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L’oeuvre de Clausewitz, comme toutes les grandes oeuvres de philosophie et surtout de philosophie politique, se prête à des lectures multiples. Relire Clausewitz : depuis vingt-cinq ans le conseil a été suivi, en France et plus encore aux États-Unis et en Grande-Bretagne, pour beaucoup de ceux qui ont voulu penser la guerre.

M. Camille Rougeron a intitulé « Actualité de Clausewitz » l’introduction écrite pour la traduction française du livre, plus souvent cité que compris, De la guerre (Vom Krieg). Il a cherché la preuve de cette actualité dans quelques notions ou propositions célèbres : supériorité de la défensive sur l’offensive, point culminant de l’offensive, défense d’une frontière montagneuse sur le versant ami, inviolabilité des fronts solidement fortifiés.

Si suggestifs soient-ils, ces commentaires présentent un inconvénient : ils concernent des problèmes strictement militaires, dont la solution dépend de données variables, à savoir l’état de la technique du combat. Les propositions relatives à la défense d’une frontière montagneuse ou d’une ligne de fortifications ont pu être vérifiées maintes fois, au cours de l’histoire, jusqu’à notre temps inclusivement. Ces sortes de régularités, historiques ou sociologiques, demeurent-elles vraies dans n’importe quel contexte, même quand le feu devient atomique et le mouvement aérien ? La victoire israélienne dans la guerre des Six Jours, en juin 1967, ne réfute pas le principe – réservons provisoirement la signification exacte de ce mot – de la supériorité de la défensive sur l’offensive. Encore faut-il interpréter ce principe, reprendre les arguments sur lesquels Clausewitz le fonde afin de préciser les conditions dans lesquelles il demeure valable. Manifestement, les chapitres consacrés au cantonnement des troupes ou au passage des fleuves n’intéressent plus guère que les historiens de l’art de la guerre (pour user de l’expression d’Hans Delbrück, Kriegskunst).

En fait, tantôt Clausewitz se donne par la pensée des États et des armées qu’il connaît, États européens (cf. par exemple Livre vi, 6[2]) pratiquant la diplomatie ou la guerre selon certaines coutumes ou règles non écrites, armées qui se déplacent à pied et dont les étapes quotidiennes ne dépassent pas les forces du fantassin, tantôt, à partir de son expérience historique, il écrit en philosophe et il élabore des concepts ou formule des propositions que la diversité historique des institutions ou des idées ne saurait infirmer ou rendre anachroniques. L’actualité de Clausewitz, il convient de la saisir non dans des remarques, marginales ou épisodiques, auxquelles les événements postérieurs ont donné une résonance particulière, non pas même dans des régularités de l’histoire militaire par lesquelles Clausewitz justifie une doctrine stratégique ou tactique, mais dans le système de pensée, dans la structure conceptuelle de l’oeuvre, dans la question centrale que l’officier prussien, admirateur-ennemi de Napoléon, s’est posée et a résolue.

Cette règle de relecture s’impose avec d’autant plus d’évidence que la conjoncture historique après 1815, milieu et origine de la méditation de Clausewitz, ressemble à certains égards à la conjoncture après 1945. Au lendemain de la tourmente révolutionnaire et impériale, et de même au lendemain de la deuxième guerre de Trente Ans, l’humanité, ivre de violence, recrue d’horreur, s’interroge sur elle-même, sur sa fureur apaisée, sur les causes ultimes des batailles dont la grandeur fascine, dont la cruauté terrifie. La révolte, politique autant que morale, contre le coût des conflits menés jusqu’au bout, jusqu’à l’écrasement total d’un des belligérants, réveille la nostalgie des temps anciens, des régimes policés qui, par coutume ou par sagesse, limitaient l’intensité et, du même coup, les ravages des combats.

Le contraste entre les guerres en dentelles du 18e siècle et les guerres napoléoniennes, entre la modération des guerres européennes de 1815 et 1914 et l’ampleur hyperbolique des guerres déclenchées entre 1914 et 1939 (ou de la guerre déclenchée en 1914 et qui se termine en 1945) offre au philosophe le point de départ, le thème de sa réflexion. Ce dernier ne se demande pas, à la manière du moraliste ou du politique, s’il faut préférer les guerres limitées aux guerres hyperboliques ou inversement celles-ci à celles-là, il se demande quand et pourquoi les guerres deviennent hyperboliques, quand et pourquoi elles demeurent limitées. Simultanément, il cherche le concept sous lequel subsumer à la fois les uns et les autres. La première question ressortit à la sociologie historique, la deuxième à la théorie pure ou à la philosophie. Comme Clausewitz ne distingue pas explicitement ces deux questions, la théorie désigne les réponses données tantôt à la pensée, tantôt à la seconde, voire les conseils (ou la doctrine) qui s’en déduisent.

Enfin, Clausewitz, tout au long du livre II, précise la nature et les limites de la théorie par rapport à la pratique, à l’action du chef militaire en une conjoncture singulière. La théorie doit être un mode de considération (Betrachtung) et non pas un enseignement (Lehre)[3]. Étude analytique, elle décompose le donné complexe pour examiner un à un les facteurs principaux et parvenir à des vérités générales (allgemeine Wahrheiten). Elle contribue à former l’esprit, à l’entraîner pour ainsi dire, « elle est destinée à éduquer l’esprit du futur chef de guerre, disons plutôt à guider son auto-éducation et non à l’accompagner sur le champ de bataille, tout comme un pédagogue avisé oriente et facilite le développement spirituel du jeune homme, sans pour autant le tenir en laisse tout au long de sa vie[4] ».

La recherche théorique, celle qui, par l’intermédiaire de l’analyse, tend à la généralité, exige donc, à titre de complément, de confirmation et de matériel, la critique ou, ce que l’on appellerait en langage moderne, l’étude des cas : la critique historique, telle que Clausewitz l’applique à la conduite des batailles ou des campagnes par les hommes de guerre, fût-ce les plus grands, consiste à dégager les relations entre causes et effets, à déterminer la congruence ou discordance entre les moyens employés et les résultats obtenus, à imaginer après coup ce qui se serait probablement passé si d’autres moyens avaient été employés. « La considération critique n’est pas seulement l’examen (Prüfung) des moyens réellement employés, mais aussi de tous les moyens possibles qu’il faut donc d’abord spécifier, c’est-à-dire imaginer (erfinden), et d’ailleurs on ne peut jamais blâmer un moyen si l’on est incapable d’en indiquer un autre meilleur[5]. »

Le lecteur familier avec la pensée de Max Weber ne manquera pas d’évoquer la théorie de la causalité, développée par le sociologue : pour mesurer l’efficacité d’un événement, il importe de comparer ce qui se serait passé en l’absence de cet événement ou si cet événement aurait revêtu un autre caractère (défaite au lieu de victoire à Marathon). Clausewitz, comme Max Weber, souligne que la référence à ces consécutions irréelles exige la connaissance de propositions générales. L’un et l’autre soulignent aussi que pour comprendre (Max Weber), pour louer ou blâmer l’acteur (Clausewitz), il faut se mettre par la pensée dans la situation où se trouverait ce dernier : « Si la critique veut prononcer des éloges ou des blâmes, il faut évidemment qu’elle essaie de se placer exactement au point de vue de l’acteur, c’est-à-dire qu’elle doit rassembler tout ce qu’il a su et ce qui a motivé son acte et, en sens contraire, faire abstraction de tout ce qu’il ne pouvait pas savoir et ne savait pas, donc avec tout du succès[6]. »

La théorie – étude analytique de propositions générales – pénètre d’autant plus loin ou réussit d’autant mieux que la matière historique elle-même comporte plus de régularités. En revanche, plus les décisions se rapportent à la conjoncture d’ensemble, considéré dans ses singularités, moins la théorie rend des services. Ainsi s’explique que la stratégie comporte moins de théorie (ou de savoir abstrait) que la tactique (ii, 2, trad. fr., p. 134) et que le chef de guerre (Feldherr) puisse se former rapidement et se passer de la science. Les érudits ne deviennent pas les grands stratèges (ii, 2, trad. fr. p. 139). « La vie, avec toute la richesse de son enseignement, ne produira jamais un Newton ou un Euler, mais bien le calcul supérieur d’un Condé ou d’un Frédéric[7]. »

Dans l’ordre strictement militaire, la théorie s’oppose à la pratique, les propositions générales analytiques à l’étude des cas singuliers. Au niveau supérieur de la réflexion, quand Clausewitz s’efforce d’élaborer le concept même de la guerre, la théorie ne se confond pas avec des propositions analytiques, avec des généralités ou des corrélations sociologiques. Le livre i, en particulier le chapitre 2, le seul dont la rédaction semble achevée, et le livre ii, resté à l’état d’ébauche, contiennent les réponses aux deux interrogations que Clausewitz, en méditant sur la conjoncture historique, avait formulées : guerre en dentelles et guerres napoléoniennes ont-elles une même essence, une même nature ? Pourquoi tantôt les uns et tantôt les autres ? Si oui, comme je le pense, la question philosophique porte sur la diversité des guerres, l’actualité de Clausewitz ressort d’un coup : la diversité des guerres ne s’exprime pas seulement par le contraste entre la limitation de la guerre européenne de 1815 à 1914 et l’illimitation des guerres de 1914 à 1945, elle apparaît durant le quart de siècle écoulé depuis 1945, depuis les coups de tonnerre d’Hiroshima et Nagasaki.

Dans la première partie, nous suivrons l’élaboration du système intellectuel de Clausewitz pour en dégager la complexité et peut-être les équivoques. Dans la deuxième, nous chercherons ce que deviennent, à l’âge nucléaire, les concepts et principes tirés de l’expérience des guerres de la révolution et de l’Empire. Dans la confrontation entre ces deux études se dégageront peut-être quelques conclusions, méthodologiques ou historiques, politiques ou militaires.

Concept et réalité, ou la diversité des guerres

La pensée de Clausewitz a été le plus souvent interprétée à partir de certaines formules célèbres, constamment citées : la guerre, continuation de la politique par d’autres moyens ; la bataille, dénouement des opérations diplomatiques, opérations à crédit, le combat ou l’engagement, moyen unique de la victoire. Chacune de ces formules demeure équivoque tant qu’on ne l’insère pas dans l’élaboration progressive du système. C’est la dernière que nous tenterons d’abord de reconstituer.

Définition de la guerre

Prenons pour point de départ le fait de la diversité des guerres, les unes mobilisant des peuples entiers en des affrontements sanglants, les autres se réduisant à des manoeuvres, des sièges, en apparence presque dépouillées de violence. Faute d’élaborer un concept qui comporte, en tant que formes ou manifestations, aussi bien les uns que les autres, la théorie se condamnerait elle-même. Elle n’existe qu’à la condition de mettre en lumière leur nature commune.

Une proposition définit ce concept : « La guerre est un acte de violence destiné à contraindre l’ennemi à se soumettre à notre volonté. » Concept philosophique ou idéal-type ? L’interprète hésite : Clausewitz lui-même ignorait cette distinction et les textes permettent les deux interprétations. La définition comporte un élément de simplification ou de rationalisation idéale. Clausewitz se donne une situation de duel, comme le font les théoriciens modernes des jeux ou de l’emploi des armes nucléaires ; il assimile les États aux prises à des acteurs individuels, chacun avec une conscience et une volonté. Cette définition ne dégage pas moins la nature ou l’essence du phénomène guerre (en tant que phénomène humain, puisqu’elle contient les deux éléments qui en déterminent la spécificité, la violence et la volonté, le moyen et la fin, les armées et la politique. Ainsi définie, la guerre comporte deux dimensions, l’une matérielle, l’autre psychologique (ou morale) : épreuve de volonté en même temps qu’épreuve de force (en anglais : test of will as well as trial of strength).

Partant de cette définition dualiste, Clausewitz arrive, à la fin du premier chapitre, à la définition en trois termes, définition qui résout le problème de la diversité des guerres. Mais le chemin par lequel il passe de la conjonction violence / volonté à la combinaison violence originelle / jeu de probabilités et de hasard politique (passion – libre activité de l’âme – entendement pur) éclaire le sens et la portée de la solution.

La définition initiale, dans la première étape, se développe en une dialectique de l’hostilité, qui, elle-même, implique le concept de l’ascension aux extrêmes (Steigerung bis zum Ausserstem) et de la guerre absolue. La dialectique de l’hostilité se trouve analytiquement incluse dans la définition de la guerre : acte de violence, dicté par une intention hostile, la guerre en tant que telle va aux extrêmes puisque chacun peut répondre à la violence de l’autre par une violence accrue. Cette polarité ou cette action réciproque présente un aspect physique : je dois désarmer l’ennemi pour avoir l’assurance de lui dicter ma volonté ; et un aspect psychologique ou moral : si la guerre se réduisait à une épreuve de force, je pourrais mesurer approximativement les forces que je devrais engager pour le réduire à merci, mais l’évaluation de la volonté (de la force de la volonté = Die Stärke der Willenskraft) ne peut être qu’approximative et chacun, pour ne pas céder, peut renchérir de telle manière que, tous deux s’opiniâtrant, l’ascension résulte non de l’accroissement des moyens employés mais du renforcement, par cette action réciproque, de la volonté de chacun.

Le duel ne se termine logiquement qu’au moment où l’un des duellistes subit la loi de l’autre. Disons encore, pour user d’un autre langage : tant que dure la guerre, il y a action réciproque, polarité entre deux volontés ; la guerre, par définition, a pour fin de substituer une volonté à deux, la relation du vainqueur au vaincu, du maître à l’esclave à l’affrontement de deux volontés. Aucun des duellistes ne peut déterminer seul la violence et la volonté qui lui permettront d’atteindre la fin : chacun dépend de l’autre et cette dépendance réciproque conduit logiquement aux extrêmes.

De cette dialectique de l’hostilité et de l’ascension aux extrêmes, Clausewitz revient ensuite aux guerres réelles en trois étapes. Dans la première, il réintègre le duel isolé, instantané, total dans la vie de l’État ; il lui rend une dimension temporelle, il lui enlève sa signification absolue. L’État ne se confond pas avec un duelliste qui risque de tout perdre, d’un coup, qui échange des coups d’épée, sans raison, par accident, avec un bretteur rencontré au détour d’un chemin.

Dans la deuxième étape, la fin politique, impliquée par la définition initiale, réapparaît : or, non dans le concept mais dans la réalité, c’est elle qui détermine l’ampleur des hostilités et le volume de la violence. « Ainsi la politique, en tant que motif originel de la guerre, sera la mesure aussi bien de l’objectif qu’il faut atteindre par l’acte militaire que des efforts nécessaires[8]. » La politique ne constitue pas en tant que tel un principe modérateur. Quand elle-même est grandiose, la guerre le sera aussi. Quand le sort des armes décide de grands intérêts, la guerre réelle se rapprochera de son concept. La relation entre la fin politique et l’objectif militaire rend compte tout à la fois de l’ascension et de la descente.

Si l’objectif de l’action militaire est un équivalent de la fin politique, cette action en général descendra en même temps que celle-ci et cela d’autant plus que cette fin politique prédomine ; ainsi s’explique qu’il puisse y avoir, sans contradiction, des guerres de tous les degrés d’importance et d’énergie, depuis la guerre d’anéantissement jusqu’à la simple observation[9].

La troisième étape a pour objet d’expliquer la discontinuité de l’action guerrière qui semble, au premier abord, contredire la logique interne de la guerre conforme à son concept. Comment les deux camps peuvent-ils avoir, tous les deux en même temps, intérêt à suspendre les hostilités ? À quoi Clausewitz répond en donnant deux raisons : la supériorité de la défense sur l’attaque a pour conséquence possible que le parti le plus fort ne peut pourtant pas prendre l’initiative, sa supériorité ne suffisant pas à combler celle de la défense sur l’attaque. L’inégalité des deux formes majeures – offensive, défensive – commande l’ensemble du champ de l’action militaire. Au niveau théorique, elle permet logiquement la suspension des combats, faute de laquelle l’ascension aux extrêmes deviendrait inévitable. Clausewitz ajoute une deuxième raison[10] : l’incertitude des connaissances. Le chef de guerre ne sait pas avec certitude s’il dispose des moyens nécessaires pour attaquer, comment son ennemi s’est déployé, quelles chances lui-même aurait d’atteindre ses objectifs. Le duel guerrier perd la rigueur et la pureté du concept et devient un jeu de stratégie dans lequel chacun se livre à un calcul des probabilités. Lieu du hasard sur les champs de bataille, influencée par la bonne et la mauvaise fortune, la guerre demeure sérieuse parce qu’elle sert et doit servir la fin politique. « Continuation de la politique par d’autres moyens », elle ne cessera jamais d’être politique même dans sa forme absolue : car c’est la politique, « intelligence de l’État personnifié » (i, 1, trad. fr., p. 68), qui donne à la guerre un caractère purement militaire et une violence totale.

Les deux derniers moments de ce retour aux guerres réelles se fondent sur le même argument, obéissent à la même idée directrice : la primauté de l’intention politique sur l’action guerrière ; la guerre est le moyen, la politique détermine la fin, mais les analyses qui se situent entre la définition initiale de la guerre et la définition qui clôt le chapitre 1 ont enrichi le concept et définitivement éclairci la problématique de l’unité du concept et de la diversité des manifestations. Car si deux volontés aux prises, recourant à la violence, vont logiquement aux extrêmes, dès lors qu’elles s’abandonnent aveuglément à la dialectique de l’hostilité, deux politiques – c’est-à-dire deux intelligences – iront jusqu’aux extrêmes ou tout au contraire descendront jusqu’à l’observation armée selon les circonstances, selon leurs intentions, selon le rapport des forces, selon les intérêts engagés.

La définition finale du chapitre 1, plus riche que la définition initiale et moins souvent citée, mérite d’être commentée.

La guerre n’est donc pas seulement un véritable caméléon parce qu’elle change quelque peu sa nature dans chaque cas concret, mais elle est aussi, dans ses manifestations globales, par rapport aux tendances qui y prédominent, une étonnante trinité, composée d’abord de la violence originelle de son élément, la haine et l’hostilité, qu’il faut considérer comme une impulsion naturelle aveugle ; ensuite du jeu des probabilités et du hasard qui en font une libre activité de l’âme ; enfin de la nature subordonnée d’un instrument de la politique, par quoi elle ressortit à l’entendement pur[11].

De ces trois éléments, le premier se rapporte particulièrement au peuple, le second au commandant et à son armée, le troisième au gouvernement. Passions du peuple, calcul des probabilités du chef militaire, instructions politiques du chef d’État : comment cette trinité s’accorde-t-elle avec la dualité de la violence et de la volonté ?

Clausewitz indique lui-même que l’intention hostile (feindselige Absicht), soumettre l’ennemi à notre volonté, présente une généralité plus grande que « feindselige Gefühle », les sentiments hostiles. Des États combattent parfois sans que les peuples se haïssent. La priorité de l’intention (ou de la politique) ne justifie pas pour autant l’idée que la violence des guerres diminuerait avec le progrès de la civilisation, que les passions hostiles disparaîtraient chez les peuples de culture (i, 1, paragr. 3). En fait, l’impulsion naturelle, la haine enflamment les peuples de culture quand les circonstances politiques s’y prêtent, quand les nations entières participent au combat. Le duelliste se compose à la fois des masses et de l’État, il a une sensibilité et un entendement. C’est l’entendement qui doit commander à la sensibilité, donc l’État aux masses.

L’État, entendement pur, commande aussi au chef militaire et à l’armée – à la libre activité de l’âme. L’expression « se livrer au sort des armes » suggère le rôle de la probabilité et du hasard sur les champs de bataille. Le chef d’État calcule le rapport entre ses moyens et ceux de l’ennemi, les risques du conflit et les profits et pertes possibles ; le commandant d’un théâtre d’opérations ou d’une armée prend des risques et ne peut pas ne pas en prendre, il décide sans jamais posséder toutes les pièces du dossier, sans prévoir toutes les éventualités. L’opposition entre libre activité de l’âme et entendement pur suggère l’hétérogénéité profonde entre l’action guerrière et la décision politique, entre les vertus du chef militaire et les vertus du chef d’État. De même que la volonté se dissocie en passions populaires et intentions de gouvernants, la violence obéit d’abord à la « libre activité de l’âme » du chef militaire mais aussi, indirectement, à l’entendement pur de l’État. Trois acteurs se sont substitués au duelliste idéal-typique – le peuple et ses passions, l’armée, son chef et leur fortune, l’État et son entendement.

Cohérence ou contradictions ?

Je m’en suis tenu, dans les pages précédentes, au chapitre 1 du livre I, chapitre qui exprime le dernier état de la pensée de Clausewitz. La théorie dont je viens de résumer les grandes lignes donne-t-elle pleine satisfaction ? Contient-elle des équivoques ou des contradictions ?

Écartons d’abord quelques erreurs, longtemps commises. La théorie de la guerre absolue n’a rien de commun avec une doctrine de la guerre totale. En dépit de son admiration pour Napoléon « dieu de la guerre », Clausewitz ne recommandait pas l’ascension aux extrêmes, pas plus d’ailleurs que le mouvement contraire de descente jusqu’à l’observation armée ; il constate cette diversité et il cherche à l’expliquer. Il dissipe l’illusion d’un progrès simultané de la civilisation et de la paix, il met en lumière la corrélation entre la grandeur des intérêts et le volume de la violence. Mais, quand ses analyses suggèrent des règles de conduite, dans les chapitres où il donne explicitement des conseils, il n’apparaît rien moins que militariste. Il subordonne le chef des armées au chef d’État (ou, pour employer un langage vulgaire, le pouvoir militaire au pouvoir civil) et il confie à l’entendement pur, au calcul rationnel et non pas à la libre initiative du courage et de l’imagination, la responsabilité suprême, la détermination de la fin et, par conséquent, le choix entre la paix et la guerre, l’établissement du plan de guerre.

Quant aux réfutations de Clausewitz par des formules comme « la guerre n’est plus la continuation de la politique par d’autres moyens » ou encore « there is no alternative to peace » (il n’y a pas de substitut à la paix), elles résultent de simples malentendus. La guerre nucléaire totale entre États dont aucun n’aurait les moyens de détruire les moyens de représailles de l’autre ne mériterait plus la définition de « poursuite de la politique ». Mais d’autres formes de guerre apparaissent et l’absence de guerre thermonucléaire illustre et confirme la domination de l’entendement sur les passions. De même, il n’y aurait pas de substitut à la paix si la guerre se confondait avec la guerre thermonucléaire totale ou la paix avec l’absence de guerre thermonucléaire totale. Encore une fois, jamais le lien entre la politique et la guerre n’apparaît aussi étroit, la subordination du commandant militaire au chef d’État aussi indispensable que depuis le début de l’âge atomique. La soumission de l’action guerrière à l’intention politique (à l’intelligence personnifiée de l’État) devient question de vie et de mort.

En d’autres termes, si l’on prend pour principe suprême de la théorie clausewitzienne la nature politique de la guerre et la suprématie du chef d’État sur le chef militaire, la théorie moderne maintient ce principe et en développe les conséquences, inaperçues il y a un siècle et demi. Relisons un passage du chapitre 1 du livre i (paragr. 23) :

Réfléchissons que la guerre résulte d’une fin politique : il est donc naturel que ce motif premier qui l’a fait naître demeure la considération première et suprême pour sa conduite. La fin politique n’est pas pour autant un législateur despotique, elle doit s’adapter à la nature des moyens et, de ce fait, elle subit souvent une totale transformation mais elle est toujours ce qu’il faut considérer en premier lieu. La politique pénétrera donc l’action guerrière tout entière et exercera sur elle une influence permanente dans la mesure où le permet la nature des forces qui explosent en elle[12].

Il n’en reste pas moins une difficulté : comment concilier l’ascension nécessaire aux extrêmes, même au niveau du concept, avec la nature politique de toute guerre ? L’action réciproque, le choc de deux forces vives, rend toujours possible cette ascension. Chacun fait la loi à l’autre et l’un ne règne avec assurance qu’au moment où il a désarmé l’autre ou créé une situation où l’autre se sent menacé de désarmement. Mais qu’il s’agisse de l’aspect moral – épreuve de volonté – ou de l’aspect physique – violence –, l’ascension aux extrêmes n’apparaît nécessaire rationnellement qu’à la condition que l’une au moins des volontés vise un objectif absolu. De deux choses l’une, en effet : ou bien la volonté qui figure dans la définition initiale de la guerre se confond avec la volonté de réduire la volonté ennemie à l’état d’objet[13] ; en ce cas, en effet, l’ascension aux extrêmes présente un caractère de nécessité ; ou bien la volonté a un objectif déterminé plus ou moins limité ; en ce cas, l’ascension aux extrêmes cesse d’être nécessaire, elle peut se produire parce que chaque duelliste fait la loi à l’autre, qu’aucun des deux ne sait avec certitude où l’autre veut en venir et que, de surenchère en surenchère, les duellistes ensemble risquent d’aller jusqu’au bout de la violence. D’une certaine manière, la guerre de 1914-1918 appartient à ce type : aucun des deux camps ne visait, au point de départ, d’objectifs illimités, mais chacun voulait dicter les conditions de la paix, aucun ne voulait négocier.

La guerre pure se réduit à la violence, elle refuse toute espèce de dialogue. Mais, en fait, la guerre n’interrompt pas les autres modalités des relations entre États. « On sait, il est vrai, que la guerre n’est provoquée que par le commerce politique (politischer Verkehr) des gouvernements et des peuples ; mais d’ordinaire on se figure qu’elle met fin à tout commerce et qu’une situation tout autre intervient, soumise à ses propres lois…[14] » Il n’en va pas ainsi. Les relations politiques entre gouvernements et peuples continuent en dépit de la guerre.

Si l’on sépare la guerre des relations politiques, il ne subsiste plus qu’une chose dénuée de sens ou de fin (sinnloses, zwecklosesDing). Cette sorte de représentation deviendrait indispensable si la guerre était tout entière guerre (ganz Krieg), tout entière déchaînement de l’élément d’hostilité (ungebundenes Element der Feindschaft).

La pensée de Clausewitz – dès lors qu’on la suppose commandée par la suprématie de la politique – me paraît claire. La dialectique de l’ascension aux extrêmes suppose l’hostilité absolue, au moins sous la forme de volonté de victoire absolue : désarmer l’ennemi, lui imposer les conditions de paix comme s’il était désarmé. Mais, dans la mesure où la politique détermine la fin de la guerre, le concept de celle-ci ne coïncide nullement avec l’hostilité absolue. Or, Clausewitz s’exprime souvent comme si le concept de guerre se confondait avec celui d’une guerre qui serait tout entière guerre, comme si les guerres étaient plus ou moins guerre selon qu’elles se rapprochent ou s’éloignent de la forme absolue.

De multiples textes suggèrent une telle interprétation. Plus la fin politique influe sur la guerre pour la limiter, plus la théorie philosophique se trouve en difficulté parce que la nécessité disparaît :

Dès que l’on autorise cette influence de la fin politique sur la guerre, comme on ne peut pas ne pas le faire, il n’y a plus de limite et l’on doit accepter de descendre jusqu’à ces guerres qui consistent dans la simple menace envers l’ennemi avec un supplément (Subsidium) de négociation (Unterhandel). Il est clair que la théorie de la guerre, si elle veut être et rester une considération philosophique, se trouve ici en difficulté. Tout ce qu’il y a de nécessaire dans le concept de guerre semble fuir de la théorie et elle court le danger de manquer de tout point d’appui. Mais l’issue naturelle se montre bientôt. Plus un principe modérateur s’introduit dans l’acte guerrier ou plus les motifs de la guerre s’affaiblissent et plus l’action se transforme en passion (Leiden), moins elle se produit, moins elle a besoin de principes réducteurs[15]. Tout l’art de la guerre se transforme en simple prudence dont l’objet principal sera d’empêcher l’équilibre instable de pencher soudain à notre désavantage et la demi-guerre de se transformer en une guerre complète[16].

Bien entendu, le lecteur d’aujourd’hui éprouve la tentation d’appliquer cette analyse à la situation présente entre États détenteurs d’armes nucléaires. L’art de la guerre ramené à la prudence, l’équilibre instable maintenu, la demi-guerre qui ne doit pas se transformer en véritable guerre : toutes ces remarques s’appliquent aisément à la dissuasion réciproque. Mais, dans le cadre de la pensée de Clausewitz, ce qui nous intéresse, c’est que l’intervention de la politique enlève au concept de guerre toute nécessité et mette en difficulté la réflexion philosophique – ce qui suggère que le concept philosophique soit non celui de la guerre-instrument de la politique, mais celui de la guerre dans sa forme absolue. De même, selon ce texte, la guerre modérée serait moins guerre que la guerre pure. Or, la définition du chapitre 1 du livre, aussi bien la définition initiale que la définition finale, l’une impliquant la volonté, l’autre comportant les trois éléments de la passion populaire, de libre activité de l’âme et d’entendement, ne privilégie nullement la forme absolue[17].

Le texte du livre viii que nous avons cité comporte des équivalents. Par exemple, au livre iii, chapitre 16, nous lisons que la guerre peut devenir un Halbding, les guerres ne sont pas beaucoup plus qu’une neutralité armée, une attitude menaçante pour soutenir les négociations, une tentative pour s’attribuer un petit avantage ou remplir aux moindres frais une obligation d’alliance. À nouveau, Clausewitz écrit qu’une fois la guerre réduite à la moitié d’elle-même, la théorie est privée de points fixes, il y a de moins en moins de nécessité, de plus en plus d’accidentel.

Qu’une guerre dont la politique détermine à chaque instant la conduite comporte une moindre nécessité, qu’elle se confonde avec l’intelligence (Klugheit) et la prudence, certes ; mais dans la mesure où, selon sa définition philosophique, la guerre est un instrument de la politique, elle ne devient pas une demi-guerre ou une pseudo-guerre en s’éloignant de sa forme absolue. Elle prend une forme conforme à la nature de la politique dont elle émane, grandiose quand de grands intérêts sont en jeu, modérée quand les motifs politiques s’affaiblissent. Elle reste guerre au même titre et au même degré en tant qu’expression ou moyen de la politique.

Pourquoi Clausewitz s’exprime-t-il plus d’une fois tout autrement, comme si seul atteignait à la dignité philosophique le concept de guerre absolue ? Pourquoi écrit-il (viii, 6) que cette manière de mener la guerre est une chose imparfaite (Halbheit), une anomalie car « guerre et paix sont au fond des concepts qui ne comportent pas de gradation » (trad. fr., p. 702 ; T. A., p. 726) ? Peut-être l’inachèvement du livre explique-t-il que le concept de guerre désigne tantôt la forme absolue tantôt la définition (instrument de la politique) ? Le concept devrait coïncider avec la définition, alors qu’elle vise plus souvent la forme absolue. L’inachèvement n’explique pas entièrement ce qui constitue, sinon une contradiction intrinsèque, au moins une dualité de tendances, la juxtaposition de deux conceptualisations divergentes, l’une fondée sur l’opposition radicale de la paix et de la guerre, l’autre sur la suprématie de la politique et, par suite, sur la combinaison possible des moyens militaires et des moyens politiques, donc sur la gradation des guerres et des paix. Clausewitz garde à la fois les deux conceptualisations : la distance entre concept et réalité lui permet de passer de la première à la seconde, mais il oublie que la définition de la guerre comme instrument de la politique implique conceptuellement ce qu’il appelle une chose imparfaite (Halbding), une pseudo-guerre[18].

Pourquoi Clausewitz s’est-il arrêté à mi-chemin ? Je vois deux motifs principaux. Il continue de tenir la distinction effective entre paix et guerre pour évidente. Les États se combattent ou ils ne se combattent pas. Le chef de guerre établit son plan, fait marcher ses armées, livre bataille en vue de mettre fin aux hostilités. Napoléon conduisit la Grande Armée jusqu’à Moscou afin d’obtenir la paix. Si Alexandre la lui refusait, en dépit de la perte de sa capitale, l’empereur des Français était condamné (mais de quel autre moyen disposait-il pour contraindre le tsar à traiter ?). À notre époque, le concept de conflit prolongé exclut cette discrimination traditionnelle entre paix et guerre ; la substitution du cessez-le-feu à la paix, parfois l’absence du cessez-le-feu symbolise cette indistinction de la guerre et de la paix.

En deuxième lieu, la guerre implique la violence et il n’y a d’autre violence que physique. Si les soldats ne mettent plus à mort les prisonniers, s’ils ne ravagent plus les campagnes, ne mettent plus à sac les villes, c’est que l’intelligence joue désormais un plus grand rôle que le pur instinct et qu’elle possède des moyens plus efficaces. Civilisés ou non, les peuples se font la guerre et la guerre est violence physique. Au chapitre 3 du livre ii, Clausewitz donne une autre définition de la guerre que celle du livre i :

Elle est un conflit de grands intérêts qui se règle par le sang et c’est en cela seulement qu’elle diffère des autres conflits. Il vaudrait mieux la comparer au commerce qui est aussi un conflit d’intérêts et d’activités humaines ; la politique s’en rapproche encore beaucoup plus qui, elle aussi, peut être considérée comme une sorte de commerce[19] (Handel) sur une grande échelle. De plus, la politique est la matière dans laquelle la guerre se développe, les linéaments de celle-ci, cachés en elle, s’y dessinent déjà comme les propriétés de la nature vivante dans leurs embryons[20].

Règlement par le sang : l’élément de violence, donné dans la définition initiale du livre i, se retrouve sous une autre forme. Dès lors que l’on met l’accent sur ce seul élément, la forme absolue semble accomplir seule le concept de guerre. La guerre devient d’autant plus la guerre qu’elle recourt à plus de violence. Du même coup, la formule – devenue courante – « la politique (ou la diplomatie) est la continuation de la guerre par d’autres moyens », Clausewitz ne l’aurait pas acceptée : il manque à la diplomatie pour apparaître comme une sorte de guerre le règlement par le sang.

Les deux formules « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens » et « La politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens » semblent s’impliquer l’une l’autre. La guerre « a une grammaire propre, non une autre logique ». L’opposition des intérêts se manifeste en temps de paix, l’hostilité ne commence pas avec le premier coup de canon, elle ne se termine pas avec la signature de l’armistice ou de la paix.

Dans cette ligne de pensée se dessine le concept généralisé de stratégie qui tend à remplacer celui de politique (au sens du mot anglais policy). Le théoricien moderne oppose le jeu avec l’homme au jeu avec la nature : dans le premier, jeu stratégique, la décision de chaque joueur provoque une décision d’un autre joueur qui, lui aussi, comme le premier, a conscience et volonté. La décision dépend d’un calcul qui doit anticiper le calcul qui commandera la réaction de l’autre. La stratégie, au sens ancien et limité, a toujours comporté cette dialectique de l’action et de la réaction, l’une et l’autre déterminées par des conjectures sur la conduite de l’ennemi. Les actions réciproques, analysées dans le premier chapitre, l’accent mis sur l’opposition entre la force vive et la masse inerte suffisent à démontrer que Clausewitz a clairement discerné la structure des jeux de stratégie, le choc de deux volontés qui s’interrogent l’une l’autre sur leurs intentions et leurs actes.

À l’heure présente, on substitue couramment le terme de stratégie à celui de politique, parce que l’on baptise stratégie toute action qui embrasse un certain nombre de décisions et qui provoque des décisions d’autres hommes, eux aussi capables de réflexion et, parfois, de calculs stratégiques. Cette extension du concept de stratégie se situe dans le prolongement d’une des tendances de la pensée de Clausewitz : je ne songe pas tant à l’analyse de l’action réciproque de deux forces vives qu’aux textes du chapitre 6 du livre viii dans lesquels l’idée de la guerre, instrument de la politique, semble aboutir à l’unité indissoluble de la politique (policy) et de la stratégie. Par exemple, cette formule : « En un mot, l’art de la guerre, au niveau le plus élevé, devient politique, mais une politique qui livre bataille au lieu de rédiger des notes[21]. »

Cependant, si l’on retient l’ensemble du chapitre, on retrouve la même incertitude que nous avons déjà commentée. La guerre réelle ne se déroule pas conformément à la logique de la nature, elle devient une « chose à moitié » (Halbding), une contradiction en soi. Elle obéit non à sa propre loi mais à la loi de la politique. Dès lors, elle échappe à la nécessité de sa propre nature, la politique se souciant moins des éventualités finales que des probabilités immédiates ; l’incertitude s’insinue dans l’action qui ressemble davantage à un jeu dans lequel chaque cabinet se berce de l’espoir qu’il l’emportera sur ses adversaires en habileté et en perspicacité. « Ainsi, la politique fait de cet élément écrasant de la guerre un simple instrument ; du terrible glaive de la guerre qu’il faut soulever des deux mains et de toutes ses forces pour frapper un coup, et un seul, elle fait une épée légère et maniable, parfois un simple fleuret, à l’aide duquel elle alterne coups, feintes et parades[22]. »

Là, comme ailleurs, sauf peut-être dans le livre i, Clausewitz oppose aux guerres réelles (qui sont plus ou moins guerre) la guerre conforme à sa nature, à la logique de sa nature. L’image de la guerre absolue doit rester à l’arrière-plan. Ce n’est que par cette manière de se représenter les choses que la guerre redevient une unité et que l’on peut considérer toutes les guerres comme appartenant à une seule espèce. Si, comme il me semble probable (mais non sans quelque incertitude), la manière de se représenter les choses (Vorstellung Art) désigne l’intervention de la politique, on se demande, une fois de plus, comment Clausewitz attribue à la notion de guerre en tant que telle, abstraction faite de tout autre élément, la dignité de concept (Begriff), alors que la diversité des guerres ne se ramène à l’unité que grâce à l’intervention de la politique.

Si nous écartons cette difficulté – peut-être de méthode plus que de substance –, Clausewitz a-t-il raison ou tort de maintenir la discrimination conceptuelle entre paix et guerre, de ne pas admettre que la politique soit la continuation de la guerre par d’autres moyens ? Pour une part, l’expérience historique de notre temps explique notre propre conceptualisation : conflits prolongés, recours à des moyens de force en l’absence de guerre déclarée, dissuasion réciproque et permanente du fait des armes nucléaires, le caractère belliqueux des relations internationales suggère irrésistiblement, avec une sorte d’évidence, le renversement de la formule célèbre de Clausewitz. Ce renversement explique aussi la généralisation du concept de stratégie, celui-ci désignant désormais n’importe quel plan d’action, sans impliquer la violence, le règlement par le sang. Cette conceptualisation moderne comporte, elle aussi, ses dangers et ses inconvénients. La rivalité des États continue, certes, en temps de paix, mais les conflits diffèrent selon la nature des moyens légitimes. À méconnaître dans la guerre l’élément de violence, de règlement par le sang, on finit par ne plus différencier les conflits entre villes et campagnes, ouvriers et employeurs, d’une part, et les conflits entre États de l’autre. Clausewitz s’arrêtait à une difficile synthèse, il gardait un concept de guerre pure, abstraction faite de tout élément extérieur, tout en affirmant que la guerre, instrument de la politique, n’a pas d’autonomie.

En dépit de cette équivoque, qui a favorisé tant de malentendus, Clausewitz a posé les fondements à la fois de l’histoire de l’art de la guerre dans le cadre de l’histoire politique (sociologie historique) et d’une réflexion rationnelle sur la conduite de la guerre (doctrine ou praxéologie). Selon les cas, en effet, la politique désigne ce que les Anglais appellent politics et ce qu’ils appellent policy. La ressemblance entre le caractère de la politique et celui de la guerre ressortit à la sociologie ; la doctrine, explicite ou implicite, relative au plan de guerre ou aux relations entre chef de guerre et chef militaire à la praxéologie. La définition la plus complète que Clausewitz donne de la politique au livre viii (chapitre 6) suggère un motif supplémentaire du refus que Clausewitz aurait opposé à la définition de la politique comme étant une sorte de guerre. « Que la politique unit en soi et concilie tous les intérêts de l’administration intérieure, ceux de l’humanité aussi et tout ce que l’entendement philosophique pourrait concevoir, nous l’avons supposé ; car la politique n’est rien en soi sinon le représentant de tous les intérêts à l’égard des autres États[23]. » La subordination de l’instrument militaire à l’intention politique n’implique nullement la primauté de la politique extérieure ; au contraire, il semble que la politique intérieure, les intérêts de la collectivité doivent servir de guide à la conduite des relations avec les autres États. La suprématie de la politique sur la guerre signifie que la victoire militaire ne constitue pas une fin en soi. Moyen en vue de quoi ? En vue de la défense des intérêts de la société tout entière.

Instrument militaire et fin politique[24]

La primauté de la politique remplit, nous venons de l’indiquer, une double fonction : elle sert de fondement à la sociologie des guerres ou encore à l’histoire de l’art de la guerre dans le cadre de l’histoire politique (pour citer le titre de l’ouvrage fameux de H. Delbrück, Geschichte der Kriegskunst im Rahmen der politischen Geschichte). Elle sert aussi de règle suprême à l’établissement du plan de guerre, à la conception stratégique d’ensemble qui doit commander la conduite des opérations. L’examen des rapports entre instrument militaire et fin politique dans l’oeuvre de Clausewitz nous conduira à l’analyse de ces mêmes rapports à notre époque.

Au chapitre 3 du livre viii, Clausewitz esquisse cette histoire jointe des relations internationales, des organisations politiques et des guerres entre cités et États. Une formule générale résume le thème de la recherche : « Tatares à demi civilisés, républiques du monde antique, seigneurs féodaux et cités commerçantes, rois du 18e siècle, enfin princes et peuples du 19e siècle : tous conduisent à la guerre à leur façon, la conduisent autrement, avec d’autres moyens et en vue d’un autre objectif[25]. »

Cette esquisse contient, implicite, une énumération des variables principales : dimension des États, organisation militaire (soldats plus ou moins nombreux, professionnels ou non) déterminent les modalités du combat ; occupation du territoire, destruction de l’armée, ravage du territoire constituent, selon les cas, les objectifs ; relations entre gouvernants et peuples, participation ou non-participation des peuples aux conflits influent sur la grandeur de ceux-ci. Parfois, des armées de types différents coexistent : par exemple, sous Henri iv, contingents féodaux, condottieri et armée permanente. Au 18e siècle s’opère la dissociation entre la guerre, menée par des armées permanentes, « diplomatie un peu plus tendue », réservée aux monarques et aux chancelleries, et le peuple. D’où résultèrent les formes prises par les opérations militaires : plus de pillage et de dévastation des pays ennemis, seules les armées s’affrontent, encore évitent-elles le plus possible la bataille ; manoeuvres et sièges tenaient la première place et occupaient les armées. La Révolution française produisit soudain une révolution militaire.

Avec la participation du peuple à la guerre, à la place d’un cabinet et d’une armée, un peuple entier avec son poids naturel pesait dans la balance. Les moyens qui pouvaient être employés, les efforts qui pouvaient être déployés, ne connaissaient plus de limites définies ; l’énergie avec laquelle la guerre pouvait être conduite ne trouvait plus de contrepoids et, par suite, le danger pour l’ennemi était extrême[26].

La Révolution libéra la guerre de ses entraves traditionnelles et Bonaparte poussa à la perfection l’instrument que la Révolution lui avait préparé. « Après que tout fut perfectionné par la main de Bonaparte, cette puissance militaire, fondée sur la force de la nation entière, marcha, dévastatrice, à travers l’Europe entière, avec une telle sécurité, une telle confiance que là où elle se heurtait à des armées anciennes, pas une seule fois il n’y avait un seul instant d’incertitude sur l’issue[27]. »

Quand Clausewitz écrit que la nature d’une guerre ne dépend pas des seuls duellistes, quand il analyse la dialectique de l’hostilité, chaque ennemi prisonnier de l’autre, quand il montre la défaite fatale de l’État prudent face à un ennemi résolu à de grands efforts et à de grandes décisions, il élève au niveau de la théorie l’expérience des conflits entre monarchies traditionnelles et la France révolutionnaire et impériale.

Il en tire deux sortes de conclusions. Sur le plan sociologique, il annonce que la violence originelle de la guerre fera sauter, une nouvelle fois, les limitations qui, d’une certaine manière, résultent du fait que les hommes ne prennent pas conscience de ce qui est possible. Quand à nouveau les grands intérêts seront en jeu, l’hostilité réciproque se déchargera comme elle l’a fait de son temps.

Pratiquement, d’autre part, le responsable suprême a pour obligation de discerner la nature de la guerre en fonction de l’ensemble des circonstances historiques (ensemble qui lui-même signifie la politique – politics). La politique – policy se définit donc, à son tour, par l’appréciation de la nature de la guerre, de ce qui, en une conjoncture singulière, en constitue la caractéristique essentielle. Mais combien d’objets doivent être considérés et pesés ! Citons encore :

Pour connaître la mesure des moyens que nous devons mobiliser pour la guerre, nous devons réfléchir sur la fin politique de notre part et de la part de l’ennemi ; nous devons considérer les forces et les rapports de l’État ennemi et de notre État ; le caractère de son gouvernement, de son peuple, la capacité de l’une et de l’autre, et tout cela aussi de notre côté ; les liens politiques, d’autres États et les répercussions que la guerre aura sur celles-ci. Que l’estimation de ces objets divers qui, de manière diverse, se rattachent les uns aux autres, constitue une tâche difficile, que seul un éclair de génie parvienne à dégager rapidement le juste, cependant qu’il serait impossible de maîtriser la complexité par une réflexion simplement méthodique, une telle conclusion se comprend aisément. En ce sens, Bonaparte a dit très justement : ce serait là un problème d’algèbre devant lequel Newton lui-même reculerait avec effroi[28].

La sociologie des guerres suggère d’elle-même, insensiblement, une doctrine (Lehre), stratégique et politique à la fois. Le chef de guerre (qui, à supposer qu’il ne se confonde pas avec le chef militaire, a besoin des conseils de ce dernier) doit déterminer d’abord le caractère de la guerre afin de connaître le coefficient de mobilisation nécessaire, établir le plan d’ensemble de la guerre, puis celui des opérations sur les divers théâtres en fonction du caractère de la guerre et de la fin politique visée. Les opérations militaires, globalement, équivalent à des moyens en vue d’une fin que la politique, l’intelligence personnifiée de l’État, le représentant de l’ensemble des intérêts, a seule qualité pour fixer.

Clausewitz reconnaît que la stratégie se prête moins aisément à une théorie que la tactique[29]. Les difficultés de la théorie augmentent avec le rôle des éléments historiquement uniques. L’équation à résoudre pour déterminer les spécificités d’une guerre particulière et choisir un plan dépasse les ressources mêmes d’un génie mathématique. Le recours à la critique, donc à l’expérience historique, s’impose de lui-même. Clausewitz n’en a pas moins esquissé, mais non rigoureusement établi, une théorie ou du moins une classification des types de guerre, d’une part, et des types de moyens, d’autre part.

En ce qui concerne les types de guerre[30], il distingue avant tout les guerres qui ont pour objectif militaire la destruction des forces ennemies, la victoire absolue et les guerres à objectif limité. Mais il reste, selon les circonstances, de multiples espèces de guerres limitées, selon la fin politique visée, selon les États et les armées aux prises. Clausewitz n’a pas élaboré mais il a implicitement conçu la distinction entre la stratégie qui tend à vaincre décisivement l’ennemi et celle qui tend à lasser la volonté de vaincre de l’ennemi. La stratégie de Frédéric ii, au cours de la guerre de Sept Ans, visait et comporta une victoire limitée grâce à une résistance prolongée jusqu’au moment où les ennemis, en dépit de leur supériorité, accepteraient de traiter. La lecture de Clausewitz, en même temps que l’étude historique, inspira probablement à H. Delbrück la distinction classique de la stratégie d’anéantissement et de la stratégie d’usure (Vernichtungsstrategie, Ermattungsstrategie)[31].

En ce qui concerne les objectifs militaires, Clausewitz utilise diverses classifications. Peut-être la plus rationnelle figure-t-elle au début du chapitre 2 du livre i. Les opérations militaires s’en prennent à l’armée, au territoire ou à la volonté de combattre de l’ennemi. Distinction qui se déduit de l’objectif immanent à la guerre, désarmer l’ennemi (wehrlos) : détruire son armée, l’empêcher d’en lever une autre en occupant son territoire, lui enlever le courage de la résistance. Cette classification résulte de la dualité violence / volonté : ou bien on enlève à l’ennemi les moyens de la violence ou bien on lui enlève la volonté de se battre.

Cette classification n’en demeure pas moins schématique, abstraite, parce qu’elle se donne l’objectif de la victoire absolue. Or toutes les guerres n’ont pas, d’un côté ou de l’autre, un tel objectif. Si l’on ne compte pas sur le désarmement de l’ennemi pour obtenir la paix, il faut l’y amener en rendant la victoire pour lui ou trop improbable ou trop coûteuse. À partir du moment où une victoire limitée se substitue à une victoire absolue en tant qu’objectif, de multiples chemins peuvent conduire au but, de multiples moyens s’offrent pour surmonter la volonté de l’ennemi : « destruction de l’armée ennemie, invasion des provinces ennemies, simple occupation de ces provinces, opérations qui visent directement des relations politiques enfin attente passive des coups ennemis[32] ».

Dans le chapitre 2 du livre i, Clausewitz, tout aussi nettement que dans le livre viii, démontre l’impossibilité d’une théorie de la stratégie (conduite des opérations, usage des combats en vue de la fin – Zweck – de la guerre) qui ferait abstraction du but politique de la guerre elle-même. La diversité des chemins ne doit pas être sous-estimée ; pour reconnaître leur signification, il suffit de se rappeler la multiplicité des fins politiques qui peuvent provoquer une guerre ou de mesurer la distance entre une guerre d’anéantissement avec l’existence politique pour enjeu et une guerre qu’une alliance forcée ou changeante impose comme un devoir désagréable. « Entre ces deux existent dans la réalité des degrés innombrables. Si l’on voulait rejeter dans la théorie un seul de ces degrés, on pourrait tout aussi bien, avec le même droit, les rejeter tous, c’est-à-dire faire entièrement abstraction du monde réel[33]. »

Ces textes, et le livre viii en contient un grand nombre, de même portée, condamnent, me semble-t-il, l’interprétation paradoxale proposée par André Glucksmann[34] selon laquelle le discours stratégique – militaire – comporterait une entière autonomie et se déroulerait conformément à sa logique propre, une fois la fin politique posée.

« Chaque guerre est politique mais la guerre se laisse penser en elle-même, dans son concept[35]. » Certes, mais il ne s’agit que d’un concept de guerre absolue, abstraction faite de l’élément politique, donc du concept qui s’accorde le moins aisément avec les définitions de la guerre. « Le rapport politique-stratégie est celui d’une traduction biunivoque, au grand objectif politique correspond la grande guerre, à la petite politique, la petite guerre. Mais la grandeur et la petitesse d’une guerre se définissent apolitiquement entre elles, par rapport au seul concept de la guerre. » La proportion entre l’enjeu politique et le volume de la violence, Clausewitz l’affirme, en effet, à de multiples reprises, mais il n’y a pas pour autant de traduction biunivoque entre objectif militaire et fin politique. De multiples chemins conduisent à l’objectif militaire et le choix des moyens militaires dépend non pas seulement des forces armées qui s’affrontent, mais de l’ensemble du contexte politique, d’un côté ou de l’autre.

De la guerre ne mentionne les fins politiques que pour assigner leur intervention possible dans le cours des affaires militaires. Sans plus. Clausewitz affirme toujours que la conduite de chaque guerre se subordonne aux fins d’une politique – mais jamais la considération du choix des fins politiques précises ne vient interrompre le cours de sa réflexion. De quelle réflexion s’agit-il ? En réalité, Clausewitz ne cesse de répéter que le choix d’une stratégie dépend précisément du choix d’une fin politique précise. Bien loin de cette fin posée, le discours stratégique se développe selon sa seule logique, les intentions politiques changent au cours des hostilités parce qu’elles sont déterminées aussi par le succès et les résultats possibles[36]. Ou bien cette interprétation fausse la pensée de Clausewitz, ou bien elle traduit, en un langage obscur, l’idée que le concept de guerre absolue comporte une logique, celle de l’ascension aux extrêmes – ascension qu’arrêterait seule la supériorité de la défensive sur l’offensive, cran d’arrêt proprement militaire, distinction du principe modérateur que constitue la politique elle-même.

Décréter que « le concept de guerre permet un calcul stratégique » (p. 47), c’est éliminer l’élément humain, la part de hasard et de jeu que Clausewitz tient pour inséparables des opérations militaires, c’est oublier ensuite que chaque résultat – terrain gagné ou perdu, rapport des pertes respectives des deux camps – n’a de sens que par rapport à l’ensemble de la campagne ou de la guerre –, ce qui réintroduit la politique non pas réduite à une fin, posée une fois pour toutes, mais définie par la totalité concrète des circonstances, totalité toujours singulière dont seul l’éclair du génie discerne les traits essentiels. La difficulté d’interprétation, une fois de plus, ne tient pas au rapport entre guerre et politique, mais à certaines analyses de l’instrument militaire. En quel sens la formule que la guerre ne comporte qu’un seul moyen, le combat (der Kampf) ou l’engagement (Gefecht), s’accorde-t-elle avec la thèse de la pluralité des chemins (Wege) et des objectifs (Ziele) ? En fait, l’analyse du moyen déclaré unique (Kampf, Gefecht) reproduit, pour ainsi dire, au niveau inférieur, l’analyse de la guerre elle-même.

Résumons brièvement les moments ou étapes de cette analyse. « La décision par les armes est, pour toutes les opérations de la guerre, petites et grandes, ce que le paiement en espèces représente dans les échanges de traites ; si éloignés que soient ces rapports, le règlement ne saurait faire totalement défaut, même s’il est rare[37]. » Le combat ou l’engagement sert de référence permanente dans les opérations de guerre en fonction même de la définition de celle-ci. L’engagement constitue le moyen unique, parce que l’acte guerrier en tant que tel se confond avec la violence et que la violence oppose non des hommes, pris individuellement, mais des hommes organisés en unités, s’emboîtant les uns dans les autres pour constituer des unités supérieures.

Moyen unique de la guerre, la lutte (der Kampf) se décompose en combats dont chacun a pour but (Zweck) la destruction des forces ennemies. Le but se dégage analytiquement du concept même de l’engagement, comme celui-ci du concept de l’activité première. « La destruction de la force armée ennemie est donc toujours le moyen d’atteindre le but (Zweck) de l’engagement[38]. » Mais, pas plus que l’objectif militaire (Ziel) ne se confond toujours avec la victoire absolue (Niederwerfen) sur l’adversaire parce qu’il existe d’autres objectifs militaires en fonction des fins politiques, de même les engagements effectifs ne tendent pas toujours à la destruction des forces armées de l’ennemi. La décomposition du combat ou de la campagne en une multiplicité d’engagements implique que chacun de ceux-ci peut avoir un but prochain qui ne soit pas la destruction des forces ennemies, même si cette destruction demeure le but ultime de la campagne. Une fois admise cette diversité effective des engagements et de leurs fins spécifiques, la « descente » devient aussi plausible que l’ascension aux extrêmes. Si le but (Zweck) de l’engagement n’est pas toujours la destruction des forces armées qui y sont impliquées, « si ce but peut être atteint sans que cet engagement ait lieu effectivement, par une simple constatation et par les relations qui en découlent, on s’explique que des campagnes entières puissent être conduites très activement sans que l’engagement effectif y joue un rôle significatif[39] ».

L’engagement ne cesse pas pour autant d’être le moyen unique, en un double sens : dans la mesure où l’activité guerrière, selon son concept, a pour but la destruction des forces armées ennemies, l’engagement constitue le moyen, analytiquement lié au but. De plus, l’absence d’engagement peut résulter de la connaissance anticipée du résultat. Les duellistes acceptent le résultat de l’engagement comme s’il s’était produit, une des parties reconnaissant la défaite sans qu’elle ait eu lieu.

Clausewitz atténue encore la primauté qu’il semble accorder, parmi les buts des opérations militaires, à la destruction des forces armées de l’ennemi ; sans doute ce moyen a-t-il la plus grande efficacité, mais il comporte aussi le plus de dangers. En fonçant aveuglément, on risquerait d’amener la destruction de ses propres forces, dans l’intention vaine de détruire celles de l’ennemi. Les autres voies sont à la fois moins coûteuses en cas de succès et moins périlleuses en cas d’échec. Mais encore faut-il que l’autre, l’ennemi, s’impose la même modération. Obsédé par l’expérience des armées traditionnelles face aux armées républicaines impériales, Clausewitz n’oublie pas de rappeler que si l’un des belligérants est décidé à emprunter la voie des grandes décisions par les armes, il bénéficie d’une grande chance de succès dès lors qu’il est assuré que l’autre ne choisit pas cette voie.

Une deuxième correction à la primauté du but, immanent au concept – destruction des forces armées – dérive de la distinction entre le positif et le négatif : nous voulons détruire les forces ennemies – but positif – et conserver les nôtres – but négatif –, et ces deux aspects, positif et négatif, sont impliqués par la formule de la destruction des forces ennemies. La conservation de nos propres forces équivaut à la « destruction de l’intention ennemie » (Vernichtung der feindlichen Absicht), à la pure résistance dont l’objectif (Zeil) dernier ne peut être autre que la prolongation de l’action afin que l’adversaire s’épuise[40]. Dans cette direction se dégagerait l’opposition entre les deux stratégies d’anéantissement et d’usure.

En fait, dans ce chapitre et à mesure de l’analyse, Clausewitz ne se situe pas au niveau du plan de guerre ou même de campagne ; il entend par résistance la volonté de retarder la décision par les armes jusqu’au moment et au lieu favorables. Il songe à l’opposition « qui commande tout », de l’offensive et de la défensive. Mais l’une et l’autre ont le même but, la destruction des forces armées ennemies, but suprême, immanent de la logique des hostilités. Inévitablement, les lecteurs ont tendance à déduire de ces textes une leçon (Lehre), une doctrine, celle qui confond victoire et victoire militaire, destruction des forces armées de l’ennemi et victoire, décision par les armes et conduite normale des opérations. Interprétation qui répond à une des orientations de la pensée de Clausewitz, l’officier prussien fasciné par Napoléon. En sens contraire, des textes et des idées ne manquent pas : pluralité des chemins qui mènent à l’objectif militaire et à la fin politique, supériorité de la défensive sur l’offensive (même si la première, comme dans la campagne de Russie, prépare la victoire d’anéantissement), substitution de la mesure des forces à l’engagement lui-même, choix du plan de guerre et de l’objectif militaire en fonction de la fin politique, elle-même partiellement déterminée par le rapport de force.

À nouveau la question se pose : cohérence ou contradiction ? La réponse ne diffère pas de celle que nous donnions au paragraphe précédent. La distinction entre concept et réalité sert à réconcilier la primauté d’un but – la destruction des forces armées ennemies – avec la diversité des buts que le chef donne à chaque engagement et à la campagne elle-même. Cette réconciliation n’en reste pas moins précaire pour la raison que nous avons dégagée au paragraphe précédent : Clausewitz utilise un concept apolitique de la guerre tout en affirmant que la guerre a pour nature de servir d’instrument à la politique. Obsédé par les défaites des monarchies institutionnelles, face à Napoléon, il insiste – à juste titre – sur la dialectique de l’hostilité, sur le fait que chacun fait la loi à l’autre ; il met en garde contre le danger que court le chef de guerre, qui prend des chemins détournés et recule devant les grandes décisions, d’être surpris par « le dieu de la guerre »[41]. Mais il en conclut, à tort dans le cadre même de sa théorie, que la solution sanglante, la grande décision, la victoire d’anéantissement se rattachent au concept même de la guerre et de l’engagement, alors qu’elles constituent une possibilité permanente, une référence nécessaire, un idéal-type non un idéal, ou un concept. Comment la forme absolue pourrait-elle coïncider avec le concept, alors que toutes les guerres et, par conséquent, tous les chemins qui conduisent à la fin politique s’accordent avec la définition en trois termes : passion, jeu et entendement ?

L’âge nucléaire ou l’hétérogénéité des armes

La synthèse de deux théories – la guerre instrument de la politique, la guerre plus ou moins proche de son concept selon qu’elle se rapproche de sa forme absolue – avait, me semble-t-il, pour condition psychologique le caractère des opérations militaires au 17e et au 19e siècle : la guerre consistait essentiellement dans le choc des armées régulières. Le chapitre 2 du livre i (« Moyens et fin dans la guerre ») le suppose explicitement[42].

Certes, par deux fois, Clausewitz fait allusion aux partisans. Au chapitre 2 du livre v[43], il mentionne en passant les Vendéens (« il serait pédant de revendiquer l’appellation d’armée pour n’importe quelle bande de partisans qui en quelque province éloignée mène une action indépendante ; encore faut-il remarquer que personne n’est surpris si l’on parle de “l’armée de Vendée” pendant les guerres de la Révolution, bien que souvent elle ne fût guère plus forte ») ; il consacre un chapitre entier (livre vi, chapitre 26) à l’armement du peuple dans le livre qui a pour titre « La défense » (Verteidigung). Il esquisse, à cette occasion, une théorie du combat de partisans, il précise les conditions dans lesquelles il peut s’avérer efficace en même temps que la tactique appropriée. Il avait souhaité l’armement ou plutôt le soulèvement du peuple allemand contre Napoléon en 1812 ; il avait même préparé ce soulèvement qui ne se produisit pas.

Malgré tout, il néglige le plus souvent tout ce qui ne se ramène pas au choc des armées régulières (Streitkräfte). Bien qu’il connaisse et mentionne explicitement, à diverses reprises, la diversité des organisations politiques et militaires ainsi que la diversité des modes de combat qui en résulte, il traite le plus souvent des opérations menées par les armées qu’il a connues, l’armée des monarchies traditionnelles, d’une part, celle de la République et de l’Empire de l’autre. Les théories stratégiques et tactiques qu’il développe ne peuvent pas ne pas dépendre, dans une large mesure, de l’expérience historique sur laquelle il a médité.

L’expérience historique qui, depuis 1945, s’est offerte aux théoriciens modernes comporte des guerres comparables à celles qu’a connues Clausewitz, le choc d’armées régulières, en Corée (1950-1953), au Moyen-Orient (1948, 1956, 1967), dans le sous-continent asiatique, entre le Pakistan et l’Inde (1965). Mais le terrain classique, celui sur lequel se portait presque exclusivement l’attention de Clausewitz, se trouve aujourd’hui intermédiaire entre la « petite guerre », ou la « guerre des partisans », et la guerre nucléaire, au niveau supérieur, qui n’a pas eu lieu mais à laquelle les théoriciens se réfèrent[44]. Clausewitz, nous l’avons vu, n’a ignoré ni l’ascension aux extrêmes, que nous appelons aujourd’hui escalade (traduction courante mais peu satisfaisante de escalation), ni la descente jusqu’à l’observation armée que nous appelons désescalade.

L’expression qui sert de substitut à la notion moderne d’escalade (Steigerung bis zum Ausserstem) ne définit pas la forme absolue de la guerre, elle n’en précise pas les caractéristiques. Clausewitz, manifestement, a dans l’esprit les guerres de la Révolution et de l’Empire, surtout les guerres napoléoniennes. Il mentionne, ici et là, un certain nombre de traits sans pour autant les analyser méthodiquement : participation des peuples, mobilisation de toutes les ressources, victoire décisive (Wiederwerfung des Feindes), grands intérêts en jeu. Ces différents traits se rattachent les uns aux autres. Un coefficient élevé de mobilisation implique, en effet, la participation du peuple. Cette participation, comment l’obtenir en l’absence d’un grand intérêt national ? Quand de grands intérêts s’affrontent, comment le conflit prendrait-il fin sans une décision claire en faveur d’un des camps ou de l’autre ?

Aucun de ces quatre éléments ne comporte pourtant une traduction univoque dans la réalité. La participation du peuple, révolution militaire, favorisée par la révolution politique, qui donna une telle supériorité aux armées françaises et frappa l’Europe de stupeur, peut revêtir deux formes distinctes : la mobilisation de tous les hommes dans l’armée ou dans l’industrie et les services travaillant pour l’armée ; l’action guerrière du peuple, lui-même, suppléant à celle de l’armée vaincue ou la complétant. La guerre de 1914-1918 transforma tous les hommes valides en « soldats ou ouvriers ». Les civils combattaient, « vêtus en soldats »[45]. De 1940 à 1945, ils devinrent l’armée des ombres.

Les États européens, en dépit des succès remportés par les partisans espagnols ou russes contre les armées napoléoniennes, renoncèrent à l’armement du peuple entre 1815 et 1939. Le grand état-major allemand, par tradition prussienne ou par conservatisme social, s’y montra hostile. Le gouvernement provisoire français, après la chute de l’Empire, en 1870-1871, mit en campagne des armées improvisées, il n’organisa pas l’action surgie spontanément, ici et là, des francs-tireurs. La distinction conceptuelle entre participation du peuple par mobilisation totale et gonflement des armées régulières, d’une part, et par engagement, spontané ou non, de francs-tireurs et partisans, d’autre part, a pris une signification historique. La mobilisation de 1914-1918 reproduisit celle de la Révolution et de l’Empire, avec des modifications imposées par l’industrie ; depuis 1939, l’armement du peuple entraîne un type nouveau d’opérations militaires.

Les éléments qui, dans De la guerre, semblent définir « la forme absolue », ne s’impliquent pas si rigoureusement les uns les autres. Logiquement, la participation des peuples n’entraîne pas nécessairement les victoires d’anéantissement, ni sur les champs de bataille ni au terme des combats. L’équipe Hindenburg-Lüdendorf visa jusqu’au bout, au printemps de 1918 encore, une victoire d’anéantissement, une décision par les armes. Mais elle avait remplacé le général von Falkenhagen qui, lui, dès 1915, après l’échec de la tentative initiale de victoire éclair en France, voulait user les armées alliées et, du même coup, user la volonté des Alliés de vaincre. Quel que soit le coefficient de mobilisation, un des camps peut l’emporter grâce à l’épuisement des forces ennemies : en théorie, les deux camps peuvent même s’accorder sur une paix négociée.

À tort, Lüdendorff se serait réclamé de Clausewitz. D’abord, celui-ci condamne explicitement la conduite de la guerre par le chef militaire – ce que Hindenburg et Lüdendorff imposèrent en 1917-1918 à des ministres faibles. Ensuite, il n’a jamais pensé ni écrit que le plan de guerre doit toujours prendre pour cible les forces armées de l’ennemi. Le centre de gravité, qu’il importe de frapper, varie selon les circonstances, tantôt la capitale, tantôt le moral, la confiance du gouvernement ou de la population, tantôt l’armée. Il ne donne la destruction de la force militaire de l’ennemi pour objectif prioritaire que dans le cas d’une certaine fin politique, à savoir une victoire absolue. Il marque trop d’admiration à la conduite de la guerre de Sept Ans par Frédéric II pour que les responsables des offensives allemandes du printemps 1918 – les partisans du tout ou rien, victoire décisive ou défaite irrémédiable – aient le droit de se réclamer de lui.

En apparence, le niveau inférieur de la violence comporte une définition moins équivoque. Reprenons, par exemple, le texte du livre viii (chapitre 6A)[46] : « Dès que l’on autorise cette influence du but politique sur la guerre, comme on ne peut pas ne pas le faire, il n’y a plus de limite et l’on doit accepter de descendre jusqu’à la guerre qui consiste dans la simple menace envers l’ennemi avec un supplément (Subsidium) de négociation (Unterhandel). » Et quelques lignes plus loin : « L’art de la guerre tout entier se transforme en une simple prudence dont l’objet principal sera d’empêcher l’équilibre instable de pencher soudain à notre désavantage et la demi-guerre de se transformer en guerre complète. »

Cette analyse semble s’appliquer aux rapports de dissuasion réciproque entre États détenteurs d’armes nucléaires. La dissuasion se ramène à une menace conditionnelle et vague. La dissuasion, même et surtout à l’âge atomique, ne se réfère pas nécessairement à l’emploi d’armes nucléaires, moins encore de toutes les armes nucléaires. Les représailles massives, le spasme thermonucléaire deviennent, de toutes les éventualités, la moins probable.

Cette situation d’équilibre par menace réciproque présente, dans la théorie de Clausewitz, le barreau inférieur de l’échelle de la violence. En va-t-il de même aujourd’hui ? Certainement pas, mais pourquoi ? Il va de soi qu’à l’origine des changements, à la fois empiriques et théoriques, on discerne les armes nucléaires.

La définition de la victoire, l’objectif de la guerre, la condition de la sécurité – désarmer l’ennemi – apparaît impossible dans la conjoncture de dissuasion réciproque, lorsque les duellistes possèdent l’un et l’autre une capacité de deuxième frappe. Dès lors, les États détenteurs de ces armes doivent, dans leurs relations, ou bien mettre ces armes entre parenthèses, ne pas en tenir compte, ou bien en faire un usage diplomatique qui en prévienne l’emploi effectif. La menace réciproque sans combat se rapproche, aux yeux de Clausewitz, du degré zéro de la guerre, elle tend vers la politique non belliqueuse ; la menace de recours aux armes nucléaires tend vers le barreau supérieur de l’échelle de la violence, même si nulle violence ne se produit effectivement. Bien loin que le volume de la violence effective mesure la gravité de la crise, il y a parfois une relation inverse entre ces deux termes : la crise la plus grave se déroule sans violence (crise de Cuba) parce qu’une violence, même limitée, risquerait de provoquer l’emploi militaire des armes nucléaires.

Exprimons la même idée en un langage différent. Clausewitz se donne pour hypothèse un seul type d’armes, une seule sorte d’opérations militaires, en dépit de la différence entre les armées des monarchies traditionnelles et celles de la République française. Selon la fin politique, les États engagent plus ou moins de ressources, conduisent la guerre avec plus ou moins d’ardeur, cherchent une décision par les armes ou évitent les engagements, visent le désarmement de l’ennemi ou se contentent des avantages limités qu’ils ambitionnent de s’assurer, le parti qui s’attend à la défaite acceptant de payer le prix sans l’avoir subie. En bref, il subsiste une homogénéité de tous les barreaux de l’échelle de la violence et, selon l’intensité de leurs passions hostiles, selon leurs intentions, les belligérants s’élèveront plus ou moins haut sur l’échelle. L’hétérogénéité des armes suggère une théorie autre.

Depuis 1945, tout se passe comme si, en fait, les États détenteurs d’armes nucléaires donnaient un sens nouveau et précis à la formule de Clausewitz : « Toute guerre, avant toute chose, doit être comprise d’après la probabilité de son caractère et de ses traits principaux, tels qu’ils résultent des grandeurs et des relations politiques[47]. » Désormais, le caractère de la guerre se définit avant toute chose par le type d’armes qui y sera employé. La différenciation entre les guerres devient qualitative et non plus seulement quantitative : l’enjeu coréen ne justifie pas l’emploi des armes nucléaires ; l’enjeu vietnamien non plus. L’hétérogénéité des armes, ou des barreaux de l’échelle, semble entraîner une conséquence peut-être paradoxale : le parti qui possède les moyens de passer d’un barreau à un barreau qualitativement autre ne réussit pas pour autant à rendre la menace plausible.

La théorie de l’ascension et de la descente, telle que les chefs d’État l’ont interprétée durant le premier quart de siècle de l’âge nucléaire, se formulerait donc dans les propositions suivantes :

  1. La conjoncture d’observation armée ou de menace mutuelle, sans hostilités effectives, en apparence degré zéro de la guerre, ne reflète pas nécessairement la modération des intentions ou des passions hostiles ; elle résulte de la « simple prudence », de l’impossibilité que connaît chaque duelliste de désarmer l’autre sans subir en retour des pertes, sinon égales, du moins considérables. La forme absolue de la guerre demeure certes à l’arrière-plan, comme le disait Clausewitz, mais elle représente désormais non la chance d’abattre l’ennemi mais le risque du suicide réciproque.

  2. L’idée sur laquelle Clausewitz revient sans cesse, le fondement de la dialectique de l’hostilité, à savoir qu’il ne dépend pas d’un seul duelliste de limiter la violence (si l’un s’engage dans la voie des grandes décisions, l’autre ne peut pas ne pas s’y engager lui aussi), subsiste, mais, jusqu’à présent, cette dialectique ne s’est exprimée que dans et par la course aux armements, non par l’ascension des hostilités effectives.

Une fois de plus, au moment où nous écrivons, un débat s’engage aux États-Unis au sujet de certaines innovations techniques, défense contre engins (A.B.M.), têtes nucléaires à charges multiples, chacune visant un objectif particulier (M.I.R.V.). Une fois de plus, les savants affirment en majorité qu’au terme de cette nouvelle étape la même conjoncture de dissuasion réciproque se retrouvera. Une fois de plus, les spécialistes font valoir que l’on conçoit, entre États nucléaires, de multiples situations de dissuasion réciproque parmi lesquelles plusieurs ne comportent pas égalité entre les duellistes. L’inégalité des capacités de deuxième frappe et l’inégalité dans le degré d’invulnérabilité des instruments dits de représailles peuvent exercer une influence sur le dénouement des crises. Sans entrer dans ces controverses techniques, j’incline, pour mon compte, à mettre en cause non pas le complexe industriel militaire, présent des deux côtés, mais la double dynamique du progrès technique et de l’hostilité.

Les équipes de recherche continuent de chercher, donc à trouver : engins plus précis, explosifs plus puissants sous un volume moindre, défensive possible contre les engins, moyens plus efficaces de détruire les engins ennemis. Si les duellistes disposent tous les deux des moyens perfectionnés, rien ne changera. Même si l’un met au point certains perfectionnements et non l’autre, il n’en résulterait probablement qu’un changement limité. Mais il subsiste toujours quelque incertitude et, sur ce terrain, technique et non guerrier, la dialectique de l’hostilité se manifeste à plein. Chacun impose sa loi à l’autre et les duellistes, jusqu’à présent, ne parviennent pas à empêcher la course qualitative aux armements qui constitue l’équivalent d’une ascension aux extrêmes : ascension non violente, destinée à garantir, par l’égalité maintenue entre les duellistes, l’équilibre instable qui ne doit pencher au désavantage d’aucun des deux.

  1. Incapables d’arrêter par un accord explicite ou même implicite l’ascension aux extrêmes technique, les duellistes ont multiplié les précautions pour éviter l’ascension aux extrêmes en cas d’hostilités effectives. La ligne directe entre le Kremlin et la Maison-Blanche symbolise l’accord contre la guerre nucléaire, comme la suspension partielle des expériences nucléaires a symbolisé l’effort presque vain des duellistes pour arrêter la course qualitative aux armements (ou l’ascension aux extrêmes de la technique). Les dirigeants américains, au cours des dix dernières années, ont dépensé autant d’ingéniosité politique pour réduire au minimum les risques de guerre nucléaire que d’ingéniosité technique pour accroître la sécurité et l’efficacité de leur appareil de représailles. De multiples manières, ils ont tenté de convaincre les hommes du Kremlin que l’hostilité pouvait se poursuivre sans impliquer la décision par les armes. En ce sens, ils ont admis la formule léniniste que « la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens », souscrit à la primauté de l’intention politique sur l’instrument guerrier et, en fait, abandonné la définition de la guerre par la violence physique : celle-ci devient un moyen, entre d’autres, de la rivalité des États : politique et stratégie se confondent au niveau le plus élevé dès lors que toute politique est stratégie et que la stratégie n’implique pas le mouvement des armées, l’emploi effectif des armes.

  2. Les États-Unis n’en ont pas moins admis, afin de limiter les guerres effectives, une des leçons implicites de Clausewitz : tout dépend de l’intention hostile. Ainsi ont-ils renoncé à la doctrine que le général Mac Arthur exprimait dans la formule équivoque « il n’y a pas de substitut à la victoire ». Formule qui suggérait la destruction des forces armées de l’ennemi, voire le désarmement de l’ennemi – ce qui, en Corée, aurait probablement exigé l’extension des hostilités à la Chine populaire.

Aussi soucieux désormais d’empêcher l’extension des hostilités qu’ils l’avaient été, au cours des guerres précédentes, de remporter une victoire sans appel, d’obtenir une capitulation inconditionnelle, le président américain et ses conseillers à Washington ont exercé un contrôle croissant sur la conduite des opérations militaires. Clausewitz écrivait que la politique n’influe évidemment pas sur le détail des opérations, que l’on ne poste pas des sentinelles, que l’on n’envoie pas des patrouilles pour des raisons politiques. En Corée, Truman interdit de bombarder certains objectifs de Mandchourie pour des raisons politiques. Lyndon B. Johnson alla encore plus loin au cours de ces dernières années : chaque jour, pour ainsi dire, le Pentagone indiquait aux chefs de l’aviation les objectifs autorisés et interdits au Nord-Vietnam. Le président américain n’autorisa jamais ni de miner l’accès au port d’Haiphong ni de bombarder les installations du port ; les bombes américaines auraient atteint les cargos soviétiques. Les deux Grands s’interdisaient l’un contre l’autre la moindre violence physique comme s’ils craignaient de monter d’un coup au sommet de l’échelle, une fois le pied mis sur le premier barreau. Les théoriciens imaginaient les multiples formes d’hostilités intermédiaires entre la non-violence et la violence nucléaire totale. Dans leurs réactions, les hommes d’État, américains et russes, agissaient selon la doctrine la plus simple et la plus prudente : ils mesuraient leur force, leur résolution et s’en tenaient à l’observation armée. Les Russes ont menacé Berlin-Ouest, mais ont fini par reculer devant la résolution américaine. Les Américains ont menacé de détruire les bases russes de fusées à Cuba et les Russes ont consenti à rétablir le statu quo ante, cédant à la force localement supérieure de leur rival, peut-être aussi à une plus grande résolution (l’enjeu signifiait davantage pour un des duellistes que pour l’autre).

Cette théorie-doctrine de l’ascension et de la descente, telle qu’elle s’applique à l’heure présente, pose trois questions. 1) L’État le plus puissant peut-il gagner certaines guerres s’il renonce à employer des armes décisives ? 2) Plus généralement, la force armée joue-t-elle un autre rôle dans les relations internationales dès lors que les opérations diplomatiques – opérations à crédit – ne se dénouent plus dans des batailles effectives ? 3) Les relations de la défensive et de l’offensive qui, selon Clausewitz, dominent toute la stratégie (au sens militaire du terme) ont-elles changé à notre époque, au niveau de la dissuasion par menace nucléaire, au niveau des armes classiques, au niveau de la guerre des partisans ?

Dissuader de et forcer à

Les analystes américains ont retrouvé la notion d’escalade (ou d’ascension aux extrêmes) au cours de leur recherche d’une menace « crédible ». Quand ils admirent l’impossibilité de dissuader un agresseur éventuel par la menace de représailles massives, ils conçurent la nécessité d’accroître la crédibilité de la menace en diminuant le châtiment annoncé. Du même coup, la réplique deviendrait à la fois plausible et proportionnée à l’initiative de l’ennemi. Il ne restait plus qu’à établir une « gradation typologique » des agressions : attaque directe contre le territoire de l’État détenteur des armes nucléaires, provocation extrême par l’attaque contre les alliés de premier rang ou des positions vitales, provocations légères et, en contrepartie, gradation comparable des répliques. Hermann Kahn, dans son livre Escalation, a inventé d’innombrables scénarios, distingué des dizaines de barreaux de l’échelle de la violence, à seule fin, semble-t-il, d’entraîner « l’imagination » des hommes d’État.

Les événements ont mis en lumière deux résistances de la réalité humaine à la mise en pratique de la doctrine, suggérée par une théorie trop subtile. En fait, pour des raisons qui n’apparaissent pas au premier abord avec évidence, une guerre garde le caractère qu’elle revêt en fonction de l’enjeu et des circonstances locales même si une puissance nucléaire y prend part. Autrement dit, elle se gagne ou se perd au niveau de l’échelle où elle se livre : la supériorité au niveau supérieur ne sert de rien au camp qui la possède.

Au reste, les théoriciens américains ne peuvent se plaindre de cette « résistance » : ils ont tout fait eux-mêmes pour la provoquer. Les spécialistes de la « doctrine d’emploi des armes nucléaires[48] » ont en effet tenu « l’ascension aux extrêmes » c’est-à-dire le recours à cet explosif monstrueux, pour le suprême danger.

Ils ont supposé, dans leurs analyses, schèmes ou scénarios, que les États-Unis visaient deux buts : ne pas se trouver en état d’infériorité (ne pas perdre les crises ou les conflits locaux), ne pas être contraint d’employer les armes nucléaires. Ni capitulation, ni apocalypse. Mais de ces deux objectifs, le dernier reçut une priorité effective. Mieux vaut accepter une défaite limitée et marginale que violer le « tabou atomique ». De ce fait même, ces théoriciens travaillaient à sauver les guerres afin de sauver l’humanité de la guerre nucléaire. Ils n’apportaient aucun enseignement aux généraux qui avaient à résoudre un problème que Clausewitz aurait appelé stratégique : déterminer l’objectif militaire qui permettrait d’atteindre la fin politique, fin qui définit la victoire elle-même. Peut-être cet objectif, au Vietnam, consistait-il non à écraser le Nord-Vietnam sous les bombes, non à gagner les engagements locaux grâce à la mobilité et à la puissance de feu des divisions aéroportées, mais à donner au Sud-Vietnam une âme et une armée. Peut-être le Sud-Vietnam ne pouvait-il acquérir ni l’une ni l’autre mais, en ce cas, la guerre ne pouvait être gagnée.

En dehors de cet enseignement – hétérogénéité radicale des barreaux de l’échelle (ou types de guerre), hétérogénéité qui a paralysé effectivement toute velléité de monter d’un barreau ou barreau supérieur – les événements ont donné une autre leçon, elle aussi révélatrice de la psychologie humaine : la menace peut-elle forcer quelqu’un à faire quelque chose à la manière dont la menace l’incite efficacement à ne pas faire quelque chose ? Thomas Schelling a créé le mot compellence pour désigner l’acte de faire faire sous la menace, en pendant à deterrence, acte d’empêcher de faire par la menace. Existe-t-il une similitude entre les rapports de l’offense et de la défense et ceux de la compellence et de la deterrence ?

Souvenons-nous d’abord que la supériorité de la défensive tient à l’espace (terrain, relief, immensité), au temps (choix du moment, surprise, concentration locale en dépit de l’infériorité globale) et aux forces morales (le soutien du peuple, se battre chez soi). Aucun de ces facteurs ne joue au niveau supérieur des relations entre États, sauf peut-être le dernier. Encore les forces morales, en ce cas, ne méritent-elles pas ce nom. Le refus des Nord-Vietnamiens de se laisser intimider – de suspendre la guerre par peur d’une ascension aux extrêmes – témoigne effectivement de force morale, elle-même liée au sentiment d’être attaqué par un envahisseur ; peu importe que celui-ci vienne dans les airs et non sur la terre. Les Soviétiques, à Cuba, se trouvaient hors de chez eux, en pays étranger. Ils n’avaient pas la même force morale pour résister à l’intimidation. Mais n’importe quel commentateur admettra sans hésitation qu’une différence autrement importante tient à l’état d’esprit des dirigeants américains face aux fusées soviétiques, d’une part, et face aux infiltrations nord-vietnamiennes vers le Sud, d’autre part. Pour forcer les Soviétiques à retirer leurs fusées, ils n’auraient pas hésité à employer une force militaire contre laquelle les Soviétiques n’auraient eu d’autre réplique que les armes nucléaires à longue portée ou une action militaire en un autre point de rencontre entre les deux Grands. L’une et l’autre réplique entraînaient une escalade effective, difficilement prévisible. En novembre 1962, le président américain parvint à intimider les hommes du Kremlin, alors qu’en 1965 Lyndon B. Johnson ne réussit pas à intimider les hommes de Hanoï : Russes et Vietnamiens perçurent exactement les intentions du président américain. Les uns et les autres se faisaient une idée juste des règles selon lesquelles se joue la partie diplomatico-militaire.

La capacité de « forcer à faire sous menace de recours aux armes suprêmes » se révèle-t-elle plus faible que la capacité d’« inciter à ne pas faire par la menace nucléaire » pour des raisons permanentes, profondes, intelligibles ? Avouons d’abord que notre réponse gardera un caractère provisoire, hypothétique. Le propre de la dissuasion par la menace nucléaire me paraît, paradoxalement, que nul ne sait si, quand et comment elle a joué. Par définition, si l’ennemi n’a pas fait quelque chose, comment démontrer qu’il avait l’intention de le faire ? Même dans le cas de l’enclave de Berlin-Ouest que les Soviétiques auraient souhaité, sans aucun doute, intégrer à leur zone, le risque d’une crise aiguë avec les États-Unis n’a-t-il pas pesé aussi lourd sur l’esprit des hommes du Kremlin que la menace diffuse des armes nucléaires ? Comment discerner l’efficacité dissuasive propre des armes, abstraction faite de l’ensemble de la conjoncture ? Je ne prétends pas que ces causes n’ont pas incité à la prudence tous les États qui les possédaient et, du même coup, n’aient pas contribué à l’atténuation de leur hostilité réciproque ou des manifestations de cette hostilité. Mais l’efficacité de la dissuasion se dissimule sous l’évidence progressive des interdits non écrits. Les Grands s’habituent à ne pas envisager l’emploi des armes nucléaires contre les États qui n’en disposent pas, ils s’interdisent de porter atteinte aux intérêts vitaux de l’autre. Ils en viennent à considérer ces armes comme qualitativement autres que les armes classiques. Les brandir pour forcer quelqu’un à faire quelque chose équivaudrait à déchirer le voile d’accoutumance sous lequel elles se dissimulent. Khrouchtchev tenta « d’intimider » quelques alliés des États-Unis, au moment de l’u2, en menaçant vaguement de détruire les terrains mis à la disposition des avions-espions. Personne n’y crut. En bref, la dissuasion nucléaire est pour ainsi dire entrée dans la pratique diplomatique, insérée dans les relations régulières entre États, invisible, présente peut-être, mais insaisissable.

L’intimidation par laquelle on obtiendrait recul ou capitulation sous la menace apparaîtrait au jour, explicite, redoutable, incroyable.

Rien ne garantit, si l’on se situe dans l’atmosphère raréfiée de la théorie, que ce contraste entre la dissuasion défensive et l’intimidation offensive doive persister indéfiniment. Je l’attribue avant tout à la psychologie humaine, à une sorte de sagesse inconsciente et collective. Parce qu’elle demeure presque toujours invisible, la dissuasion se rapproche du climat dans lequel s’exerce la compétition avec ascension aux extrêmes. La menace nucléaire qui obtiendrait, de manière visible, concession ou capitulation, se rapprocherait de l’emploi effectif, elle ressemblerait à l’invasion, parfois elle ne s’en distinguerait pas si la concession exigée consistait dans l’évacuation d’un territoire que l’État victime de l’intimidation agressive considère comme sien ou dans la suspension d’une action qu’il tient pour légitime.

Les armes nucléaires, dans leur emploi diplomatique, ajoutent donc une signification originale à la formule de la supériorité de la défense sur l’offense. En cas d’emploi effectif de ces armes, la formule garderait-elle quelque vérité ? Là encore, on hésite à répondre, car question et réponse appartiennent à l’ordre de la spéculation. L’offense, écrit Clausewitz, bénéficie d’un avantage s’il s’agit d’une attaque du tout au tout (Ganzes). En effet, si l’on suppose le spasme nucléaire, chaque État lançant sur l’autre tous les moyens dont il dispose pour détruire tout à la fois villes et instruments de représailles, l’avantage appartient à l’offense. Peut-être la réplique sera-t-elle amortie par la violence du coup reçu. En un certain sens, la réplique constitue une sorte de vengeance posthume si les engins atteignent l’agresseur alors que la victime a déjà souffert de destructions presque illimitées. Plus généralement, en cas d’échanges nucléaires, l’avantage risque d’appartenir à l’agresseur au cas où les moyens de représailles sont partiellement ou totalement détruits. Situation qui ne réfute pas l’analyse de Clausewitz, non seulement parce que celui-ci a réservé le cas de l’assaut du tout au tout (guerre éclair de 1939 par exemple), mais aussi parce que la défensive tire sa supériorité de l’espace et du temps et que les engins, par leur vitesse, et les têtes nucléaires, par leur force explosive, tendent à supprimer l’un et l’autre.

Quand des armées régulières se heurtent, celle qui attaque a besoin d’une supériorité substantielle (3 à 1, disaient certains il y a un quart de siècle) pour l’emporter. En cas d’échanges nucléaires, la notion de rapport des forces change de sens, puisque le parti le plus faible est censé s’en prendre aux ressources ou aux villes de l’ennemi et que des vecteurs (engins ou avions) ne se combattent pas comme les armées. Les controverses sur la capacité dissuasive d’une force stratégique de deuxième ordre face à une force stratégique de premier ordre, les spéculations sur l’incitation à frapper du parti faible dont la force est vulnérable se situent en dehors de la théorie stratégique (militaire) de Clausewitz.

Tout au plus peut-on tirer quelque enseignement de l’idée qu’en dépit des apparences c’est le défenseur qui commence la guerre et dicte sa loi.

Le concept de guerre n’apparaît pas proprement avec l’attaque car celle-ci n’a pas tant pour fin (Zweck) absolue le combat (Kampf) que la prise de possession; il surgit avec la défense, car celle-ci a le combat pour fin (Zweck) immédiate parce que résister (abwehren) et combattre ne font manifestement qu’un. La résistance est orientée exclusivement vers l’attaque, elle la suppose donc ; l’attaque, en revanche, n’est pas orientée vers la résistance mais vers quelque chose d’autre, à savoir la prise de possession, elle ne suppose donc pas nécessairement la résistance. Il est donc conforme à la nature des choses, que celui qui introduit le premier l’élément de la guerre dans l’action, dont le point de vue seul permet de penser les deux parties aux prises, détermine aussi les lois premières de la guerre, à savoir le défenseur[49].

L’argument relève de la théorie, au sens de l’analyse essentiellement conceptuelle et non pas des généralités sociologiques. Le concept de guerre, utilisé dans ce texte, semble exclure l’élément politique ou, du moins, il l’implique sous la forme de l’invasion ; il contient explicitement la violence physique, déployée dans le temps et l’espace. Il n’en est que plus frappant que la théorie se prête à une interprétation encore valable à l’âge atomique.

L’installation des engins soviétiques, à Cuba, ne constituait pas une invasion, dans l’acception courante de ce terme. Légalement, elle se justifiait tout aussi bien que l’installation d’engins américains en Turquie. Mais, par rapport aux États-Unis, elle apparaissait comme l’équivalent d’une invasion[50] : prise de possession d’un espace, création d’une base offensive à proximité des centres ennemis. À cette offensive qui ne visait pas directement le combat, les États-Unis, le parti sur la défensive, répliquèrent par des mesures qui symbolisaient l’action guerrière, la résolution de la mener jusqu’au bout pour chasser l’envahisseur (les fusées à Cuba). Le défenseur commença la guerre (au sens militaire) et en dicta la loi. L’Union soviétique ne pouvait ni prévoir ni déterminer la réplique américaine.

En irait-il de même si l’offensive consistait à lancer quelques engins ? Il n’y aurait évidemment pas la même opposition entre prise de possession spatiale et action guerrière. Il subsisterait pour celui qui frapperait le premier avec modération le risque de subir une réplique illimitée. En dépit de l’invulnérabilité des forces de représailles, nul ne peut savoir les avantages que s’assurerait celui qui aurait frappé le premier le coup massif, décisif. Peut-être une telle intuition explique-t-elle la ligne rigoureuse de démarcation établie entre armées régulières et armes atomiques, entre franchissement des lignes de démarcation par des armées régulières et franchissement par la propagande et la subversion : armes atomiques, franchissement des lignes de démarcation par des armées régulières constituent l’équivalent actuel de l’invasion. Celle-ci donne au défenseur la liberté de l’action guerrière et le choix de la réplique. La dissuasion s’exerce contre les substituts d’invasion[51].

La guerre entre Israël et les pays arabes illustre, elle aussi, certaines idées de Clausewitz, modifiées par la notion de conflit prolongé. En 1956, en 1967, l’armée israélienne remporte des victoires d’anéantissement, elle attaque, livre une bataille décisive et détruit les forces armées de l’ennemi. Qu’elle surprenne chaque fois le commandement ennemi par une approche indirecte, en suivant une voie imprévue, il se peut. La stratégie militaire d’Israël n’en appartient pas moins à la tradition napoléonienne, elle illustre un des versants de la pensée clausewitzienne, l’exaltation du combat, la recherche de l’engagement en vue du désarmement de l’ennemi. Mais la fin politique d’Israël ne peut être que la paix, la reconnaissance par les États arabes. Tant qu’il n’a pas arraché cette reconnaissance, le conflit se prolonge et les hostilités se poursuivent, avec une violence plus ou moins grande, en dépit des cessez-le-feu ou des armistices. Ainsi s’efface, à notre époque, la distinction entre paix et guerre.

Raymond Aron (inédit)