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L’ouvrage de Graham P. Chapman est ambitieux : il traite – en quelque 360 pages – de la géopolitique de l’Asie du Sud, de l’empire maurya (321-185 av. J.-C.) aux conflits qui opposent aujourd’hui les États indien, pakistanais et bangladais. L’auteur offre aux jeunes étudiants entamant l’étude du sous-continent indien un manuel utile qu’il leur faudra cependant manier avec précaution. Comme le note Chapman dans les premières pages de son étude, l’exercice ainsi tenté ne peut que tendre vers l’aboutissement, d’autant qu’il vise également à l’exhaustivité. Ainsi la deuxième édition (2003) d’un ouvrage publié pour la première fois en 2000 a-t-elle été enrichie par l’examen des problématiques de la North-West Frontier Province(nwfp) pakistanaise – laquelle porte désormais le nom de Khyber Pakhtunkhwa – et de l’Afghanistan. Quant à la troisième édition (2009), qui fait ici l’objet d’une recension, elle comporte un chapitre consacré aux frontières du Nord-Est indien.

De surcroît, le lecteur est invité de manière récurrente à des parallèles historiques qui touchent le plus souvent à ce que l’on qualifie communément, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’Occident. Chapman met implicitement son audience originaire de cette zone géographique en garde contre les errements auxquels nombre de médias l’ont, depuis les drames du 11 septembre 2001, accoutumée. Il la rappelle à une nécessaire dynamique qui rythme toute approche géopolitique ; cette dernière revêt une vocation pluridisciplinaire, puisqu’elle naît de l’exploration d’une multitude de champs d’études.

The Geopolitics of South Asia comprend quatre parties, tandis que de nombreuses cartes appuient le récit. La première partie, qui se veut introductive, plante en quelque sorte les décors géographique et historique ; son troisième et dernier chapitre évoque l’arrivée de l’islam dans le sous-continent indien. La deuxième partie de l’ouvrage se penche sur ce que l’on nomme communément le British Raj (l’Empire britannique) dont la naissance découla de circonstances particulières : cherchant à recouvrer l’énorme dette de la Compagnie des Indes, le Royaume-Uni fut, selon la lecture que Chapman retient, confronté à la nécessité d’une expansion afin de prévenir les menaces qui pesaient sur ce que les puissances coloniales nommaient communément leurs possessions. Dès 1818, les frontières du futur empire étaient presque dessinées, du Bengale (à l’exclusion de l’Assam et des États du Nord-Est tels qu’ils existent aujourd’hui) au fleuve de Sutlej dans le sud-est du Pendjab et au désert du Thar à l’est de l’Indus.

Au lendemain de la Grande Mutinerie de 1857, la Compagnie des Indes fut dissoute. Le pouvoir britannique envisageait déjà ce que Graham P. Chapman nomme une « nouvelle géographie de l’Inde » : la maîtrise du territoire, notamment grâce à la construction d’un réseau ferroviaire et la gestion des ressources hydrauliques, autorisa la mise en oeuvre d’une « nouvelle économie » qui avait pour objectif premier de répondre aux exigences de la puissance coloniale.

Sans doute nombre d’historiens du sous-continent s’élèveront-ils à l’encontre d’analyses que retient Chapman. Ainsi l’intrusion de l’islam est-elle aujourd’hui d’autant plus sujette à controverse qu’elle constitue l’un des thèmes privilégiés du nationalisme hindou militant. La Grande Mutinerie est souvent qualifiée de première guerre d’indépendance indienne, une thèse à laquelle l’auteur n’adhère pas. Quant à la voie constitutionnelle que les Indes britanniques, sous la conduite de Londres, empruntèrent, elle fait l’objet d’appréciations divergentes.

La troisième partie de l’ouvrage est sans doute celle qui peut susciter les passions les plus vives. Son premier chapitre (le chapitre 8) revêt un titre significatif : celui de Divide and Quit. Chapman rend sans doute un hommage hâtif à l’artisan ultime de la partition, lord Louis Mountbatten. Par ailleurs, il estime que Mohammed Ali Jinnah, alors que le sous-continent était la proie d’un alarmant communalisme (communalism désigne les affrontements sanglants qui opposèrent et opposent parfois encore les communautés hindoue, musulmane et plus rarement sikhe), fut placé en position d’arbitre incontournable qui refusait toute autre solution que la création d’un Pak-i-stan (pays des purs). En tout état de cause, Chapman s’en tient à l’historiographie occidentale, lorsqu’il affirme que les élites indiennes et pakistanaises disposaient de nouveaux outils qui les autorisaient à la mise en place de gouvernements représentatifs. La difficile gestion de l’héritage né d’un partage peut-être bâclé témoigna de la difficulté d’un tel pari, d’autant que les deux États cherchèrent rapidement à faire taire, en leur sein, toute voix sécessionniste. Leur tâche était d’autant plus délicate qu’ils affichaient également des ambitions régionales. Aujourd’hui le Pakistan et le Bangladesh (né du conflit de 1971) déplorent davantage encore l’hégémonie indienne, alors que des ressources telles que l’eau deviennent bien plus précieuses.

En guise de quatrième partie, Chapman propose un ultime chapitre qui remplace toute conclusion formelle. Il nous rappelle des données importantes à la compréhension de l’expression des puissances indienne et pakistanaise. L’exercice auquel il s’est livré au cours de cet ouvrage est, en tout état de cause, courageux, puisqu’il a pris le risque de provoquer l’ire des spécialistes de telle ou telle zone, voire d’un événement particulier. Néanmoins, ceux-ci souligneront parfois avec justesse que Chapman ne peut procéder à une analyse qui fait autorité, car il dispose de données insuffisantes ou partiales. Peut-être faut-il aussi se demander si des chercheurs originaires de l’Asie du Sud n’auraient pas pu se risquer à l’écriture d’une telle étude. Craindraient-ils, comme l’affirme Chapman, la censure de leur pays d’origine ou la désapprobation qu’ils y susciteraient ? C’est là oublier les universitaires, en particulier pakistanais et bangladais, qui bravent des interdits bien pesants, prenant également le chemin d’un cursus honorum à l’étranger.