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Emmanuelle Jouannet propose une étude particulièrement pertinente pour le champ de la philosophie politique, de l’histoire et du droit international. Dans Le droit international libéral-providence. Une histoire du droit international, elle soutient qu’il importe de « retravailler l’histoire des finalités du droit international ». Elle pose en ce sens que le droit international classique s’est développé jusqu’à aujourd’hui sous l’influence libérale dont les principes prescrivaient une coexistence pacifique et bénéfique entre les États européens, alors même qu’à l’origine ce droit était aussi providence. Cette notion plus large qu’un simple droit assurantiel recouvre les principes d’utilité, de bonheur, de bien-être ainsi que de perfectionnement moral et matériel. Avec ces contenus philosophiques en tête, Emmanuelle Jouannet pose la question qui traverse toute son étude : « À quoi doit servir le droit international ? »

L’ouvrage est judicieusement segmenté en trois portions selon les périodes charnières du développement du droit international, à savoir le droit des gens au 18e siècle, le droit international classique à partir du 19e siècle ainsi que le droit international contemporain.

Jouannet amorce son analyse en puisant dans les premiers textes des Modernes où germèrent les notions cardinales du droit international qui ont à ce jour disparu pour ainsi dire de l’esprit qui, à l’origine, avait animé le débat sur les droits des hommes et des États. Après Étienne de Beaumont et Christian Thomasius, en passant par Emer de Vattel en 1758 sur le Droit des gens, on redécouvre les fondateurs majeurs, tels que Montesquieu et Adam Smith, ainsi que des penseurs mineurs, premiers hommes qui pensèrent la finalité du droit en fonction du bonheur et de la perfectibilité de l’homme. L’auteure dresse un premier portrait qui illustre la complexité du droit des gens et de son dispositif normatif fondé sur une légitimité du providentialisme et sur sa perfectibilité. Cette position théorique sera bien accueillie jusqu’au 19e siècle, puis elle s’effacera comme doctrine dominante. C’est à juste titre cette perte de sens du droit des gens évincée par l’historiographie classique et pourtant constitutive du débat sur le droit international qu’il semble utile de ramener dans l’analyse contemporaine. On constate rapidement la préoccupation chez Jouannet de conserver cet esprit et d’en faire usage comme d’un instrument critique du droit international contemporain.

Le dualisme entre les juristes du droit des gens et les aspirations politiques des États souverains au 18e siècle sera enterré pour de bon. L’avènement du siècle de l’industrialisation, de la démocratie et des nationalismes va visiblement configurer autrement la doctrine du droit. Ainsi, une logique « strictement interétatique » va naître en même temps que « le nouveau concept de nation ». Entre le « triomphe de la finalité libérale du droit international » au 19e siècle et l’apparition du modèle des droits de l’homme, on découvre un amalgame ingénieux où droit et libéralisme économique s’épousent pour imposer une vision générale de la régulation des coopérations entre États. C’est à cette période qu’apparaît en arrière-scène le problème de la pauvreté et des inégalités sociales. Le paupérisme et le droit naturel s’érigent en consciences qui contestent le système des institutions libérales politiques et économiques dominantes. Malheureusement, avant 1945, « la notion de droits humains internationaux reste purement doctrinale et sans aucune conséquence effective ».

Les horreurs des deux grandes guerres forcent les États à considérer ce domaine du droit qui demeure négligé. La notion d’un droit providence renouvelé organisera la régulation des États sous le principe des droits de l’homme. Toutefois, Jouannet stipule que la montée en importance des droits humains au milieu du 20e siècle ne fait pas du droit international un droit uniquement providence, mais forme une synthèse cohérente des deux courants philosophico-juridiques : un droit international libéral-providence.

Emmanuelle Jouannet tente dans cet ouvrage de restituer l’esprit du droit international plutôt que d’étudier systématiquement son fonctionnement. En faisant appel à plusieurs auteurs de domaines les plus divers les uns des autres, elle parvient à livrer une étude pluridisciplinaire malgré le champ restreint auquel elle s’intéresse. On conviendra assez aisément qu’elle présente là une étude partielle mais essentielle du domaine du droit entre les États. Partielle, car elle n’aborde que très rapidement certains aspects du développement du droit international. Essentielle, puisqu’elle élargit les cadres usuels de la discipline en y intégrant les textes d’origine mineurs et majeurs tout en y greffant certains fragments d’analyses contemporaines réputées des sciences sociales jusqu’à ce jour, reprenant avec justesse des réflexions d’Arendt, de Habermas, de Polanyi ou encore de Beck.

À la question qui guidait d’emblée ses préoccupations, Emmanuelle Jouannet n’apporte malgré tout aucune réponse claire et décisive, s’appuyant plutôt sur la réalité inaltérable des deux dualités constitutives de l’évolution du droit international aujourd’hui : « ni pire ni meilleur » conclura-t-elle. L’ouvrage demeure néanmoins nécessaire pour quiconque désirerait aborder ce large champ disciplinaire sans se heurter à la nomenclature rigoureuse du domaine du droit. En lisant le livre de Jouannet, on découvrira les auteurs indispensables de la discipline. On gagnera ainsi une connaissance suffisante pour approfondir soi-même ses fondements.