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Depuis la crise financière et la crise de la dette souveraine qui ont ébranlé l’édifice social, le projet européen est plus que jamais d’actualité. Deux courants se sont rapidement engagés à redéfinir les perspectives de l’Europe pour le 21e siècle. L’un d’eux est plus pessimiste et manifeste, par exemple, sa volonté radicale d’abolir la monnaie unique. L’autre, confiant en l’avenir, réaffirme le succès d’unification du continent en rappelant l’absence de guerre depuis plus de soixante ans. Cette polarisation des idées a provoqué une crise de conscience qui force encore aujourd’hui des citoyens aussi bien que les hommes d’État à penser l’éthique de l’Europe. C’est pour prévenir un délitement et miser sur la force citoyenne que l’ouvrage « Regards éthiques sur l’Union européenne » a été écrit. Il rassemble des essais de citoyens suisses, allemands, belges et britanniques faisant partie du Forum permanent de la société civile européenne, une association qui oeuvre pour la démocratie participative et l’amélioration de la gouvernance européenne. Certains sont universitaires, ingénieurs, d’autres jésuites et dominicains. C’est donc avant tout en tant que citoyens qu’ils assument la responsabilité de leurs écrits. Ces derniers portent aussi bien sur les finances et l’économie que sur le mode électoral, l’environnement, la paix et la sécurité, la solidarité ainsi que la citoyenneté, et leurs auteurs soumettent des réflexions riches concernant les domaines qui participent à l’intégration européenne et dont la notion cardinale reste celle d’une éthique. À l’heure des impasses du Traité constitutionnel et des implications politiques à la suite de l’adoption du traité de Lisbonne, ce genre de recueil demeure primordial pour penser l’Europe et son développement.

Si le processus d’européisation entamé dès 1951 avec la Communauté européenne du charbon et de l’acier (ceca) exauçait la thèse du « doux commerce » dont parlait Montesquieu, supprimant en Europe les incertitudes de futures guerres, la question éthique constitutive du projet européen s’est aujourd’hui déplacée sur le terrain des ressources naturelles, du développement de la technique, des modes de production, de l’intégration des immigrants, des régulations économiques et de la gouvernance.

Projet « post-westphalien », l’Union européenne est aux prises avec de grands défis. L’ensemble des auteurs atteste l’existence d’un noeud gordien. Il y a en effet une crise des institutions. Les chapitres qui relatent cette crise sous un angle intéressant concernent surtout l’économie et les finances ainsi que la sécurité et la défense. Par exemple, Daniel Spoel se livre à une critique non sans fondement de l’économique, mais s’attarde davantage sur le cas américain et sur les dérives des marchés financiers mondiaux et du capitalisme spéculatif au lieu peut-être de réfléchir sur la crise de l’avenir de la monnaie européenne. Évidemment, au moment d’écrire ces lignes en 2010, l’auteur connaissait les mécanismes pernicieux de la financiarisation capitaliste, mais ne se doutait peut-être pas qu’une crise, grecque, italienne et espagnole, se profilait à l’horizon, malgré déjà les appels au fonds de stabilisation européen. Rien véritablement n’a été anticipé par l’auteur. La crise irlandaise semble ne pas avoir suffi pour exiger une plus large analyse de toute la détonation que l’on connaît aujourd’hui.

Le chapitre « Paix, sécurité et défense » d’Ignace Berten est particulièrement intéressant, car l’Europe vit clairement à l’intérieur d’un paradoxe constitutif de son système de sécurité et de défense. Son origine éthique réclamant et matérialisant l’absence de guerre sur le territoire européen, l’Europe conserve une politique étrangère et une défense centrées sur l’armée. L’échec de la Communauté européenne de défense (ced) en 1954 préparait le traité de Maastricht où la question de la défense était discutée. Le rapport à l’otan est dès lors particulier puisque tous les pays de l’Union européenne ne participent pas aux opérations. La domination des Américains et les raisons historiques de son existence expliquent peut-être les causes pour lesquelles l’Europe ne se sent pas totalement liée à l’otan. Berten met l’accent sur le rapport parfois tendu entre l’Europe et la Russie ainsi que sur la défense qu’assure l’otan malgré tout. L’épineuse question d’un désarmement total de l’Europe reste toutefois posée, mais sans plus. L’auteur insiste pour penser l’Europe comme une « puissance juste ».

Il est évident pour la plupart des auteurs que l’élargissement de l’Europe semble inévitable. Pourtant, l’exceptionnelle rapidité des intégrations antérieures, conséquences selon le courant pessimiste des crises irlandaise et européenne, n’est discutée que du bout des lèvres. Après lecture, il semble unanimement reconnu que l’impasse réside dans les nombreux flous laissés par le traité de Lisbonne, qui alimente l’incertitude pour l’avenir du développement de l’intégration de l’Europe. C’est toutefois sur ce traité que doivent s’aligner les pays membres.

Le problème demeure indéniablement intérieur à l’Europe. Cette dernière doit être « interpellée par l’éthique ». Il est donc impératif d’améliorer le fonctionnement des institutions. Il faut, pour assurer une prédominance de la démocratie, établir une cohésion verticale entre la base et les institutions. Les auteurs en concluent que la panacée de l’Europe est l’abandon de la violence pour résoudre la complexité humaine : violence structurelle aussi bien qu’environnementale et militaire. On ne peut assurer le processus d’européisation sans rendre justice aux valeurs véhiculées par le traité de Lisbonne.

Ce recueil d’essais donne une bonne idée des incertitudes qui circulent à l’intérieur de l’Union. Certains textes laissent malheureusement place à quelques propos parfois équivoques, parfois froidement catégoriques. Par ailleurs, le multiculturalisme, pourtant central, n’est pas problématisé à bon escient.