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Les ratés qu’ont connus les réformes libérales dans le cadre de l’opération de consolidation de la paix en Bosnie-Herzégovine sont généralement attribués par les représentants internationaux à l’immaturité des politiciens, à leur atavisme communiste et à leur électoralisme ; des explications divergentes relevant à la fois d’une disposition antidémocratique et d’un comportement politique tout à fait commun dans les démocraties développées. En revanche, lorsque la conduite de la politique de l’intervention est abordée, ces mêmes interlocuteurs reconnaissent aisément les contradictions marquant les actions internationales depuis quelques années. Nonobstant ces observations, ces deux niveaux sont généralement dissociés dans l’analyse[1]. Ces représentations des problèmes politiques en Bosnie-Herzégovine sont plutôt généralisées ; alors que la plupart des observateurs les attribuent au nationalisme étroit dont usent les personnalités politiques, d’autres remarquent le manque d’engagement international. En fait, rares sont les analyses approfondies qui situent ces dynamiques politiques dans un même espace.

Les fluctuations des comportements politiques locaux entre des attitudes assez conciliantes et des stratégies extrémistes depuis la signature des accords de Dayton jusqu’à aujourd’hui écartent les explications de type essentialiste. Le retour de certains acteurs à la rhétorique nationaliste à partir de 2006 ne confirme donc pas l’hypothèse d’une inéluctable partition, car il semble que d’autres attitudes soient possibles. Cette ambivalence politique ne confirme pas non plus les hypothèses institutionnalistes, car ni les modifications du cadre électoral ni celles des structures institutionnelles ne coïncident avec les changements de comportement des élites locales. D’une part, s’il est vrai que la réélection récurrente des partis nationalistes au pouvoir a contribué au blocage institutionnel (Bieber 2007 : 16), elle n’explique pas l’atténuation des idées radicales au profit de positions plus modérées au courant des années 2000, ni ne coïncide avec le tournant de 2006. En fait, les élections d’octobre 2006 ont mené au pouvoir Milorad Dodik et son Alliance des sociodémocrates indépendants (snsd), perçus jusqu’à récemment par les intervenants comme la solution alternative modérée au sds de Radovan Karadžić. Pourtant, celui qui est aujourd’hui président – après avoir été premier ministre – de la Republika Srpska est, avec Haris Silajdžić, membre bosniaque de la présidence tournante de 2006 à 2010, l’un des plus virulents opposants aux initiatives actuelles de reconstruction ! D’autre part, l’électoralisme n’est pas non plus une explication suffisante, étant donné la continuelle aggravation des tensions entre les cycles électoraux nationaux (octobre 2006 et 2010). Cette dégradation de l’atmosphère politique ne peut non plus être attribuée à la situation régionale, les relations de l’État de Bosnie-Herzégovine s’étant au contraire relativement améliorées avec la Serbie et considérablement transformées avec la Croatie[2].

Ces fluctuations se feront dans le contexte d’une transformation fulgurante du rôle du haut représentant international (hr), responsable de la mise en oeuvre des annexes civiles de l’Accord-cadre pour la mise en oeuvre de la paix (les accords de Dayton) de 1995. Le haut représentant est l’autorité finale quant à l’interprétation des accords de paix (art. 5, annexe 10), une prérogative qui lui permettra de redéfinir son rôle dans la reconstruction de la bih. Il relève du Conseil de mise en oeuvre de la paix, une institution composée des principales parties prenantes[3], créée de manière ad hoc – dont aucune mention n’est faite par les accords de paix – pour fixer les paramètres de l’intervention et encadrer les activités du haut représentant. À ce jour, sept diplomates et politiciens européens se sont succédé au poste de hr : Carl Bildt (Suède), de décembre 1995 à juin 1997 ; Carlos Westendorp (Espagne), de juin 1997 à juillet 1999 ; Wolfgang Petritsch (Autriche), d’août 1999 à mai 2002 ; Paddy Ashdown (Royaume-Uni), de mai 2002 à janvier 2006 ; Christian Schwarz-Schilling (Allemagne), de janvier 2006 à juillet 2007 ; Miroslav Lajčák (Slovaquie), de juillet 2007 à mars 2009 ; et Valentin Inzko (Autriche) depuis mars 2009.

Initialement, le hr n’avait pas été doté d’une autorité suffisante pour véritablement intervenir dans les processus politiques, mais son mandat et ses pouvoirs ont progressivement été élargis avec la transformation des stratégies internationales. Les premières années de la reconstruction sont marquées par une continuation des logiques de guerre contre lesquelles le haut représentant ne peut lutter, notamment parce qu’elles sont soutenues par les États-Unis, qui poursuivent leur programme d’entraînement des forces armées bosno-croates et bosniaques. À partir de 1997, son rôle va pourtant s’affirmer, alors que se construit peu à peu le « régime de Bonn ». S’imposera ainsi une structure d’administration internationale de facto, fondée sur les pouvoirs spéciaux octroyés au haut représentant qui lui permettront de démettre des politiciens et des officiels de leurs fonctions et d’imposer des lois lorsque les partis ne parviennent pas à s’entendre. À partir de ce moment, le hr va jouer le rôle de despote éclairé, parce qu’ayant des pouvoirs discrétionnaires très larges – les renvois du hr ne sont pas contestables[4] et il n’a pas l’obligation d’en justifier le bien-fondé ; ses décisions sont exécutoires et ne peuvent être modifiées –, dont l’utilisation est officiellement guidée par la poursuite du « bien commun », envers et contre les forces obstructionnistes (Szewsky 2010 : 13)[5].

Ce régime va pourtant s’éroder en conséquence de la volonté de plusieurs pays européens de mettre fin à la tutelle, et de l’adoption, puis du retrait, d’un calendrier de transfert local de l’initiative politique. L’indécision du Conseil de mise en oeuvre quant à la fermeture du Bureau du haut représentant et l’inconstance des exigences de réforme dans la deuxième partie des années 2000 vont graduellement miner la crédibilité du hr. Celui-ci deviendra alors partie au conflit et sujet de divisions entre les principaux groupes politiques. Alors qu’il occupait depuis 1997 un rôle central dans la mise en oeuvre de la paix, il est devenu un pion du jeu politique des parties locales, passant ainsi du statut de despote éclairé à celui de repoussoir dans les stratégies locales. Cette transformation du statut du haut représentant illustre comment la politique internationale interagit avec les stratégies locales, comment ces dernières s’adaptent aux transformations de l’intervention et de quelle façon cette interaction dirige l’évolution politique de la Bosnie-Herzégovine à l’heure actuelle.

Nous cherchons à voir dans cet article si les comportements politiques vus comme « antilibéraux » ou « révisionnistes », qui ont refait surface au courant des dernières années, sont plus facilement compréhensibles s’ils sont situés dans le contexte plus large de la politique internationale de la reconstruction. L’article soutient qu’afin de modifier la dynamique politique initiale autorisée par le conservatisme des accords de paix – c’est-à-dire la continuation de la guerre par d’autres moyens – les intervenants ont noué un accord informel avec les acteurs nationaux selon lequel les élites au pouvoir acceptaient de coopérer à la reconstruction, alors que le haut représentant s’efforçait de marginaliser les factions plus radicales, prenait les décisions impopulaires à la place des élus, qui n’avaient pas ainsi à en assumer le coût politique, et mobilisait les ressources financières internationales. Le retour à des stratégies obstructionnistes est expliqué par l’effritement de cet arrangement informel amené notamment par les conflits au sein du Conseil de mise en oeuvre de la paix. L’autorité extérieure agissait jusqu’alors comme garde-fou contre les idées radicales et en tant que despote éclairé, palliant les défaillances de la gouvernance intercommunautaire. Lorsqu’elle s’est relâchée, les élites nationales ont réoccupé l’espace politique laissé vacant, ce qui a amené le changement des stratégies locales. Cette réorganisation politique va mettre fin à une phase d’accélération de la reconstruction après conflit. En effet, la période allant de 2003 à 2005 sera associée à une progression marquée du programme international de reconstruction, après des années de résistance locale aux pressions internationales. L’année 2006 a été un tournant sur la scène politique, marquant une rupture avec une période de coopération relative entre les élites locales, ayant notamment mené à l’intégration des corps armés ethnonationaux et à la création d’une armée unifiée en 2005.

Cet article apporte un point de vue plus précis de la problématique abordée dans ce numéro spécial, car il s’intéresse à un cas précis de transformation des pratiques de consolidation de la paix. Cette étude présente une politique d’intervention « à la pièce » qui a transformé une opération de paix en une administration internationale de fait : la première de l’ère contemporaine. L’étude de la Bosnie-Herzégovine démontre, d’une part, comment cette formule d’intervention a pris forme par l’interaction entre les acteurs internationaux, et met surtout l’accent sur leur relation avec les acteurs nationaux. Elle souligne d’autre part ses répercussions sur la consolidation de la paix.

I – L’imbrication des stratégies locales et internationales

La consolidation de la paix est un type d’intervention à l’intérieur de laquelle les acteurs internationaux ne se substituent pas aux élites nationales, mais agissent plutôt en interrelation. Si ces opérations peuvent soutenir le développement politique, elles s’appuient surtout sur la cooptation des élites, ce qui explique le centrage du cadre d’analyse sur la relation entre intervenants et élites politiques nationales. Contrairement aux activités précédemment cautionnées par l’onu, comme l’observation, la médiation et l’interposition, les opérations de consolidation de la paix ne restent pas en périphérie des conflits ; elles s’y insèrent profondément. En fait, comme c’est le cas en Bosnie-Herzégovine, la volonté des intervenants de transformer l’organisation politique, économique et sociale les engage à devenir acteurs des processus politiques. Ils entrent en interaction avec les élites nationales, dont ils attendent la coopération pour réaliser leurs objectifs (Barnett et Züercher 2008 : 24). Leur participation aux réformes est rendue nécessaire par leur légitimité politique et leur accès aux outils du contrôle social, qui leur laissent une importante marge de manoeuvre. Néanmoins, s’ils sont tributaires du consentement des acteurs locaux, les intervenants peuvent tenter de les amener à coopérer par un mélange de sanctions et de récompenses, en fonction des moyens à leur portée (idéologie, sanctions diplomatiques et économiques, pressions militaires, conditionnalité, etc.). Afin de maintenir cette base de soutien à la reconstruction politique, les acteurs extérieurs cherchent à influencer les règles qui régissent l’organisation sociale et politique en gérant l’accès aux ressources : à la légitimité politique, par le biais de l’administration du processus électoral, ainsi qu’aux ressources financières et organisationnelles, notamment par l’intermédiaire de programmes d’aide financière assortis de conditions. Dans le cas de la Bosnie-Herzégovine, ils agissent surtout afin d’éroder le monopole de l’espace politique, médiatique et économique acquis par les « partis nationalistes » (en particulier le hdz bosno-croate et le sds bosno-serbe), qui ont prédominé durant la guerre. Les acteurs extérieurs souhaitent ainsi voir émerger des acteurs politiques plus proches de leurs visées politiques, mais en l’absence de tels partenaires le consentement local demeure fragile et soumis à la prise en compte des intérêts des acteurs les plus influents.

La relation entre intervenants et parties locales n’est pas à sens unique : les élites locales ne sont pas passives ; elles ne subissent pas les actions internationales, mais elles interagissent aussi avec la politique de l’intervention. Elles vont évaluer l’opportunité de s’allier avec les intervenants et de conclure des compromis, ou de s’opposer à leurs politiques selon les possibilités de réaliser leurs objectifs politiques. Par exemple, une faction pourra chercher l’appui international si elle veut faire basculer ou alors maintenir un rapport de force politique. Elle va ainsi aligner ses intérêts avec ceux de l’intervenant et faire des compromis – tout en cherchant à influencer le programme politique international –, si cette coalition présente la meilleure option politique.

En contrepartie, les intervenants réagissent aussi aux pratiques locales en revoyant leurs objectifs et leurs stratégies : s’ils sont incapables d’obtenir la coopération des élites nationales ou de les coopter à leur projet, ils chercheront à accroître leur implication dans les processus politiques. Les parties externes, selon leur degré d’engagement et les ressources qu’elles sont prêtes à investir, peuvent ainsi être insatisfaites d’un « peacebuilding coopté », qui limite le changement politique réel au profit de la stabilité (Barnett et Züercher 2008 : 25)[6]. Elles pénètrent alors plus profondément dans les processus politiques et changent de statut, n’ayant plus le statut de simple médiateur, mais prenant position sur l’avenir politique et assumant une plus grande autorité dans le processus de prise de décisions (Ford et Oppenheim 2008)[7]. Dans ce contexte, la reconstruction est tributaire de la relation d’interdépendance entre les intervenants et les forces politiques locales, de même que de leur capacité à trouver et à maintenir un compromis fonctionnel.

Selon cette perspective, les résultats insatisfaisants des actions internationales ne sont donc pas uniquement attribuables à la disposition des élites à faire obstacle à la libéralisation, mais doivent être vus comme le produit d’un processus relationnel. En fait, les comportements politiques des élites nationales vus comme « antilibéraux » ou « révisionnistes » sont plus facilement compréhensibles s’ils sont situés à l’intérieur d’un tel cadre d’analyse. Ils répondraient donc à des stratégies rationnelles dans un contexte donné. Par conséquent, l’articulation des dynamiques locales et internationales formant le cadre politique de transformation d’après-conflit, le changement hésitant de politique d’intervention internationale à partir de 2005 a amené une réorganisation des stratégies locales. Les élites nationales ont alors cherché à réinvestir l’espace laissé libre par le relâchement de l’autorité extérieure, qui agissait comme garde-fou contre les idées les plus radicales et en tant que despote éclairé, se substituant à un processus intercommunautaire défaillant de prise de décisions. Les représentants bosno-serbes, en particulier, ont réévalué leurs stratégies selon les avantages relatifs tirés d’une collaboration à l’intervention internationale.

Les prochaines pages vont retracer les processus causaux afin d’établir le lien entre les transformations des arrangements informels du cadre politique et le déroulement de la reconstruction politique. La démonstration est structurée en fonction des phases qu’a connues la reconstruction après conflit ; elle trace l’interaction entre le Conseil de mise en oeuvre de la paix, le hr et les élites locales afin d’évaluer l’incidence de leur interdépendance. Il sera ainsi possible de voir si cette dynamique peut expliquer l’alternance d’épisodes de conflit et de collaboration.

II – Les accords de Dayton : cadre initial de l’intervention

Les accords de paix de novembre 1995 ont mis fin à un conflit extrêmement brutal, sans pour autant résoudre les désaccords fondamentaux des parties sur l’organisation politique de l’État bosnien. La priorité était alors de cesser les carnages, tout en réservant la possibilité de reconstruire la souveraineté de la Bosnie-Herzégovine, sans pour autant prévoir de mécanismes d’intégration. La construction des structures militaires, politiques et économiques ne s’est donc pas amorcée à partir de 1995. En effet, Dayton sanctionnait la séparation intérieure des groupes, consacrée par le nettoyage ethnique, et maintenait les réseaux de soutien internationaux établis pendant la guerre, notamment par le biais de « relations spéciales » entre les entités, la Croatie et la Serbie, autorisées par l’annexe 4 (art. 2a). Les accords de Dayton sont en effet plutôt conservateurs quant au rôle de l’État central, tout en réservant les pouvoirs résiduels et les pouvoirs d’imposition aux entités fédérées[8]. Ils sanctionnent par ailleurs les structures informelles de pouvoir construites au cours de la guerre et consolidées grâce au nettoyage ethnique, ainsi qu’une répartition ethnoterritoriale du pouvoir, tout en maintenant l’intégrité des frontières de l’État reconnues au printemps 1992. L’État est divisé en deux entités fédérées qui sont dotées de leur propre constitution : la Republika Srpska (rs), qui obtint le droit de conserver son nom[9] et ses institutions tout en modifiant quelque peu ses frontières (49 % du territoire), et la Fédération de Bosnie-Herzégovine (51 % du territoire), constituée par les accords de Washington d’avril 1994[10] et elle-même décentralisée en dix cantons. La structure politique prévue par Dayton est ainsi grandement inspirée des principes de la démocratie consociative, théorie proposée par Arend Lijphart[11]. Elle accorde aux trois « peuples constituants » une très grande autonomie, consolidée par un droit de veto et une répartition ethnonationale des postes politiques.

Dans ce contexte, la mise en oeuvre de la partie civile de l’entente, qui comprend notamment l’organisation d’élections sous supervision de l’osce, la mise en place d’une structure garantissant les droits de l’homme et la liberté de la personne, la supervision du retour des réfugiés par le Haut Commissariat aux réfugiés, mais surtout le démarrage des institutions de l’État central[12], va s’amorcer très lentement. Les différentes activités internationales sont officiellement coordonnées par le haut représentant, nommé par le Conseil pour la mise en application de la paix. Son mandat, défini dans l’annexe 10, est de « … faciliter les efforts des parties et de les mobiliser, lorsqu’approprié, et de coordonner les activités des organisations et des agences impliquées dans les aspects civils de l’entente de paix… ». Il est reconnu comme l’autorité finale quant à l’interprétation des aspects civils de l’accord de paix (art. 5 ). Pourtant, il n’a aucune autorité sur les sections militaires de l’accord (pt 9, art. 2, annexe 10), qui sont administrées par l’otan. Par ailleurs, la Force de mise en oeuvre (commandée par les États-Unis) a initialement interprété son mandat de manière conservatrice, refusant d’appuyer directement la réalisation des aspects civils de la paix. Les ambitions internationales étaient en fait minimales alors que le déploiement d’une force de mise en oeuvre n’avait été prévu que pour une année. Agissant en dehors de la structure onusienne et sans référence quant à la définition de son mandat, le premier haut représentant a dû mettre en place une organisation pour soutenir ses fonctions (Bildt 1998). L’institution créée de façon ad hoc par les accords de paix n’avait en effet pas de structure de soutien spécifique, ce qui contribuera sans doute à sa désorganisation initiale. Le hr peut ainsi difficilement faire obstacle à la continuation des logiques de conflit; pendant les deux premières années de l’intervention, les déplacements de populations se poursuivent (les habitants bosno-serbes de Sarajevo quittent la capitale notamment) et les institutions communes demeurent des coquilles vides.

Qui plus est, sur le plan militaire, les États-Unis vont poursuivre pendant quelques années leur collaboration militaire avec les deux armées de la Fédération (Conseil de défense bosno-croate ou hvo et Armée de la République de bih ou arbih), entamée durant le conflit, en mettant sur pied un programme d’entraînement et d’équipement militaire. Dans un climat de méfiance envers les forces bosno-serbes, l’objectif était alors de parvenir à un équilibre des forces (Pietz 2006 : 156)[13]. Aucun effort international sérieux pour la centralisation des fonctions de défense ne sera déployé avant 2002, une possibilité qui n’avait d’ailleurs pas été prévue explicitement par les accords de paix.

La paix de Dayton a créé une situation de « gel politique » résultant d’un compromis qui freinait la réintégration du pays tout en reconnaissant l’intégrité de ses frontières. Les dispositions de l’accord de paix ne paraissaient pas à même de permettre la stabilisation de la Bosnie-Herzégovine et son intégration aux institutions euro-atlantiques. Cette constatation a amené une réinterprétation de l’accord de paix et la promotion de nouvelles réformes politiques, militaires et administratives. Celles-ci seront portées par le haut représentant, qui va agir comme principal entrepreneur du changement politique et sera doté de pouvoirs exceptionnels.

III – La montée du « régime de Bonn »

Ces conditions de départ difficiles représentaient un défi de taille à l’intervention internationale. Elles s’ajoutent à la relative faiblesse du consentement initial des parties locales au règlement : en effet, mis à part la partie bosniaque, ni les Bosno-Croates ni les Bosno-Serbes n’ont été directement impliqués dans les négociations de paix[14]. Si l’engagement de Zagreb et de Belgrade a rapidement permis de mettre fin aux hostilités, rien ne laissait présager une grande loyauté des parties à l’endroit d’un accord qui leur a été imposé dans un marchandage piloté par leur patron réciproque (le président croate Franjo Tudjman s’est rapproché des États-Unis, alors que le président yougoslave, Slobodan Milosevic, a cherché à obtenir la levée des sanctions économiques).

La perspective d’une « paix négative », c’est-à-dire de la consolidation des monopoles ethnonationaux et de l’échec des institutions communes, paraissait de plus en plus probable alors que la phase de stabilisation progressait. D’autant plus que les premières élections nationales de septembre 1996 vont reporter au pouvoir les partis politiques ayant mené le pays à la guerre en 1991 (le sda bosniaque, le sds serbe, le hdz croate), tout en leur donnant une nouvelle légitimité démocratique. Bien qu’il ait reconnu l’intégrité de l’État, le processus initial de paix fournissait aux parties les ressources pour maintenir leur autonomie et leur objectif maximal de guerre, c’est-à-dire l’indépendance dans la perspective d’un rattachement à la Yougoslavie dans le cas du sds et le rattachement à la Croatie pour le hdz. Les Bosniaques étaient initialement les seules parties intéressées par le développement des institutions centrales, desquelles ils avaient obtenu le quasi-monopole pendant la guerre; ils seront d’ailleurs tentés d’en préserver le contrôle.

En réaction à l’absence de progrès de la consolidation de la paix, Carl Bildt va prendre l’initiative politique en proposant un quick start package (adopté au sommet du pic à Londres en 1996), composé d’un ensemble de lois fiscales et économiques jugées fondamentales. L’arrivée de l’Espagnol Carlos Westendorp va s’accompagner d’une rapide évolution du rôle du haut représentant ; la conférence du Conseil de mise en oeuvre de la paix de Sintra au Portugal, tenue le 30 mai 1997, proposera un programme législatif plus ambitieux, assorti de dates limites d’adoption par les institutions nationales et de sanctions en cas de non-respect ; une approche qui caractérise les stratégies internationales jusqu’à ce jour. Le Conseil de mise en oeuvre va lui accorder le pouvoir de restreindre ou de suspendre les activités des médias qu’il juge être en contravention avec les accords de paix, ce qui permettra la prise de contrôle par la Force de stabilisation et la mise sous tutelle de la télévision serbe à l’été 1997. Il s’agit là d’un premier pas vers l’attribution de pouvoirs exécutifs étendus lors de la conférence internationale tenue à Bonn, en Allemagne, en décembre 1997[15].

Si Westendorp présente l’extension de son mandat comme l’attribution de fonctions d’arbitrage (ohr 1997b, pt 100), son autorité dépasse certainement celle de trancher les litiges, car le hr établit le programme législatif ainsi que le calendrier d’adoption. À partir de la fin de l’année 1997, il aura aussi l’autorité de révoquer les fonctionnaires et les politiciens s’il juge que ceux-ci ne s’acquittent pas de leurs obligations dans le cadre du processus de paix, ainsi que celle d’adopter les lois si les institutions nationales sont incapables de le faire (ibid.). Le recours à ces pouvoirs deviendra fréquent à partir de 1999, et le nombre de décisions par année atteindra, à l’apogée du régime de Bonn, une pointe de 160 en 2002 et 2004. Les décisions du haut représentant touchent différents domaines de la société : le système judiciaire, le retour des réfugiés et la propriété, les symboles de l’État, l’économie, etc. (Szewsky 2010 : 35)[16].

L’émergence en Bosnie-Herzégovine du « régime de Bonn », qui constitue une administration internationale non formalisée, est associée à la tentative internationale de forger un consensus local pour soutenir la construction de l’État bosnien. La tentation était grande d’augmenter l’autorité des intervenants plutôt que d’axer les efforts sur la concertation avec les acteurs locaux, qui menaçaient de faire déraper à court terme le processus de paix (Ford et Oppenheim 2008 : 60)[17]. Si des administrations du genre ont été mises sur pied ailleurs (au Kosovo en 1999 et au Timor oriental entre 1999 et 2002), le cas de la Bosnie-Herzégovine semble assez unique quant à l’étendue des pouvoirs exercés par une autorité internationale et la durée de cette quasi-tutelle. D’une part, ce développement est lié à la conception de l’intervention internationale qui, tel que prévu par Dayton, s’appuyait sur la structure sociale et politique qu’elle cherchait à transformer. Elle reconnaissait en effet comme partenaires de la reconstruction les mêmes partis qui cherchaient à consolider leur monopole et à formaliser leurs réseaux de pouvoir. D’autre part, la mise sur pied de ce régime international s’explique par l’engagement des intervenants à changer la dynamique politique. Pour y parvenir, les intervenants vont directement participer aux processus politiques afin de forger une base de soutien aux réformes par la coordination des moyens coercitifs (la force de l’otan appuie les décisions du hr[18]), économiques (conditionnalité de l’aide) et politiques (ingénierie électorale, pressions diplomatiques sur les élus et les régimes voisins, menaces de renvoi).

Si le régime de Bonn va dans le sens général des objectifs politiques des élites dirigeantes bosniaques, qui favorisent le renforcement de l’État central, il n’en va pas de même pour les deux autres groupes nationaux, et en particulier pour les représentants bosno-serbes. En fait, leur participation au régime international a été inégale, et marquée par l’alternance de la coopération et de la résistance. La transformation du mandat du hr et la croissance de son autorité coïncident avec une période de crise politique en Republika Srpska, qui s’étend de 1997 à 1999. Elle atteint un point culminant à l’été 1997 et se traduit par la polarisation de l’entité entre deux clans politiques : l’un soutenu par le Conseil de mise en oeuvre et l’autre par Belgrade[19]. Cette division de l’espace politique a offert aux acteurs externes une possibilité de participer directement au conflit par le soutien déclaré à Biljana Plavsic (faction de Banja Luka). La présidente de la rs a alors rompu avec le sds de Radovan Karadžić (faction de Pale), dont elle a été l’une des figures principales durant la guerre, pour former une coalition, à laquelle se joint Milorad Dodik, prête à collaborer avec les intervenants internationaux afin de sortir la république de l’isolement dans lequel sa relation avec Belgrade la maintient. Le hr et les membres du Conseil de mise en oeuvre vont alors tout mettre en oeuvre afin de briser le monopole des partis radicaux et consolider l’affirmation de la faction « modérée » de Banja Luka. Les États-Unis organisent dans l’intervalle des visites officielles et promettent de lever l’embargo économique frappant la rs (au cours des deux premières années de la transition, la république n’a obtenu que 1 ou 2 % de l’aide totale accordée pour la reconstruction de la bih) (Woodward 1999 : 146). À la fin de l’été, la Force de stabilisation augmente la pression sur la faction de l’est en prenant le contrôle de la télévision bosno-serbe à Pale, jusqu’alors contrôlée par les forces radicales, et conduit une série d’arrestations de personnes recherchées par le tribunal de La Haye.

Les pressions internationales ne feront néanmoins pas obstacle à l’élection à la présidence de Nikola Poplasen du Parti radical serbe (srs) en 1998. Cette victoire électorale ne parviendra pourtant pas à freiner l’érosion graduelle du monopole des partis radicaux sur les institutions politiques, et, malgré les stratégies d’obstruction – à cause desquelles le président sera démis de ses fonctions par le hr en février 1999 –, Milorad Dodik (snsd) redevient premier ministre de la république (Manning 2004 : 80-81).

Cette transformation du paysage politique en rs et l’émergence d’une coalition locale relativement ouverte à l’intervention vont ouvrir la voie à de nouvelles actions internationales, et notamment au déblocage de l’aide internationale. Les politiques internationales vont soutenir l’émergence de cette coalition « modérée » en marginalisant les partis radicaux, notamment en démettant de leur fonction leurs représentants, en affaiblissant leur contrôle des médias, mais aussi en leur donnant accès aux ressources internationales[20]. À partir de la fin des années 1990, les politiques des gouvernements successifs de la rs[21] seront marquées par la rupture de la dépendance politique et économique de la République fédérale de Yougoslavie. Cette nouvelle autonomie de la république et l’affaiblissement des réseaux reliant les partis radicaux à Belgrade seront accompagnés de l’intégration des représentants bosno-serbes aux institutions centrales longtemps boycottés et de la participation aux réformes, notamment l’adoption d’une monnaie commune, le mark bosnien, et le délaissement du dinar yougoslave. Cette décision mettra ainsi fin à une relation économique largement en défaveur de la république.

L’érosion du monopole du hdzbih sera moins radicale, et aucun nouveau parti n’offrira une réelle alternative[22], mais les réseaux de financement du parti seront graduellement affaiblis, en particulier à la suite d’une tentative infructueuse de création d’une entité croate en 2001 et de l’intervention du hr dans le démantèlement des structures de l’État parallèle croate (Bieber 2001 ; Manning 2004 : 78). En mars 2001, en guise de protestation contre des modifications électorales faites par l’osce afin de favoriser l’élection de représentants plus modérés[23], va en effet s’enclencher une mobilisation politique de la communauté bosno-croate sous le leadership d’Ante Jelavić, alors membre de la présidence collective. Celui-ci va réclamer le retrait croate des institutions politiques et militaires, partagées avec les Bosniaques à l’intérieur de la Fédération, et l’établissement d’une entité croate (icg 2001). La tentative de remobilisation de la communauté bosno-croate ne fera pas long feu (Grandits 2007 : 120) : Jelavić est démis de ses fonctions par le hr et la Force de stabilisation va prendre le contrôle de la Hercegovacka Banka à Mostar, principal organe de financement d’une des factions les plus radicales du hdz (Grandits 2007 : 113 ; Bieber 2001).

Le parti va plus ou moins conserver son influence parmi la population bosno-croate, mais l’exercice de pressions politiques par Zagreb à partir de 2000 et le contrôle de ces éléments les plus radicaux par le hr vont ramener le parti à une politique plus modérée. L’élection d’un nouveau président en Croatie, Stjepan Mesić, et la perte de pouvoir du hdz croate vont grandement affaiblir les réseaux de soutien politique et financier du hdzbih. Le président va en effet s’efforcer de rendre plus transparents les canaux de financement des institutions parallèles bosno-croates et de mettre fin au soutien de son aile militaire (icg 2001 : 2). Il reconnaît la souveraineté bosnienne, s’oppose à la création d’une « troisième entité » et encourage plutôt les élites bosno-croates à diriger leurs revendications vers Sarajevo.

Les intervenants ont ainsi accru leur pénétration de la société par la dé-structuration partielle des réseaux politiques et économiques établis au courant de la guerre, amenant ainsi un affaiblissement des résistances au programme de transition. Cette pénétration des dynamiques intracommunautaires a facilité l’émergence d’acteurs plus modérés dont les positions coïncident avec les ambitions internationales. Néanmoins, le hr deviendra de cette façon le principal moteur de changement en bih. En fait, les stratégies locales se sont graduellement réorganisées autour de cette nouvelle hiérarchie de l’autorité, détentrice du contrôle de l’accès aux ressources internationales et aux structures politiques officielles (la possibilité d’une révocation étant toujours présente). Afin d’éviter la marginalisation, les acteurs politiques ont adapté leur comportement et leur rhétorique, soumettant ainsi les factions radicales aux penchants plus modérés dans l’espace public. L’influence du hr sur la scène politique fait ainsi office de « garde-fou », alors que l’exercice de ses pouvoirs spéciaux permet aux acteurs politiques d’éviter de prendre des engagements politiques. En effet, le hr garantit le déblocage politique et prévient le déraillement des crises politiques, sans que les parties aient à trouver un terrain d’entente commun. Cette autorité limite donc les conséquences de l’incapacité des acteurs locaux à trouver un compromis permettant de satisfaire les conditions internationales. (En fait, le modèle est presque toujours le même : les partis négocient, trouvent un accord relativement abouti, qui ne réussit généralement pas à passer l’étape du vote à l’assemblée. Le hr utilise alors ses pouvoirs spéciaux pour le faire adopter.)

C’est ainsi que va être forgée l’entente politique informelle entre acteurs locaux et internationaux à la base du régime de Bonn : les élites au pouvoir acceptent de participer aux processus politiques, alors que le haut représentant s’efforce de marginaliser les factions plus radicales, prend les décisions impopulaires à la place des élus, qui n’ont pas à en assumer le coût politique, et mobilise et canalise les ressources financières internationales. Cet arrangement entre les autorités internationales et les acteurs locaux est plus déterminant pour les comportements politiques que les institutions formelles, pourtant généralement au centre des analyses. Les transformations assez importantes du paysage politique intervenues principalement entre 2002 et 2005 peuvent en effet être attribuées à ce compromis fonctionnel, à cet alignement des stratégies locales sous Wolfgang Petritsch (1999-2002) et Paddy Ashdown (2002-2005) : en l’occurrence, une accélération du retour des personnes déplacées, et l’adoption de réformes économiques, judiciaires et sécuritaires. La Conférence du Conseil de mise en oeuvre de Bruxelles en mai 2000 va pour la première fois proposer un véritable programme de construction de l’État bosnien qui touche plusieurs grands enjeux : l’économie, le droit au retour, le développement des institutions communes, la défense, la sécurité publique (notamment l’établissement d’un service de police douanière au niveau de l’État).

C’est aussi pendant cette période qu’a lieu l’abrogation des constitutions des entités conformément au jugement de la Cour constitutionnelle sur les peuples constituants. L’accord de Mrakovica-Sarajevo de mars 2002 reconnaît l’égalité de tous les citoyens à l’échelle de la bih et renverse partiellement la territorialisation de l’ethnicité[24]. L’année 2005 marquera l’aboutissement de plusieurs démarches de centralisation de l’autorité, notamment par la création d’une police frontalière unique, l’adoption d’une taxe de vente nationale[25], mais surtout l’unification des armées. C’est aussi pendant cette période, entre janvier et avril 2005, que les premiers transferts volontaires de criminels de guerre par la rs sont effectués et que le président Cavic (2002-2006) présente des excuses pour le « massacre de Srebrenica » (Picard et Zinbo 2007).

IV – L’érosion de l’arrangement informel entre acteurs internationaux et nationaux

Qu’est-ce qui amène le premier ministre bosno-serbe à revenir sur cette reconnaissance des crimes passés cinq années plus tard, doublant ainsi Belgrade qui cherche à normaliser ses relations avec la Bosnie-Herzégovine[26] ? Pourquoi la consolidation des institutions centrales entre 2002 et 2005 et le rapprochement des parties ne s’est-il pas traduit par l’adoption d’un modus vivendi politique permettant le fonctionnement des institutions communes ? En fait, à partir de 2006, c’est plutôt l’inverse qui s’est produit, alors que les attitudes se radicalisent de nouveau ; la contestation se fait surtout sentir à Banja Luka, mais les programmes politiques intransigeants refont aussi surface dans les communautés bosniaque et croate. Si le leadership bosno-serbe remet régulièrement en question l’intégrité territoriale du pays et défend une lecture conservatrice de Dayton (c’est-à-dire maintenant une grande décentralisation du pouvoir), une partie de l’élite bosniaque soutient à l’heure actuelle une interprétation « révolutionnaire » de l’accord et demande le renforcement substantiel de l’État central au détriment des entités. En effet, si le parti dirigé par Sulejman Tihić (sda) accepte l’existence de la rs comme étant un fait politique incontournable, Haris Silajdzic (président du parti sbih et membre de la présidence tournante de 2006 à 2010) fait activement la promotion d’un État bosnien unitaire et décrit la rs comme la « créature illégitime d’un génocide » (icg 2009 : 6). Quant aux partis croates, ils sont plus ambivalents, mais reviennent à la charge avec la revendication d’une troisième entité. En effet, bien que la résistance de la rs à la réforme de l’État préoccupe particulièrement les acteurs étrangers, les élites bosno-serbes n’ont pas le monopole de l’intransigeance. Ce sont en effet le sbih et le hdz qui ont fait avorter, en avril 2006, l’adoption aux deux tiers de la Chambre des représentants des réformes constitutionnelles (April Package), issues de négociations conduites par les États-Unis depuis 2005 (Hays et Crosby 2006). Ces partis reprochent continuellement aux intermédiaires internationaux de faire la part belle à la rs en proposant des changements politiques cosmétiques.

Au cours des dernières années, la présence internationale est devenue une source de clivage qui organise la scène politique; le hr devient alors un outil des groupes politiques ou alors leur repoussoir. Le premier ministre de la rs, Milorad Dodik, conforté par la force de son parti, le snsd, qui contrôle le poste du président de la rs (occupé par Rajko Kuzmanović entre 2006 et 2010 et par Dodik depuis octobre 2010), celui du représentant bosno-serbe de la présidence tournante (Nebojsa Radmanović, réélu en octobre 2010) et celui du président du Conseil des ministres (Nikola Spirić jusqu’en octobre 2010), multiplie les confrontations avec le hr depuis sa réélection en octobre 2006. La « relation toxique » de ces deux acteurs prend depuis les allures d’un cercle vicieux : à la surenchère verbale (négation des crimes commis au cours de la guerre, etc.) et aux initiatives révisionnistes de Dodik, le haut représentant rétorque par une escalade des menaces. Ce dernier est alors tenté de répondre aux provocations par le recours à ses pouvoirs spéciaux.

Le retour des stratégies obstructionnistes explique l’augmentation du nombre de décisions en 2009, alors que leur utilisation avait décru depuis 2005 (Szewsky 2010 : 35). L’utilisation de cette autorité sera d’ailleurs de plus en plus violemment contestée par Dodik. Miroslav Lajčák, entré en fonction en juin 2007, va s’opposer directement au leadership bosno-serbe à propos d’une modification unilatérale du fonctionnement du Conseil des ministres et des règles de votation à l’intérieur du Parlement. Son successeur, l’actuel hr, Valentin Inzko, arrivé en poste à la fin de mars 2009, sera rapidement appelé à répondre aux bravades de Dodik. Il révoque, quelques mois après son arrivée à Sarajevo, une résolution de l’Assemblée législative de la rs lui demandant de cesser d’utiliser ses pouvoirs spéciaux et exigeant l’annulation des décisions antérieures du hr ainsi que des transferts de compétences de la république à l’État central réalisés au début des années 2000.

Un désengagement international hésitant

Le 30 août 2005, l’Assemblée législative de la Republika Srpska avalisait la création d’une armée unifiée en Bosnie-Herzégovine. Quatre années plus tard, le 14 mai 2009, les élus bosno-serbes exigeaient le retour des compétences perdues par leur juridiction au profit de l’État central. Le 10 février 2010, cette même assemblée adoptait une loi permettant la tenue d’un référendum sur l’indépendance. Pourquoi les représentants de la rs ont-ils si dramatiquement changé d’attitude en un si court intervalle ? Afin de comprendre cette transformation des stratégies locales, il faut la situer dans le contexte d’un désengagement politique hésitant, marqué par le désaccord entre les membres du Conseil de mise en oeuvre. Dans le contexte de la diminution des ressources politiques, financières et militaires mises à sa disposition, le hr est de moins en moins en mesure de structurer la scène politique locale. Cette transformation de la politique de l’intervention a amené le démantèlement d’un système d’autorité qui organisait les rapports entre les niveaux nationaux et internationaux, système fondé sur la fragile conciliation des objectifs externes et des intérêts internes.

Depuis le retrait de la Force de stabilisation de l’otan en décembre 2004 et son remplacement par une force européenne, les effectifs militaires déployés en bih ont été graduellement réduits, passant de 7 000 soldats à 2 500 en 2007. Les fonctions des organisations internationales ont ainsi été considérablement amoindries : les bureaux de l’onu à Sarajevo ont été fermés, l’osce a transféré le contrôle du processus électoral à une commission électorale nationale en 2002 et le Bureau du hr a progressivement fermé ses antennes à l’extérieur de Banja Luka et de Sarajevo. Si le désengagement politique international s’était amorcé à partir du début des années 2000, il s’accélère avec la nomination de Christian Schwarz-Schilling. Celui-ci renonce à l’utilisation des pouvoirs spéciaux en faveur d’une appropriation locale de la reconstruction (Risojević 2006). (Il lance d’ailleurs une première initiative de réhabilitation des personnalités politiques et des fonctionnaires révoqués de leurs postes.) Son approche contraste fortement avec celle de son prédécesseur, Paddy Ashdown, caractérisée par un leadership très fort, quasi « paternaliste » (il sera le hr à faire le plus large usage des pouvoirs spéciaux). Ce changement de stratégie correspond à l’affaiblissement du consensus entourant le régime de Bonn, qui s’est traduit dans les faits par l’affaiblissement du haut représentant. L’autorité de celui-ci est mise à mal en conséquence de la remise en question de la légitimité des pouvoirs spéciaux par des institutions et des personnalités européennes[27] et par les représentants de la rs. Son leadership est aussi malmené par la décentralisation des engagements internationaux et l’adoption de deux stratégies parallèles : l’enclenchement des mécanismes d’adhésion aux institutions européennes[28] et la mise sur pied de processus de négociations constitutionnelles sous l’égide des États-Unis.

Bien qu’il ait été convenu que le Bureau du hr serait fermé au moment où la bih remplirait « cinq objectifs et deux conditions », l’appréciation partagée des membres du Conseil de mise en oeuvre de la situation politique en bih est le réel standard à satisfaire. Le Conseil de mise en oeuvre exige d’une part : 1) le règlement des questions de propriété de l’État et 2) de la défense ; 3) une entente concernant le statut du district de Brčko ; 4) l’atteinte de la viabilité fiscale de l’État ; 5) l’établissement de l’État de droit. Il demandait, d’autre part, la signature d’une entente de stabilisation et d’association avec l’Union européenne, ce qui a été fait en juin 2008, mais surtout « une évaluation positive de la situation dans le pays et de la mise en oeuvre de l’accord de paix ». Dans les faits, les exigences internationales sont en constante redéfinition et le stade final de mise en oeuvre processus de paix reste indéfini. Pourtant, les perspectives sur la stratégie de transition, en particulier sur le maintien du régime de Bonn, divergent au sein du Conseil de mise en oeuvre : la Turquie et les États-Unis souhaitent le maintien d’une présence internationale musclée en Bosnie-Herzégovine, alors que plusieurs membres de l’Union européenne, mais surtout la Russie (et la Serbie, qui ne fait pas partie du comité), souhaitent aller rapidement de l’avant avec le transfert d’autorité aux institutions locales. Ce schisme à l’intérieur du comité directeur du Conseil de mise en oeuvre et la radicalisation des stratégies locales ont amené à différer à plusieurs reprises, puis indéfiniment en 2007, la fermeture du Bureau du hr annoncée en mars 2006, sans pour autant offrir une stratégie cohérente de gestion du retrait international. Néanmoins, la perspective d’intégration de la bih aux institutions euro-atlantiques demeure la « solution privilégiée », comme en témoigne l’acceptation en 2010 de la bih dans le Partenariat pour la paix de l’otan, bien que les ambitions les plus grandes de transformation de l’infrastructure politique paraissent avoir été abandonnées. Il n’est néanmoins pas certain qu’une adhésion rapide à l’une ou l’autre de ces institutions soit souhaitée également par tous les groupes en bih.

La transition reste donc conditionnelle à la réconciliation des désaccords internationaux : cela envoie le signal aux parties locales de préparer l’après-Dayton et la réorganisation de l’autorité. En effet, bien que la crédibilité et l’autorité du hr soient irrémédiablement entamées, celui-ci demeure le seul outil d’intervention internationale directe. Son retrait complet met un terme pour de bon à l’utilisation des pouvoirs de Bonn (la Russie s’opposerait sans doute à une nouvelle autorisation de ceux-ci). Le haut représentant est donc maintenu jusqu’à nouvel ordre, à titre d’« épouvantail », de menace potentielle mais aujourd’hui inopérante. En fait, il semble que l’initiative politique ait bel et bien été saisie par les acteurs locaux, sans pour autant qu’elle aille dans le sens entendu par les parties internationales.

L’annonce du retrait international a signalé aux parties locales la fin d’une ère où le haut représentant était en mesure de maintenir, grâce à ces pouvoirs spéciaux et à son influence sur les flux financiers, l’alignement des principaux joueurs politiques avec la politique internationale. D’une part, les élites au pouvoir en rs n’ont plus besoin de l’assistance internationale dans leur rapport de force avec les éléments radicaux (sds, srs), dont les relations privilégiées avec Belgrade ont par ailleurs été rompues. D’autre part, certaines élites bosniaques et bosno-croates sont insatisfaites des concessions internationales faites à la rs afin d’obtenir leur adhésion aux réformes politiques. Le hr n’est plus aujourd’hui la figure centrale de l’intervention, et la division entre les intervenants sur la redéfinition de son rôle et des réformes politiques essentielles offre une marge de manoeuvre aux élites locales. Le gouvernement de la rs tire avantage de la volonté de plusieurs pays européens de mettre fin à l’intervention internationale en bih pour retourner à des objectifs politiques conservateurs, alors que les forces politiques bosniaques et bosno-croates soutiennent généralement le maintien d’une présence internationale, plus à même d’amener le renforcement des institutions centrales.

Il existe pourtant à l’intérieur des groupes des factions susceptibles de conclure des liens intercommunautaires, comme le laissent voir les négociations de Prud en novembre 2008[29]. Celles-ci sont pourtant incapables de trouver un modus vivendi, notamment en raison du clivage entre les groupes quant à la poursuite de l’intervention internationale qui polarise la scène politique. Le leadership bosniaque cherche à repousser l’échéance du retrait international, parce qu’il est le plus à même de permettre le renforcement de l’État à Sarajevo, à l’intérieur duquel la communauté musulmane représente une plus grande proportion (en théorie, car la réalité démographique actuelle serait très différente des données du recensement de 1991, utilisées pour répartir des fonctions politiques). Les élites bosniaques trouvent aussi très pratique d’utiliser les instances internationales comme porte-voix pour dénoncer les provocations des élus de la rs. Les élites bosno-serbes font le calcul d’obtenir le départ des internationaux sans grande contrepartie ; une éventualité tout à fait plausible étant donné la diminution de l’engagement des forces internationales. La position des partis bosno-croates paraît plus ambivalente : ces partis soutiennent l’intervention internationale, mais demandent la protection de leurs prérogatives de peuple constituant, malgré un poids démographique toujours en diminution.

Conclusion

Ainsi, l’arrangement informel entre les autorités internationales et les acteurs locaux est l’élément structurant des comportements politiques. Celui-ci forme le cadre politique à l’intérieur duquel doivent être situées les stratégies politiques. Il se transforme en fonction du degré d’engagement et de coordination des intervenants, mais surtout de l’interaction entre la politique d’intervention et les stratégies locales. La relation entre les intervenants et les parties locales évolue selon la transformation du consentement initial et de la capacité internationale à le renouveler. Afin de forger ce consentement, les intervenants utilisent des sanctions et des récompenses en assurant la gestion de l’accès aux ressources et en affaiblissant les acteurs les plus contestataires. Qui plus est, les acteurs locaux emploient aussi leurs ressources, y compris leurs contacts transnationaux, pour tenter d’infléchir les intervenants. Ainsi, l’alignement des intérêts locaux et internationaux reste fragile et conditionnel.

Les accords de Dayton ont donné aux parties locales une grande marge de manoeuvre leur permettant de poursuivre leurs objectifs de guerre ; les acteurs externes ont d’ailleurs eux-mêmes initialement inscrit leur intervention dans la continuité en poursuivant notamment l’armement et l’entraînement des forces armées bosno-croates et bosniaques. Leurs objectifs ont cependant changé, alors que l’instabilité se perpétuait et que l’État bosnien menaçait de rester une fiction légale. La faiblesse du consentement initial et la fragmentation de la scène politique en positions irréconciliables ont amené les intervenants à transformer le rôle du haut représentant qui est passé de responsable de la supervision de la mise en oeuvre des accords de paix et de la coordination des acteurs civils à despote éclairé, ayant suffisamment de pouvoirs pour prendre les décisions en lieu et place des leaders locaux et pour écarter les factions radicales de la politique officielle. Cet arrangement tacite a donné lieu à un compromis fonctionnel qui a rendu possible la progression du programme international en échange de bons procédés, notamment celui de décharger les élus locaux d’une partie de leurs responsabilités politiques. Le régime de Bonn a pourtant faibli avec le consensus international, la prolongation indéfinie de l’intervention et la réorganisation de la scène politique locale. La perspective d’un retrait, envisagée plus sérieusement à partir de 2006, va amener une réorganisation des stratégies locales, et le retour dans la sphère politique officielle des idées radicales.

En somme, cette étude visite le fonctionnement d’une intervention organisée de manière atypique : conduite en dehors du cadre onusien selon une approche par « parties prenantes », l’intervention a évolué par improvisation et selon l’engagement variable des États et des organisations internationales. Elle est fondée sur un consensus assez faible des parties locales qui s’accompagne d’un usage de mesures incitatives et punitives laissant peu d’autonomie aux institutions nationales. Si elle a préservé une certaine impartialité, elle a par contre été guidée par une conception plus politique de la gestion de crise n’associant pas impartialité et neutralité. Ainsi, les acteurs étrangers n’ont pas agi en simples médiateurs, mais ont investi le jeu politique afin de faire évoluer la reconstruction dans le sens souhaité.