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Depuis le début des années 2000, la Chine jouit d’un environnement international particulièrement stable en ce sens que les menaces traditionnelles à sa sécurité ont fortement diminué, notamment celle d’une invasion extérieure qui renverserait le régime (Wang 2005). Pourtant, les dirigeants chinois conservent un fort sentiment d’insécurité qui les amène à mettre en place de nouvelles barrières immatérielles telles que la cybermuraille. Notre étude cherche à démontrer que cette barrière immatérielle constitue un outil pour préserver un régime autoritaire dont la légitimité repose essentiellement sur une croissance économique rapide. Ainsi, la raison d’être de la cybermuraille n’est pas tant d’interdire l’accès à Internet que de limiter la diffusion de certaines idées perçues comme une menace à la stabilité du régime. L’argumentation s’effectuera en trois temps. Premièrement, nous montrerons que le « réflexe du mur » (la construction de barrières) s’inscrit dans l’histoire de la Chine et a contribué à façonner l’identité collective chinoise. Ensuite, nous présenterons le fonctionnement de la cybermuraille. Enfin, nous analyserons les facteurs qui ont amené les dirigeants chinois à considérer l’Internet comme une menace exigeant une muraille. Nous conclurons en nous interrogeant sur une autre fonction possible de la cybermuraille, celle de sinisation d’Internet, qui complète la fonction de contrôle, voire lui donne tout son sens.

I – Une tradition de protection de son intérieur

A — Des premières murailles à la Grande Muraille des Ming

Dans le processus de construction des premières murailles, « la question de l’envahisseur n’a pas été de circonstance ou liée à une ethnie particulière » (Draï 2007 : 24). La construction de mur semble s’inscrire dans l’identité collective chinoise dès ses débuts. Lattimore (1937) avance que c’est la cité fortifiée, unité première de l’organisation socio-économico-politique des sociétés chinoises, qui aurait déclenché ce réflexe du mur :

Il y a quelque chose d’inhérent au processus historique de formation de l’État chinois qui a favorisé l’édification de murs frontières […] L’évolution de ces cités en États s’est effectuée en appliquant ce mode de fonctionnement au niveau national selon une structure pyramidale, la base de la pyramide étant formée par de petites unités régionales dominées par une cité fortifiée. Ce sont ces efforts pour construire de plus grands ensembles aussi permanents que les cités fortifiées qui ont mené à la construction des premières murailles.

Lattimore 1937 : 534

En acceptant cette idée[1] comme hypothèse de départ, nous tenterons de montrer que le lien entre Grande Muraille et identité collective chinoise ne revêt pas la dimension que l’on imagine au premier abord. Après avoir posé quelques jalons historiques, nous décrirons les représentations les plus répandues de l’objet idéel que l’on nomme Grande Muraille et leur impact sur l’identité collective chinoise. Cette première partie de notre étude, bien qu’elle ne se rattache pas explicitement à la problématique de la cybermuraille, est nécessaire, car elle fournit des éléments essentiels à l’analyse des dynamiques qui sous-tendent l’édification de la cybermuraille. On relève en effet plusieurs similarités entre les murs érigés par le passé et les barrières contemporaines. S’il est possible d’utiliser le passé pour mieux comprendre le présent, celui-ci ne peut toutefois servir de référence exclusive pour analyser les dynamiques de construction des murs actuels.

Premières murailles

Il apparaît que la Chine a une longue tradition de construction de barrières, particulièrement lorsque l’on se penche sur les réalisations des « dynasties bâtisseuses » des Qin, Han, Wei, Qi du Nord, Sui et Ming. L’objet que l’on nomme Grande Muraille est en réalité constitué de plusieurs tronçons de murs érigés ad hoc, selon les besoins de l’une ou l’autre des dynasties, parfois unifiés en un même ensemble, parfois déplacés au fil des dynasties. Il est possible de distinguer quatre périodes ayant précédé la Grande Muraille des Ming, celle que nous connaissons et visitons aujourd’hui : une « préhistoire[2] » et trois autres périodes (Will 2004). Cette division fait ressortir la pérennité de l’idée de muraille : durant la « préhistoire », le processus de formation de l’État chinois déclenche le réflexe du mur, puis les rivalités entre royaumes chinois mènent à l’édification des « proto-murailles » ; par la suite, les différentes dynasties reprennent cette idée pour l’utiliser contre les envahisseurs étrangers.

Durant la période du Printemps et des Automnes et celle des Royaumes combattants, les ébauches de murailles représentent un moyen pour les États belligérants de se protéger des visées conquérantes de leurs voisins :

Durant ces quelque cinq cents ans, la muraille de Chine apparaît comme une sorte de construction collective, le résultat d’une coopération aussi involontaire que globale, puisque chaque État, en essayant de barrer par cette méthode la voie à ses ennemis, contribue au renfermement de la Chine tout entière ».

Draï 2007 : 24

C’est à l’empereur Qin (-221 à -210) que l’on attribue la première muraille. Au début de son règne, Qin entreprend d’unifier les murailles des anciens royaumes en une seule et de construire de nouveaux tronçons pour repousser les nomades Xiongnu et Ordos (venus du nord et de l’ouest de l’empire). Plus tard, entre le Ve et le VIe siècle, les dynasties de Wei, Qi du Nord et Sui édifient une muraille un peu plus au sud que celle érigée par Qin Shi Huangdi dans le but de se protéger des menaces venues de la steppe. La dernière dynastie bâtisseuse est celle des Ming (1368-1644), qui s’est attachée à la fois à des travaux de renforcement des défenses existantes et à la construction de nouvelles lignes de défense pour faire face à la menace mongole[3] (Thote 2004).

Muraille physique et muraille mentale

Les auteurs qui se sont penchés sur la question de la frontière posent que les barrières physiques sont avant tout le reflet d’une barrière mentale : « l’édification de murs, destinés à circonscrire et à diviser l’espace, renvoie […] à la constitution mentale d’un espace intérieur » (Fontaine 2007 : 124). En effet, pour Draï et Lovell, la Grande Muraille constitue le reflet d’une muraille mentale qui participe à la fois de la mise à l’écart de l’étranger et de l’enfermement de la population chinoise. Draï note ainsi qu’« un mur est une cosa mentale qui trace une ligne de partage qui se voudrait infranchissable entre un “dedans” qui se sent menacé et défend sa pérennité et un “dehors” menaçant » (Draï 2007 : 22). De la même manière, Lovell mentionne que les membres de la mission diplomatique britannique conduite par McCartney (1793) identifièrent deux murailles durant leur séjour : une muraille physique et une muraille mentale « que l’État chinois a construites autour de lui pour repousser les influences étrangères et contenir le peuple chinois à l’intérieur » (Lovell 2006 : 8).

Cette « muraille invisible » semble une constante dans l’histoire de la Chine : d’une part l’édification de murs s’est étendue sur plusieurs dynasties, d’autre part on recense plusieurs périodes de fermeture et de repli sur soi, par exemple à la fin de la dynastie Ming ou encore lors de la révolution culturelle de la Chine maoïste. Le concept de muraille mentale est une clé intéressante pour comprendre les dynamiques des barrières contemporaines. Selon l’écrivain Ian Buruma, « la Grande Muraille dénote une culture du secret, un isolationnisme culturel qui a caractérisé l’autocratie chinoise pendant les millénaires et qui continue à sous-tendre la résistance à l’idée de démocratie du gouvernement actuel » (cité dans Lovell 2006 : 22).

Une autre dimension essentielle pour comprendre les dynamiques des barrières actuelles réside dans la fonction d’enfermement des murs. L’unité de la Chine a toujours constitué un problème pour ses dirigeants. Pour nombre d’entre eux, l’édification d’une muraille était un moyen de maintenir ensemble un empire constitué de multiples fragments ethniques, prompts à se désagréger. Ces barrières servaient autant à empêcher les barbares d’entrer qu’à maintenir les Chinois à l’intérieur, idée clairement énoncée par l’écrivain japonais Kaikô Takeshi dans son ouvrage La Muraille de Chine. Récit d’un fugitif :

Le but réel de [ce mur] n’est plus la défense de l’Empire contre les assaillants venus d’un chaotique ailleurs, mais bien l’identification de chacun de ses sujets à la personne de l’Empereur, du coeur de sa capitale jusqu’à sa plus extrême frontière afin que l’Empire ne se dissolve pas.

cité dans Draï 2007 : 25 et 26

Huang Xiang[4], écrivain ayant grandi dans la Chine communiste et auteur du poème Confessions de la Grande Muraille, témoigne également de la continuité de cette logique d’enfermement. Utilisant la métaphore de la Grande Muraille, son poème dénonce une double volonté d’enfermement de la population chinoise par les dirigeants : il s’agit « d’éloigner les Chinois des étrangers, mais aussi les uns des autres » (cité dans Draï 2007 : 25).

Le lien entre Grande Muraille et identité collective est un élément complexe qui peut nous éclairer sur les motifs des dirigeants chinois actuels à bâtir une Grande Muraille virtuelle. On peut ainsi émettre l’hypothèse que la cybermuraille, en protégeant les citoyens chinois d’une influence étrangère déstructurante et déstabilisatrice, participe au ciment social que les autorités ont cherché à mettre en place après les événements de 1989[5].

La fonction de protection du territoire

Au premier abord, la fonction principale de la Grande Muraille semble être celle de la protection du territoire, et sa construction semble relever d’une stratégie défensive. De nombreux auteurs, tels que Lattimore, Waldron, Tanner et Lovell, interrogent cette perception. Plusieurs notent que les murailles ne constituent pas une protection efficace du territoire : pour Lovell, « la muraille n’a jamais permis qu’un avantage temporaire sur les envahisseurs » (Lovell 2006 : 17). Également, Waldron remarque qu’il était aisé pour les nomades de contourner ces murailles, simplement en déplaçant leurs attaques (Waldron 1990 : 141).

Le caractère purement défensif de la muraille est lui aussi remis en question. Ainsi, Lovell considère que l’érection de murs peut également relever d’une stratégie offensive, voire expansionniste. Elle note à ce propos que, si la propagande actuelle présente l’édification de la Grande Muraille comme une mesure protectrice prise par les fermiers chinois contre les attaques des barbares nomades de la steppe[6], la muraille prend une tout autre dimension lorsque l’on considère la construction d’un mur « au milieu d’un territoire nouvellement conquis ». Il s’agit alors d’un « acte de colonisation et d’expansion impérialiste » (Lovell 2006 : 44). Selon Waldron, certaines dynasties, comme celle des Ming, ont mené une politique agressive envers les populations nomades des steppes, ce qui a rendu nécessaire l’édification de barrières :

Du point de vue des Mongols, les Ming étaient responsables de l’hostilité entre les deux peuples, notamment en raison de leur refus de commercer avec eux […] du fait qu’ils exécutent les envoyés nomades, des campagnes militaires répétées pendant lesquelles les troupes chinoises massacraient femmes et enfants […].

Waldron 1990 : 172

Pour sa part, Lattimore estime que l’édification de murailles n’était qu’une partie d’un dispositif d’ensemble visant à résoudre la question frontalière. Ainsi, il rapporte que l’idée de colonisation préventive était déjà présente sous l’empereur Qin, comme solution additionnelle à la protection des frontières : « Après que les nomades Xiongnu eurent été stoppés près de la frontière nord-est, [le ministre de l’empereur Qin] fut converti à l’idée de colonisation préventive dans le nord-est, de manière à stopper la progression Xiongnu » (Lattimore 1937 : 544). À la suite de ces éclairages, la représentation convenue d’un empire chinois par nature non agressif et pacifiste qui découle de la conception du mur comme stratégie défensive est quelque peu mise à mal.

Une réponse traditionnelle au problème de frontière

L’édification de murs est souvent considérée comme la réponse chinoise traditionnelle au problème de frontière. Or il semble que, pour plusieurs dynasties, l’édification de murs n’était pas la mesure privilégiée, mais une solution de dernier recours : « Sous les Ming, la construction de murs n’était décidée que lorsque les autres solutions avaient été épuisées » (Waldron 1990 : 171). Lovell note qu’il s’agissait d’un « choix impopulaire, parce qu’associé à la défaite et à la dégénérescence politique » (Lovell 2006 : 17), « un signe de faiblesse militaire, d’échec diplomatique et de paralysie politique, une solution à laquelle on se résignait après que toutes les autres options pour traiter avec les barbares eurent échoué (négociation diplomatique, accords commerciaux, expéditions punitives) » (Lovell 2006 : 44).

Une délimitation nette entre l’intérieur et l’extérieur

La Grande Muraille est habituellement présentée comme une frontière clairement établie, destinée à séparer Chinois et barbares. Cette représentation est remise en question par plusieurs auteurs, dont Lattimore et Lovell. Lattimore estime que des zones tampons, des lieux de métissage dont la taille et la localisation variaient dans le temps, entouraient les frontières chinoises. Ainsi, la muraille ne séparait pas deux mondes radicalement différents, elle n’était pas étanche, mais plutôt perméable : « Les troupes stationnées à la frontière étaient habituées à un mode de vie qui ressemblait beaucoup à celui des nomades qu’ils combattaient. Les conditions de vie à la frontière (soldats et locaux) étaient celles d’une société nomade » (Lattimore 1937 : 540). Lattimore ajoute que ce métissage était encouragé par les plus hautes instances dirigeantes : « l’empereur Qin avait d’ailleurs compris l’utilité d’avoir des zones tampons à ses frontières peuplées par des groupes semi-civilisés » (Lattimore 1937 : 543).

Quant à Lovell, elle considère que penser la frontière comme une séparation étanche « oblitère l’importance du “facteur étranger” dans l’histoire chinoise » (Lovell 2006 : 16), notamment le fait que la Chine ait été dirigée par des empereurs issus de tribus barbares. La Grande Muraille n’est donc pas synonyme d’absence de contacts entre les parties de part et d’autre du mur. Ce constat suppose de s’interroger sur la relation entre mur et frontière, en particulier dans la « conception chinoise » de la frontière, qui tend à considérer la frontière plutôt comme une interface que comme une séparation nette.

Considérer la frontière comme une interface conduit à établir une distinction entre intérieur et extérieur, sans que cela implique une absence de contact :

Aucun dedans ne peut se constituer sans s’appuyer sur le dehors qu’il repousse, et aucun dehors ne se conçoit sans un dedans […] dans une telle perspective, la frontière joue le rôle d’interface, de membrane, d’élément médiateur entre le dedans et le dehors, où se jouent les échanges et les flux de circulation entre les deux milieux.

Fontaine 2007 : 123

Cette conception théorique rejoint l’acception chinoise de la frontière qui considère celle-ci comme une zone de contacts plutôt que comme une limite territoriale[7]. Plusieurs éléments soutiennent cette idée : tout d’abord, le fait que la Chine entretienne avec ses voisins « un type très particulier de relations où la notion de frontière n’existait pas » (Denécé 1999 : 265). La souveraineté chinoise s’exerçait en termes de relation de suzeraineté, par un système de tribut où « la souveraineté y était plus le résultat d’une reconnaissance de relations de protégé à protecteur que déterminée par des limites bien définies » (Denécé 1999 : 265). Au vu de ces indications, on peut penser que l’édification de murs et de barrières relève d’une dynamique distincte de celle de la frontière. Ainsi, une frontière (zone de contacts) pouvait exiger l’érection d’un mur pour la protection de l’intégrité de l’empire, sans pour autant remettre en question les relations avec les idées et peuples étrangers.

Représentation positive de la Grande Muraille

Il semble que la Grande Muraille n’ait pas toujours été considérée comme un monument exceptionnel et grandiose, comme le montrent Waldron et Lovell. Pour Lovell, « pendant la majorité de ses 2000 ans d’existence, la Grande Muraille a été ignorée, critiquée, abandonnée, à la fois physiquement et en tant qu’idée » (Lovell 2006 : 15). Les exemples cités par Waldron montrent comment chaque nouvelle dynastie s’est attachée à discréditer les réalisations précédentes. Par exemple, Waldron rapporte que la dynastie Han chercha à discréditer la muraille érigée par l’empereur Qin, faisant de celle-ci l’emblème « de la vanité de ses politiques militaires et de sa tyrannie envers le peuple qu’il contraint aux travaux forcés, ainsi qu’en témoignent de nombreux chants et légendes populaires » (Walrdon 1990 : 195). De même, la dynastie Qing, succédant aux Ming, s’attacha à déprécier le mur des vaincus en faisant de celui-ci « un symbole de vanité et d’échec militaire, un peu comme la ligne Maginot dans la mémoire collective française » (Waldron 1990 : 168). Pour la dynastie mandchoue des Qing, il était nécessaire d’abolir ce symbole chinois de manière à pouvoir imposer son règne. En effet, « la muraille ne marquait plus un accomplissement militaire ou même une frontière puisque la nouvelle dynastie contrôlait un territoire qui s’étendait des deux côtés de la muraille […]. Par ailleurs, une muraille symbolisant la distinction entre barbares et civilisation ne servait pas la Chine des Qing, d’origine mandchoue » (Waldron 1990 : 167).

C’est à partir du début du 20e siècle que l’on recense les premières tentatives de récupération positive de la Grande Muraille. Selon Waldron, Sun Yat Sen est le premier à tenter de faire de la Grande Muraille un emblème nationaliste rassembleur en le décrivant comme « l’un des plus grands travaux accomplis par le peuple chinois […] qui permit de préserver la race chinoise de l’invasion des nomades, la civilisation chinoise pouvant ainsi se développer en paix » (Waldron 1990 : 214). Cette tentative fut une réussite en demi-teinte. Lovell estime que le Parti communiste chinois (PCC) eut plus de succès après quelques tentatives avortées et réussit à faire de la Grande Muraille un symbole de la grandeur de la nation chinoise. C’est vers les années 1930 que le PCC décida de faire de la Grande Muraille un « symbole de la Chine et de son passé glorieux pour raviver l’estime du peuple chinois mise à mal par les révolutions avortées, les guerres civiles et autres invasions étrangères du début du 20e siècle » (Lovell 2006 : 12). La représentation positive de la Grande Muraille est donc un construit, passé de symbole de faiblesse militaire et d’échec diplomatique à celui de témoin de la grandeur d’une nation exceptionnelle. Il est intéressant de noter qu’aujourd’hui la Grande Muraille est devenue l’un des référents privilégiés du nationalisme chinois.

Si la Grande Muraille reste la plus connue des barrières qui ont marqué l’histoire de la Chine, elle n’est cependant pas la seule. D’autres murs ont également joué un rôle significatif dans l’histoire récente de la Chine, comme le rideau de « bambou maoïste[8] » ou le « mur de la démocratie ».

B — Le mur de la démocratie

1978 est une date symbolique : elle marque l’arrivée de Deng Xiaoping au pouvoir et le début de la politique d’ouverture et de réformes. Pour beaucoup, ces réformes économiques signifient le début de la reprise des contacts entre la Chine et le monde extérieur. Il est intéressant de relever que c’est au cours de cette période qu’a émergé un nouveau type de mur : le mur de la démocratie (Printemps de Pékin, 1978-1979). Ce mur n’est pas une barrière, mais un support de communication, un lieu d’échange et de contact. Cette fonction du mur n’avait jamais été explorée jusqu’alors en Chine. Le premier mur de la démocratie[9] (Xidan Minzhu Qiang) était situé dans la rue Xidan, non loin de la place Tian’anmen. Ce mur a été appelé mur de la démocratie en raison des dazibaos[10] que les partisans du Printemps de Pékin venaient y afficher et dans lesquels ils discutaient des réformes et de la situation du pays. C’est sur ce mur qu’a été affiché le célèbre texte de Wei Jingsheng, La cinquième modernisation : la démocratie. Le mur de la démocratie a donné pendant un temps l’illusion que Deng Xiaoping serait différent de son prédécesseur et qu’il encouragerait la liberté d’expression et la libéralisation politique. Cependant, en décembre 1979, Deng Xiaoping décide mettre un terme au mouvement qui ne lui est plus politiquement utile[11] : le mur de la démocratie est supprimé et les contestataires les plus influents sont emprisonnés. Par cette répression Deng Xiaoping montre clairement que, s’il était prêt à accorder davantage de libertés sur le plan économique, il n’en était pas de même au regard des autres libertés (politiques, sociales, etc.).

Par la suite, de nombreuses campagnes de propagande organisées par Deng Xiaoping pour faire face aux inégalités engendrées par les réformes économiques reprennent le thème de la Grande Muraille. Sa logique est la suivante : l’ouverture de la Chine au reste du monde (conséquence des politiques de réformes et d’ouverture économique) génère également un espace dans lequel l’ouverture politique peut s’infiltrer (démocratie, liberté d’expression). Or, l’ouverture politique n’est pas acceptable, car elle nuit à la stabilité du pays et du régime (Lovell 2006). Il faut donc lancer des campagnes de propagande qui empêchent cette ouverture politique ; c’est le cas de la campagne de 1984 « Aimons la Chine, reconstruisons notre Grande Muraille », qui fait la promotion de la rénovation du monument mais qui s’attache surtout à redorer le blason du socialisme (Lovell 2006 : 330, 331).

Le titre de cette campagne montre clairement la pérennité de la dynamique du mur de l’empereur Qin à la période post-maoïste. Devant la menace, réelle ou perçue, les dirigeants chinois érigent des barrières (matérielles ou idéelles) pour limiter les contacts avec l’extérieur et contenir leur population. Un autre exemple de cette dynamique du mur peut également être illustré par le compromis après-1989, sorte d’accord implicite entre les dirigeants et la population. De manière très simplifiée, on peut dire que le PCC a tracé une ligne rouge à ne pas franchir (muraille idéelle), celle de l’ouverture politique, mais qu’en retour il autorise les libertés à l’intérieur de cette ligne rouge, notamment celles qui touchent au domaine économique (possibilité de se lancer dans les affaires, de s’enrichir).

La présentation de ces deux murs prend tout son sens lorsque l’on considère la cybermuraille comme une synthèse de la Grande Muraille et du mur de la démocratie. La fonction principale de la Grande Muraille est celle de la protection de l’intégrité de l’empire, alors que le mur de la démocratie est avant tout un support de communication. La cybermuraille, comme la Grande Muraille, a pour but de limiter la diffusion d’idées jugées néfastes, mais elle ne remet pas en question le support de communication que constitue Internet ni n’empêche le contact avec les idées et les peuples étrangers.

II – La cybermuraille

La Grande Muraille électronique doit être comprise comme un élément qui fait partie d’un vaste système de contrôle de l’Internet mis en place par l’État-parti. En tant que partie constituante d’un tout, elle ne peut être comprise sans que l’on se réfère aux autres éléments de ce système : que vaut l’existence d’un mur sans la présence de gardiens pour empêcher de le franchir ? Le système de contrôle mis en place par les autorités cherche à dissuader les internautes de s’aventurer au-delà de la Grande Muraille électronique (encourager l’autocensure). En effet, la cybermuraille n’est pas infranchissable et il existe de nombreuses façons de la « contourner », tels les serveurs mandataires (proxy), la tunnellisation (tunneling), les anonymiseurs[12], etc. La Grande Muraille électronique dépend donc d’un ensemble d’autres mesures de contrôle pour rester debout. Cette partie traitera du système de contrôle et de censure en mettant l’accent sur la cybermuraille. Après un rapide aperçu de l’évolution de l’Internet en Chine, nous décrirons le système mis en place par les autorités, puis nous nous concentrerons sur l’analyse de la cybermuraille. Il ne s’agit pas ici d’évaluer l’efficacité des mesures mises en place par le gouvernement, mais seulement de les présenter.

A — Internet : quelques données

Selon Guo Liang, chercheur à l’Académie chinoise des sciences sociales (CASS), la Chine est devenue en 2008 le premier pays pour le nombre d’utilisateurs d’Internet, avec plus de 253 millions d’internautes. À titre de comparaison, on en comptait environ 220 millions aux États-Unis la même année (Guo 2008). Le nombre d’internautes a progressé de manière très rapide : de « quelques milliers d’utilisateurs à la fin des années 1990 » (Haski 2008 : 22), ce nombre est passé à environ 33 millions (Shee 2004 : 527) à la fin de l’année 2001, puis à plus de 120 millions en 2004 (ibid.), jusqu’à atteindre 210 millions d’internautes en 2007 (Haski 2008 : 22).

Pierre Haski estime qu’en 2007 le taux de pénétration Internet s’élevait à 16 % de la population totale. En 2008, selon Guo Liang, la moyenne mondiale aurait été atteinte, avec un taux de pénétration de 19 %.

Que de progrès depuis le premier courriel (e-mail) envoyé par un professeur d’informatique chinois en 1987… dont la devise faisait explicitement référence à l’idée d’aller au-delà de la Grande Muraille[13]. Il a cependant fallu attendre 1994 pour la mise en place du premier réseau Internet chinois et 1995 pour l’arrivée du premier service public Internet (Lovell 2006).

B — Évolution du contrôle d’Internet

Le contrôle d’Internet est allé de pair avec le développement de la toile. Certains auteurs divisent l’évolution du contrôle de l’Internet en trois périodes :

  • la période avant 1994, qui se caractérise par une « gestion fragmentée et erratique » (Trai 2007 : 24) ;

  • la période 1994-1998, marquée par les tentatives de gestion centralisée (création d’une conférence nationale conjointe sur l’information économique de l’État) ;

  • et, enfin, la période après-1998, qui se caractérise par une meilleure organisation avec la création du ministère des Industries et de l’Information (MII), celui-ci jouant le rôle d’institution fédératrice de toutes les structures de régulation et de contrôle.

D’autres analystes posent l’année 1996 comme jalon principal de l’évolution des mécanismes de contrôle : confrontés à l’émergence de ce nouveau média, les dirigeants chinois ont finalement autorisé la technologie tout en l’encadrant strictement (Guo 2008).

On note ici la différence entre la stratégie chinoise et celle des autres États autoritaires (Iran, Corée du Nord, Cuba). Ceux-ci ont privilégié une approche de blocage total d’Internet, alors que la Chine a opté pour une ouverture contrôlée (Haski 2008).

Concernant l’évolution générale des mécanismes de contrôle, tous les auteurs (Shee, Trai, Guo, Haski, Lovell) s’accordent sur une dégradation de la situation pour les internautes et autres acteurs d’Internet. Ils remarquent un renforcement des mécanismes de contrôle et de nouvelles lois qui restreignent les libertés : « l’accès à Internet en Chine s’est fait dans une logique de contrôle qui a été régulièrement confirmée, voire renforcée au cours des dernières années » (Haski 2008 : 7).

C — Organisations chargées du contrôle

Le contrôle de l’État chinois s’exerce sur plusieurs aspects et fonctions de la sphère Internet. Premièrement, le gouvernement chinois édicte continuellement de nouvelles lois et de nouveaux règlements pour renforcer son autorité. Deuxièmement, sa mainmise s’exerce sur l’infrastructure de contrôle de l’Internet : le contrôle de la toile n’est pas laissé aux mains du secteur privé (Shee 2004 : 530). Troisièmement, il conserve une forte emprise sur les fournisseurs d’accès Internet et sur les fournisseurs de contenu Internet : tous les fournisseurs d’accès Internet[14] sont contrôlés par des agences gouvernementales. Par exemple, le ministère de l’Éducation dirige cernet, le réseau d’éducation et de recherche chinois (China Education and Research Network). Quatrièmement, le gouvernement pratique une censure des contenus indésirables et une propagande active, notamment en inondant le Web de contenus et de sites « autorisés ». Il est par exemple interdit de diffuser des informations qui ne proviennent pas des agences de presse officielles. Ensuite, il encadre fermement la réglementation des espaces publics qui permettent l’accès à l’Internet : par exemple, les cybercafés sont soumis à des lois de plus en plus contraignantes. Enfin, les autorités ont mis en place un système de responsabilisation de tous les acteurs[15], ce qui leur assure un contrôle meilleur car décentralisé.

En 2008, on estimait que le contrôle et la surveillance du Web étaient répartis entre cinq organismes, parmi lesquels le ministère de l’Industrie de l’information (mii) joue un rôle central (Haski 2008) :

  • Le Bureau Internet et le Centre d’étude de l’opinion publique, qui dépendent du Bureau de l’information du Conseil d’État. Ils s’occupent des questions qui ont trait au contenu, telles que la sélection des informations autorisées à la diffusion, ils détiennent le pouvoir de fermer les sites d’information non gouvernementaux qui ne respectent pas les directives officielles, etc. (rsf 2007).

  • Le Bureau Internet et le Bureau de l’information et de l’opinion publique du Département de la communication (ancien département de la propagande), lui-même sous le contrôle du PCC. Ces bureaux gèrent les questions qui ont trait à « l’influence des médias occidentaux » (Trai 2007 : 16) et s’occupent de la surveillance de l’opinion publique chinoise en ligne.

  • Le ministère de l’Industrie de l’information (mii), qui dépend du comité central du PCC. Ce ministère coordonne le travail des autres agences ; c’est l’instance la plus importante en matière de gestion de l’Internet (Shee 2004). Il est également chargé du contrôle des réseaux physiques (routeurs, câbles, points d’accès Internet, serveurs dns, etc.).

  • Le Bureau de surveillance et de sécurité des informations sur Internet du ministère de la Sécurité publique, qui gère ce qui a trait à la protection des secrets d’État.

  • Le Centre d’enregistrement des informations illégales et inconvenantes sur Internet du ministère de l’Industrie de l’information.

Il faut ajouter à ces entités les provinces et les municipalités ainsi que divers instituts de recherche et universités[16]. Le fait que les provinces et les municipalités aient également des compétences en matière de gestion de l’Internet explique que le degré de censure varie d’une province à l’autre.

D — Les modalités de la censure

On recense plusieurs types de mesures coercitives mises en place par le gouvernement. Sur le plan du contrôle du contenu, les mesures peuvent être passives (censure) ou actives : remplir des espaces de discussion avec du contenu inoffensif, de la propagande ou encore produire des contenus en accord avec les orientations du pcc de manière à ce que les internautes n’éprouvent pas le besoin d’aller sur des sites étrangers potentiellement subversifs (Shee 2004).

Le processus de responsabilisation des acteurs est une mesure originale qui permet au gouvernement d’améliorer l’efficacité de son système de contrôle en décentralisant la censure (Trai 2007). L’ensemble des acteurs peut être tenu responsable des infractions commises et faire l’objet de sanctions de la part des autorités, qu’il s’agisse du fournisseur d’accès, du patron de cybercafé, du dirigeant d’un portail Internet ou de l’internaute. Cette menace incite la plupart des parties à mettre en place un système de censure à leur niveau, ce qui résout le principal problème auquel est confronté le gouvernement chinois : l’impossibilité d’assurer un contrôle effectif sur un objet aussi vaste et changeant qu’Internet.

L’entretien d’un climat de peur et d’incertitude vient s’ajouter au principe de responsabilité des acteurs pour les inciter à l’autocensure. Le battage médiatique autour de l’arrestation de cyberdissidents est une des méthodes privilégiées pour susciter l’inquiétude : d’une part, on ignore où se situe exactement la ligne rouge à ne pas franchir et, d’autre part, la variété des profils de ceux qui sont arrêtés indique que « personne n’est à l’abri » (Haski 2008 : 88). Il existe également une cyberpolice dont les effectifs ne sont pas formellement connus, mais qu’on estime entre 30 000 et 50 000 (Trai 2007 ; Haski 2008) et dont le mandat consiste à « examiner les contenus subversifs[17] » pour une censure en temps réel. À cette cyberpolice vient s’ajouter une police virtuelle, Jingjing et Chacha. Ce sont en fait des mascottes virtuelles, destinées à « encourager la participation de l’internaute au contrôle de l’Internet » (Trai 2007 : 33), auxquelles les internautes peuvent rapporter les infractions dont ils sont témoins d’un seul clic. Enfin, une véritable armée de commentateurs Internet surnommée « la bande à cinq centimes »[18] (wu mao dang) est chargée du remplir les espaces de discussions Internet (forums par exemple) avec du contenu conforme à la ligne idéologique du Parti.

Dernière tentative de la part du gouvernement chinois pour renforcer son contrôle de la sphère Internet : rendre obligatoire, à partir du 1er juillet 2009, l’installation sur tous les ordinateurs neufs vendus en Chine du logiciel de filtrage « Barrage vert d’escorte de la jeunesse ». Ce logiciel est officiellement destiné à bloquer le contenu pornographique circulant sur Internet et à protéger ainsi la jeunesse chinoise. Après le tollé qu’a suscité l’annonce de cette mesure en juin 2009 (en Chine comme à l’étranger), le gouvernement a décidé de différer l’installation du logiciel.

E — La Grande Muraille électronique

L’élément le plus significatif du dispositif de contrôle, et celui qui confère son originalité au système chinois, est la cybermuraille. Ce que l’on désigne par cette appellation est en réalité un coupe-feu géant, construit en 1996-1997 par l’État chinois avec l’aide de plusieurs entreprises étrangères. L’objectif de ce pare-feu est de dresser une barrière entre « l’Internet chinois » et « l’Internet global », la communication entre les deux réseaux étant rendue possible par un nombre réduit de points de passage. La Chine fonctionne comme un intranet géant dont les entrées sont étroitement surveillées. Partant du principe que c’est l’interaction avec l’étranger qui pose problème, les concepteurs de la cybermuraille lui ont attribué comme principale fonction le blocage des sites étrangers. Les sites répertoriés comme sensibles dans une liste noire continuellement mise à jour[19] ne sont pas accessibles depuis la Chine.

La cybermuraille est constituée de plusieurs systèmes de filtre et de blocage qui agissent à plusieurs niveaux. Dans son rapport sur l’Internet chinois, Candice Trai en détaille le fonctionnement :

La Grande Muraille électronique […] sorte de filtre géant composé de routeurs internes et externes ainsi que de dns. Le filtrage est principalement basé sur l’adresse ip, la redirection par les dns, sur des mots-clés dans l’URL, ou sur des mots-clés contenus dans le code html.

Trai 2007 : 30

Chaque nom de domaine (Baidu, Google, Yahoo) possède une adresse ip, de même que chaque ordinateur. Le filtrage basé sur l’adresse ip empêche l’accès aux adresses ip des sites inscrits sur la liste noire (Trai 2007). Le filtrage basé sur la redirection par les dns fonctionne de manière similaire. Les serveurs dns permettent d’établir des correspondances entre les noms de domaine et les adresses ip. Une requête envoyée à un serveur dns contenant un nom de domaine ou une adresse IP inscrite sur la liste noire n’aboutira pas, la requête étant dirigée vers un autre site (Trai 2007). Pour ce qui est du filtrage par mots-clés contenu dans l’url, celui-ci « permet de fermer l’accès à un site Web dont l’url contient un mot-clé interdit. La plupart du temps, l’internaute reçoit alors un message d’erreur (le “404 error”) » (Trai 2007 : 30). Enfin, le filtrage par mots-clés contenus dans le code html permet d’interdire l’accès aux pages qui contiennent ces mots-clés.

Il faut ajouter que plusieurs entreprises étrangères ont participé à la réalisation de la cybermuraille, venant ainsi légitimer les agissements du gouvernement chinois[20]. Concernant la participation des entreprises étrangères, la contribution de Cisco Systems se situe sur le plan technique, tandis que celle de Nortel Networks se rapporte à l’architecture des systèmes et à l’expertise-conseil (Shee 2004). Cisco Systems a conçu un équipement physique et logiciel sur mesure pour le gouvernement chinois, notamment des « routeurs pouvant être utilisés pour intercepter des informations et pour effectuer des recherches par mots-clés » (Shee 2004 : 535), ainsi que des moyens basés sur la reconnaissance de l’adresse url pour interdire l’accès aux sites politiquement incorrects. Nortel Networks, société canadienne spécialisée dans la sécurité informatique, a notamment mis au point une technologie nommée Internet Personnel qui « permet au réseau d’identifier les abonnés lorsqu’ils se connectent et d’établir la correspondance entre leurs noms et leurs adresses ip » (Shee 2004 : 535). Il est à noter que la contribution de Nortel Networks doit être replacée dans le contexte plus large du Bouclier d’or (Jin Dun), sorte de Big Brother chinois que le gouvernement cherche à mettre en place et qui dépasse la question de la cybermuraille[21].

La cybermuraille, de même que le système de contrôle et de censure qui l’entoure, fait ressortir la fonction d’enfermement de la muraille. Pour les dirigeants du pcc, il s’agit avant tout de maintenir les Chinois à l’intérieur comme le faisait jadis la Grande Muraille, c’est-à-dire d’empêcher que les citoyens chinois ne soient exposés à des idées néfastes pour le maintien de l’ordre politique existant, plutôt que d’empêcher tout contact avec l’extérieur.

III – La cybermuraille, un outil de préservation du régime

Tout d’abord, il faut préciser que l’efficacité de la cybermuraille demeure relative : de nombreuses méthodes existent pour la contourner, et les internautes chinois ne s’en privent pas. Le but de cette étude n’est pas d’évaluer l’efficacité des barrières érigées par les dirigeants chinois, mais d’analyser les mesures prises par ces derniers en fonction de leur perception d’une certaine menace. En lien avec les concepts d’identité et d’intérêt, cette troisième partie s’attachera à déterminer les facteurs qui ont amené les dirigeants du pcc à poser l’Internet comme une menace et à construire la cybermuraille. En effet, une menace suppose « quelque chose » à protéger, ce « quelque chose » découlant de l’intérêt des dirigeants du pcc. L’intérêt de l’acteur étatique étant lui-même déterminé par son identité (Wendt 1992), il convient de se pencher également sur les facteurs qui contribuent à la façonner.

L’identité étatique peut être définie comme « la représentation que les États[22] se font d’eux-mêmes et d’autrui, du système international et de leur propre place ainsi que de celle des autres au sein de ce système international » (Wendt, cité dans Battistella 2006 : 299). Cette notion est utile pour comprendre les changements identitaires qui se sont produits à la fin de la guerre froide dans le système international et qui ont eu pour conséquence d’établir la Chine en tant qu’Autre (archétype de l’étranger).

Après avoir présenté l’intérêt premier du groupe dirigeant à la tête du pcc, nous montrerons en quoi la construction de la cybermuraille répondait à la préservation de cet intérêt. Dans un deuxième temps, nous discuterons de la « menace Internet ». Nous chercherons à savoir 1) si cette menace a été instrumentalisée et 2) si c’est l’Internet qui est perçu comme une menace, ou plutôt certaines idées qui empruntent ce moyen de communication. Cela nous amènera à nous interroger en conclusion sur une fonction insoupçonnée de la muraille – en lien avec le concept de sécurité sociétale développé par l’école de Copenhague (Waever 1993) –, la fonction de sinisation.

A — Le but premier des dirigeants chinois : le maintien de l’ordre politique existant

L’hypothèse de départ est que l’intérêt fondamental du groupe dirigeant à la tête de la République populaire de Chine (rpc) est son maintien au pouvoir, c’est-à-dire la préservation d’un régime autoritaire avec le pcc à sa tête (Wang 2005 : 669, 677, 691 ; Cabestan 2007 : 57). Cet intérêt est devenu prédominant à partir de 1989 : l’année marque l’effondrement du communisme comme système de valeurs dans le monde et, surtout, elle représente Tian’anmen et la remise en question de la légitimité du pcc à diriger la rpc.

Tian’anmen a montré la nécessité pour le pcc de refonder sa légitimité sur de nouvelles bases, malgré le caractère autoritaire du régime. La croissance et la prospérité économique ont été définies comme les principaux fondements de cette nouvelle légitimité. Toutefois, celles-ci ne constituant pas un « ciment de légitimité » assez fort pour diverses raisons[23], les dirigeants de l’époque décidèrent d’utiliser le nationalisme pour enraciner le bien-fondé d’un régime autoritaire dirigé par le Parti (Béja 2002). En liant direction de la Chine par le pcc et prospérité économique, et plus tard direction du pcc et émergence de la puissance chinoise, les dirigeants ont effectivement sapé la majorité des bases à la contestation du régime.

B — Un sentiment d’insécurité persistant

Il apparaît nécessaire d’examiner la perception de leur situation par les dirigeants du pcc dans les années 1990 avant d’aborder l’analyse de la situation actuelle, car c’est pendant cette décennie qu’a été construite la cybermuraille. Dans un premier temps, nous présenterons les facteurs qui ont contribué à façonner le sentiment d’insécurité des dirigeants du pcc et qui ont amené ces derniers à percevoir Internet comme une menace dans les années 1990, puis dans les années 2000. Ensuite, nous démontrerons que, malgré les changements profonds survenus dans le système international, le sentiment d’insécurité des dirigeants du pcc demeure et les incite à consolider la cybermuraille.

Les années 1990

Depuis 1989, on observe un sentiment d’insécurité persistant au sein de la classe dirigeante (Wang 2005). Bien que ce terme s’applique plutôt à des empires, on peut parler de « mentalité obsidionale[24] » pour qualifier la perception de leur situation par les dirigeants du pcc. Après Tian’anmen, les dirigeants estiment que les menaces ne viennent plus uniquement de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur. Selon Pierre Haski, les dirigeants du pcc ont été fortement ébranlés par les effondrements successifs des régimes communistes du bloc de l’Est. Ils en ont analysé les causes et sont arrivés à la conclusion qu’un mouvement issu de l’intérieur de la société et capable de fédérer toutes les insatisfactions (tel que Solidarnosc en Pologne) était en mesure de renverser le gouvernement. Par conséquent, « pour conserver le pouvoir, il fallait empêcher l’émergence d’un Solidarnosc chinois, et donc contrôler les informations pour éviter que ne s’organisent des réseaux nationaux » (Haski 2008 : 19). On comprend alors que l’irruption d’Internet au milieu de la décennie 1990 ait bouleversé les plans des dirigeants chinois, ce nouveau moyen de communication venant perturber une stabilité si difficilement restaurée.

La fin de la guerre froide n’a pas seulement amené l’effondrement des régimes communistes du bloc de l’Est, elle a également entraîné une redéfinition identitaire des acteurs du système international. La distinction entre « allié » et « ennemi » a été reformulée, la séparation ne s’est plus faite en fonction de l’opposition entre Est et Ouest, mais entre démocraties et régimes autoritaires : « sur les cendres de la dichotomie Est-Ouest, l’identité collective de l’Ouest, la démocratie libérale a été définie en opposition contre les régimes non démocratiques » (Zhang 2001 : 247). Ce changement a eu pour conséquence majeure de redéfinir la Chine comme l’Autre[25] aux yeux des démocraties occidentales, soit l’opposant qui fédère le groupe, les deux groupes se constituant alors mutuellement en adversaires. Selon Zhang, en effet, « les changements [du système international] ont engendré la représentation d’une menace entre la Chine et l’Ouest dans une perception mutuelle de l’autre en tant qu’Autre » (Zhang 2001 : 247).

L’identité de la Chine sur la scène internationale, le rôle que lui attribuent les autres États et la façon dont ils la perçoivent déterminent la façon dont les dirigeants chinois perçoivent les menaces auxquelles ils doivent faire face. Une évolution sur le plan de l’identité de l’État chinois laisse supposer une évolution parallèle du côté de la perception des menaces. Le fait que le pcc craignait d’être renversé par une coalition de puissances occidentales qui avaient désigné la rpc comme nouvel adversaire peut aider à comprendre l’attitude des dirigeants à l’égard d’Internet dans les années 1990 et leur décision de procéder à une autorisation étroitement contrôlée de ce nouveau média (la cybermuraille a été construite entre 1996 et 1997).

Les années 2000

Le système international a connu de profonds changements dans les années 2000. Les événements du 11 septembre 2001 ont entraîné une nouvelle définition de l’Autre (terroristes, États voyous) : la menace identitaire qui pesait sur la Chine – même si celle-ci n’était déjà plus considérée comme un adversaire depuis avant la fin des années 1990 – a été définitivement écartée. Pourtant, et malgré ces changements, le sentiment d’insécurité des dirigeants chinois persiste. Dans son étude de 2005, Wang Fei Ling note qu’une « inquiétude profonde quant à la survie du régime amenant à l’impression d’être en état de siège est clairement présente à Beijing » (Wang 2005 : 672 et 673). L’auteur estime que cette inquiétude est irrationnelle car, depuis le 11 septembre 2001, la Chine jouit d’un environnement international particulièrement sécuritaire. En effet, celle-ci s’est affirmée en tant que puissance émergente, la menace d’une invasion extérieure qui renverserait le régime a disparu et la guerre contre le terrorisme dans laquelle les États-Unis se sont lancés a « détourné leur attention » de la Chine (Wang 2005 : 672).

Tout comme le sentiment d’insécurité des dirigeants, l’intérêt fondamental de préservation du régime demeure inchangé : « dans les années 2000, la plus grande priorité de Beijing […] demeure la préservation du système politique basé sur le pcc » (Wang 2005 : 669). Par conséquent, l’Internet continue d’être perçu en termes de menace ; c’est le contenu de cette menace qui a changé.

Comment expliquer ce sentiment persistant d’insécurité ? Il apparaît que cette impression est liée d’une part à une évolution identitaire de l’État chinois et, d’autre part, à la montée des troubles sociaux de ces dernières années. En ce qui concerne le premier élément, Wang Fei Ling estime que les dirigeants chinois perçoivent leur pays « comme une puissance montante qui défiera à terme la puissance dominante actuelle » (Wang 2005 : 674), ce qui engendre la perception d’une « situation d’insécurité accrue en raison de la confrontation attendue avec les États-Unis » (Wang 2005 : 673)[26]. Quant au second élément, l’augmentation du nombre d’émeutes ces dernières années, il traduit une insatisfaction croissante de la population envers les dirigeants. Ces derniers sont très conscients de la fragilité de leur maintien à la tête de l’État. La combinaison de ces deux éléments explique le sentiment d’insécurité des dirigeants du pcc qui estiment « une combinaison d’éléments étrangers et d’adversaires intérieurs (notamment des membres du Parti devenus dissidents) tout à fait capable de renverser le système politique » (Wang 2005 : 676). La réponse du pcc à une telle situation est un contrôle accru des moyens qui permettraient un tel scénario. Dans un contexte où « tout peut devenir politique ou, pire, politiquement menaçant » (Wang 2005 : 677), le pcc cherche à renforcer son contrôle sur l’information : « même les mauvaises nouvelles insignifiantes telles que les catastrophes naturelles, délits criminels ou épidémies sont contrôlées et supprimées au nom de la stabilité politique » (Wang 2005 : 678).

Si le contexte international s’est transformé, on peut considérer que la menace que représente Internet pour les dirigeants chinois a évolué de manière parallèle avec les fluctuations identitaires de la rpc. Au début des années 1990, la Chine, en plus d’être désignée comme Autre, avait été mise au ban de la communauté internationale à la suite du massacre de Tian’anmen. À l’époque, les premières tentatives de contrôle d’Internet répondaient à un désir de protection contre l’utilisation qui pouvait être faite de ce nouveau média par les démocraties occidentales. Or, dans les années 2000, la Chine est plus sûre d’elle, elle se perçoit comme une puissance montante et les menaces extérieures traditionnelles (invasion) semblent écartées. Sur le plan intérieur, cependant, la montée des contestations traduit une fragilité du pouvoir. Dans ce contexte, l’objectif principal des mesures de renforcement du système de contrôle semble être de protéger la stabilité sociale et politique de l’État de troubles venus de l’intérieur plutôt que de l’extérieur. Il s’agit d’enfermer la population chinoise à l’intérieur de la Grande Muraille électronique, c’est-à-dire d’empêcher la contestation intérieure de s’organiser (avec l’aide de l’étranger).

C — Internet, une menace surfaite ?

La thèse de « l’impact démocratique d’Internet » est l’un des éléments qui a amené les dirigeants chinois à percevoir Internet comme une menace à la sécurité du régime. La perspective d’un processus de démocratisation favorisé par ce nouveau média a suscité une vive inquiétude chez l’élite dirigeante, pour qui démocratisation signifie avant tout déstabilisation sociale et politique (disparition de l’ordre social actuel avec le pcc à la tête de l’État).

Deux remarques au sujet de la thèse de l’impact démocratique d’Internet doivent être faites ici. Premièrement, cette thèse doit être nuancée. En effet, plus de dix ans après l’apparition du Web en Chine, aucun processus de démocratisation n’a encore vu le jour. On peut donc conclure que la menace que constituait Internet a été exagérée (du côté chinois ou étranger), ou bien que cette menace a été gérée et neutralisée par le gouvernement chinois.

En se basant sur des études[27] qui ont mesuré l’impact d’autres moyens de communication (télégraphe), à d’autres moments de l’histoire chinoise (fin de la dynastie Qing), Pierre Haski rejette l’idée du déterminisme technologique et penche pour l’exagération de la menace :

Des technologies comme […] Internet ne sont donc ni intrinsèquement oppressives ni automatiquement émancipatrices. Des acteurs différents peuvent les utiliser à des fins différentes. Ceux qui ont supposé, un peu facilement, que certaines technologies de l’information (en l’occurrence Internet) changeraient la Chine dans une direction donnée (en l’occurrence la démocratie) sont victimes de l’illusion du déterminisme technologique.

Haski 2008 : 15

Deuxièmement, il est à noter que le principe de contrôle d’Internet est accepté par une majorité des internautes : « Une étude d’opinion publiée en novembre 2007 par Guo Liang, de l’Académie chinoise des sciences sociales, affirmait que 85 % des Chinois acceptent l’idée qu’Internet puisse être contrôlé » (Haski 2008 : 37). L’utilisation de l’Internet par la population implique que l’on s’intéresse à la gestion du contenu Internet par le gouvernement chinois. En effet, une majorité d’analystes occidentaux conçoivent l’Internet chinois en termes de répression (Guo 2008) et conduisent leurs études en s’attardant sur les outils de répression et de censure mis en place par le gouvernement chinois. La réalité est différente :

Une erreur de perception à l’étranger sur l’Internet chinois voudrait que plus de 200 millions d’internautes soient réprimés, surveillés, empêchés de visiter les sites de défense des droits de l’homme et favorables à la démocratie en Chine. C’est techniquement exact. Mais la réalité en est bien éloignée. L’immense majorité des internautes chinois se satisfait de l’offre existante sur la toile.

Haski 2008 : 91

La majorité des internautes chinois n’utilise pas Internet dans une optique de contestation du régime ni même pour accéder à l’information, mais plutôt pour jouer en ligne, se divertir, faire des achats : « Le Web est d’abord un instrument de distraction, pas un lieu d’information » (Haski 2008 : 37). L’une des mesures du système de contrôle et de censure mises en place par le gouvernement chinois consistait précisément à produire une offre qui satisfasse les consommateurs chinois, de manière à les dissuader de consulter des sites étrangers potentiellement subversifs. Du point de vue du gouvernement, on peut donc considérer que les objectifs de « neutralisation » de la menace Internet sont en bonne voie d’être atteints, ainsi que le montre la non-politisation de l’espace virtuel.

Par conséquent, on peut se demander si la cybermuraille ne traduit pas plus un refus des idées occidentales (notamment la démocratie, perçue comme une menace à la stabilité politique) qu’un refus d’Internet. Cela nous amène à explorer une autre fonction de la cybermuraille, en lien avec le concept d’identité sociétale[28] développé par Waever (1993), celle de la transformation ou sinisation du média Internet.

D — Conclusion : la fonction de sinisation de la cybermuraille

Le type d’utilisation que font d’Internet les internautes chinois montre une certaine réappropriation du média. Il est difficile d’évaluer l’impact précis du système de contrôle et de censure mis en place par l’État-parti dans ce processus de réappropriation, mais on peut considérer qu’il n’est pas négligeable. En reprenant la conception de la frontière comme interface développée par Philippe Fontaine[29] et au vu du processus de réappropriation en cours, on peut conclure que l’objet de la cybermuraille n’est pas d’empêcher l’accès à Internet, mais plutôt de limiter la diffusion de ce qui est perçu comme une menace à la stabilité du régime, soit certaines idées occidentales. Pour le PCC, il s’agit de se protéger et d’assurer sa pérennité en restreignant autant que possible l’exposition des citoyens chinois à une influence étrangère déstructurante et déstabilisatrice. La cybermuraille s’acquitte ainsi d’une fonction de sinisation d’Internet qui vient compléter la fonction de contrôle : il ne s’agit pas de refuser tout ce qui vient de l’extérieur, mais de le transformer, de le « rendre chinois », de manière à limiter son impact négatif sur la stabilité politique et la cohésion sociale.

Autrement dit, si l’identité étatique a évolué depuis la mise en place de la cybermuraille, l’interface de communication que représente Internet reste formulée en termes de menaces. L’identité collective chinoise (identité sociétale) est transformée par la cybermuraille, en ce sens que la population conçoit de nouvelles façons d’utiliser ce nouveau média (processus de sinisation de l’Internet induit par la cybermuraille). Il s’agit cependant d’un processus à double sens, puisque la population transforme également l’Internet (sinisation suscitée par la population).