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Les murs, qu’ils enserrent prisons (Foucault 1975) ou ghettos (Calimani 1985), représentent une expression ancienne de l’enfermement que beaucoup se représentaient comme caduque à la fin du 20e siècle : le monde s’ouvrait avec la chute du mur de Berlin et l’avènement d’une ère d’interrelations et d’échanges que l’on appelait « globalisation ». Notre époque, qui a proclamé à l’aube des années 1990 la « fin des territoires », constate leur multiplication, accompagnée par la croissance du nombre et du linéaire de limites internationales[1]. Plus que jamais, les frontières semblent occuper le devant de la scène du débat public, économique et politique : les statistiques viennent d’ailleurs confirmer cette intuition tant est élevé le nombre de kilomètres de frontières dessinés depuis la chute de l’Union soviétique.

De façon plus étonnante encore, des murs chaque jour plus nombreux se dressent le long de ces frontières. Quel est leur objectif ? À quoi sert aujourd’hui la matérialisation de cette ligne arbitraire qu’est une frontière, définissant la limite d’une puissance et du champ de compétence d’un pouvoir ? On peut fournir à ces interrogations une première réponse primaire qui s’avère rapidement insatisfaisante : il s’agit de stopper – ou de contrôler au mieux – des flux (de migrants, de terroristes, etc.). Cette prétention au contrôle différencié des flux peut paraître illusoire au regard des moyens de contournement possibles, que l’on dispose des moyens techniques pour passer outre l’obstacle (guidage par satellite dans les déserts de la frontière entre États-Unis et Mexique) ou que l’on choisisse d’autres moyens pour le franchir. C’est pourquoi nous souhaitons fonder ce texte sur cette interrogation : que veut-on signifier lorsque l’on rend ainsi visibles les limites de son territoire ? Dans le processus de construction des États-nations, on a tenté à l’époque moderne de légitimer les tracés frontaliers en invoquant la transcendance de la nature (notion de frontière naturelle) : retrouve-t-on un besoin paradoxal de démarcation dans un monde qui se dématérialise ?

On s’intéressera ici aux murs et aux barbelés situés sur les frontières politiques, mais aussi à tous les dispositifs sécuritaires liés à l’érection de ces nouvelles barrières (la surveillance électronique ouvrant les conditions d’un nouveau type de murailles [Razac 2000]). L’inflation des objets spatiaux signifiant la démarcation est encore plus importante qu’il n’y paraît à l’analyse internationale : au coeur des villes globales, les quartiers fermés se multiplient, ajoutant d’autres types de murs aux paysages urbains qui ne connaissaient jusqu’ici que ceux des ghettos, townships et autres enclaves défavorisées. De façon plus surprenante encore, de nouvelles formes d’inscription sont inventées pour ne pas oublier la présence de frontières qui s’effacent, lignes dont on ne veut pas perdre la mémoire et qui vont s’inscrire dans des dynamiques patrimoniales : dans l’Union européenne, par exemple, on travaille sur le marquage des paysages pour témoigner des cicatrices anciennes, symboliser et resémantiser la frontière. La mise en scène de la contiguïté a parfois remplacé celle du conflit. L’un des exemples les plus intéressants à cet égard est sans doute celui du Jardin des Deux Rives, conçu autour du Rhin dans l’agglomération franco-allemande de Strasbourg et Kehl. Ce parc a été aménagé sur un terrain inoccupé jusqu’alors et marqué du sceau de la proximité de la frontière. « Aménagé en jardin, ce dernier a été transformé en scène ouverte à un face-à-face entre chaque côté du fleuve. Dans ce paysage décor, le territoire s’expose dans ses meilleurs atours, s’ouvre à l’altérité de manière frontale » (Fourny 2005). Une similitude demeure entre les frontières vives et celles qui s’estompent : le désir de démarcation et le besoin d’inscription de ces lignes dans l’espace, qui se traduisent par l’émergence de territoires requalifiés par la frontière. Ces processus impliquent de travailler la notion de frontière.

En quoi la visibilité de la limite en transforme-t-elle la nature ? La question semble moins porter sur ce que l’on cherche à bloquer, dans un monde ouvert aux communications (hommes, idées, marchandises), que sur le fait de poser des barrières autour de soi pour se protéger. Paradoxalement, ces murs si bien démarqués ne constituent-ils pas des modalités de délimitation « implicite » dans la mesure où la politique des faits oblitère la discussion qui doit préluder à toute séparation ? Comment en arrive-t-on à utiliser l’enfermement comme mode de délimitation d’avec l’autre (on suppose en effet qu’un mur est toujours une façon d’enclore l’autre… ou soi-même) ? Dans ce cas, s’agit-il de démarquer pour séparer ou de séparer pour démarquer ? La réflexion géographique que nous proposons s’inscrit dans un chantier pluridisciplinaire sur le renouvellement des conditions de l’enfermement et ses significations politiques contemporaines.

Les frontières révèlent des modes de découpage du territoire, des modalités de la différenciation spatiale (Amilhat Szary et Fourny 2006 ; Foucher 2007). Elles nous interpellent également du fait de leur inscription territoriale, de la projection d’intention qu’elles recèlent et sont susceptibles de matérialiser. Nous proposons de construire leur analyse autour de la question du visible et de son statut dans les sociétés contemporaines. Que voyons-nous ? Que nous donne-t-on à voir ? Que pouvons-nous voir de ce qui n’a pas été intentionnellement porté à notre regard ? En quoi le fait de voir transforme-t-il notre perception d’une situation ou d’un processus ? Conçue en fonction de questions géographiques, notre problématique rejoint des travaux menés par des spécialistes de sémiologie, de communication et de manipulation de l’image, mais aussi par des sociologues. On s’interroge en effet sur le désir – le besoin ? – d’exhiber une identité pour l’affirmer et se différencier d’autrui. Ses conséquences sont grandes en termes d’équilibres sociaux et politiques. D’une part, c’est toute la négociation du contrat social qui peut être remise en cause par ce besoin de rendre l’identité visible (le débat sur le voile n’est pas loin). D’autre part, la démarcation de la frontière pose la question de sa fermeture, ou du moins de son contrôle et des formes nouvelles de limitation des déplacements des hommes dans un monde de flux généralisés.

Pour tenter de répondre à ces questions, nous aborderons dans un premier temps la nature des frontières et leur évolution, l’évolution des fonctionnalités des frontières vers un mode réticulaire semblant en effet amener une crispation autour de la ligne ancienne. Cela nous amènera à ouvrir la réflexion sur ce que nous qualifions de « tournant visuel », c’est-à-dire sur la force renouvelée des images dans les processus de territorialisation ; cette démonstration repose sur un rapprochement inédit entre géopolitique et anthropologie visuelle. Nous terminerons par une analyse de la production artistique (arts plastiques et performances), forme de manifestation visuelle elle aussi, dont la force semble en mesure de subvertir la sombre réalité des murs. Nous concentrerons ici l’analyse sur le cas de la frontière entre les États-Unis et le Mexique pour illustrer notre propos. Sa chronologie est en effet aisée à reconstruire, qui mène du durcissement du discours sur le traitement de la frontière (Ackleson 2005) au renforcement des procédures policières concernant le contrôle du passage et des échanges (l’acte criminalisé devant être traité comme tel par une institution dûment policée [Dunn 1996 ; Andreas 2000)]), puis à la décision de réalisation de la barrière (ratification du Secure Fence Act le 26 octobre 2006).

I – Le « tournant visuel » : pour comprendre le devenir des frontières linéaires dans un monde réticulaire

Les frontières ont été déclarées caduques au moment même où certains pensaient l’histoire arrivée à son terme. Très vite pourtant, la réalité semble avoir contredit ces pronostics formulés lors de la chute du mur de Berlin et du premier emballement de la mondialisation que nous avons connu au début des années 1990. Il s’agit, de fait, d’un bel « objet géographique » contemporain, tout d’abord en ce qu’il représente une réalité empirique en pleine évolution (qualitative et quantitative) depuis la fin du statu quo en la matière qu’avait pu représenter la période de la guerre froide : on assiste parallèlement à l’évolution des fonctions accordées à ces artefacts territoriaux ainsi qu’à leur multiplication. Bien que les frontières soient remises en cause par la multiplication de leurs franchissements, personne ne songe à les éliminer complètement (y compris en Europe où elles peuvent être remobilisées rapidement, comme ce fut le cas pendant l’épidémie de fièvre aphteuse de 2001 : les importations furent alors limitées et les contrôles effectués sur les personnes rétablis aux frontières, avec obligation de désinfection des semelles). L’analyse des frontières recèle enfin celle du statut de la limite, une interrogation ontologique propre à toute discipline scientifique dans la définition de son objet de recherche, et plus encore peut-être à la géographie qui tente de positionner ces limites dans l’espace, de « délimiter » le monde en fonction de ses catégories de pensées.

Qu’est-ce donc qu’une frontière ? Ni dans son étymologie ni dans ses acceptions contemporaines, le sens de la frontière ne se réduit à celui d’une limite internationale. Ces lignes qui séparent deux pays en sont cependant venues à symboliser la notion, et c’est à ce titre qu’il nous a semblé intéressant de les interroger. Dans son acception traditionnelle, la frontière signifie en effet la limite du champ de compétence d’un pouvoir : depuis l’invention de l’État-nation, celle-ci coïncide le plus souvent avec celle de l’extension de sa souveraineté. Les frontières ont ainsi acquis le sens qu’on leur connaît aujourd’hui encore, qui se traduit par une forme linéaire, après les traités de Westphalie[2] (1648). Chaque pouvoir se voyait reconnaître sa souveraineté sur un territoire conçu pour être stable, et qu’il se devait de consolider par l’armature de l’État à construire (armée, administration). Sonnait le glas de l’idée impériale en Europe, tandis que la notion d’État-nation était portée sur les fonts baptismaux. La frontière se voyait alors dotée du sens qu’elle conserve aujourd’hui, celui de la matérialisation d’une convention : elle pouvait dès lors prendre une forme linéaire, quand jusque-là les limites entre les pouvoirs étaient demeurées floues et mouvantes.

La notion de territoire procède du même contexte, pour les géographes du moins (de Bernardy et Debarbieux 2003). On lui a d’abord conféré un sens juridique, celui du champ d’extension d’un pouvoir, lequel est limité par d’autres puissances concurrentes. Cette limite est d’ordre linéaire. On a longtemps cru le pouvoir de « faire territoire » réservé aux institutions constituées, et notamment à l’État ou à ses sous-ensembles administratifs. Sous l’influence d’une approche plus cognitive des processus d’appropriation de l’espace, les sciences sociales en général et la géographie en particulier ont été amenées à différencier des « territorialités », parfois superposées au sein d’un même périmètre. La rupture épistémologique intervient dès lors que l’on constate que le territoire n’est plus seulement le produit d’une histoire sociale et politique commune, mais que l’irruption des pratiques sociospatiales individuelles ne détruit pas pour autant tout lien territorial. Si « territorialiser, c’est projeter un système d’intentions humaines sur une portion de surface terrestre, laquelle peut être qualifiée justement d’espace », alors il s’agit véritablement d’un processus dynamique et réversible : « Il y a une continuité dans le processus de territorialisation, de déterritorialisation et de reterritorialisation – tdr » (Raffestin 1996). C’est cette approche « éco-géographique » du territoire qui constitue notre horizon référentiel. Les différentes définitions de la notion de territoire se croisent néanmoins autour de la notion d’appartenance, commune à toutes ses définitions et constitutive du substrat territorial. Si cette modalité ne peut être remise en cause, « ce qui est en train de changer, ce sont bien les conditions d’appartenance des individus à un État » (Balibar 1996b), ce que l’on peut justement mettre en évidence sur les frontières.

Les frontières définissent les limites externes d’un territoire ; ce sont des objets géographiques politiques[3]. Dans le cas de l’État-nation, elles ont été érigées dans une dialectique entre souveraineté et identité, comme l’a montré A. Paasi à partir de l’exposé des avatars de la frontière finno-russe au cours du 20e siècle (Paasi 1999). Le tracé de frontières internationales a certainement permis de simplifier l’expression du rapport à l’altérité. On place donc ce texte au coeur des interrogations qui portent sur les enjeux identitaires des recompositions frontalières contemporaines (O’Dowd et Wilson 1996 ; Paasi 1999 ; Newman 2003).

Initialement défini comme un espace construit dans des limites et par ces limites, le territoire est aujourd’hui confronté à des pratiques de mobilité et de réseau qui en interrogent les formes et la figure, sans pour autant le remettre en cause. Pour autant, l’hypothèse de mobilité généralisée est également remise en question par l’évolution des frontières quand la fonction de barrière, de contrôle des circulations remplie par celles-ci est revalorisée. La prise en compte de la fluidité au coeur des territoires interroge « toute notre éducation géographique [qui] a été basée sur le durable du visible comme si la place et le nom des choses de la terre étaient fixés une fois pour toutes » (Raffestin 1996). Les frontières institutionnelles sont souvent examinées dans leur opposition à ces dynamiques : leur caractère d’ancienneté et leur fixité en feraient des éléments relictuels. Après les frontières, comment se redéfinissent alors les territorialités dans ces nouveaux espaces flous de bordure, de passage ou d’articulation ? Déplacées, resignifiées, virtualisées ou incorporées dans les représentations et les pratiques, elles continuent pourtant à imprégner les territorialités, se trouvent insérées dans des processus de construction territoriale novateurs. Que se fabrique-t-il alors avec la frontière ? Comprendre les formes de construction des identités contemporaines implique de prendre en compte les façons dont elles intègrent désormais la discontinuité.

Le détour épistémologique que nous venons d’emprunter a une valeur heuristique : il s’agit en effet de montrer en quoi les frontières internationales sont essentielles pour comprendre les problématiques territoriales contemporaines, allant peut-être à l’encontre de ceux qui, très nombreux, proclament la fin des frontières. Ces discours se fondent en partie sur une délégitimation de l’État : les pouvoirs de cette institution en pleine évolution sont réduits, notamment en ce qui concerne sa capacité à contrôler les flux d’information, de capitaux ou de marchandises qui transitent à travers ses frontières. Ils sont aussi, très certainement, le fait d’un certain européocentrisme qui conduit un grand nombre d’entre nous à imaginer que les dynamiques d’intégration régionale de par le monde suivent des processus identiques à celui de l’Union européenne et que l’expérience de l’espace « Schengen » est susceptible d’être reproduite à court terme.

Paradoxalement pour des lignes symboliques reconnues par des institutions, il semblerait que

[les] frontières ne soient plus localisables de façon univoque. […] Les frontières vacillent : cela ne veut pas dire qu’elles disparaissent. Moins que jamais le monde actuel est un monde « sans frontières ». Cela veut dire au contraire qu’elles se multiplient et se démultiplient dans leur localisation et dans leur fonction, qu’elles se distendent ou se dédoublent, devenant des zones, des régions, des pays frontières, dans lesquels on séjourne et on vit. C’est le rapport entre la « frontière » et le « territoire » qui s’inverse. Cela veut dire qu’elles font l’objet d’une revendication et d’une contestation, d’un renforcement acharné, de leur fonction sécuritaire notamment. Mais cela veut dire aussi – irréversiblement – que les frontières ont cessé de marquer les limites où s’arrête la politique parce que cesse la communauté […].

Balibar 1996a

Pour comprendre cette énigme, une notion transversale sera mobilisée, celle de paysage. À l’heure où les expériences du franchissement se multiplient, les paysages restent marqués par les lignes frontalières. Si la matérialité de la frontière est officiellement la même pour tous, la notion de paysage permet de poser le problème de l’individualisation des perceptions et des pratiques. En fonction que l’on a ou pas un passeport, que ce passeport est universellement accepté ou pas, le franchissement d’une frontière se traduit par une expérience de passage ou de blocage. La même guérite de douanier revêtira ainsi le pouvoir de différencier les individus selon des classes, sociales, ethniques…

Doit-on considérer que cette matérialisation constitue la fonctionnalisation maximale d’une frontière ? Dans le « mouvement ininterrompu d’actualisation et de potentialisation » (Raffestin 2004) que représente la frontière, la démarcation doit-elle être considérée comme une étape ? Le travail de mise en scène de la mémoire de certaines frontières laisse à penser que la démarcation n’intervient pas toujours dans un processus historiquement linéaire. Les paysages ne se définissent plus ici comme des tableaux figés, tenus à distance, mais bien comme des scènes mouvantes offertes à la multiplicité des expériences individuelles. Dans le cas des frontières de l’espace Schengen, dans les Alpes notamment, on assiste en ce moment à des inscriptions nouvelles de frontières en voie de disparition : musées des douanes créés là où les postes de douane disparaissent, bornes anciennes mises en valeur dans des circuits touristiques… Je propose donc ici d’interroger le visible, ce qui est donné à voir de la ligne elle-même, pour tenter d’analyser les sens qu’on lui donne à partir de l’étude des frontières fermées par des murs.

Sur ce phénomène, la littérature scientifique est en plein renouveau, comme en témoignent de nombreuses manifestations scientifiques sur ce thème en 2009 et quelques textes refondateurs (Ballif et Rosière 2009). Le phénomène est abordé par l’analyse de son contexte, à savoir l’érection d’une forteresse autour des démocraties occidentales (Andreas et Snyder 2000 ; Andreas et Biersteker 2003), mais rarement en fonction de problématiques véritablement territoriales (sauf certains travaux du groupe Terra – www.terra.rezo.net). L’accent mis par la philosophe S. Brown sur les conséquences de la fermeture par rapport aux conditions de la souveraineté contribue à alimenter ce débat que nous proposons d’ouvrir (Brown 2009), ainsi qu’un numéro spécial de Politique étrangère (2010 : 4) et un livre de droit (Sorel 2010). Quelle forme de représentation prométhéenne du monde[4] amène les instigateurs de tels projets à croire qu’un artefact, aussi haut et technologique soit-il, pourra endiguer un flux planétaire ? Pourquoi ses instigateurs le choisissent-ils et quel sens lui donnent-ils dans ce contexte très paradoxal ?

Au-delà des analyses contextuelles de la situation sur les murs internationaux, quelques géographes se sont attachés à l’exploration de certains objets urbains dont la portée politique dépasse celles des communautés fermées, notamment les « peace walls » de Belfast passés en revue avec une grille d’analyse politique et aménagiste (Heurley 2001 ; Ballif 2006). Les travaux d’É. Deliry-Antheaume sur les murs peints d’Afrique du Sud sont sans doute les plus novateurs en la matière : cette auteure a monté une base de clichés sur l’expression murale dans les townships sud-africains depuis 1999 (Antheaume et Deliry-Antheaume 1999) qui lui permet de renouveler l’approche des conditions de l’appartenance territoriale (Deliry-Antheaume 2004). À sa manière, le beau livre Des murs entre les hommes (Novosseloff et Neisse 2007), fondé sur l’exploration de huit murs célèbres que les auteurs ont analysés grâce et par un important travail photographique, est venu confirmer cette intuition qu’on ne pouvait traiter des murs sans passer par leur image.

Au moment où « les frontières cessent d’être des réalités purement extérieures, elles deviennent aussi et peut-être avant tout ce que Fichte dans ses Reden an die deutsche Nation avait superbement appelé les “frontières intérieures” : innere Grenzen, c’est-à-dire, il le dit lui-même, invisibles, situées “partout et nulle part” » (Balibar 1996b, citant Fichte, Discours à la nation allemande, 1807). Que représente dès lors ce qui est donné à voir ? Si « les frontières ne sont plus le bord du politique mais […] des objets, disons plus exactement des choses dans l’espace même du politique » (Balibar 1996a), alors les paysages où elles s’inscrivent seront des espaces de lisibilité/lecture du politique. C’est pourquoi nous proposons d’entrer dans les murs par l’analyse paysagère, nous fondant sur l’analyse de la démarcation définie comme le marquage de la ligne, par des points (bornes), lignes (barbelés) ou zones (no man’s land). Elle peut constituer la phase finale de la construction d’une frontière, couronnant un processus de définition et délimitation, ou bien, dans certains cas, précéder l’une des phases précitées… pour les précipiter ? On pense bien sûr au mur qu’Israël est en train d’ériger pour tenter de séparer son territoire de celui d’un État palestinien à venir. Je propose ici de s’intéresser tant à ce que le paysage veut dire qu’à ce qu’il « fait » (Mitchell 1994)[5], en matière de territorialités.

La notion de paysage est essentielle pour comprendre l’évolution récente des frontières. Le paysage intègre la chose vue et le regard, fait de l’objet un vécu sans pour autant nier sa matérialité. C’est une représentation certes, mais uniquement dans la mesure où il est « d’abord une réalité objective, matérielle, produite par les hommes : un territoire » (Besse et Tiberghien 2003). Existe-t-il un paysage de la frontière dans l’imaginaire commun ? Celui d’un poste de douane ou d’une clôture barbelée sans doute, plutôt que celui de grands espaces parsemés de bornes symboliques ou de territoires urbanisés au sein desquels la limite semble se fondre dans le continuum bâti. Les situations frontalières sont multiples et toute tentative de théorisation bute justement sur l’impossibilité de « prendre ensemble » autant de lieux disparates. L’idée de rechercher une spécificité du paysage de frontière pourtant n’est pas nouvelle. Il y a plus de vingt ans, un ouvrage avait ouvert ce chantier, n’offrant toutefois qu’une collection d’études de cas pour illustrer l’intuition de l’irruption du culturel dans le champ du politique (Rumley et Minghi 1991). Ce que je cherche à comprendre à propos des paysages de la frontière, c’est leur aspect construit : ils viennent matérialiser un certain nombre de valeurs culturelles et politiques[6] que cette limite est censée incarner.

Certes, les frontières partagent durablement les espaces qu’elles traversent, comme en témoigne la rémanence de l’« effet frontière » sur les photos-satellites du parcellaire rural de part et d’autre de l’ex-rideau de fer : les remembrements induits par la collectivisation des terres sont toujours lisibles. Le politique marque l’espace dans sa dimension culturelle que représentent les paysages, au point que l’on a pu forger la notion de « paysage politique » (Sanguin 1984 ; Foucher 1986). Quelque vingt années plus tard, il ne s’agit donc pas de procéder à un inventaire, ni même à une typologie des paysages de frontières, mais de réfléchir sur l’« actualité politique du paysage » de frontière (Debarbieux 2007). On se propose de définir le visible comme le produit d’un processus, et de travailler sur un aspect de cette dynamique frontalière, celui de la démarcation et des paysages qu’elle engendre. Ce qui m’interroge en effet, c’est le besoin pressant que peuvent avoir différents acteurs de marquer la limite dans l’espace, d’inscrire la frontière dans le paysage. Pourquoi veut-on imposer une configuration spatiale au regard ?

Le paysage se définit donc comme ce qui est donné à voir, ce qui marque l’espace, le sol. Mais tous ne vont pas recevoir cette charge symbolique de la même façon, ce qui fait dire à certains qu’il se définit comme une façon de regarder et non pas comme une image (Cosgrove et Daniels 1988 ; Cosgrove 1998). Ce qui amène à se poser la question du statut d’une analyse de paysage : que tente-t-on d’analyser, l’expérience visuelle individuelle ou des clés pour une lecture des signes ? Le paysage peut être considéré comme une forme de discours politique, ce que nous tenterons de mettre en évidence à partir de deux formes d’intervention sur le paysage que l’on peut lire sur la barrière que les États-Unis sont en train de construire sur la frontière qu’ils partagent avec le Mexique :

  • Tout d’abord la construction du mur elle-même, pour ce qu’elle exprime du rapport du politique au contrôle de l’espace d’une part (sa capacité imaginée du pouvoir à endiguer des flux par un obstacle continu, projet de nature toute prométhéenne, mais aussi son désir d’inscrire la discontinuité là où elle n’était pas/plus perceptible pour resserrer les fils autour d’une communauté nationale dont les fondements sont discutés par la diversité accrue).

  • Mais aussi les formes d’expression artistique suscitées par cette barrière, parce que ses dimensions matérielles en font un support paysager inédit : d’une part, la fermeture du paysage suscite l’envie irrépressible de connaître un autre côté dont le mur est pourtant censé barrer l’accès et, d’autre part, la force de cette intervention paysagère stimule une multitude de réactions qui tentent une réponse paysagère elle aussi (les mots et les couleurs portés sur le mur subverti en support d’expression révoltée et, au-delà, une production artistique en plein essor autour de la figure de la frontière fermée).

On se positionne ici dans la perspective d’une école qui définit les paysages comme le fruit du pouvoir : ce dernier « impose et représente à la fois un ordre visuel » (Zukin 1991 ; Mitchell 1994). On a pu dire (Besse et Tiberghien 2003) que « le paysage rend visible le pouvoir qu’il incarne, en ménageant un certain nombre de lieux propres à le manifester : forums, jardins, places publiques »… et frontières ? Si le paysage illustre le caractère consubstantiel du pouvoir et de la maîtrise de la réalité, son questionnement doit permettre d’interroger le sens du geste de maîtrise : fabriquer un paysage, que l’on prenne une photo ou que l’on construise une muraille, c’est projeter une intention sur une portion d’espace vu. Le paysage serait dès lors susceptible d’exprimer (de traduire ?) à la fois le pouvoir et l’appartenance, les deux pôles structurants des territorialités frontalières.

Sur la frontière entre le Mexique et les États-Unis, la dimension paysagère est ancienne : la délimitation du tracé s’est faite en bonne partie sur la base d’une appréciation paysagère, en fonction des relevés et dessins effectués par des scientifiques membres de la commission US-Mexico Boundary Survey et des artistes qui les accompagnaient (Hall 1996). On peut la prolonger par la lecture de l’évolution environnementale depuis la séparation : processus de différenciation en fonction des différences de mise en valeur de la terre par exemple (formes de « ranching » et taille des exploitations), mais aussi de mise en commun culturelle. Au-delà de l’effet frontière ancien observable sur la frontière entre le Mexique et les États-Unis, on peut interroger le sens des perturbations paysagères engendrées par la construction de la barrière.

On suggère de travailler sur l’image que construit le tracé d’un mur comme celle que le mur renvoie dans un rebond du regard. Pour les géographes, le rapport d’évidence à l’image, et notamment à la photographie, n’est que très récemment interrogé dans ses biais (Rogoff 2000 ; Sanders 2007). Certains, pourtant, commencent à explorer la voie du rapport entre art et territoire (voir Foster et Lorimer 2007). Ce travail repose théoriquement sur les avancées récentes de l’anthropologie visuelle. Il rejoint une certaine tradition de recherche américaniste qui a été pionnière dans la démonstration du poids politique des éléments visuels dans le Nouveau Monde (Gruzinski 1988 ; Segre 2007). On s’éloignera toutefois de la recherche d’une image ethnographique pour privilégier celle du rapport esthétique à la chose vue. On propose ici une forme de géographie visuelle qui interroge le pouvoir du regard grâce à l’étude de l’émergence d’un foyer de création artistique sur une frontière vive.

Cette problématique rejoint la question de l’artefact. C’est le besoin d’inscription dans l’espace de l’intention qui est nouveau en soi et que l’anthropologie politique n’a pas, à notre connaissance, travaillé. On peut en revanche avoir utilement recours à des travaux stimulants sur la manifestation du politique : à partir des années 1980 surtout (accompagnant la « théâtralisation » – peopolisation ? – de la geste politique), les systèmes politiques occidentaux sont soumis aux grilles d’analyse construites pour comprendre les fonctionnements claniques des sociétés premières. C’est G. Balandier qui, le premier, insiste sur la possibilité de lire l’arène politique comme une véritable « scène » théâtrale (Balandier 1980). Cette démarche s’intéresse alors à la façon dont le pouvoir politique prend conscience de son pouvoir d’intervention sur la représentation qu’il donne de lui-même. Il s’agit de la possibilité de renvoyer à la collectivité que ce pouvoir incarne (celle même qui l’a élu, en démocratie) une image de « cohérence et cohésion » et d’« efficacité du lien » (Abélès 1990 ; Abélès et Jeudy 1997). Le champ est dès lors ouvert à la recherche sur tout ce qui accompagne « la mise en représentation du politique » : les symboles récurrents, mais aussi les rituels et les nouvelles formes de dramaturgie rendues possibles par la progression technologique des médias et celle de leur poids de la formation de l’opinion. Nous faisons l’hypothèse que la volonté d’inscription spatiale de la frontière ressort du même type de fonctionnement anthroposocial, cette nécessité de montrer l’impalpable[7], mais il ne s’agit plus de rassurer la communauté sur sa cohérence, mais sur son existence même en distinguant le dedans du dehors par un mur. Ce serait l’existence de l’État et de la nation sur laquelle il peut s’appuyer qui serait mise en jeu par cette forme de représentation du pouvoir. D’où la possibilité d’investir autant d’énergie, tant matérielle que symbolique : l’enfermement de soi-même permet de se prouver que l’on existe, que l’être ensemble perdure.

II – Les murs face à l’art

D’un point de vue méthodologique, comment interroger la « profondeur de l’apparence » (Durand 1994) ? On peut bien sûr tenter de détailler des formes et, à cette fin, repérer des artefacts frontaliers dans le paysage, les caractériser, ce qui peut mener à l’établissement d’une typologie de situations paysagères. La définition que nous avons donnée du paysage impose cependant de travailler aussi sur les façons dont paysage est perçu, reçu. Cette analyse du paysage à partir des oeuvres d’art qui s’y inscrivent est fondée sur le constat de la multiplication d’oeuvres d’art sur les frontières. Certaines sont référencées et analysées, et un angle d’analyse géopolitique émerge, concomitant de nos premières recherches sur le sujet (Berelowitz 2006 ; Iglesias Prieto 2007). Il semble que la fermeture d’une frontière non seulement réactive la production culturelle sur la limite internationale, mais en transforme aussi le sens. Sur la frontière États-Unis/Mexique par exemple, depuis 2006, l’érection de la barrière de sécurité a été accompagnée d’une recrudescence artistique. Celle-ci peut être nuancée par une évolution de la nature de la production artistique, avec davantage d’oeuvres mobiles marquées notamment par la vidéo, et par la performance, comme si la fixité imposée par la ligne inférait une réponse fluide. Si l’on peut saisir que « là où les sciences sociales font des descriptions discursives, les artistes créent des modèles symboliques qui capturent succinctement d’intenses expériences personnelles au sein d’un environnement et d’une structure sociale » (Berelowitz 2006), il nous semble que le poids politique des conditions de l’exposition d’oeuvres d’art reste à discuter plus en profondeur.

Comme il est très difficile de travailler de façon aussi générale sur les représentations, nous avons choisi de nous concentrer sur la production artistique définie en tant qu’image suscitée par le mur, voire projetée dessus quand l’oeuvre se construit sur la paroi elle-même, comme c’est parfois le cas, en analysant la production artistique sur la frontière États-Unis/Mexique pour expliciter ce rapport du visuel au politique. Pourquoi recourir à l’oeuvre d’art ?

Traditionnellement, on considère que le lien consubstantiel entre l’art et l’espace peut s’exprimer par l’analyse paysagère. Mais à regarder de plus près les manifestations artistiques sur les documents géographiques (les cartouches dessinés sur les cartes anciennes par exemple), ou bien à considérer les cartes elles-mêmes comme des productions graphiques ayant longtemps hésité entre esthétique et science (Vanci et Wermester 2006), on est amené à interroger autrement cette relation. Dennis Cosgrove fut l’un des pionniers en la matière, démontrant comment, pendant la période moderne, la peinture de paysage avait été utilisée par le pouvoir royal pour naturaliser son emprise. Son étude fondée sur l’analyse de la peinture anglaise et flamande a montré comment la représentation des paysages avait accompagné la territorialisation des communautés nationales en construction (Cosgrove 1998). Ce que nous proposons s’inspire de cette démarche : il s’agit ici, en quelque sorte, de lire notre postmodernité au reflet des oeuvres artistiques suscitées par la fermeture de la frontière États-Unis/Mexique, de relier la production culturelle sur la frontière qui se forme aux hésitations du pouvoir politique quand le sens de la nation se transforme radicalement face aux flux globalisés.

On a déjà remarqué que « la matérialisation d’un mur en béton ne symbolise pas seulement la fonction de barrière de toute frontière, mais elle empêche aussi de voir ce qui se passe de l’autre côté de la frontière. Ainsi, l’autre côté devient invisible et inconnu » (Newman 2003)… et donc irrémédiablement attirant. Le film De l’autre côté, de Chantal Akerman (2002), illustre bien comment le mur engendre de la distinction dans un paysage jusque-là ressenti comme homogène, conférant un sens profond à la transgression, au passage de la barrière artificiellement imposée au regard et à la volonté. Comme la muraille induit le mouvement du regard qui bute contre elle, comme au cinéma le mur déchire le cadre, je pense que la frontière murée peut constituer un objet qui fait dévier l’approche scientifique paysagère. Je propose de regarder le mur par l’intermédiaire de la production artistique qu’il suscite, qui représente une forme de subversion du paysage imposée par la violence politique du pouvoir en place. C’est penser aussi que la force de la représentation artistique est telle qu’elle la rend capable d’influer les façons de penser le paysage de ceux qui reçoivent l’oeuvre. Le paysage politique peut dès lors être transformé autant qu’éclairé par ce que l’on peut tenter d’appeler un « artscape ».

La frontière constitue bien sûr un décor de choix, et elle a acquis à ce titre des lettres de noblesse cinématographiques (Torrans 2002 ; Malagamba 2003). Sa présence a ainsi pu faire l’objet de recensements à prétention exhaustive et typologique : l’équipe d’Elena D’ell’Agnese a ainsi visionné une grande quantité de films mexicains et états-uniens pour y définir les types de « loci » que la frontière y endosse, selon le sens dans lequel elle peut (ou pas) être franchie (Dell’Agnese 2005). Dans ces oeuvres de fiction néanmoins, ainsi que dans les analyses dont elles peuvent faire l’objet, la part esthétique du lieu n’est pas considérée. Ce que nous souhaitons faire ici, c’est aller au-delà d’une analyse de la frontière-contexte de l’oeuvre imaginaire pour comprendre en quoi la limite permet d’ouvrir le champ créatif, contribuant au renouvellement esthétique.

À ce titre, la frontière entre États-Unis et Mexique constitue un terreau artistique fertile : zone d’échange culturel, elle a vu se développer assez rapidement des formes variées d’art métissé et populaire. On s’intéressera surtout à l’évolution récente de cette production culturelle, dans la mesure où l’on observe, à partir des années 1970, un art qui s’érige face au politique et en dialogue avec lui, dans une démarche d’inscription frontalière. À cette époque où les arts plastiques nouent avec le concept un lien organique, différentes manifestations artistiques prennent le pas du mouvement de confrontation avec les gouvernements à la fois mexicain et états-unien qui sont alors en train de se structurer. L’oeuvre de Rupert García intitulée ¡Cesen Deportación!, écran de soie peint exposé en 1972 pour dénoncer l’inhumanité du traitement des migrants braceros, est reconnue aujourd’hui comme pionnière ; elle décline une certaine confluence du pop art et de l’art conceptuel. En littérature, l’expression se diversifie et le théâtre devient un lieu d’expression du rejet de la violence que représente la frontière pour les migrants.

Mais c’est à partir des années 1980 que la frontière devient, en tant que telle, un enjeu et un thème central pour de nombreux artistes vivant et créant dans l’influence de la zone d’échanges entre le Mexique et les États-Unis. La fondation du Border Arts Workshop/Taller de Arte Fronterizo (BAW/TAF)[8] s’inscrit dans l’histoire du mouvement chicano pour la revendication des droits civils de la communauté hispanique aux États-Unis. Ce groupe d’artistes est à l’origine d’une série d’expositions ayant marqué les esprits des habitants des zones frontières qui ont eu l’occasion de les voir ou même d’en entendre parler, mais aussi d’un mode d’expression particulier, celui des performances (Gómez-Peña 1992 ; Fusco 2000 ; Gómez-Peña 2000). L’un de ses membres les plus célèbres, Guillermo Gómez-Peña, s’est spécialisé dans ce type de mise en oeuvre. Sa production textuelle accompagne souvent l’événement artistique pour insister sur l’objectif qu’il donne à son travail : interroger la forme artistique (« ce qui repose derrière et sous la réalisation d’un art de performance, surtout dans la traversée de frontières géographiques et culturelles très volatiles » (Gómez-Peña 2000), mais aussi le lieu en tant que tel[9].

Cette explosion artistique contemporaine autour de la frontière est loin de rester confidentielle, comme en témoigne un corpus d’analyse en cours de constitution sur ce phénomène (Fox 1999). Devant cette expression à la fois littéraire (mais aussi sous forme de bandes dessinées), musicale, plastique et cinématographique, dans le cadre de ce projet, nous nous proposons de nous concentrer sur les deux derniers types de créations, du fait de leur nature visuelle. Cette conjonction d’imaginaires tend à prouver que le phénomène artistique dépasse l’individualité de chaque oeuvre d’art et de chaque itinéraire individuel pour s’inscrire dans un rapport sociospatial qui les englobe. Jusqu’ici, la part de l’espace dans l’expression artistique, la spécification du lien culture/espace/politique n’ont été que peu abordées. L’apport d’un géographe peut dès lors se situer dans l’explicitation du rapport de l’oeuvre au territoire. Il s’agit de travailler sur les circonstances de la genèse, mais aussi sur celles de la réception de la création afin d’expliciter le sens politique donné à des oeuvres considérées. Dans cette optique, le paysage apparaît bien comme un discours géopolitique induisant des formes de territorialisations particulières.

Dans ce contexte, mon interrogation porte sur les inflexions que la construction d’un mur sur cette frontière problématique peut faire subir à la création artistique. Observe-t-on depuis 2006 une évolution des projets sur la frontière, la dynamique créative est-elle perturbée/stimulée par le mur ? J’ai donc dans un premier temps dressé un tableau de la production artistique transfrontalière : il s’agissait de procéder à un repérage approfondi des formes de créations artistiques sur la frontière : artistes, lieux de création et d’exposition, mais aussi formes de collaboration transfrontalière autour de la culture[10]. Cela a mené à une caractérisation de segments de frontière plus actifs que d’autres : à côté du rôle crucial du « corridor San Diego/Tijuana » dans l’activisme artistico-frontalier (Atelier BAW/TAF, festival InSite coorganisé tous les trois ans, etc.), on a vu émerger plus récemment des dynamiques importantes dans l’Arizona/Sonora, notamment à Nogales avec l’atelier Yonke. Ce travail de localisation peut être affiné ; il doit surtout être contextualisé pour tenter de comprendre si des évolutions significatives des formes créatives ont eu lieu depuis 2006, année du durcissement du passage et de la décision de construction du mur.

Une fois établi le panorama artistique de la zone frontalière, on peut tenter d’analyser le contenu esthétique des oeuvres, pour voir si la barrière ou le mur y figurent, et de quelle façon plus ou moins explicite (figuration, concept, installations et performances). Quand il est figuratif, l’art plastique semble mettre en scène deux thématiques principales : les barbelés d’une part, le corps d’autre part[11]. Le travail du Border Art Workshop et surtout celui de Terry Allen ou de David Abalos laissent une grande part à la présence du barbelé, dont ils explorent l’incorporation selon différentes modalités dans leurs installations (Fox 1999). L’une des oeuvres que je trouve les plus inspirantes sur ce thème est le Burning Fence (« Grillage en feu ») de Michael Schnorr : l’artiste a reproduit une barrière grillagée en bois recouvert de tissu qu’il a imbibé d’essence, y mettant le feu au moment de la présentation (1991).

Le deuxième thème récurrent est celui du corps, souvent présenté comme souffrant. L’incarnation de la frontière par des artistes engagés en appelle certainement à la biopolitique foucaldienne et pourrait se révéler une piste d’analyse fertile si elle était approfondie. Cette thématique permet de faire le lien entre des représentations issues d’une grande variété d’arts visuels, incluant la photo et la vidéo, et mettant l’accent, comme nous l’avons dit plus haut, sur l’acte de performance. Dans ce domaine, ce sont les oeuvres de Guillermo Gomez-Peña qui sont les plus célèbres, mais ce dernier a été accompagné dans cette dynamique par de nombreux artistes. De fait, la performance est une forme d’expression artistique assez développée en Amérique latine, avec notamment de célèbres « performeurs » colombiens qui trouvent dans cette modalité d’expression la possibilité de reformuler et de partager leurs interrogations sur la violence politique et sociale de leur pays. Elle s’étend vers l’Amérique centrale, avec un groupe désormais reconnu de femmes « performeuses »[12], parmi lesquelles Maria Adela Diaz qui travaille directement la question de la frontière (dans Caution, ou bien Borderline, performance au cours de laquelle elle s’enferme dans une caisse en bois jetée à la mer pour dénoncer le problème de l’immigration illégale).

Un exemple intéressant de cette perspective réside dans un événement présenté lors de l’édition 2005 de la foire InSite. Le travail de Javier Téllez intitulé One Flew Over The Void/Bala perdida (« Vol au-dessus du vide/Balle perdue ») se terminait par un spectacle inspiré par les réalisations de Dave Smith, le fameux « homme-obus ». Le spectacle mettait en scène des patients d’un établissement de santé mentale avec lesquels l’artiste avait longuement travaillé, interrogeant ainsi toutes les sortes de frontières que l’homme érige ou subit, puis l’artiste se faisait lancer par un canon au-dessus d’une reproduction, sur une plage proche, de la palissade frontalière de Tijuana/San Diego : il s’agissait ainsi de mettre en évidence les tensions croissantes autour de la frontière !

Le travail autour du corps inclut également le corps du spectateur, en appelant tout particulièrement au pouvoir du regard rebondissant. Dans un travail présenté à l’InSite 2001, Valeskia Soares utilisait des miroirs incurvés que nous avons déjà mentionnés : il les avait suspendus sur le grillage frontalier, dans le Parque de la Amistad/Friendship Park in San Diego/Tijuana. Regardant l’autre, le spectateur buttait contre sa propre image, mais déformée ! Cependant que des citations des Villes invisibles de Calvino y avaient été gravées, mais à l’envers, pour être lues depuis l’autre côté, ce qui était en réalité impossible puisqu’il ne s’agissait pas de vitres mais de miroirs : l’altérité apparaissait bien comme nécessaire, mais inaccessible. Par son installation Llegadas y Salidas (« Entrées et sorties », InSite 1997), Cristina Fernandez a illustré à sa manière un propos similaire : elle a positionné un vieil instrument de marine en laiton devant la barrière, toujours à Colonia Libertad, une façon de suggérer que les migrants, comme les anciens marins, sont à la recherche de territoires nouveaux et que l’outil pouvait les y aider, les appuyer aussi pour évaluer les difficultés qu’ils vont rencontrer dans ces conquêtes.

Toutes ces oeuvres soulèvent la question essentielle de l’impact de l’art frontalier : qui le reçoit et avec quelles conséquences ? Nous sommes conscients qu’il y a quelque chose d’héroïque à se battre contre des murs avec des oeuvres d’art, ce que l’artiste australien Ian Howard appelle le « Quixotic gesture », quand il compare son propre travail mené depuis trente ans sur les murs (de Berlin à Belfast en passant par les deux Corées et la muraille de Chine) aux conquêtes de Don Quichotte.

Nous avons ainsi travaillé sur les lieux de production de l’art frontalier : villes frontalières, et en leur sein certains centres culturels reconnus, mais aussi le mur lui-même. Le mur bloque, tranche, déchire un paysage, une société. Il constitue cependant aussi une surface plus ou moins lisse qui peut offrir un support à l’expression, aux mots ou aux couleurs. La tradition muraliste latino-américaine est d’ailleurs reconnue, et sa diffusion a pu être analysée aux États-Unis (Tréguer 2000) ou en Amérique latine, selon des modalités d’abord anthropologiques. Mais toutes ces formes d’expression graphique murales méritent d’être revisitées dans une perspective d’analyse territorialisée, comme l’illustre le travail mené par É. Deliry-Antheaume en Afrique du Sud.

Nous avons ainsi tenté d’établir une liste et une typologie des lieux de présentation de l’art frontalier. Il apparaît au premier abord que des galeries ainsi que des centres culturels ont joué un rôle polarisant dans l’expansion de l’art frontalier entre San Diego et Tijuana. Nous avons déjà mentionné la Casa de la Cultura (maison de la culture) de Tijuana, mais le Centro de la Raza, lieu central de la communauté chicano de San Diego, a acquis une légitimité croissance auprès des artistes au fil des années. Il existe certainement d’autres lieux, plus difficiles à distinguer à distance, qui s’inscrivent dans la dynamique artistique de région frontalière et qu’il faudrait analyser à ce titre. De façon non anodine, ces deux espaces d’exposition se situent dans le plus grand doublon urbain de la frontière, les deux villes constituant aujourd’hui une vaste conurbation. Dans un sens, la géographie artistique ne diffère pas tant de celle qui exprime de nombreux autres phénomènes sociaux traversant le même espace. Nous faisons cependant l’hypothèse que l’emmurement de la frontière déporte l’activité artistique vers les villes de l’intérieur, accompagnant en quelque sorte le processus de démarcation. La localisation de l’exposition de l’oeuvre peut également être interrogée à partir de ses interactions complexes avec l’espace, mais aussi avec le temps. Nos premiers repérages révèlent qu’il existe peu d’occurrences de formes permanentes d’exposition d’art frontalier. Cet art s’exprime surtout par le moyen des performances – par nature éphémères –, des expositions temporaires et des foires exceptionnelles telles que l’InSite. Cette dimension instable doit être prise en compte dans l’analyse.

Finalement, une grande partie de la production artistique est située sur le mur lui-même. De nombreux événements intéressants ont eu lieu sur la plage, dans le Parque de la Amistad/Friendship Park, avant que l’accès public n’en soit interdit en décembre 2008. On peut citer l’installation de miroirs de Valeskia Soares considérée plus haut. De nombreuses photos qui représentent les autels spontanés, ornés, érigés aux migrants morts dans la traversée de la frontière circulent, contribuant à construire une image populaire de l’« art frontalier ». Une installation très intéressante permet de suggérer le pouvoir de ce type d’oeuvres, même s’il est déjà un peu ancien ; il s’agit du travail de Silvia Gruner appelé The Middle of the Road/La mitad del camino (« À mi-chemin ») qui a consisté à installer 111 statuettes de gypse de la déesse aztèque Tlatzoltéotl sur les tôles. Cette aventure a été menée en coopération avec les habitants de la Colonia Libertad, une banlieue pauvre de Tijuana. L’intention de l’artiste était de souligner le statut traversant de cette partie de la ville et de faire un geste chaleureux et réconfortant vis-à-vis des migrants illégaux, dans la mesure où cette divinité est traditionnellement associée à la maternité et à l’accouchement : il s’agissait de montrer à ceux qui quittaient le pays qu’ils n’étaient pas abandonnés et qu’ils ne laissaient pas non plus leur culture derrière eux. Le succès de cette oeuvre fut confirmé par le récit d’un certain nombre de traversées illégales de la frontière dans l’« autre sens », qui furent le fait d’officiers de la police des frontières venus voler ces jolis objets, tout comme certains migrants les avaient emportés avec eux pour leur porter chance.

L’illustration qui suit, tirée du site Web de InSITE 2005, révèle une forme de la frontière peu courante : insistant sur les lieux d’exposition plutôt que sur la nationalité des projets, on obtient l’image d’un espace construit par un réseau de liens multiples et complexes. Non seulement l’exposition apparaît-elle comme un « espace communicant » (communicative space) pour utiliser le terme que le commissaire de cette manifestation, Ute Meta Bauer, donne comme titre à l’un de ses séminaires sur l’architecture, mais cette manifestation met bien en avant des formes de territorialités que le mur nie.

Une autre vision de la frontière comme espace réticulaire (www.insite05.org/)

Une autre vision de la frontière comme espace réticulaire (www.insite05.org/)

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Conclusion

L’hypothèse que l’on souhaitait mettre à l’épreuve était celle de la vision d’un monde duel : le mur constitue une coupure qui sépare et rassemble tout à la fois. Sa construction disjoint bien entendu l’espace et ceux qui l’occupent, rassemblant autour de la division deux entités qui s’en trouvent renforcées : les uns, à l’intérieur de l’enceinte, basent leur reconnaissance sur sa présence, et les autres, à l’extérieur, rejetés, peuvent aussi se rassembler sur la base de cette exclusion qui peut les réunir sur une base territoriale inédite (penser à l’élargissement de l’appui aux Palestiniens depuis la construction du mur). Par ses significations, la barrière spatiale opère différents processus de reterritorialisation. Le jeu d’acteurs concernés s’en trouve considérablement perturbé, déterminant les conditions d’émergence d’une nouvelle géopolitique dont on a pu ici poser les prémisses.

Les observations et intuitions qui sont à l’origine d’une recherche sont souvent partagées, et l’on commence à trouver quelques textes qui suggèrent que l’art constitue une dimension du politique : « La différence inévitable entre le représenté et la représentation est le lieu même du politique » (Bleiker 2001). Cette intuition reste à creuser. Il nous semble essentiel de montrer la médiation territoriale qui opère ce lien, seule capable de démontrer la force sociale de la dynamique en cours. Dans la mesure où la projection du politique dépasse le discours pour s’inscrire dans l’espace, elle tombe dans le champ d’analyse des interactions entre la société et ce qui l’environne, donc dans le domaine de la géographie. Nous avons voulu montrer comment la mobilisation des techniques d’analyse paysagère permettait de comprendre les enjeux de ces interactions inédites entre le politique et l’espace. L’analyse des paysages de la limite ouvre en effet des perspectives de recherche plus fondamentale sur le statut du visible dans l’analyse sociale contemporaine. De façon plus théorique, cette réflexion participe aux grands débats sur notre monde globalisé et hyperfonctionnalisé dont certains soulignent la dématérialisation. Si l’inscription et la démarcation n’assurent pas la stabilité[13] (les murs peuvent être démolis, les portes fermées), elles imposent cependant de réfléchir au statut des inscriptions matérielles. Les paysages frontaliers peuvent nous ouvrir les clés de compréhension d’un univers de perceptions évolutives, reliant matérialité et esthétique.