Corps de l’article

Le Caucase est fréquemment placé au centre de l’actualité depuis l’effondrement de l’Union soviétique. Les conflits qui s’y déroulent, qu’ils soient de nature séparatiste, territoriale, ethnique, ou encore qu’ils opposent deux États, agissent comme autant de facteurs de déstabilisation. Il est d’usage de distinguer deux Caucases : le Caucase du Sud, composé de trois États, la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, ayant acquis leur indépendance en 1991 ; et le Caucase du Nord, région située aux marches et aux marges de la Fédération de Russie. Cet ouvrage collectif, qui porte sur les dynamiques internes de certains de ces conflits, considère le Caucase dans son ensemble, en tant qu’il représente, comme le souligne l’un des auteurs, A. Malachenko, un « ensemble géopolitique unique », traversé de multiples interdépendances.

Cet ouvrage est le fruit d’une collaboration entre chercheurs russes, caucasiens et français, venant d’horizons disciplinaires différents, mais ayant tous une connaissance empirique approfondie de la région. S’il n’affiche pas d’ambition théorique, il n’en apporte pas moins un éclairage intéressant sur les évolutions que plusieurs de ces conflits ont connues depuis 1991. Les différentes analyses, ancrées dans la longue durée, reviennent sur plusieurs des mythes qui circulent à leur sujet. Elles examinent les désordres qui secouent la région, tout en considérant les recompositions dont elle a été le théâtre depuis leur éclatement respectif.

L’ouvrage est composé de trois parties, précédées d’une courte réflexion sur les difficultés méthodologiques et les incertitudes qui caractérisent toutes recherches sur cette région, placée au centre de concurrences et d’enjeux multiples. La première partie s’intéresse au cas ossète du Sud, généralement moins traité que l’Abkhazie, autre région séparatiste de Géorgie. A. Saratov examine les dimensions historiques du conflit sud-ossète, montrant qu’il trouve ses origines dans la guerre civile russe et le pragmatisme des bolcheviques. Dans une perspective différente, T. Gordadzé revient sur les deux logiques qui traversent ce conflit depuis 1991. S’il possède ses dynamiques propres, celui-ci est progressivement devenu un levier pour la Russie dont les intérêts convergent avec les indépendantistes sud-ossètes. Enfin, A. Malachenko interroge les effets indirects produits par la guerre d’août 2008 entre la Russie et la Géorgie sur les républiques du Caucase du Nord. Il montre de façon convaincante que le risque d’une nouvelle montée des séparatismes dans cette région russe instable est minimisé entre autres par la dépendance financière de ces républiques à l’endroit de Moscou.

La seconde partie traite précisément des transformations des violences au Caucase du Nord. M. Vatachageav retrace la généalogie et la transformation des djamaats, communautés combattantes devenues l’un des vecteurs centraux de la régionalisation de la violence. A. Zelkina revient sur les évolutions religieuses qu’a connues le Daghestan depuis 1991. Proposant une réflexion issue de recherches menées dans cette république depuis de nombreuses années, elle invite le lecteur à abandonner toute lecture binaire qui opposerait l’islam soufi traditionnel et un islam radical d’obédience salafiste ou wahhabite. Elle montre au contraire la porosité des frontières entre ces deux courants et les multiples concurrences qui les traversent. A. Merlin, quant à elle, s’interroge sur la situation de « ni guerre ni paix » que connaît la Tchétchénie depuis l’arrivée au pouvoir de Kadyrov. Elle propose une analyse pertinente des différentes dimensions que recouvrent la normalisation et ses échecs à mettre fin à une insurrection qui se transforme. Le chapitre de M. Basnoukaev, bien qu’il soit très court, offre un complément intéressant au précédent. Il analyse la reconstruction économique et montre le caractère central des relations entre les élites fédérales et les élites tchétchènes prorusses dans ces processus.

La troisième partie se penche principalement sur le conflit du Nagorno-Karabakh. Le chapitre de T. Huseynov possède avant tout une portée pratique. Il identifie les principales raisons expliquant l’impasse dans laquelle se trouve le processus de résolution, puis propose différentes pistes de réflexion pour relancer les négociations sur de nouvelles bases. Le chapitre de T. Papazian analyse les impacts de ce même conflit sur les stratégies de pouvoir des chefs d’État arméniens. Il détaille ainsi les mécanismes qui ont mené à une relégation de cette question, pourtant centrale dans les années 1990, au second plan des préoccupations politiques tant des élites que de l’opinion publique. Enfin, le chapitre de B. Coppieters analyse les arguments invoqués en soutien aux indépendances kosovarde, abkhaze et sud-ossète. Ce faisant, il montre le caractère avant tout politique de la décision de reconnaître ou non l’indépendance de ces États de facto autoproclamés.

Ce rapide aperçu illustre aussi bien la pluralité des approches mobilisées que la diversité des sujets abordés. Bien que très disparates, ces différents chapitres ajoutent à la compréhension des évolutions politiques qui ont marqué la région et des transformations dans le temps de ces différents conflits. On regrettera toutefois que la réflexion sur le postcolonialisme, évoquée dans la préface, ne soit pas poussée plus loin. Les conflits au Caucase du Nord en particulier constituent à n’en pas douter un cas d’espèce intéressant. L’ajout d’une conclusion remettant en perspective les apports de différents chapitres et replaçant les analyses proposées par les différents auteurs dans une optique plus large aurait certainement permis de revenir sur cette dimension. Ces limites ne viennent en rien amoindrir l’apport général de cet ouvrage, qui intéressera tant les spécialistes de la Russie, du Caucase que ceux qui travaillent sur les guerres civiles et leurs transformations.