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De très nombreux livres et articles ont été publiés au sujet des guerres qui ont ravagé la région des Grands Lacs en Afrique depuis le génocide rwandais de 1994. Outre l’ampleur du nombre des victimes (plusieurs millions) et le caractère dramatique du génocide, puis les tentatives menées par le nouveau pouvoir tutsi à Kigali de pourchasser systématiquement, en République démocratique du Congo, les Hutus soupçonnés d’y avoir participé, ce conflit a impliqué de nombreux pays voisins dans deux grandes périodes d’affrontements parfois très intenses. Ce conflit est fort complexe par le nombre d’acteurs ; par les renversements d’alliance spectaculaires qui l’ont émaillé ; par l’ampleur des opérations militaires et des déploiements, y compris onusiens. Bref, c’était la plus grande guerre d’Afrique. Comprendre les enchaînements et les causes profondes de ce conflit se justifie donc tant du point de vue scientifique qu’humain.

L’auteur ne cherche pas ici à produire une nouvelle analyse politique de l’histoire des conflits, de 1994 à 2010 : il rend bien compte de l’abondante littérature sur ce point. Il se propose de dégager les bases théoriques des conditions favorisant la guerre ou la paix à partir de l’analyse de la situation en République démocratique du Congo (rdc) depuis 1996. L’observation porte en particulier sur les faiblesses de l’intégration socioculturelle de l’État, de sa viabilité ainsi que sur les résistances face à la modernité. Ainsi, l’ouvrage propose une première partie théorique pour faire le bilan des théories des conflits en relations internationales. L’exposé de sa méthodologie est conséquent et laisse envisager un ouvrage bien structuré et argumenté.

Plutôt que de se lancer dans une analyse historique des conflits en rdc pour enchaîner avec une analyse théorique, l’auteur opte résolument pour une analyse mettant l’accent sur les éléments théoriques qu’il estime pertinents, tout en justifiant ses choix. Ainsi, sont successivement analysés l’influence des données géographiques ou de l’intégration spatiale de l’État sur la paix ; l’influence de l’intégration socioculturelle et de la modernisation sur la paix ; le rapport entre les capacités de l’État et son potentiel de paix, entre l’utilité intérieure perçue de l’État et son potentiel de paix, entre la viabilité extérieure de l’État et son potentiel de paix. L’analyse est bien menée dans un texte bien écrit : l’auteur connaît manifestement son sujet, et son texte se révèle très documenté et précis. De ce point de vue, l’objectif scientifique, aborder le conflit sous un jour plus théorique, est bien justifié et le discours demeure cohérent.

C’est sur le plan du traitement des concepts de base que j’aurais quelques réserves. Tout d’abord, la conclusion, qui s’efforce de capitaliser sur l’étude elle-même volontairement axée sur une approche théorique, s’efforce d’articuler les interactions inter et intravariables pour construire un graphe des interactions des potentiels de paix et aboutir à un classement de ces interactions. À partir de celui-ci, établi sous une forme numérique, l’auteur propose un plan de construction de la paix au Congo-Zaïre. Pour louable qu’elle soit, la réflexion devient tellement conceptualisée à ce niveau qu’elle en perd de la crédibilité : une réflexion, aussi habile soit-elle, doit demeurer minimalement empirique si elle veut se donner pour objectif, précisément, d’être directement applicable dans le monde réel et non de demeurer au chapitre des seules idées…

Ensuite, et quoi qu’il en ait conscience, l’auteur navigue entre les redoutables écueils de son option conceptuelle qui consiste à réfléchir sur les « déterminants » de la paix et des conflits. Objet de nombreuses critiques de la part de politologues et de géographes après 1945, le concept de déterminant en géopolitique, porté par l’école matérialiste des Kjellen, Mahan, Haushofer et Mackinder, a subi des attaques très virulentes sur le plan épistémologique, au point que cette école est aujourd’hui discréditée. L’auteur opte malgré tout pour ce terme, qui « correspondrait mieux à ce qui rend les causes effectives » (p. 30). Les réserves sont clairement affichées, mais en plusieurs occasions l’ampleur du déterminisme que l’auteur a choisi d’adopter semble ambiguë. Ainsi, le territoire serait un facteur de développement si important qu’il aurait suscité chez les Allemands une obsession qui les aurait entraînés dans les guerres mondiales (p. 110). L’auteur s’appuie également sut Ratzel, un des fondateurs de l’école matérialiste en géopolitique, pour structurer son argumentation sur les déséquilibres de population en rdc (p. 116). Des considérations sur la distance entre la capitale Kinshasa et le foyer des révoltes au Kivu, certes très grande dans un pays sans infrastructures de transport, ont contribué à pérenniser cette instabilité, venant alimenter des tentatives de théorisation du facteur distance entre capitale et zones de révolte. Un transfert de la capitale en soi ne réglerait sans doute rien, sauf peut-être à changer la représentation territoriale des dirigeants, tant que le pays demeurerait pauvre en infrastructures de transport (p. 124-125). Plusieurs éléments de détails trahissent ainsi la difficile manipulation du concept de « déterminant » en évitant le piège du déterminisme !

Ajoutons à cela que la cartographie est très sommaire, mais cet aspect n’est pas essentiel. L’ouvrage, dans son ensemble, repose sur le désir de produire une réflexion sur les conflits des Grands Lacs qui dépasse l’analyse de court terme, pour s’efforcer de théoriser ses origines et les moyens de les conjurer : voilà un objectif doublement louable. L’auteur démontre sa maîtrise de la question. Un traitement parfois un peu trop théorique vient cependant assombrir le tableau, mais l’ouvrage demeure pertinent et intéressant.