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Les grandes religions, que ce soit par l’intermédiaire de leurs textes sacrés, de leur histoire ou des commentaires de leurs grands penseurs, se sont intéressées depuis la nuit des temps à la question de la guerre pour pouvoir répondre à deux interrogations fondamentales : quelle est sa légitimité dans la théologie de chacune, c’est-à-dire quelle est la justification par rapport au jus ad bellum, d’une part, et quelle influence peut ou doit exercer la religion sur sa conduite, c’est-à-dire le « droit de guerre » (plus généralement, en termes modernes, le jus in bello), d’autre part. L’importance de ces interrogations vient du rôle fondamental de la religion non seulement dans la vie privée, mais aussi dans l’appel que lui font les sociétés et les États pour justifier leur décision d’aller en guerre. Ainsi sont examinées dans cet ouvrage des questions ayant trait au jus ad bellum et au jus in bello, c’est-à-dire des questions liées aux textes, aux interprétations, aux traditions historiques des grandes religions et, surtout, leur pertinence par rapport aux défis de la guerre moderne.

Cet ouvrage collectif rassemble des essais sur neuf grandes religions : l’hindouisme, le bouddhisme theravada, les religions japonaises, le judaïsme, le christianisme catholique romain, le christianisme orthodoxe oriental, le christianisme protestant, l’islam chia et l’islam sunnite. Une introduction signée de Vesselin Popovski explique que l’objectif de l’ouvrage est de présenter l’évolution des normes de la guerre, surtout dans la période moderne, dans les grandes religions mondiales. La conclusion, signée des trois directeurs, Reichberg, Turner et Popovski, tire certains enseignements sur ces religions, notamment comment elles se situent par rapport au jus ad belllum et au jus in bello et sur le besoin d’un dialogue interconfessionnel. Tous les auteurs sont des experts dans le domaine d’une religion ; tous cherchent à expliquer l’importance de questions comme la guerre défensive et la guerre offensive et des principes comme la nécessité, la proportionnalité, la juste cause, les mobiles légitimes et la discrimination entre combattants et non-combattants.

À partir de quels éléments les grandes religions, en particulier celles qui prêchent le pacifisme ou la non-violence, justifient-elles l’usage de la force, le recours à la guerre ? Toutes reconnaissent, en fait, le besoin et le droit à l’autodéfense, au maintien des valeurs humaines fondamentales, à la protection des innocents, mais aussi au maintien du droit. Certaines d’entre elles, cependant, semblent, en outre, appuyer la notion de « guerre sainte » dans certaines situations, où toute violence se trouve alors justifiée. C’est entre ces deux extrémités, le pacifisme et la « guerre sainte », que le concept de « guerre juste » s’insère. On constate d’ailleurs que beaucoup de ces religions en ont développé une jurisprudence et une explication particulières. Par exemple, la religion hindoue est souvent perçue comme une religion pacifiste ; or, comme le montre Kaushik Roy, elle ne l’est pas nécessairement et, de plus, on trouve une équivalence de la notion de « guerre juste » dans la littérature védique. Tout au long des siècles, cette tradition est examinée et interprétée selon les besoins de l’époque. Mahinda Deegalle, dans son chapitre sur le bouddhisme theravada, tire une conclusion similaire pour cette religion qui se veut, avant tout, pacifiste. C’est la guerre moderne, avec toute sa violence, qui oblige ces religions, tout comme les autres, à examiner leur approche de la « guerre juste » ainsi que d’autres options. Certaines ont relevé le défi.

Le christianisme, notamment le catholicisme romain, a articulé au fil des siècles quatre approches à la guerre : le pacifisme, la « guerre juste », la paix perpétuelle et la guerre régulière, approches qui ont aussi une résonance dans les autres religions. Il en a résulté une énorme contribution au développement du jus ad bellum et du jus in bello modernes. Aujourd’hui l’accent est mis, comme le montre Reichenberg, sur le droit humanitaire pour tous les peuples. La situation est un peu plus complexe pour le christianisme oriental orthodoxe, comme le signale Yuri Stoyanov, en raison de l’autocéphalie des églises nationales et de leurs expériences politiques en régime totalitaire tout au long du vingtième siècle. Le protestantisme a, pour sa part, surtout penché dans la direction du pacifisme. Valerie Morkevicius examine les écrits, d’une part, de grands penseurs de la « guerre juste » comme Paul Tillich, Reinhold Niebuhr et Paul Ramsay et, d’autre part, de grands penseurs du pacifisme, notamment John Howard Yoder et Stanley Hauewas. Dans les religions japonaises, c’est-à-dire le bouddhisme et le shintoïsme, du fait de l’expérience atomique de 1945 et malgré une tradition militariste, le pacifisme a trouvé une résonance à la fois forte et persistante en dépit du terrorisme moderne qui a fait son apparition récemment au Japon.

Pour d’autres religions, la guerre est toujours perçue comme une réalité inévitable qui les oblige à se pencher non seulement sur sa justification, mais surtout sur le besoin de développer des normes de comportement en temps de guerre. Cela dit, cela ne les empêche pas de souhaiter, voire de travailler en vue de réaliser la paix universelle, comme c’est le cas du judaïsme, selon la lecture que fait Jack Bemporad de la Bible. La création de l’État d’Israël a cependant changé la perspective judaïque sur la guerre, puisque non seulement la survie de l’État hébreu est impérative, mais elle exige aussi une défense appropriée aux menaces auxquelles celui-ci doit faire face. Néanmoins, Bemporad souhaite qu’Israël n’abandonne pas la mission historique du judaïsme : « La paix est la raison pour laquelle la Bible a été le premier ouvrage à parler de la fin de la guerre et à insister pour que les rois incarnent les vertus de la paix. » L’islam penche aussi vers la paix, mais il est présenté dans beaucoup d’interprétations modernes comme une religion belliqueuse en raison de la situation actuelle. À cause des nombreuses attaques terroristes dans le monde, persistent en effet des perceptions d’elle, notamment en Occident, voulant qu’elle soit à l’origine du terrorisme international. Pour cette raison, les deux chapitres sur l’islam chiite et sunnite, signés de Davood Feirahi et d’Amira Sonbol respectivement, méritent une lecture très attentive. Tous les deux examinent la notion de « djihad » dans leurs interprétations du Coran et montrent que la guerre, surtout la « guerre sainte », n’est pas au coeur de l’islam et que, de plus, beaucoup de versets coraniques évoquent le besoin de limiter l’usage de la violence lorsqu’il faut guerroyer. Si l’on décèle un jus in bello assez bien articulé dans la religion islamique, c’est le jus ad bellum qui semble un peu moins clairement développé. Là réside, peut-être, un des défis que cette religion doit relever.

Expliquer la jurisprudence de ces religions, comme le fait cet ouvrage, est déjà un pas en avant ; engager un dialogue interconfessionnel en serait un autre. C’est le mérite de ces essais, parmi d’autres, de vouloir aller dans cette direction.