassin versant au national, puis du national à l’international ont permis la réalisation de la politique de Franco. La dernière partie, consacrée aux mouvements sociaux, aborde l’importance de la notion d’échelle pour contester l’ordre social, notamment à travers la notion d’upscaling qui traduit la capacité d’un mouvement social à changer l’échelle de la contestation du local au mondial. Cette partie ne prétend cependant pas que la montée en échelle vers le mondial soit la voie à suivre pour tous les mouvements sociaux. Janet Conway, dans son chapitre sur le forum social mondial, insiste ainsi sur l’aspect trans-scalaire du forum, lequel réaffirme l’importance du local malgré son institutionnalisation à l’échelle mondiale.

Pour conclure, ajoutons que cet ouvrage donne une vue d’ensemble large et nuancée de l’apport d’une perspective scalaire pour une approche critique en sciences sociales. S’il constitue une prise de position claire en faveur de l’étude des échelles dans les sciences sociales et une réponse argumentée théoriquement et illustrée empiriquement aux critiques de cette notion, il ne répond toutefois pas complètement à la question posée par Byron Miller en titre de son chapitre : l’échelle est-elle un concept chaotique ? En effet, la possibilité de traiter tout phénomène comme scalaire et les précautions nécessaires à l’emploi de la notion d’échelle soulevées par la majorité des contributeurs ainsi que par les éditeurs eux-mêmes semblent indiquer la difficulté de la tâche et les nombreux pièges qui se dressent sur la route du chercheur voulant adopter une telle perspective.