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Dans les vingt années maintenant écoulées depuis de fin de l’URSS, une grande quantité d’ouvrages ont été publiés sur les années Gorbatchev qui, de façon totalement inattendue, ont changé la face du monde. L’importance de cette courte, mais combien décisive période historique justifiait amplement une prolifération d’ouvrages de toute nature, allant des travaux universitaires d’historiens, de politologues, d’économistes, jusqu’aux mémoires des principaux acteurs ou témoins privilégiés, dont ceux de nombreux journalistes.

En conséquence, avec toutes les explications ou interprétations qui ont été avancées et les débats qui ont eu lieu, on peut se demander, comme les éditeurs qui considèrent que le marché est saturé, s’il y a encore des choses intéressantes à dire sur cette période. Heureusement, même si le défi est de taille, c’est toujours possible et le livre d’Andreï Gratchev en fait foi. Gratchev fait partie des témoins privilégiés, mais ce n’est pas de mémoires qu’il s’agit ici. Il a été le porte-parole officiel de Gorbatchev qu’il accompagnait partout après avoir été l’un des experts du Département international du Comité central du Parti communiste de l’URSS, soit le plus proche « think tank » des plus hautes autorités soviétiques en matière de politique internationale. En raison de ses connaissances et de ses capacités d’analyse, il a été au cours des vingt dernières années interrogé par des dizaines d’universitaires et a participé à tellement de colloques, que ce soit en France, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Allemagne et ailleurs, qu’il est pour ainsi dire devenu universitaire, peut-être malgré lui… Bien qu’il en soit tributaire, l’ouvrage qu’il nous propose ne repose pas seulement sur l’expérience directe de l’auteur. Ses sources premières sont les principaux acteurs de la politique internationale des dernières années de l’URSS. La plupart de ceux-ci ont déjà écrit leurs mémoires. Mais Gratchev a voulu aller au-delà de ces écrits. En s’appuyant sur ces acteurs politiques et sur de nombreux travaux universitaires et documents, il a conduit une série d’entrevues avec un grand nombre d’entre eux, à commencer par Gorbatchev lui-même et y compris avec ceux qui se sont opposés à ses politiques, pour éclairer des angles morts, répondre à des questions laissées en suspens de façon à mieux cerner les enjeux, les calculs et les conflits entourant les grandes décisions qui ont marqué les principaux succès et déboires soviétiques dans la sortie de la guerre froide. Pour utiliser des termes de science politique, on peut dire que la contribution de Gratchev relève du domaine de l’étude des processus de décision en matière de politique étrangère. Le cas de l’URSS dans ses dernières années est étonnant à divers égards.

On suit le contexte et les paramètres intérieurs et extérieurs de décisions spectaculaires comme celles sur les euromissiles qui ont fini par vaincre les résistances initiales de Reagan qui s’était engagé à ne plus conclure d’accords de contrôle des armements avant que les États-Unis aient reconquis une supériorité militaire tous azimuts sur l’URSS. On est frappé par la capacité de manoeuvre interne de Gorbatchev. On voit comment la centralisation extrême du pouvoir soviétique a pu paradoxalement aider une démocratisation poussée par le haut et lui permettre de faire prévaloir des décisions qui remettaient en cause les principaux « acquis » de la superpuissance soviétique sur le plan militaire. Dans la course à obstacles pour parvenir tant à la percée du premier accord de véritable réduction des armements nucléaires que par la suite au retrait soviétique d’Afghanistan, les obstacles internes ont été plus faciles à surmonter que ceux posés par les interlocuteurs américains de Gorbatchev malgré les concessions inespérées qu’il mettait sur la table. C’est ainsi que le retrait d’Afghanistan a été retardé parce que Washington a refusé, contrairement à ce qui avait été précédemment convenu, de s’engager à cesser son soutien militaire aux rebelles afghans en échange du départ des troupes soviétiques. Malgré tout cela, Gorbatchev estimait que le capital politique colossal que lui valaient ses concessions inespérées dans l’opinion publique internationale ne pouvait que contribuer à terme au succès du nouvel ordre international qu’il proposait.

Les sections à mon avis les plus passionnantes de l’ouvrage concernent les suites de l’ouverture du mur de Berlin. Surpris par la rapidité des événements, Gorbatchev, tout en saluant l’événement, a cherché à freiner le cours des choses en refusant de parler de réunification allemande et perdu ainsi l’initiative dans les affaires internationales qu’il détenait jusque-là. Or, Gratchev nous expose la démarche et le projet mis en oeuvre, à l’encontre de sa passivité, par Valentin Falin, le chef du Département international du Parti et le plus grand spécialiste soviétique des affaires allemandes, devenu l’un des plus acerbes critiques de Gorbatchev. Je ne suis pas sûr que Gratchev soit d’accord avec moi, mais, selon ce qu’il raconte, Falin m’apparaît comme un gorbatchévien nettement plus conséquent que son chef. Dès avant l’ouverture du mur, il préconisait une confédération des deux États allemands qui, tout en préservant l’existence de l’Allemagne de l’Est, aurait constitué une avancée dramatique dans l’atténuation contrôlée de la division de l’Europe. Falin estimait qu’en prenant l’initiative audacieuse et inattendue de mettre en avant un tel projet, Gorbatchev aurait pu mieux circonscrire et encadrer la dynamique des événements en Allemagne de l’Est qui allait lui échapper. Devant la passivité de Gorbachev, Falin fit lancer des coups de sonde dans l’entourage d’Helmut Kohl. Ce dernier s’était gardé jusque-là de mettre à l’ordre du jour la réunification allemande pour éviter d’inquiéter autant Moscou que les chancelleries occidentales. C’est pour éviter de laisser à Gorbatchev tout le bénéfice politique d’une telle initiative qu’un peu plus de quinze jours après l’ouverture du mur, et de façon totalement inattendue, il soumit au Bundestag son plan de réunification dont les conditions de mise en oeuvre allaient ruiner la vision et le projet d’ordre international de Gorbatchev.

Bien sûr, diverses critiques peuvent être faires sur le livre. Ainsi, le lecteur reste sur sa faim lorsque l’auteur fait dire à Gorbatchev que l’URSS « avait la possibilité d’une réponse éventuelle terrible » à l’Initiative de défense stratégique de Reagan (p. 109). On aimerait savoir laquelle… Dans la section intitulée « “Abandon” de l’Europe de l’Est », un lecteur pressé qui ne fait pas attention aux guillemets pourrait avoir l’impression que Gratchev soutient la thèse assez répandue selon laquelle Gorbatchev aurait décidé de larguer l’Europe de l’Est comme fardeau trop lourd à porter ; mais les nuances viennent plus loin. De plus, à deux ou trois reprises (notamment à la page 175), on trouve des citations en exergue qui ne sont attribuées à personne… C’est très possiblement là une erreur de l’éditeur. Mais, quelles que soient les critiques qui pourraient être formulées, la lecture de ce livre sera fort intéressante pour tous ceux qui veulent revisiter ou mieux comprendre les événements internationaux extraordinaires des années Gorbatchev.