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Tâchons de comprendre la logique obscure de cette violence polymorphe, de ces guerres qui n’osent pas dire leur nom, de ces armes irrésistibles et inutiles, de ces États qui naissent sans avoir les moyens de se défendre.

Aron, Espoir et peur du siècle, p. 290

Dans le domaine des relations internationales et plus spécifiquement de la pensée stratégique, l’oeuvre de Raymond Aron est indissociable du contexte de la guerre froide. Après la Deuxième Guerre mondiale qui le voit s’engager auprès du général de Gaulle à Londres, Aron s’impose comme l’un des grands commentateurs des luttes politiques et stratégiques qui agitent l’Europe et le monde durant la deuxième moitié du 20e siècle, au moment où les États-Unis et l’URSS se disputent l’hégémonie dans un système international devenu bipolaire. Ses livres et éditoriaux ponctuent cette « guerre de Cinquante Ans » (Soutou 2004) qui oppose les deux « blocs » et s’achèvera avec la chute de l’Empire soviétique.

Dans le cadre de ce conflit, qui se déroule à l’ombre de la menace nucléaire, Aron prend clairement parti pour le « bloc de l’Ouest », dominé par les États-Unis, contre le bloc de l’Est structuré autour de l’Union soviétique. À l’image du stratège prussien Clausewitz auquel il consacre son dernier grand livre (Aron 1976), Aron est un penseur engagé dans les conflits de son temps. Clausewitz a combattu contre les Français avant d’écrire son traité Vom Krieg, et son admiration pour le génie militaire de Napoléon n’empêche nullement son opposition farouche à la politique que ce dernier entendait mener dans l’Europe postrévolutionnaire (Paret 1976). Quant à Aron, c’est un patriote français, et un ami à la fois sincère et critique des États-Unis, qu’il considère comme la nation garante de la liberté politique dans le monde occidental, mais aussi comme une « République impériale » dont la tentation hégémonique peut menacer l’équilibre fragile de la scène mondiale (Aron 1973). La « science politique libérale » de Raymond Aron (Mahoney 1992) commande son opposition idéologique à l’URSS et le soutien sans équivoque à la politique américaine.

Aron est-il seulement un « spectateur engagé » (Aron 1981) dans les conflits de son temps, dont l’oeuvre serait datée ? Ou bien est-il un véritable penseur de la guerre capable d’éclairer et d’orienter par ses travaux la recherche stratégique contemporaine ? Ce questionnement guide notre réflexion dans cet article. Notre hypothèse est que Raymond Aron, à l’image de Clausewitz, peut être considéré comme un théoricien soucieux de comprendre le phénomène guerre, non pas comme un doctrinaire mu par un engagement idéologique qui l’aurait en quelque sorte aveuglé. Son engagement politique résolu n’obère pas la rigueur de ses analyses théoriques. Clausewitz explique au livre ii de son traité qu’il cherche d’abord à élaborer une « théorie » de la guerre capable d’éclairer le jugement politique et stratégique des décideurs, non une « doctrine » prête à l’emploi (Clausewitz 1955). Son but ultime est de comprendre la nature de la guerre, non de livrer la « recette miracle » des victoires militaires. Tel est aussi le projet de Raymond Aron.

Toute sa vie, Aron a été animé par un projet théorique et philosophique d’envergure, forgé dans l’Allemagne des années 1930 et qui s’est d’abord déployé dans sa thèse d’État, Introduction à la philosophie de l’histoire, soutenue en Sorbonne le 26 mars 1938, cinq jours après qu’Hitler eut annexé l’Autriche, engageant l’Europe et le monde dans l’engrenage de la guerre (Aron 1938). Dans ses Mémoires, Aron relate ainsi cette promenade sur les bords du Rhin où il vécut l’« illumination » qui orienta toute sa carrière de chercheur :

Comment français, juif, situé à un moment du devenir, puis-je connaître l’ensemble dont je suis un atome, entre des centaines de millions ? Comment saisir l’ensemble autrement que d’un point de vue, un entre d’autres innombrables ? Jusqu’à quel point suis-je capable de connaître objectivement l’histoire – les nations, les partis, les idées dont les conflits remplissent la chronique des siècles – et mon temps ? […] Je devinai peu à peu mes tâches : comprendre ou connaître mon époque aussi honnêtement que possible, sans jamais perdre conscience des limites de mon savoir ; me détacher de l’actuel sans pourtant me contenter du rôle de spectateur.

Aron 1983 : 53

En lisant ce texte, il faut assurément faire la part des choses entre l’événement tel qu’Aron l’a vécu et la manière dont il le reconstruit plus de cinquante ans après. Cependant, dès le début de son parcours, Aron exprime une ferme intention philosophique qu’il n’a jamais abandonnée, même lorsqu’il s’intéresse en sociologue et politiste à la politique étrangère et à la stratégie. Un de ses premiers articles sur les relations internationales s’intitule significativement « En quête d’une philosophie de la politique étrangère » (Aron 1953). De même, Aron plaide pour une sociologie compréhensive des relations internationales, non sans avoir interrogé au préalable les conditions de possibilité d’une théorie de l’action internationale, ce qui montre bien sa volonté de fonder philosophiquement et épistémologiquement sa connaissance des phénomènes étudiés (Aron 1967). Il veut penser l’histoire en train de se faire et contribuer ainsi à une meilleure compréhension de la politique telle qu’elle est vécue et pratiquée par les êtres humains, qu’ils soient responsables politiques ou simples citoyens (Manent 2007). Or, particulièrement au 20e siècle, la guerre fait partie de ces phénomènes que l’on ne peut mettre de côté si l’on veut comprendre l’histoire en train de se faire ; le 20e siècle est pour une large part un siècle des guerres et de la conflictualité. La perspective aronienne suppose de comprendre la guerre non pas comme un phénomène proprement militaire, mais comme un phénomène politique s’inscrivant dans une histoire humaine spécifique, qui ne possède pas de sens prédéterminé.

Certes, il n’est pas sûr qu’aujourd’hui l’oeuvre d’Aron soit devenue aussi « classique » et centrale pour les études stratégiques que celle de Clausewitz. Les concepts forgés par le stratège prussien, comme l’action réciproque, la friction, le centre de gravité, appartiennent pleinement au langage de la stratégie. Ce n’est pas le cas du vocabulaire aronien. À la différence de Clausewitz, Aron n’a pas cherché à forger ses propres concepts, ni à fonder son propre système conceptuel. Si Clausewitz s’appuie sur l’histoire récente pour élaborer une théorie générale du phénomène guerrier, Aron pense les relations internationales et la guerre comme un fragment de l’histoire en train de se faire.

Du point de vue conceptuel, Aron s’est ainsi efforcé de livrer sa propre définition de notions déjà usitées, comme le terrorisme ou la puissance. Ces définitions font-elles partie du « passé stratégique », comme le pense Frédéric Gros (2005) ? Pour ce dernier, l’approche aronienne de la guerre est fragilisée par l’idée, jugée obsolète, du monopole de l’État sur les affaires militaires. On se souvient en effet que, dans la préface à la huitième édition de Paix et guerre entre les nations, parue un an après sa mort, Aron reprend à son compte cette fameuse phrase de Rousseau : « La guerre n’est point une relation d’homme à homme, mais une relation d’État à État » (Aron 1984). De même, l’approche aronienne de la puissance serait très dépendante de l’affrontement idéologique qui oppose les doctrines libérales et communistes dans le cadre spécifique de la guerre froide. Puisque le monde bipolaire de la guerre froide est désormais derrière nous, la pensée de Raymond Aron renverrait elle aussi à un âge révolu. Attachée aux logiques étatiques et focalisée sur des conflits idéologiques aujourd’hui dépassés, elle ne serait pas notamment en mesure de saisir la spécificité des conflits actuels qui échappent à la mainmise de l’État : guerres « irrégulières » ou « asymétriques » opposant des armées nationales à des groupes d’insurgés plus ou moins identifiables, guerres civiles mettant aux prises des États et des organisations paramilitaires, terrorisme. Selon F. Gros, ces conflits armés ne relèvent pas de la logique interétatique, mais d’« états de violence » d’un nouveau genre (Gros 2006). De nouvelles figures combattantes apparaissent – le terroriste, l’insurgé, le seigneur de la guerre, le franc-tireur, le mercenaire –, qui prennent le pas sur la figure classique du soldat attaché à l’armée nationale. Nous assisterions ainsi à la « fin de la guerre », au sens de la guerre interétatique telle qu’elle s’est imposée dans le sillage de l’État moderne (Mueller 1989 ; Van Creveld 1991).

Il nous semble néanmoins que cette vision peut être fortement nuancée. Ainsi, Frédéric Gros considère les « états de violence » comme un phénomène radicalement nouveau. Ce point fait l’objet de discussions nourries chez les spécialistes en études stratégiques (Gray 2009 ; Heuser 2010 ; Kaldor 2006). Pour Gérard Chaliand, les conflits qui n’entrent pas dans un cadre interétatique existaient bien avant la « fin de la guerre », que F. Gros situe quelque part entre la chute de l’URSS en 1991 et les attentats du 11 septembre 2001 (Chaliand 2008a). Les conflits actuels, « asymétriques », « irréguliers », « non conventionnels », n’auraient pas attendu la fin de la guerre froide pour exister. Certains historiens avancent même que cette forme de guerre, que Clausewitz et ses contemporains nomment « petite guerre » ou encore « guérilla », est aussi ancienne que la guerre elle-même (Cadiou 2004 ; Dagron et Mihaescu 2007). Si l’on s’en tient au contexte contemporain, on peut constater que les guérillas et les terrorismes ont pris une importance politique dès 1945, dans le contexte de la décolonisation et des guerres de « libération nationale », en Indochine et en Algérie par exemple (Chaliand 1987).

Or, si Raymond Aron concentre la majeure partie de ses analyses sur les conflits interétatiques, il s’intéresse aussi à ces guerres « qui ne disent pas leur nom ». Certes, on connaît mieux l’interprète des deux guerres mondiales, de la diplomatie de la guerre froide ou encore du « grand débat » sur la dissuasion nucléaire. Mais il suffit de lire l’oeuvre, d’une part pour nuancer la thèse d’une transformation radicale de la guerre depuis 50 ans, d’autre part pour contester le verdict sans appel de ceux qui considèrent que la pensée d’Aron appartient au passé et présente un intérêt strictement historiographique. Le contexte stratégique a beaucoup changé depuis la fin de la guerre froide, mais Aron reste selon nous un auteur tout à fait pertinent pour analyser les transformations de la conflictualité dans toute leur complexité politique, sociologique et historique, et pour penser la guerre comme un phénomène politique et anthropologique qui traverse l’histoire humaine, structurant et déstructurant les communautés.

Pour appuyer cette hypothèse, nous diviserons notre propos en trois temps. Nous montrerons d’abord que l’oeuvre de Raymond Aron reste éclairante pour caractériser l’instabilité du système international contemporain. Nous nous appuierons ensuite sur sa sociologie compréhensive de la guerre pour analyser les évolutions du contexte stratégique, marqué par la montée en puissance des conflits irréguliers. Enfin, nous suggérerons que la pensée de Raymond Aron reste pertinente, non pas pour forger une doctrine prête à l’emploi, mais pour saisir les dilemmes stratégiques que vivent les démocraties occidentales.

Dans cet article, nous n’entendons pas montrer qu’Aron a raison (ou tort) contre les autres, ou avant les autres. Nous suggérons plutôt que son oeuvre, qui combine les apports des diverses sciences sociales et écoles de pensée en théorie des relations internationales, mérite de demeurer dans la « boîte à outils » de l’internationaliste et plus généralement du politiste soucieux de comprendre les phénomènes en prenant appui sur les théories disponibles. Il ne s’agit pas de penser pour ou contre Aron, mais de penser avec lui les problèmes stratégiques de l’heure, en partant des développements théoriques qu’il nous a légués.

I – Un monde instable ?

Le système international qui a succédé à la guerre froide est souvent décrit comme instable, peu lisible, soumis à de multiples incertitudes (Hassner 2010). Certes, le système bipolaire de la guerre froide était lui aussi très fragile et lourd de menaces, à commencer par la menace nucléaire. Mais la structuration en deux « blocs » le rendait du moins relativement lisible et clairement polarisé, à défaut d’être stable. Ce n’est pas le cas du « nouveau » système, dont l’instabilité est moins liée à la menace de conflits futurs qu’au manque de lisibilité globale. La chute de l’Empire soviétique et l’affaiblissement, relatif mais réel, des États-Unis, conjugués à l’essor de puissances émergentes mais non dominantes (Chine, Brésil, Inde), ont conduit à une redistribution des cartes, ce qui nourrit un sentiment d’instabilité et d’incertitude quant à la nature et aux conséquences de cette redistribution. Pour expliquer ce sentiment, Aron donne de précieux éclairages dans le chapitre iv de Paix et guerre entre les nations intitulé « Des systèmes internationaux » (Aron 1984 : 103-132).

A — Les mutations du système international

Dans ce chapitre, Raymond Aron définit le système international comme « l’ensemble constitué par des unités politiques qui entretiennent les uns avec les autres des relations régulières et qui sont toutes susceptibles d’être impliquées dans une guerre » (Aron, 1984 : 103). Aron compare le système international au système des partis politiques, qui sont tous deux structurés par une compétition pacifique (respectivement la diplomatie et le processus électoral), laquelle peut toutefois dégénérer en guerre (guerre interétatique pour le système international ou guerre civile pour le système des partis).

Aron introduit ensuite deux distinctions fondamentales qui lui permettent d’affiner sa définition des systèmes internationaux. Inspiré par le théoricien grec Panayis Papaligouras, il suggère d’abord qu’il existe deux types de systèmes internationaux, les systèmes homogènes et les systèmes hétérogènes : « J’appelle systèmes homogènes ceux dans lesquels les États appartiennent au même type, obéissant à la même conception de la politique. J’appelle hétérogènes, au contraire, les systèmes dans lesquels les États sont organisés selon des principes autres et se réclament de valeurs contradictoires » (Aron 1983 : 108). Aron ajoute une seconde distinction, indiquant que les systèmes internationaux peuvent être unipolaires (une puissance possède l’hégémonie), bipolaires (deux puissances se disputent l’hégémonie) et enfin multipolaires (plusieurs puissances se disputent l’hégémonie).

Après avoir introduit ces concepts, Aron livre son interprétation des deux systèmes internationaux qui dominent la période moderne et contemporaine. Il caractérise d’abord le système westphalien, issu du traité de Westphalie signé en 1648 par les puissances européennes, au lendemain de la guerre de Trente Ans. Pour Aron, le système westphalien est à la fois multipolaire et homogène et, en ce sens, il est doublement stable. La multipolarité est à l’origine de « l’équilibre européen », aucune puissance n’ayant durablement pris le dessus sur l’autre. Mais un monde multipolaire relativement stable n’est possible que si les États qui se disputent l’hégémonie sont homogènes politiquement. Dans le système westphalien, la reconnaissance mutuelle des États, par la diplomatie et par le droit, dans la paix comme dans la guerre, évite ce que Clausewitz nomme l’« ascension aux extrêmes ». L’homogénéité renforce la stabilité du système multipolaire : même si, note Aron, il existe dans l’Europe moderne des régimes où le souverain est désigné par la naissance et d’autres où il est désigné par le peuple, les États de la « vieille Europe » sont politiquement et juridiquement homogènes. Ils se font la guerre pour conquérir ou conserver un territoire, non pour obliger le pays ennemi à changer son système politique. Cet ordre européen a été remis en cause par la Révolution française, puis par les conquêtes napoléoniennes, mais pour une grande part l’équilibre a été préservé lors du congrès de Vienne de 1815, grâce notamment au savoir-faire diplomatique de Talleyrand aidé de la duchesse de Dino.

La « seconde guerre de Trente Ans », qui englobe les deux guerres mondiales (1914 à 1945), fait définitivement voler en éclats le système westphalien. Lui succède un système international bipolaire et hétérogène, structuré en deux blocs : le bloc occidental autour des États-Unis et des démocraties libérales d’Europe de l’Ouest ; le bloc communiste autour de l’Union soviétique et des « démocraties populaires » d’Europe de l’Est. Ce système international est moins stable que le système westphalien, d’abord en raison de l’hétérogénéité idéologique des deux blocs. La guerre froide oppose l’individualisme libéral au collectivisme bolchévique. À cela s’ajoute l’apparition de l’arme atomique qui introduit une rupture dans la pensée stratégique : il est désormais possible d’anéantir par la bombe non seulement l’ennemi mais aussi la planète dans son ensemble. C’est ce que Albert Wohlstetter nomme l’« équilibre de la terreur » : l’expression a fait date, sans doute parce qu’elle formule assez bien les antinomies qui caractérisent le système international de la guerre froide (Wohlstetter 1959) : d’un côté, la terreur née de l’affrontement des idéologies et du risque de l’apocalypse nucléaire est source d’instabilité chronique ; de l’autre, le mécanisme de la dissuasion nucléaire permet de préserver malgré tout un certain équilibre, voire d’éviter une nouvelle guerre mondiale, qui serait synonyme de suicide collectif.

Ce système bipolaire et hétérogène de la guerre froide s’est effondré avec l’Union soviétique et le rideau de fer. Raymond Aron, disparu en 1983, n’a pas assisté à l’implosion de l’ancien monde, mais, comme nous le suggérions plus haut, il est possible d’employer les outils qu’il nous a laissés pour interpréter le système international d’après la guerre froide. Si nous poursuivons l’analyse dans les termes d’Aron, il nous semble en effet que le système international actuel est à la fois multipolaire et hétérogène, ce qui le rend en réalité encore plus instable que les deux systèmes précédents[1]. Multipolaire, car l’hégémonie américaine est désormais contestée par de nouvelles puissances, comme la Chine, qui détient une partie significative de la richesse américaine par le biais des bons du Trésor, ou encore l’Inde et même le Brésil qui sont à présent des concurrents sérieux grâce à leur vitalité politique, démographique, économique et culturelle. Ces puissances ne dominent pas l’espace mondial ainsi reconfiguré, mais elles contestent sérieusement la domination des États-Unis, d’autant plus que ces derniers ont été fragilisés à l’extérieur par le relatif échec des interventions en Irak et en Afghanistan ainsi qu’à l’intérieur par la crise financière et économique entamée en 2008. Le système international actuel est multipolaire aussi en raison de la prolifération des armes nucléaires qui demeure problématique dans la mesure où des États non démocratiques et hostiles aux régimes libéraux, comme l’Iran, entendent à moyen terme détenir la bombe.

Il en résulte que la multipolarité n’est plus un facteur de stabilité, comme à l’époque du système westphalien, précisément à cause de l’hétérogénéité qui caractérise le nouveau système. C’est la combinaison de la multipolarité et de l’hétérogénéité qui rend le système international actuel instable et incertain. Contrairement à ce qu’espérait George Bush père en 1991 dans son discours sur le « nouvel ordre mondial », la démocratie ne l’a pas emporté partout. Étaient annoncées la « fin de l’histoire » et la victoire de la démocratie (Fukuyama 1992). S’est ouverte en réalité une nouvelle ère dans laquelle les vieilles démocraties sont vacillantes (Gat 2009). Le redéploiement de la puissance hors de l’Europe et des États-Unis donne aux démocraties occidentales l’impression d’une perte de contrôle, ce qui renforce leur sentiment d’inquiétude.

B — « Impuissance de la puissance » ?

Une autre source d’instabilité se fait jour dans le système international actuel. La puissance semble désormais incapable de garantir l’hégémonie de celui qui la possède, à tel point qu’on parle d’« impuissance de la puissance » (Badie 2004). Dans les conflits actuels, les armées ont beau être suréquipées, surentraînées et compétentes, cela ne suffit pas à faire la différence sur le plan stratégique et politique. Les exemples de l’Irak et de l’Afghanistan sont à cet égard éloquents : l’échec politique a cohabité avec la suprématie militaire. Hegel, à propos de Napoléon, parlait en son temps de « l’impuissance de la victoire ». L’expression caractérise la situation du vainqueur qui n’est pas en mesure de tirer les bénéfices politiques de sa victoire militaire. Comment expliquer que les armées occidentales, lorsqu’elles interviennent à l’extérieur de leurs frontières, ne parviennent pas à pérenniser leur victoire, alors qu’elles sont manifestement plus « fortes » militairement ?

Si Raymond Aron ne peut plus directement répondre à cette question, il peut nous aider à poser le problème. Dans le chapitre 2 de Paix et guerre entre les nations, qui porte sur « La puissance et la force » (Aron 1984 : 58-80), il explique que « la puissance d’un individu est la capacité de faire, mais, avant tout, celle d’influer sur la conduite et les sentiments des autres individus. J’appelle puissance sur la scène internationale la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités. En bref, la puissance n’est pas un absolu, mais une relation humaine. » (Aron 1984 : 58). Il distingue nettement la force militaire, qui « peut être évaluée objectivement », de la puissance, qui est une « relation humaine » et dépend donc de la capacité à adapter et à doser la force en fonction de l’ennemi. La puissance ne dépend pas uniquement des moyens humains et matériels dont on dispose, mais de la capacité à les déployer pour défaire l’adversaire :

Au sens physique, l’homme fort est celui qui, grâce à son poids ou à sa musculature, possède les moyens de résister aux autres ou de les faire plier. Mais la force n’est rien sans l’influx nerveux, l’ingéniosité, la résolution. De même nous proposons, à propos des collectivités, de distinguer les forces militaires, économiques, morales même, et la puissance qui est la mise en oeuvre de ces forces dans ces circonstances et en vue d’objectifs déterminés.

Aron 1984 : 59

Pour Aron, la force est un préalable nécessaire, mais non suffisant, à la puissance. Dans le domaine militaire, une armée n’est puissante que si elle sait utiliser sa force à bon escient, par la discipline, l’intelligence, voire la ruse (Holeindre 2010). La puissance est cette faculté d’orienter la force dans un but politique précis. Une armée a beau être très forte, elle reste impuissante si elle ne parvient pas à adapter sa stratégie à celle de l’adversaire. C’est la raison pour laquelle une armée « forte » peut être défaite par une armée plus faible :

Les peuples sans industrie ont trouvé, au 20e siècle, une méthode de combat, la guérilla, qui leur permet de se défendre contre des peuples équipés avec tous les instruments modernes. Même dans le choc entre unités politiques, dont l’une possède une supériorité technique écrasante, l’ingéniosité et la résolution peuvent souffler au faible le secret d’une résistance durable, sinon victorieuse.

Aron 1984 : 67

Comme on le voit, Aron est averti de la fragilité des grandes puissances face aux stratégies de guérilla menées par des groupes d’insurgés, ces « peuples sans industrie ». Selon lui, ce qui guette les grandes puissances disposant d’armées supérieures en nombre et en technologie, c’est le péché d’orgueil consistant à croire qu’en tant que telles, la force et la capacité de destruction suffisent à faire la différence :

C’est au 20e siècle que l’on a eu faussement l’illusion qu’en mesurant les ressources on mesurait la force militaire et la puissance même. Il est vrai qu’à l’âge de la mobilisation totale, l’appareil militaire ne peut être sans commune mesure avec la masse de la collectivité. Mais la vertu du petit nombre peut encore faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre et, de multiples manières, la qualité limite le règne de la quantité.

Aron 1984 : 68

La vertu du petit nombre, de ceux qui ne possèdent pas la force, c’est précisément de savoir que l’intelligence, l’ingéniosité et la ruse peuvent compenser la « faiblesse », considérée ici comme un déficit matériel et humain quantifiable.

II – « La guerre est un caméléon » : pour une sociologie compréhensive du phénomène guerrier

Ce dernier point relatif à l’asymétrie qui caractérise les stratégies de guérilla nous conduit au deuxième moment du développement, qui porte sur la sociologie de la guerre. Raymond Aron est souvent associé à l’analyse des guerres interétatiques, à juste titre car il considère que l’État est l’acteur central des relations internationales. Pour autant, il propose une typologie des guerres contemporaines qui tient compte de la diversité intrinsèque des conflits armés. Dans le second tome de Penser la guerre, Clausewitz, Aron reprend comme titre d’un chapitre la célèbre formule du stratège prussien, « la guerre est un caméléon », et adopte, comme point de départ de son analyse, « l’historicité de toutes les guerres et la complexité interne de chaque guerre » (Aron 1976 : 184). Cette sociologie historique de la guerre, qui s’inscrit dans une épistémologie wébérienne fondée sur la compréhension, reste d’une grande utilité ; elle introduit le problème majeur des études stratégiques depuis Clausewitz : celui de la caractérisation politique, stratégique et sociologique des guerres contemporaines.

A — Une typologie des guerres contemporaines

Dès 1951, dans Les guerres en chaîne, le premier ouvrage qu’il consacre aux problèmes stratégiques, Raymond Aron explique qu’après 1945 le monde s’est séparé en deux : les grandes puissances sont entrées dans « l’âge atomique », tandis que les continents jusqu’alors colonisés, l’Asie et l’Afrique, sont entrés dans « l’âge de la guérilla » afin de gagner leur indépendance politique (Aron 1951 : 196). Outre le soldat qui représente l’État souverain à travers l’institution militaire, on a vu apparaître deux nouvelles figures de la guerre : d’un côté la figure non humaine, technique, de la bombe atomique ; de l’autre la figure humaine, « trop humaine, » du « partisan », qu’on nomme aujourd’hui « l’insurgé ».

Aron affine ses analyses dans un ouvrage ultérieur méconnu, Espoir et peur du siècle, paru en 1957, qui met l’accent sur la « polymorphie de la violence » armée à l’âge de la guerre froide. À cet égard, l’émergence de la figure du partisan, relevée également par Carl Schmitt (Schmitt 1963), est un facteur capital, qui perturbe les relations interétatiques : si les États perdent le fragile monopole qu’ils possèdent sur l’usage de la force armée – Schmitt parle du jus belli, « droit de guerre », instauré à l’époque westphalienne –, alors ils perdent du même coup le contrôle sur la conduite de la guerre. La « guerre en formes », chère aux penseurs jusnaturalistes du 18e siècle (comme Vattel), laisse place à une violence disséminée, polymorphe, qui met aux prises les États avec des groupes armés aux contours flous[2].

Pour tenir compte de ces évolutions, Aron tente de dresser une typologie des guerres lui permettant de caractériser la séquence stratégique ouverte depuis 1945. Aron identifie ainsi trois formes de la guerre à l’époque contemporaine : la guerre nucléaire apparue dans le sillage de la bombe atomique ; la guerre populaire qui, pendant la guerre froide, prend les traits de la guerre révolutionnaire et de « libération nationale » ; enfin, la guerre interétatique, qu’Aron qualifie de « classique », car c’est celle que les États occidentaux ont l’habitude de mener depuis l’émergence du système international des États dans l’Europe moderne jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale (Aron 1976, vol. 2 : 185).

Aron parvient à cette tripartition en partant de la rupture qu’a entraînée, dans le paysage stratégique, l’invention de la bombe atomique. C’est la mise au point de l’arme nucléaire au sortir de la Deuxième Guerre mondiale qui a fait naître une nouvelle forme d’affrontement potentiel, la guerre nucléaire, fondée sur le savoir techno-scientifique et la capacité de dissuasion d’une arme « absolue », capable de détruire la totalité d’une ville, d’un pays, voire le globe tout entier. La guerre nucléaire, selon Aron, est « introuvable », d’une part parce qu’elle efface les limites du temps et de l’espace, et, d’autre part, parce qu’elle n’a pas eu lieu. Elle est même fondée sur l’idée qu’elle ne peut avoir lieu sous peine de destruction mutuelle, d’où le principe de la dissuasion. Celui-ci s’adosse à une doctrine du non-emploi, le contrôle des armements (arms control) apparaissant comme le moyen d’éviter l’ascension aux extrêmes entre grandes puissances dotées du feu nucléaire. Les puissances nucléaires sont bel et bien en mesure de se détruire mutuellement, ce qui constitue un défi à la raison politique et oblige les décideurs à endosser une responsabilité exceptionnelle vis-à-vis des citoyens, mais aussi de l’humanité tout entière.

Face aux grandes puissances occidentales qui possèdent une supériorité militaire écrasante, les puissances de moindre importance ne peuvent rivaliser sur le plan stratégique et militaire. Elles n’ont d’autre choix que de recourir à des formes spécifiques de combat susceptibles de les tenir en échec. D’où le recours à la « guérilla », qui « est la réplique des sociétés et des partis qui ne possèdent ni armées régulières, ni industries, ni explosifs nucléaires » (Aron 1957 : 338). Pour définir la guérilla, Aron part de la stratégie et de la tactique pour aller vers la politique. La guérilla repose d’abord sur une stratégie du faible au fort, qui consiste pour le plus « faible » à saper le moral du plus « fort ». À défaut de pouvoir atteindre ses forces matérielles, il s’agit d’attaquer ses forces morales. Cette stratégie s’appuie au plan tactique sur des techniques d’action psychologique, qui vont de l’embuscade à l’attentat en passant par le harcèlement. Le point commun de toutes les formes de guérilla, c’est « le refus de laisser aux armées régulières le monopole du combat. Les civils, spontanément ou sur ordre, combattent à leur façon contre les armées » (Aron 1957 : 295-296). En tant que telle, la guérilla est donc « une technique de combat, non une action politique. Mais cette technique de combat (attentats individuels, attaques par surprise de petits groupes, refus de la bataille rangée) est admirablement accordée à l’action révolutionnaire. […] La guérilla, au 20e siècle, tend à prendre un caractère politique, comme la politique révolutionnaire est spontanément liée à la guérilla » (Aron 1957 : 295-296).

La guérilla comme tactique s’adosse à l’action politique révolutionnaire du peuple en armes pour fonder la guerre « populaire », dite aussi « guerre révolutionnaire ». Aron prend très au sérieux ce type de guerre ; il considère que la guérilla, comme instrument de l’action révolutionnaire et préalable à la guerre populaire, est « une force susceptible de bouleverser la carte du monde » (Aron 1957 : 296.). D’un point de vue tactique et stratégique, il souligne également la subtilité de la guérilla, qui ne doit pas être considérée comme une forme « sauvage » de la guerre, par opposition à la guerre « civilisée » interétatique. Aron refuse cette vision linéaire de l’histoire militaire, qui voudrait que la guerre interétatique soit une forme de combat plus aboutie que la guérilla : « La guérilla n’est pas le retour à l’anarchie. Elle est une forme de combat organisé, encore qu’elle ait une organisation qui se situe aux antipodes de la guerre atomique » (Aron 1957 : 299).

Entre la guerre nucléaire, qui est en quelque sorte l’idéal-type de la guerre absolue, et la guerre populaire, traduction politique des techniques de guérilla (littéralement « petite guerre »), on trouve la guerre interétatique, qu’on appelait autrefois « grande guerre ». La guerre interétatique, explique Aron, est loin d’avoir disparu après les deux guerres mondiales : guerre des Six Jours en 1967, guerre de l’Inde contre le Pakistan en 1971 ; guerre Iran-Irak (1980-1988)… Quant aux guerres d’Afghanistan de 2001 et d’Irak en 2003, engagées par l’administration Bush, elles se présentaient initialement comme des guerres interétatiques conduites par les États-Unis et leurs alliés contre des États considérés comme « voyous ».

Sans avoir disparu, la guerre interétatique se trouve toutefois prise en étau, depuis la guerre froide, entre d’une part la guerre nucléaire, fondée sur un pari technologique, et d’autre part la guérilla, qui répond par l’action psychologique à cette domination technologique :

La guerre froide se situe au point de convergence de deux séries historiques, l’une qui mène à la mise au point des bombes nucléaires et des engins balistiques, au renouvellement incessant d’armes toujours plus destructrices et de véhicules porteurs toujours plus rapides, l’autre qui accentue l’élément psychologique des conflits aux dépens de la violence physique. La rencontre des deux séries est elle-même intelligible : plus les instruments de la force dépassent l’échelle humaine, moins ils sont utilisables. La démesure de la technique ramène la guerre à son essence d’épreuves des volontés, soit que la menace se substitue à l’action, soit que l’impuissance réciproque des Grands interdise les conflits directs et, du même coup, élargisse les espaces où sévit, sans trop de risques pour l’humanité, la violence clandestine et dispersée.

Aron 1984 : 179

Pour Aron, la raréfaction des guerres interétatiques peut s’expliquer par la recomposition du paysage stratégique autour de l’arme atomique et des stratégies de guérilla. Les grandes puissances évitent désormais d’engager leur force militaire conventionnelle dans un conflit « classique », car elles savent qu’un tel acte est susceptible de déboucher sur une ascension aux extrêmes impliquant l’usage de l’arme atomique, ce qui pourrait provoquer la destruction mutuelle. Quant aux peuples dominés aspirant à la liberté, ils savent qu’ils ne peuvent rivaliser avec les puissances dominantes, du fait même de la supériorité militaire de ces dernières. Ils sont donc incités à recourir à la guérilla et à l’insurrection plutôt qu’à l’action régulière des armées. On notera enfin que les guerres interétatiques d’après 1945 concernent essentiellement des puissances moyennes qui ne possédaient pas ou ne pouvaient utiliser, pour diverses raisons, l’arme nucléaire (Inde/Pakistan, Iran/Irak, Égypte / Israël…) et devaient donc mobiliser les moyens de la force militaire classique.

B — Aron et les guerres du 21e siècle

S’il l’on examine la situation actuelle, il semble que la fin de la guerre froide n’ait pas remis en cause la typologie aronienne. En effet, les guerres de notre temps sont toujours partagées entre le vertige technologique du « fort » et l’insurrection du « faible ». Sur les théâtres d’intervention extérieure, les grandes puissances mènent une guerre prétendument « chirurgicale » au moyen d’avions sans pilote, les drones, guidés à distance à l’aide de satellites. L’action humaine dans la guerre est réduite à sa portion congrue pour éviter les pertes de soldats, mal acceptées par les opinions publiques. La technologie se substitue ainsi à l’action du soldat. En retour, pour mettre en échec cette forme de combat à distance, la guérilla est plus que jamais une « guerre au milieu de la population » (Smith 2007) ; elle se déploie sur les théâtres d’opérations, à coups d’embuscades et d’attentats terroristes, comme pour rendre dérisoire l’obsession des conflits « zéro mort » et attiser la peur dans les sociétés démocratiques occidentales préservées depuis longtemps des affres de la guerre. La guerre interétatique, celle que les puissances occidentales avaient l’habitude de conduire au 20e siècle, est débordée d’un côté par la tentation du tout technologique et de l’autre côté par le travail de sape psychologique des nouveaux « damnés de la terre », qui n’acceptent pas la domination des grandes puissances et n’entendent pas se laisser dicter leur action. La « stratégie des trublions », fondée sur la provocation, la contestation et l’agitation, est à l’oeuvre (Charillon, 2010) ; elle ne vise pas à la victoire, mais à la mise en échec des stratégies de puissance déployée par les États.

Sur ce dernier point, les développements qu’Aron consacre aux guerres dites de « libération nationale » (liées au processus de décolonisation) posent le problème classique des rapports entre but militaire et finalité politique – problème qui s’est reposé récemment en Afghanistan et en Irak. Aron explique que, si la guérilla est en mesure de remporter ponctuellement des combats, elle n’a jamais triomphé au 20e siècle d’une armée régulière. La guérilla, pour l’emporter, doit s’accompagner politiquement de la création d’une contre-administration ou d’un contre-État (comme en Chine ou au Vietnam). Elle doit passer du stade militaire au stade politique, en politisant un conflit qu’elle ne peut gagner militairement. Prenant l’exemple de la guerre d’Algérie, Aron montre que ce n’est pas le facteur militaire qui a été décisif dans l’issue du conflit, mais le contexte politique : « Perte de prestige des Européens, affaiblissement de la volonté impériale, ardeur d’une minorité qu’animent le nationalisme, le communisme, ou les deux à la fois, aspiration vague des foules à l’indépendance qui promet à la fois le départ des étrangers et le début d’une ère de prospérité : tous ces faits ensemble préparent le terrain sur lequel la guérilla finit par l’emporter » (Aron 1957 : 297-298). En Algérie, les insurgés du fln (Front de libération nationale) n’avaient pas besoin d’un succès décisif pour vaincre, alors que la France, même avec une victoire militaire totale, n’était plus en mesure d’imposer sa volonté politique sur le territoire algérien : « Ce que l’armée française ne pouvait pas, c’était créer en Algérie un patriotisme français, réplique à un patriotisme algérien, pas plus qu’elle ne pouvait insuffler aux Français de la métropole la volonté de maintenir à tout prix la souveraineté de la France en Algérie afin d’y assurer définitivement la sécurité de compatriotes » (Aron 1976, vol. 2 : 220). Le fln et le gpra (Gouvernement provisoire de la République algérienne) ont atteint leur objectif politique – l’indépendance de l’Algérie – sans victoire militaire significative, en misant sur les divisions des Français, l’épuisement psychologique de l’adversaire, la pression de l’opinion internationale et surtout l’aspiration du peuple algérien à la liberté.

Dans ce type de conflit, les États perdent donc le plus souvent la main car, en dépit de leur infériorité militaire, les insurgés possèdent un avantage sur les armées régulières : ils n’ont pas besoin de l’emporter militairement pour satisfaire leur objectif politique. Il leur suffit de durer : survivre, pour un groupe d’insurgés bien implanté politiquement, c’est déjà vaincre. Dans le cas de l’Algérie, « il a suffi aux rebelles de ne pas perdre militairement pour gagner politiquement » (Aron 1984 : 45). Ainsi, dans toute guerre opposant un « fort » et un « faible », le « fort » ne peut l’emporter que s’il s’implique totalement sur le plan militaire et, surtout, s’il existe déjà chez le « faible » le sentiment d’une appartenance politique. À l’inverse, le « faible » ne peut l’emporter dans son combat militaire si celui-ci n’est pas ancré politiquement. Au Sri Lanka, la guérilla des Tigres tamouls a échoué, car elle ne s’appuyait pas sur une aspiration populaire à l’indépendance (Chaliand 2008b). En Algérie, la guérilla l’a emporté parce que les Algériens en majorité aspiraient à l’indépendance et étaient prêts à tous les sacrifices pour atteindre ce but.

Enfin, si l’on prolonge la réflexion aronienne au cas de l’Afghanistan, on peut dire que le retrait programmé des troupes de la coalition est sans doute lié au fait que les États engagés dans cette guerre savent qu’ils ne sont pas en mesure d’imposer leur volonté sur un territoire hétéroclite soumis à des autorités multiples. Dans le contexte afghan où un conflit civil se combine à une intervention extérieure aux résultats mitigés, la coalition occidentale a pu remporter des succès tactiques, mais elle n’a jamais été en mesure de traduire politiquement l’action militaire menée sur le terrain. Ni le changement de régime ni la « pacification » politique n’ont pu être imposés de l’extérieur par la seule force des armes.

III – Les démocraties peuvent-elles survivre au changement international ?

Raymond Aron fait donc partie de ces auteurs qui tiennent pour acquis le caractère politique de la guerre et la nécessaire corrélation des buts militaires à une finalité politique réaliste, cohérente et clairement assumée. Ne faisant pas mystère de son adhésion au bloc occidental et à la démocratie libérale, il est soucieux d’analyser de manière critique les choix stratégiques des puissances occidentales et de proposer une stratégie raisonnable et « réaliste » face aux défis qui se présentent aux responsables politiques. C’est ce qu’il nomme, dans la quatrième et dernière partie de Paix et guerre entre les nations, « praxéologie » : Aron n’a jamais occupé les fonctions de conseiller du Prince, mais il s’est toujours efforcé de tenir compte dans ses analyses des contraintes de l’homme d’action. À cet égard, le chapitre 22 de Paix et guerre entre les nations, intitulé « Survivre, c’est vaincre », est particulièrement intéressant, car il peut nous aider à comprendre l’action stratégique des démocraties face au changement international.

A — De la guerre froide aux conflits actuels

Dans ce chapitre, Aron explique d’abord que le but des démocraties occidentales dans la guerre froide n’est pas seulement d’éviter la guerre thermonucléaire, mais aussi de vaincre ou de ne pas être vaincu. Cependant, les démocraties occidentales ne peuvent détruire l’Union soviétique, à moins d’être prêtes à livrer une guerre absolue et de prendre alors le risque du suicide mutuel. On ne peut pas forcer les sociétés soviétiques à s’ouvrir ni même « libérer » les pays d’Europe de l’Est, en croyant ainsi remplir une mission civilisatrice (Aron 1984 : 677). Pour Aron, le changement doit venir de Moscou, mais les démocraties occidentales peuvent influer sur les circonstances et favoriser la chute du régime soviétique. C’est ce que Aron nomme la « stratégie défensive » ou encore la « coexistence », reprenant aux Soviétiques ce lexique qui leur est propre tout en lui donnant un autre sens :

Il me paraît préférable de ne pas opposer à la volonté universaliste des Soviétiques une volonté également universaliste. C’est en revendiquant les droits du pluralisme constitutionnel contre le monisme du marxisme-léninisme que l’Occident définit exactement sa mission contre le totalitarisme, non en dressant un monisme analogue et contraire à celui que nous combattons.

Aron 1984 : 677

Notre situation a bien changé depuis la guerre froide ; d’un point de vue politique et idéologique, le bolchévisme n’a à peu près rien à voir avec l’islamisme radical, qui lui a succédé comme « ennemi » des démocraties occidentales et notamment des États-Unis. Le bolchévisme était associé à un pays phare, l’urss, et à des pays plus ou moins affidés, de la Chine de Mao à la Yougoslavie de Tito en passant par le Cuba de Castro. Rien de tel avec l’islamisme radical, d’autant que le monde musulman est lui-même en proie à des conflits internes lourds et complexes (Kepel 2004). Toutefois, l’islamisme dans sa tendance la plus radicale et belliqueuse partage avec le bolchévisme le même universalisme liberticide et le même « monisme » contraire aux principes libéraux auxquels adhèrent les démocraties occidentales. Devant cet universalisme liberticide et ce monisme, l’analyse d’Aron reste pertinente : les démocraties occidentales n’ont pas intérêt à imposer un autre universalisme, l’universalisme démocratique. Pour influer sur la situation, elles peuvent en revanche demeurer exemplaires sans chercher à donner des leçons. Exporter la démocratie, un régime fait par le peuple et pour le peuple, apparaît en effet comme une contradiction dans les termes : dans un régime représentatif, c’est le peuple qui choisit son destin et opte pour telle ou telle orientation politique. Renverser les régimes totalitaires ou autoritaires (comme le régime de Saddam Hussein en Irak, le régime taliban en Afghanistan ou plus récemment celui du colonel Kadhafi en Libye) afin d’imposer la démocratie, c’est prendre le risque d’une stratégie contre-productive, car la démocratie ne peut être imposée de l’extérieur. La démocratie est le régime de « l’auto-institution de la société » (Castoriadis 1977), non une offre politique que l’on pourrait fournir « clés en main » (Rosanvallon 2007).

Aron ajoute au sujet de l’urss que le danger ne vient pas de l’infiltration de la doctrine communiste dans les démocraties occidentales, mais du danger militaire que l’urss représente. Dans le même ordre d’idées, le danger actuel n’est probablement pas celui de l’infiltration d’une doctrine islamiste au sein des démocraties occidentales, mais avant tout celui du terrorisme islamiste comme violence armée objective envers les populations civiles. Le problème n’est donc pas d’établir la démocratie dans des pays qui seraient menacés par l’islamisme radical. Le problème pour les démocraties, c’est d’abord de se prémunir contre les actes de terrorisme perpétrés sur leur sol et d’agir là où le danger militaire commande d’agir. C’est toute la différence entre l’opération de 2001 en Afghanistan, qui visait initialement l’État taliban, lequel protégeait les terroristes d’Al-Qaeda, et l’opération « Liberté en Irak » de 2003, qui visait à renverser le régime de Saddam Hussein pour établir la démocratie (Battistella 2006).

B — La démocratie et la guerre

Dans le cas de l’Afghanistan et de l’Irak, la praxéologie aronienne n’implique donc pas le retrait total et sans condition des démocraties qui interviennent à l’extérieur, car celui-ci serait interprété comme un aveu d’impuissance. Mais elle n’implique pas davantage la stratégie d’une extension indéfinie de la démocratie (democracy building), qui est interprétée comme de l’arrogance et du mépris par les populations locales. Le réalisme stratégique de type aronien incite en réalité les armées occidentales à utiliser des moyens efficaces en fonction du type de guerre auquel elles ont à faire face. C’est ainsi que les stratégies de contre-insurrection sont réapparues dans les doctrines d’emploi des forces pour parer aux techniques insurrectionnelles (Taillat 2007). Les succès tactiques ont été réels, mais on voit aujourd’hui qu’ils n’ont pu être traduits politiquement. Des questions cruciales se posent sur le lien entre démocratie et guerre : si la contre-insurrection est militairement efficace, est-elle politiquement légitime au regard des principes qui gouvernent les démocraties ? Jusqu’où doivent-elles emprunter à l’ennemi ses méthodes de combat ? L’imitation et l’adaptation constituent certes une règle élémentaire de la guerre, mais les démocraties peuvent-elles s’adapter à l’ennemi sans renoncer aux principes qui fondent leur légitimité ? Les armées des démocraties occidentales doivent-elles par exemple répondre aux engins explosifs artisanaux qui tuent à l’aveugle par des armes semblables ? Aron écrit à ce sujet :

Dire que nous devons suivre l’ennemi sur tous les terrains ne signifie pas que nous devions prendre modèle sur lui. Au contraire, qu’il s’agisse de stratégie ou de tactique, de persuasion ou de subversion, l’asymétrie est fatale. Nous ne voulons pas détruire celui qui veut nous détruire, mais le convertir à la tolérance ou à la paix. Nous ne voulons pas persuader les hommes que nos institutions offrent seules un espoir, mais, au contraire, persuader nos ennemis comme les tiers que l’humanité, mis à part le respect de certains principes, a vocation de diversité. Les pays de régime démocratique ne peuvent employer la même tactique que les pays de régime totalitaire et, en reniant leurs principes, ils payent cher à terme un profit temporaire. Ils ne peuvent ni ne veulent semer les révolutions, ils ne peuvent ni ne veulent interdire aux peuples de chercher leur salut, chacun selon son génie.

Aron 1984 : 686

Dans la perspective aronienne, il revient aux pays démocratiques de se défendre contre les agressions et de préserver leur liberté. Mais pas par n’importe quel moyen, ni à n’importe quel prix : les démocraties ne peuvent se permettre de déployer à l’extérieur des moyens militaires qui contreviennent aux principes politiques et moraux qui les fondent à l’intérieur. Elles doivent être guidées par un souci de cohérence. De même, lorsqu’elles interviennent en théâtre extérieur, les démocraties ont intérêt à laisser le génie politique des peuples s’exprimer. Pour Aron il existait un « génie » du peuple algérien qui devait tôt ou tard s’exprimer et que la France devait laisser libre. De même, on peut dire qu’il existe un génie afghan, irakien et libyen, qui est le garant de leur liberté politique. Le réalisme défensif d’Aron, mâtiné de libéralisme, implique donc une double exigence pour les démocraties : l’exigence militaire d’une défense nationale solide qui mise moins sur la conquête que sur la protection prudente de la démocratie et sur la coopération internationale ; l’exigence politique d’exemplarité car la démocratie ne peut se diffuser que par capillarité.

Cette stratégie, dit Aron, décevra les « partisans de l’offensive » comme les pacifistes radicaux. Elle prône la survie plutôt que la conquête, le refus de la défaite et non l’espérance vaine de la victoire spectaculaire : « C’est une double illusion de croire que la paix régnera lorsqu’un perturbateur aura été éliminé ou lorsque les États cesseront de se faire justice eux-mêmes » (Aron 1957 : 285). La puissance, même lorsqu’elle est hégémonique, ne préserve pas de l’insécurité : « Ou bien le Grand ne veut pas tolérer d’égaux et alors il doit aller au bout de l’empire ; ou bien il consent à vivre, premier parmi des unités souveraines, et il doit faire accepter sa prééminence. Quel que soit le choix, il vivra dangereusement, toujours suspect d’aspirer à la domination » (Aron 1984 : 80). Les puissances démocratiques ont le choix : soit imposer leur empire au risque d’abandonner leur statut de démocratie, soit accepter l’instabilité du système international, sans pour autant se résoudre à l’impuissance.

La stratégie de la survie proposée par Aron implique que les démocraties occidentales renoncent à constituer un empire démocratique et qu’elles admettent la fragmentation du système international en nations particulières. Mais elle implique également d’accepter « sans crainte excessive » la possibilité de la guerre, car « la crainte de la guerre est souvent la chance de la tyrannie », et donc une menace pour l’équilibre démocratique. De ce point de vue, la guerre interétatique, qui dominait le monde westphalien, était peut-être moins dangereuse pour la démocratie que la peur suscitée par le nucléaire et la guérilla : « Peut-être éprouvera-t-on la nostalgie des combats entre armées régulières le jour où, par horreur de la guérilla et de l’apocalypse atomique, les peuples se plieront à un ordre détestable pourvu qu’il dissipe l’angoisse de l’insécurité individuelle et du suicide collectif » (Aron 1957 : 290). Les sociétés démocratiques sont-elles arrivées à cet « ordre détestable » ? Sans doute pas, mais, si l’on suit la perspective ouverte par Aron, les démocraties occidentales prennent à tout moment le risque d’y basculer si elles renoncent aux libertés individuelles au nom de la sécurité collective.

Conclusion

L’oeuvre de Raymond Aron reste donc pertinente aujourd’hui, car elle recèle des outils conceptuels et des développements éclairants pour penser les relations internationales et la guerre au 21e siècle. Son intérêt ne tient pas seulement à la lucidité du personnage ou à l’acuité de son jugement, reconnues aujourd’hui par tous, y compris par ceux qui ne partagent pas son engagement politique. Cela tient plus profondément à l’ambition de sa démarche et à la rigueur de sa méthode : Aron a su prendre au sérieux la guerre à la fois comme problème théorique et réalité politique, sans crainte excessive ni fatalisme quant à son éventuel déclenchement. Critique à l’égard du pacifisme (qui selon lui néglige le sens spécifiquement politique de toute guerre), il ne cède jamais au bellicisme, restant ici fidèle à la philosophie libérale, dont il connaît les limites en matière stratégique, mais à laquelle il reste attaché car elle demeure selon lui le meilleur rempart pour la préservation de la démocratie en temps de paix comme en temps de guerre.

Penseur du politique et des relations internationales à l’ère thermonucléaire, soucieux de perpétuer l’ambition clausewitzienne, Aron s’efforce ainsi tout au long de son parcours de lier les questions militaires aux enjeux politiques et idéologiques qui l’englobent. Pour lui, la guerre n’est pas une fin en soi, ni d’un point de vue théorique, ni d’un point de vue politique. C’est d’abord un moyen militaire toujours déployé dans un but politique lorsque la diplomatie a échoué. Plus encore, c’est un révélateur des permanences et des changements dans l’histoire humaine : d’une part, la guerre révèle le caractère central et permanent du politique comme élément structurant des sociétés humaines ; d’autre part, la polymorphie de la guerre à travers les âges et les continents révèle la diversité intrinsèque de l’expérience humaine dans le temps et dans l’espace. Pour Aron, toute guerre est le produit d’une décision politique, mais aussi le reflet de la société qui y est impliquée. Si l’on suit l’ambition aronienne, il est donc possible, à travers l’étude de la guerre, de fonder une théorie de l’action humaine qui concilie philosophie, sociologie et science politique à partir d’un questionnement originel sur l’irréductibilité de la condition politique. C’est sans doute parce qu’il nourrissait cette ambition que Raymond Aron peut être considéré aujourd’hui, près de trente ans après sa mort, comme un classique de la pensée internationale et stratégique, mais aussi comme un pionnier dont l’oeuvre peut être continuée.