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Cet ouvrage collectif présente une lecture de la géographie politique de la mer Noire sur le plan des enjeux et des acteurs.

Sur le plan des enjeux, les différents conflits s’expriment en termes d’accessibilité de ressources énergétiques et de démographie. Enfermée par les détroits de Dardanelles, la mer Noire a longtemps été considérée comme un cul-de-sac géographique. La région était également figée sur le plan politique par sa situation à la périphérie du conflit entre l’urss et ses alliés sur la rive nord et la Turquie membre de l’otan sur la rive sud. Mais l’implosion de l’urss et la dislocation des pays d’Europe de l’Est lui ont rendu sa mobilité. Le poids du transport maritime dans les échanges commerciaux liés à l’économie de marché a conduit à une transformation des infrastructures portuaires de la mer Noire et, de façon concomitante, a fait de l’accès aux détroits de la mer Noire un objet de rivalité entre les pays riverains. Désormais, pour les pays riverains, l’espace mer Noire constitue à la fois une zone franche et un prolongement des corridors fluviaux du Danube, du Dniepr, du Dniestr et du Don. C’est dans ce contexte que la première partie de l’ouvrage apporte un éclairage intéressant en permettant de faire des liens entre les conditions géophysiques et hydrologiques de la mer Noire, les contentieux aussi bien terrestres que maritimes sur la délimitation des frontières et les débats liés à la nécessaire modernisation de la convention de Montreux.

L’analyse des enjeux énergétiques permet de comprendre la nature des relations entre les différents États riverains à plusieurs échelles géographiques. L’acquisition par les firmes étrangères des droits d’exploitation des gisements d’hydrocarbures de la mer Caspienne met en relief le rôle fondamental de la mer Noire comme région de transit. Considérant que les hydrocarbures représentent 60 % des revenus du budget central et 30 % du pib, la Russie a élaboré une doctrine de sécurité énergétique fondée sur la maîtrise des gisements et le parcours des hydrocarbures. Les auteurs démontrent bien que cette domination s’exerce par un processus d’intégration verticale et horizontale de l’industrie des hydrocarbures, l’adoption du principe de relations énergétiques régulées par les lois du marché et le développement de nouveaux réseaux de conduites. À cet égard, la contribution de Delory et Boburka représente un des points forts de l’ouvrage. À l’échelle locale, la construction de réseaux de conduites alternatifs reliant l’Azerbaïdjan à la Géorgie et à la Turquie explique que la Géorgie soit devenue le point central d’un contentieux entre la Russie et les États-Unis pour la domination du transit énergétique.

L’histoire soviétique de couplage des divisions administratives et ethniques ayant pour but d’éviter les regroupements et d’affaiblir les ethnies a abouti à un morcellement infini de mouvements politico-ethniques. Les problèmes démographiques dans l’espace mer Noire s’inscrivent dans le contexte d’un rétrécissement de l’écoumène russe. L’éclatement de l’urss a entraîné de nouvelles représentations démographiques. La Russie s’est toujours perçue comme un ensemble multiethnique et le centre d’un empire multinational, mais jamais comme un État-nation. Le repli de la Fédération de Russie sur le territoire de la seule ex-rsfsr (République socialiste fédérative soviétique de Russie) conduit les Russes à s’interroger sur le sens du mot russe et soulève un débat sur l’identité russe. La Russie est plus russe qu’avant 1991, car le poids des Russes est plus important, et en même temps moins russe, car jamais autant de Russes ne se sont retrouvés à l’extérieur des frontières. Le texte de Chatré offre une excellente synthèse des problèmes de sécurité en lien avec la mosaïque ethnique de la région, la montée des nationalismes et l’instrumentalisation des populations.

Sur le plan des acteurs, les textes portent essentiellement sur la stratégie de la Russie, des États-Unis, de la Turquie et de l’Europe. De toute évidence, la mer Noire demeure une région en transition. Une lecture critique des textes révèle les différences d’approche et de perception des problèmes de sécurité de la mer Noire. L’opposition entre les perceptions russes et étasuniennes est particulièrement claire. Otage des politiques contradictoires héritées de l’urss, la Russie apparaît soucieuse d’endiguer sa perte d’influence, ce qui ne doit pas se faire au détriment de ses intérêts. Les États-Unis quant à eux fusionnent les notions de démocratie, d’économie de marché et de sécurité collective avec leurs propres intérêts économiques et militaires dans une démarche visant à modifier les équilibres établis en mer Noire. La Turquie de son côté vise davantage à oeuvrer au sein d’entités internationales ou régionales aptes à relayer son influence économique et culturelle. Dans un texte d’une grande lucidité, Triantaphyllou démontre que l’Europe contribue certes à l’intégration de la région de la mer Noire par ses programmes de coopération, mais qu’elle n’est pas en mesure de définir les modalités de l’expansion de son influence. L’Europe ne dispose pas des leviers nécessaires ou requis pour mettre fin aux principales sources d’instabilité. L’absence de perspectives d’adhésion, la division des États membres et leur réticence à s’engager dans un processus de dialogue avec la Russie ne permettent pas de mettre en oeuvre des mécanismes de stabilisation géopolitique de l’ensemble.

Malheureusement, plusieurs auteurs relaient une vision stéréotypée qui résume le positionnement des États selon un schéma manichéen articulé autour d’une dichotomie pro-occidental/pro-russe. Les premiers défendraient la liberté, les notions de droits de l’homme et le développement de l’économie de marché et les seconds, les oligarques et la mafia. Ce schéma trouve toute son expression dans la perspective de certains auteurs qui affirment que le discours dominant des États de la région n’est que le reflet mimétique de celui de la puissance qui assure la protection la plus crédible et les exigences les plus compatibles avec les intérêts d’une minorité. Cette approche semble faire fi des problèmes de cohérence, de compréhension et de planification à long terme de la politique étrangère et militaire des États-Unis. Par ailleurs, on ne peut cantonner la politique de la Russie à la simple défense des intérêts des séparatistes et à une volonté de stratification des conflits. Le rôle stabilisateur que peut exercer la Russie est largement sous-estimé par les auteurs.

Superbement référencé, appuyé par de nombreuses statistiques et une cartographie exemplaire, cet ouvrage apporte une contribution fort pertinente et incontournable à la compréhension et l’analyse de l’espace mer Noire. Le bilan historique, géographique et économique permet une identification des déterminants de la géographie politique de la région. Plus important encore, l’ouvrage souligne le manque de maturité de la politique étrangère des États liés aux conflits et à la sécurité dans l’espace mer Noire. Dans ce contexte, le développement d’instances régulatrices qui permettraient de considérer l’espace mer Noire dans sa totalité demeure un domaine de recherche qui mérite certes d’être approfondi.