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Cet ouvrage commence par définir ce que serait un espace public européen et par repérer des indices de sa construction. Cet espace apparaît composite, fractionné, multilingue, constitué d’espaces publics nationaux interconnectés, mais aussi de plusieurs espaces relativement spécialisés et cloisonnés, comme celui des affaires, des arts ou des syndicats. Il demeure élitiste en ce sens qu’il mobilise des experts, des intellectuels et des politiciens, mais beaucoup moins le grand public. Il ne fait face à un centre de pouvoir, celui de l’ue, que depuis peu. Il peut aujourd’hui donner lieu à des discussions et à des mouvements tentant d’influencer les politiques européennes. Il peut donc gagner en importance et accroître son impact, mais demeure limité. C’est que les politiques de l’ue dépendent surtout d’une bureaucratie ; elles n’impliquent et n’opposent guère les partis politiques, elles ne mobilisent pas les opinions publiques comme le font les politiques nationales. Tel est un constat qui revient à quelques reprises dans ce livre.

Une contribution particulière distingue les espaces publics mou et dur. Le premier, comme la République des lettres au 18e siècle, est un réseau de communications et de débats. Le second est cela également, mais il est aussi un lieu de représentation d’intérêts différents, de lutte entre ces intérêts, de négociation avec le pouvoir politique et de pression sur ce pouvoir. Il est donc ce par quoi le pouvoir politique peut gagner sa légitimité en subissant cette pression et en répondant aux demandes du public. Or, l’espace public européen est plutôt mou, certainement moins dur que les espaces nationaux. Par ailleurs, il ne faut pas imaginer que les discussions et les luttes dans un espace public tentant d’influencer le pouvoir politique ne sont que des expressions de la raison. On ne peut se contenter du modèle de délibération que présente Habermas. L’histoire nous apprend que des projets utopiques provoquent des crises ou paralysent le pouvoir politique plutôt que de susciter des discussions civiles, que la terreur peut sortir des intentions les plus idéalistes, que les intérêts divergents donnent lieu à des conflits aussi dissimulés que violents, que la démocratie pas plus que la raison ne sont jamais assurées.

Une grande partie de cet ouvrage est consacrée aux médias dans la construction de l’espace public européen, le mot média étant pris dans un sens très large. On aborde successivement le rôle des acteurs culturels et les politiques culturelles de l’ue, la conception et l’histoire de la chaîne de télévision Arte issue d’une collaboration franco-allemande, la conception et l’histoire d’un programme produit par une télévision allemande et faisant concourir des citoyens de divers pays européens au sujet de leurs connaissances générales, les évocations historiques populaires en Europe et notamment celles concernant l’épopée napoléonienne, la politique culturelle du Conseil de l’Europe, l’évolution du statut de l’histoire dans le discours de ce même Conseil. À ce propos, on recense les efforts de celui-ci pour éviter que l’histoire ne nourrisse le nationalisme des États.

Deux contributions sont regroupées parce qu’elles concernent le cinéma. En fait, l’une traite de salles de projection acquises par des groupes d’immigrants pour s’y réunir, voir des films ou organiser des réunions. L’autre parle de films et de cinéastes, révélant la profonde diversité culturelle de l’Europe, diversité parfois mal reconnue parce que due à l’immigration ou à la marginalisation de certains groupes par les États-nations.

Beaucoup de contributions de cet ouvrage sont trop particulières ou spécialisées et n’éclairent pas le sujet qu’il prétend traiter. Elles forment un ensemble qui paraît disparate. On attendait un livre sur l’espace public européen et sa difficile construction, et l’on se perd à plusieurs reprises dans des considérations prolixes qui s’éloignent du thème annoncé.

La conclusion, un peu tard, ramène le lecteur à ses moutons. Elle rappelle le rôle des historiens pour contrer un nationalisme exagéré dans l’enseignement de l’histoire et montre la différence entre mémoire et histoire, la première étant souvent chargée d’émotion, la seconde étant plus critique et plus capable de dépasser des identités nationales. La conclusion souligne la difficulté d’européaniser les médias, d’une part, les esprits, les émotions et l’imaginaire, d’autre part. À ce sujet, elle insiste sur le fait que les espaces nationaux ou cosmopolites ne laissent guère de place à l’européen. L’espace public européen a donc beaucoup de difficulté à se constituer entre ces concurrents.

Cet ouvrage recèle trop de coquilles qu’un correcteur informatique n’a pu repérer et qui rendent parfois la lecture ardue. Enfin, on peut regretter que les différents contributeurs ne soient pas présentés au lecteur.