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Cet ouvrage de Giulio Gallarotti est articulé autour d’un objet canonique, considéré comme faisant l’identité épistémique de la science des relations internationales, à savoir la puissance. Parce qu’il s’agit d’un objet classique, on est tenté a priori de dire qu’il s’agit d’un ouvrage de plus. À la bourse des mots galvaudés par la fréquence de leur usage, la puissance rivalise avec l’amour : partout, sur le sable des plages, sur les murs, dans les poèmes, on a écrit « amour » ; dans divers ouvrages, classiques et contemporains, on a tellement traité de la puissance qu’on en a fait le totem des relations internationales. Cette constance de l’évocation de la puissance montre que dans une large mesure le concept résiste à l’usure du temps et redécouvre une nouvelle jeunesse en fonction de la fécondité heuristique de la problématique de chaque auteur. C’est dans cette perspective qu’il convient de situer la contribution de Giulio Gallarotti à l’étude de la puissance.

L’ouvrage de Gallarotti est une étude remarquable de la puissance qui vise moins à lustrer ledit concept qu’à l’illustrer à l’aide d’un questionnement original : comment l’augmentation de la puissance peut-elle avoir des effets négatifs pour les nations qui en sont bénéficiaires ? Ainsi, il ne s’agit pas d’une énième réflexion sur la mesure de la puissance ou alors sur sa nature. L’enjeu de connaissance ici est constitué autour de l’idée de « la malédiction de la puissance ». Point n’est besoin de se lancer dans la recherche de la parenté intellectuelle de cette approche, tant est nette et frappante la ressemblance avec l’idée de « la malédiction du pétrole » utilisée pour rendre compte du paradoxe de certains pays du tiers-monde, riches en capitaux procurés par l’exploitation du pétrole, mais dont la population demeure pauvre. Dans le même ordre d’idées, Giulio Gallarotti formule l’hypothèse suivant laquelle, en même temps que l’augmentation de la puissance génère avantages et bénéfices, elle peut créer les conditions de sa diminution et de l’affaiblissement des nations. La puissance est donc un « Janus » biface ; l’absence de prise en considération de cette contradiction interne amène les États à être des victimes de « l’illusion de la puissance », tant ils ont oublié que la recherche de la maximisation de la puissance peut conduire à une plus grande vulnérabilité.

Les concepts de « malédiction de la puissance » et d’« illusion de la puissance » ne traduisent pas une condamnation de la puissance, mieux une répudiation du concept de puissance du champ de l’intelligibilité des relations internationales. Rien de tout cela : Giulio Gallarotti est convaincu que dans le monde actuel la puissance nationale est le moyen le plus décisif pour influencer les relations internationales ; si son ouvrage semble inspiré par Cassandre, c’est parce qu’il veut appeler les leaders en quête de puissance nationale à plus de vigilance et de perspicacité, les incitant à adopter une vision éclairée et complexe qui leur permette de prendre en compte les risques de vulnérabilité liés à leur entreprise. Les concepts de « malédiction de la puissance » et d’« illusion de la puissance » sont des concepts interdépendants parce que c’est « la malédiction de la puissance » qui engendre « l’illusion de la puissance » en ce sens que la croissance de la puissance amène les États à négliger et à sous-estimer les risques d’affaiblissement au profit du confort de la croyance en leur invulnérabilité.

Plus qu’un concept, « la malédiction de la puissance » est proposée comme théorie, comme proposition générale aux fins d’analyse et d’explication des relations internationales. En tant que telle, « la malédiction de la puissance » se manifeste à travers quatre voies majeures : 1) « la malédiction de la puissance » implique l’adaptation au système complexe que constituent les relations internationales, système caractérisé par la multiplicité des interconnections entre acteurs et structures, par les réactions manifestes ou latentes à toute stratégie d’optimisation de la puissance de la part d’un État ou de plusieurs États ; 2) « la malédiction de la puissance » se traduit par l’expansion excessive qui, en même temps qu’elle marque la présence globale d’un État, ne constitue pas moins un indicateur de sa dépendance à l’égard de ces territoires et une source de la globalisation de l’hostilité à son égard ; 3) « la malédiction de la puissance » s’illustre par le « risque moral », c’est-à-dire le comportement d’assurance et de désinvolture des États lié à leur possession des ressources significatives de la puissance et à la sous-estimation subséquente de la nécessité de développer des sources alternatives de puissance ou de rechercher les facteurs de vulnérabilité ; 4) « la malédiction de la puissance » conduit au « cycle vicieux de l’unilatéralisme », tant s’est consolidée la croyance en l’autosuffisance.

Ainsi présentée, la théorie de la « malédiction de la puissance » intègre les sources de soft power et de hard power ; en d’autres termes, elle est présente dans tous les types de manifestations de la puissance, suivant qu’il s’agit d’une manifestation « douce » ou immatérielle fondée sur la culture, par exemple, ou d’une manifestation « dure » impliquant l’usage de la force armée. Cette théorie est mobilisée tout au long de l’ouvrage pour expliquer aussi bien la guerre du Péloponnèse que la « doctrine de Bush » en passant par la crise du système financier britannique au 19e siècle et la guerre du Vietnam.

En conclusion, cet ouvrage constitue une remarquable contribution scientifique à l’étude de la puissance sur les plans théorique et empirique. En associant le réalisme au néolibéralisme et au constructivisme, il propose une théorie intégrée des relations internationales, à savoir la cosmopolitik.

Si l’originalité de l’approche est incontestable, on peut légitimement se demander si la notion d’effet pervers ou encore de fonctions latentes utilisée en sociologie pour rendre compte des conséquences non désirées, non voulues d’un acte ne suffirait pas pour rendre compte de l’affaiblissement comme résultante de la recherche de la puissance. L’innovation conceptuelle amène souvent à oublier les concepts classiques dont la fécondité heuristique est constante. Bien plus, il aurait été convenable que Gallarotti reconnaisse davantage sa dette intellectuelle à l’égard de ceux qui ont éprouvé la notion de « malédiction du pétrole » dont il s’est abondamment inspiré. Pour ce qui est de la proposition d’une théorie intégrée des relations internationales, dans sa volonté d’unification des théories, elle est contestable tant elle est porteuse d’éclectisme et d’incohérence analytique. Certes, on peut transcender les clivages entre théories à partir d’une problématique permettant de mobiliser diverses théories de manière complémentaire ; mais complémentarité n’est pas synonyme d’unicité.