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Vingt ans après le démantèlement de l’Union soviétique, l’Asie centrale reste probablement la région la plus énigmatique de l’espace postsoviétique. Les cinq pays qui la constituent, dont le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Turkménistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan, présentent différentes trajectoires de développement économique, politique et social tout en ayant une caractéristique commune. Malgré les espoirs de la communauté internationale et les efforts déployés par les acteurs occidentaux pour encourager la libéralisation politique et la démocratisation dans la région, aucun de ces pays n’a réussi à bâtir un État démocratique. Les régimes « super-présidentiels » très centralisés persistent dans tous les pays de la région, sauf au Tadjikistan où l’appareil étatique est faible et inefficace.

L’ouvrage dirigé par Emilian Kavalski, qui regroupe les analyses d’une dizaine d’experts de la région, se pose le défi considérable de trouver une explication au phénomène de l’échec de la démocratisation en Asie centrale. Faute de s’appuyer sur une théorie générale explicite, les auteurs essaient d’appliquer au cas d’Asie centrale l’ensemble de théories existantes issues de différents sous-champs de science politique afin de trouver la réponse à la question de recherche. Ainsi, Kubicek passe en revue les théories de démocratisation, Martin et Dina Spechler exploitent le potentiel des théories de l’économie politique internationale en privilégiant surtout l’approche réaliste, tandis que Heathershow s’intéresse surtout aux similitudes entre les théories postcoloniales et postsocialistes et que Gullette met en évidence la nécessité de nuancer le concept de tribalisme et l’enjeu de clans, qui sont souvent utilisés pour expliquer l’absence de réformes en Asie centrale, en y injectant les éléments qui refléteraient les stratégies d’engagement politique des individus.

Selon les auteurs des chapitres qui constituent la première partie du livre, les théories disponibles ne rendent compte que partiellement des enjeux pertinents de la région. Kavalski suggère donc un cadre d’analyse plus inclusif avec une forte orientation constructiviste. Son argument de départ est que la préoccupation principale qui façonne la politique des États de l’Asie centrale est celle d’assurer leur sécurité et stabilité interne. Cependant, son ambition est non seulement d’offrir les outils qui aideront à mieux comprendre les enjeux régionaux, mais de tester la thèse originale de la nouvelle « bipolarité » des relations internationales. Très différente du concept classique, la bipolarité, selon Kavalski, est une interaction complexe entre le désordre (le potentiel de localisation de la vie globale et les réactions coopératives et conflictuelles qu’il engendre) et la créativité (la dynamique de la prise de décision confrontée à la réalité turbulente des affaires mondiales). Fragiles à l’interne et stables à l’externe, les États de la région représentent un exemple de la nature « bipolaire » des relations internationales modernes.

Dans la deuxième partie du livre, les auteurs procèdent aux études de cas qui visent à décortiquer la dynamique du processus de localisation du global. Le lecteur s’attendrait donc à une analyse basée sur l’interaction entre les acteurs (agents) externes et internes. Ainsi, Nourzhanov examine la construction étatique au Kazakhstan en tant que processus de l’apprentissage (lent, mais présent) des normes internationales où le rôle des acteurs externes occidentaux est extrêmement important. Pour Wilkinson qui s’intéresse au cas kirghize, le processus de localisation des normes internationales est inspiré par le calcul rationnel des élites et dominé par les intérêts à court terme, ce qui y crée un obstacle majeur. De surcroît, la présence des acteurs externes aux intérêts divergents conduit à une contestation des normes importées et affaiblit la légitimité des preneurs de décisions qui essaient de les implanter. Selon Markowitz, le rôle des acteurs externes revêt une importance cruciale également au Tadjikistan où la Russie et l’Ouzbékistan sont intervenus comme forces d’établissement et de maintien de la paix pendant et après la guerre civile. Pourtant, préoccupés par leur propre sécurité, Tachkent et Moscou ont préféré concentrer leurs efforts sur la protection et le contrôle des frontières tadjikes afin de confiner le conflit civil au lieu d’encourager l’implantation de la norme de l’État de droit, ce qui a empêché de traduire la stabilité en gouvernance. Il est dommage que les études sur le Turkménistan et l’Ouzbékistan sortent définitivement du cadre proposé – Ilkhamov parle du néopatrimonialisme en Ouzbékistan, tandis que Sabol offre une lecture géopolitique des enjeux politiques et des perspectives du leadership actuel au Turkménistan.

Le livre dirigé par Kavalski a l’avantage de proposer un nouveau cadre intéressant à l’étude de la dynamique régionale particulière et controversée de l’Asie centrale. L’effort de s’attarder sur l’interaction multidimensionnelle entre la structure globale et la dynamique de son acceptation ou de son rejet par le local est appelé à apporter un nouvel éclairage, plus subtil et plus nuancé, aux questionnements qui sont habituellement traités en termes issus des théories bien établies. Loin de prétendre pouvoir donner une réponse définitive sur les causes de l’échec de la démocratisation en Asie centrale, cette approche inclusive permet de saisir les particularités des développements sociaux tout en rendant compte d’un grand nombre de variables, historiques, culturelles, mais aussi institutionnelles et, dans une moindre mesure, économiques. Cependant, ce cadre ne semble pas respecté par certains participants, car leurs études glissent trop souvent vers les outils conceptuels plus traditionnels au lieu d’exploiter l’approche novatrice proposée par le rédacteur, ce qui remet malheureusement en question la cohérence de l’ouvrage.