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L’ouvrage Liban-Syrie : inextricables destins ? Étude des relations libano-syriennes de 1998 à 2006 documente les relations de deux pays voisins dont les identités et les intérêts s’entremêlent au coeur d’une zone géopolitique névralgique. Élisabeth Meur étudie « l’insertion des interactions Beyrouth-Damas au coeur de configurations qui les dépassent » (p. 14), c’est-à-dire l’influence du contexte international dans l’évolution des relations entre les deux États. L’étude parcourt une période particulièrement agitée de l’histoire récente libanaise qui s’ouvre avec l’élection à la présidence d’Émile Lahoud, appelé à devenir l’homme de Damas, et se poursuit jusqu’aux bombardements israéliens sur le Liban de l’été 2006, en s’intéressant en particulier à l’internationalisation de la tutelle syrienne du Liban.

L’auteure a choisi à titre d’objet d’analyse les « relations libano- syriennes » et elle mobilise pour les examiner des concepts empruntés au champ des théories des relations internationales, en particulier ceux d’« intérêt national » et de « pouvoir ». L’étude n’est pourtant pas organisée comme une analyse classique de relations internationales, mais consiste plutôt en une description minutieuse du rôle de la Syrie au Liban. Elle trace son évolution à partir de trois aspects : en premier lieu, elle s’attarde sur la perception par les acteurs libanais du président Lahoud qui vient à « personnifier » les relations avec la Syrie. En second lieu, elle décortique le tandem Hezbollah-Syrie, le fruit d’une convergence stratégique. Finalement, elle s’intéresse à la manière dont sont gérés des enjeux aujourd’hui au coeur des relations libano-syriennes, en l’occurrence la définition des frontières communes, la libération des détenus libanais en Syrie, le traitement réservé aux travailleurs syriens au Liban et la question des réfugiés palestiniens (p. 103).

Malgré le bémol apporté plus tôt, l’auteure nous offre une proposition très intéressante selon laquelle « le triangle sécurité-souveraineté-entente nationale est configuré en rapport avec la relation syrienne » (p. 55). Il s’agit là d’un excellent prisme d’interprétation pour comprendre la crise libanaise, structurée autour de l’affrontement entre deux coalitions, chacune mettant l’accent sur un équilibre différent de ces trois dimensions : d’une part, le mouvement du « 8 mars », composé principalement par deux mouvements chiites (Amal et le Hezbollah) et le Courant patriotique libre chrétien de Michel Aoun. Celui-ci se pose en défenseur de la « résistance » (c’est-à-dire de l’indépendance des milices du Hezbollah dans leur combat contre Israël), d’un mode de gouvernance par le consensus des communautés et sectes ainsi que du maintien de relations étroites avec la Syrie. D’autre part, le mouvement du « 14 mars », réputé pro-occidental, est composé d’effectifs venant principalement du Courant du futur sunnite (héritier de Rafic Hariri, ancien premier ministre assassiné en février 2005), du principal parti druze dirigé par Walid Joumblatt – qui a maintenant quitté la coalition – et de plusieurs partis maronites (Forces libanaises, phalangistes, Parti national libéral, etc.). Ceux-ci veulent affirmer la souveraineté du Liban par rapport à la Syrie, tout en renforçant le rôle de l’État en soumettant toutes les forces armées au contrôle des institutions démocratiques. (Paradoxalement, le gouvernement du « 14 mars » cherchera à établir la souveraineté du Liban par l’application des résolutions de l’onu et du Tribunal spécial pour le Liban, une instance mixte.) Tout au long de la crise et jusqu’à ce jour, les parties vont chercher à travers un processus de « dialogue national » à réconcilier leurs différends, sans pour autant trouver une nouvelle formule d’entente nationale.

La force de l’ouvrage réside surtout dans la rigueur de l’analyse, en particulier dans le souci de documenter chaque point d’analyse, notamment par une série d’entretiens, mais aussi à travers l’analyse fine des multiples dimensions de la crise politique libanaise, en particulier des jeux d’alliance et de confrontation entre acteurs locaux, et entre acteurs locaux et internationaux, qui vont bien au-delà des mouvements du « 8 mars » et du « 14 mars ».

À titre de conclusion, la relation entre le Liban et la Syrie évoque étrangement le concept d’« étranger proche », employé par les dirigeants russes pour décrire les relations (envahissantes) de la Russie avec les anciennes républiques fédérées de l’urss devenues maintenant indépendantes. Ce concept soulève, comme dans le cas libano-syrien, la question de la construction de la souveraineté (frontières, identité, etc.) d’un État qui entretient d’étroites relations politiques, sociales, culturelles et économiques avec un voisin plus puissant.