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Les tentatives de féminisation des noms des titres et fonctions et de désexisation du discours qui se poursuivent dans la Francophonie sont toutes déterminées par les possibilités morpho-syntaxiques qu’offre le système de la langue française. Au Canada, « face à la demande populaire, le ministère canadien de la Main-d’oeuvre et de l’Immigration avait opté pour le nivellement des genres en anglais (par exemple : police officer au lieu de policeman), c’est donc dire, la “neutralisation” et avait entrepris de dépouiller tous les titres de professions de leur référence au sexe » (Vachon-L’Heureux 1992 : 139). En français, cette même stratégie de neutralisation s’avère incompatible avec le système de la langue qui veut que chaque nom ait un genre. Est-ce à dire que le français est une langue sexiste ?

En fait, la langue française offre trois voies en ce qui concerne les désignations professionnelles : le genre unique, la féminisation minimaliste par l’épicénie et la féminisation maximaliste par la suffixation. Dans cet article, il s’agira en premier lieu d’examiner les attitudes envers ces différentes possibilités ainsi que les débats et controverses dont elles ont fait l’objet. En second lieu, il s’agira de comparer les usages en France, en Belgique, au Canada et en Suisse en ce qui concerne la féminisation des métiers prestigieux et des hautes fonctions afin de découvrir dans quelle mesure la structure interne de la langue française permet aux femmes de construire leur propre identité.

Si les métiers n’ont pas de sexe, comme le voulait le slogan médiatique français des années 1980, les noms qui les désignent ont un genre. Pour les noms inanimés, celui-ci est largement hérité du latin, quoique le neutre n’existe pas en français. En effet, des trois genres latins, le français n’en a conservé que deux : le masculin comme l’utérus ou l’ovaire et le féminin comme la prostate ou la testostérone.

Contrairement aux noms inanimés dont le genre s’avère tout à fait arbitraire, les noms animés suivent le modèle des adjectifs et se laissent diviser en trois catégories :

  1. Mots à genre unique : certains adjectifs ne sont usités qu’au masculin (avant-coureur, hébreu, vainqueur) ou au féminin (bée, cochère, couveuse). De même, certains noms animés sont de genre masculin (un individu, un être humain) ou féminin (une personne, une victime, une vigie).

  2. Mots épicènes (à genre double) : certains adjectifs s’emploient dans les deux genres sans changement de forme (large, sympa, zen) ; de même, il existe des noms animés qui ne varient pas en forme selon le genre : un(e) artiste, un(e) journaliste.

  3. Mots où les deux genres se distinguent par le suffixe : les modèles de suffixation que connaissent les adjectifs se retrouvent parmi les noms animés.

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Au Moyen Âge, les noms désignant les fonctions (boucher, maire) étaient masculins, le féminin (bouchère, mairesse) s’employant pour désigner l’épouse. Ainsi, jusqu’au XIXe siècle, de nombreux féminins (ambassadrice, colonelle, doctoresse, ministresse, notairesse, pharmacienne, présidente, sénatrice) se référaient non pas aux femmes remplissant ces fonctions mais plutôt aux épouses. Au XXe siècle, cet usage s’est perdu. Certains féminins sont donc tombés en désuétude (ministresse, notairesse) tandis que d’autres ont changé de sens, désignant actuellement une femme occupant la fonction (ambassadrice, doctoresse).

Lors de la Première Guerre mondiale, les noms des métiers que faisaient les femmes jusqu’au retour des hommes ont été féminisés (aiguilleuse, camelote,cantonnière, cheminotte, cochère, livreuse, matelote, obusière, ouvrière, porteuse, ramoneuse), « mots et métiers au féminin qui, paraît-il, font rire dans la France contemporaine » (Moreau 1992 : 161). Ces créations du début du XXe siècle nous semblent d’autant plus étonnantes que la féminisation reste controversée au début du XXIe siècle, surtout en France où la résistance aux titres féminins est profonde. En fait, c’est le Canada qui mène en matière de féminisation, l’Office de la langue française (OLF) y ayant publié trois Avis de recommandation (1979, 1981, 1984) puis établi une politique officielle, résumée en 1986 dans un premier guide de féminisation couvrant les titres et, en 1991, dans un second guide couvrant les textes (Conrick 2000 : 90). La Suisse et la Belgique ont suivi avec leurs propres guides en 1991 et 1994 respectivement.

En France, la Commission de terminologie établie par Yvette Roudy, ministre des droits de la femme, et présidée par Benoîte Groult, a étudié la question de la féminisation de 1984 à 1986, mais l’Académie française a empêché l’adoption de ses recommandations. La controverse a refait surface en 1997, lorsque sept femmes occupant la fonction de ministre, appuyées par Lionel Jospin, premier ministre, et Jacques Chirac, président, ont revendiqué le titre de Madame la ministre plutôt que Madame le ministre. Encore une fois, des académiciens sont intervenus pour refuser la féminisation tout en critiquant les initiatives des autres pays francophones.

Derrière tout grand homme se cache une femme !

Les académiciens, ainsi que les autres partisans du statu quo, distinguent deux catégories de noms selon la hiérarchie sociale. Le haut de gamme (maire, médecin, ministre, professeur, sénateur) comprend des mots masculins à genre unique, tandis que le bas de gamme (boulanger, cuisinier, instituteur, serveur, travailleur) admet la féminisation. « On peut donc dire une dactylo, une secrétaire mais pas une secrétaire d’État » (Houdebine-Gravaud 1998 : 19), « une institutrice mais pas une sénatrice ! » (Rey-Debove 1999 : 60), une contrôleuse d’autobus mais pas une contrôleuse des finances (Adriaen et King 1991 : 29). Ainsi, contrairement aux métiers, les hautes fonctions auraient un genre neutre ou générique, indépendant du sexe.

Pour appuyer la thèse du genre générique des mots comme professeur ou ministre qui seraient masculins par simple hasard, on cite souvent le cas des emprunts féminins vigie (portugais) et sentinelle (italien). Dans le courrier des lecteurs du Figaro, on lit que « [le] soldat ou le marin, sentinelle ou vigie veillant à la sécurité de ses camarades, fier de sa noble mission, n’a jamais demandé à être appelé LE sentinel ou LE vigie » (Sabattier 1998). On oublie que la masculinisation des mots désignant des métiers tradition-nellement féminins est non seulement approuvée par l’Académie, mais parfois initiée par elle. N’a-t-elle pas créé maïeuticien pour désigner un homme sage-femme (Houdebine-Gravaud 1998 : 19) ? Parfois, la masculinisation est tellement réussie que le féminin est réinventé, comme dans le cas de femme de chambre qui a donné préposé(e) aux chambres et de hôtesse de l’air qui a donné agent(e) de bord (Parent 1994 : 131-132). Le phénomène de la masculinisation prouve que le genre générique est une fiction.

Figure 1

Le français dans le monde (5 juin 1999 : 60)

Le français dans le monde (5 juin 1999 : 60)

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Un deuxième argument contre l’existence du genre générique est la difficulté que pose l’interprétation du masculin dans le discours lorsque le référent est une femme. Houdebine-Gravaud (1999 : 33) cite l’histoire de la chirurgienne :

Un enfant et son père sont gravement blessés dans un accident. Le père meurt. L’enfant est amené à l’hôpital pour subir une délicate opération. Mais le chirurgien présent refuse de l’opérer en indiquant que cet enfant est son fils. Le temps mis à comprendre que l’enfant n’a pas deux pères et que le chirurgien est la mère (chirurgienne) manifeste l’imprécision du message que produit l’usage du masculin.

Comme cet exemple le montre bien, « le masculin ne nomme pas les femmes » (32). Parler des femmes au masculin contribue à leur occultation : « ... dire d’une femme que c’est un directeur ou un architecte, c’est nier l’existence des femmes tout comme leur différence » (Rey-Debove 1999 : 59). Pour Niedzwiecki (1994 : 99-100), cette pratique ferait des femmes des « hommes honoris causa ».

Si les désignations au masculin mènent à l’occultation des femmes, pourquoi les femmes persistent-elles à les employer ? Marguerite Yourcenar n’avait pas le choix. Devenue membre de l’Académie française en 1981, elle était nommée « Mme l’académicien » par ses collègues et lors de son décès, en 1987, leur « regretté confrère » (Fleischman 1997 : 838). Lise Thibault, elle, avait le choix et a opté pour le masculin :

S’inspirant des recommandations de l’OLF quant à la féminisation des titres de fonctions, La Presse faisait hier de Mme Lise Thibault la première lieutenante-gouverneure du Québec. S’appuyant, quant à elle, sur le précédent créé par Jeanne Sauvé, qui se faisait appeler Madame le gouverneur général, Mme Thibault souhaite qu’on l’appelle Madame le lieutenant-gouverneur.

Roux 1996

Figure 2

Le Canard enchaîné (11 mars 1998 : 8)

Le Canard enchaîné (11 mars 1998 : 8)

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Figure 3

Le Canard enchaîné (14 janvier 1998 : 1)

Le Canard enchaîné (14 janvier 1998 : 1)

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Pour certaines femmes, le masculin s’impose pour les hautes fonctions parce qu’il s’agit d’un emploi d’homme :

France-Inter 30-1-98. [Une femme qu’on présente comme maire est interrogée]. Le journaliste : « Madame la Maire ou le Maire ?

Elle : « Madame le Maire, Madame le Ministre. On a pris la place d’un homme on assume ».

Houdebine-Gravaud 1998 : 20

Groult résume cette attitude en commentant ironiquement : « le féminin au lit, mais pas à la mairie » (Fleischman 1997 : 837). Les femmes ressentiraient une certaine fierté à occuper un poste peu féminisé, employant le masculin pour souligner leur rareté (Niedzwiecki 1994 : 96-97). Enfin, la Québécoise Nicole Gagnon, professeur de sociologie à l’Université Laval prétend « [qu’un] titre au féminin, ce n’est pas français » (Fleischman 1997 : 842). L’identification masculine aurait donc une connotation positive pour certaines femmes.

Liberté, égalité, sororité et fraternité

Choisir son propre titre, et par là sa propre identité, est une chose ; une autre est d’être nommée au masculin par d’autres. On appelle invisibilisation le genre de sexisme langagier caractérisé par une « absence d’éléments faisant explicitement référence aux femmes dans des discours où cependant il s’agit, ou il peut s’agir, d’elles » (Armengaud 1999 : 3). Cette absence de références explicites fait naître un sentiment d’aliénation chez celles qui ne se reconnaissent pas dans le discours de leur société : « [de] nos jours, si les femmes ne sont pas explicitement nommées, elles se sentent de moins en moins visées » (Dumais 1992 : 173).

La création par la suffixation de mots féminins afin de mettre fin à cette invisibilisation n’est pas restée sans critiques. En France, les propositions de féminisation ont souvent soulevé des réactions hystériques, si j’ose dire, dont la plus vulgaire est sans doute celle de Dumézil qui proposait de supprimer toutes les féminisations sauf « l’admirable conne dont on ne saurait se passer » (Houdebine-Gravaud 1999 : 46). Certains Français prétendaient que l’on finirait par féminiser tous les noms communs :

La première femme qui sera élue cheftaine de l’État aura ainsi devant elle une septennate pour tenir, avec la gouvernemente, les engageaisons de sa programmature électorale et conduire la France sur les chemines de la progresserie dont elle a tant besoigne.

Frappat, Le Monde, 28 avril 1984, cité par Conrick 2000 : 94

D’autres s’imaginaient que l’on allait féminiser les noms de famille : « à quand madame Mitterrande, madame Fabia » s’est exclamé Dumézil (Le Nouvel Observateur, 7 septembre 1984 dans Houdebine-Gravaud 1999 : 45) en faisant allusion aux épouses respectives de François Mitterrand et de Laurent Fabius. D’autres encore proposaient des néologismes pour rire :

… on créait des féminins pour s’en moquer, qu’ils soient mal formés comme ingénieuse, successeuse ou bien formés mais inaccoutumés, comme pompière (de pompier), écrivaine (qui fait vilaine en dépit de châtelaine), ou amatrice qui faisait matrice (« utérus », mot hors d’usage), ou chefesse qui rimait avec fesse. L’esprit gaulois, peut-être ?

Rey-Debove 1999 : 60

Groult a riposté dans sa Réponse à quarante messieurs-dames :

On est consterné par l’ignorance ou la mauvaise foi de ceux (et celles) qui feignent de croire que cette « commission de précieuses ridicules » créée par la « cheftaine Roudy » (le Quotidien de Paris) pour « enjuponner le vocabulaire » (le Figaro-Magazine) va faire assaut de « clitocratie » (France-Soir) et susciter des mots absurdes tels que chefesse d’État, députrice ou majordame (Alain Gillot-Pétré dans Libération).

Groult 1984 dans Fleischman 1997 : 839

Si le débat sur la féminisation engendre parfois l’hystérie, il conduit aussi à la réflexion sur des questions linguistiques telles que la polysémie et la péjoration. Ainsi, un premier argument contre la féminisation veut qu’elle engendre l’ambiguïté. La féminisation de plombier en plombière créerait une confusion gênante avec une plombières, « glace à la vanille garnie de fruits confits » (NPR 1702b, plombières), nommée d’après la station thermale Plombières-les-Bains où elle aurait été inventée. On oublie que de nombreux cas de polysémie existent déjà au masculin. Un dépanneur est un « professionnel (mécanicien, électricien, etc.) chargé de dépanner » ou une « épicerie qui reste ouverte au-delà des heures d’ouverture des autres commerces » (NPR 592b, dépanneur). Les exemples se multiplient tant au masculin (distributeur, facteur, financier, finisseur, serveur) qu’au féminin (cuisinière, jardinière, souffleuse). Puisque toute ambiguïté possible est résolue par le contexte, il s’avère illégitime de refuser la féminisation par crainte de confusion polysémique.

Un deuxième argument contre la féminisation veut qu’elle mène à la dévalorisation des femmes puisque les termes féminisés seraient « minorants, minimisants ou péjoratifs » (Armengaud 1999 : 3). En fait, on observe une hiérarchie de préférence chez les femmes en ce qui concerne les suffixes féminins (-esse, -euse, -trice, -e, par ordre croissant). Le suffixe –esse qui n’est plus productif est le plus mal vu : « …pour certains sujets, en faveur de la féminisation pourtant, l’affixe –esse sonne aujourd’hui “bizarrement” »(Houdebine-Gravaud 1998 : 34). Plusieurs mots en –esse ont donc été remplacés par le masculin (une jugesse remplacé par un juge ; une poétesse remplacé par un poète). Selon Prévost, les féminins en –euse seraient considérés comme moins « crédibles » que les féminins en –eure surtout pour les professions intellectuelles :

On constate que les féminins en –eure : acquéreure, compositeure, imprimeure et plus encore amateure, chercheure et entraîneure sont plus fréquents que leurs variantes en –euse proposées par l’Office.

Prévost 1998 : 190

Les locutrices préféreraient aussi « la dérivation en –trice, imaginée plus “noble”, valorisante, au détriment de la dérivation en –euse, jugée plus “vulgaire” » (Brunetière 1992 : 82), « d’où sculptrice préféré à sculpteuse » (Houdebine-Gravaud 1998 : 34). Le suffixe –trice est quand même moins valorisant que le masculin pour la Française Christine Ockrent (1984) :

On devrait m’appeler rédactrice, mais cette forme féminine ne correspond pas à mon travail ; on penserait que je rédige un magazine féminin. Donc, je suis rédacteur, il n’y a rien à faire.

1984 dans Fleischman 1997 : 837

Sous la rubrique « Féminin de directeur et d’administrateur » dans sa Foire aux questions linguistiques, l’OLF nous met en garde contre la substitution de –trice par –eure :

Administrateur a donc pour seul féminin administratrice et directrice demeure le seul féminin de directeur, n’en déplaise à ceux et celles qui associent ce mot de manière restrictive à directrice d’école, titre qui, soit dit en passant, n’est pas plus péjoratif que celui de directeur d’école.

Enfin, le suffixe –e peut aussi avoir une connotation péjorative : « …interrogée sur la mention à porter sur sa carte de visite, consultant ou consultante, une collègue choisit la première option, au motif que “consultante, ça fait voyante” » (Boivin 1998 : 46).

Un dernier problème que soulève la féminisation est la connotation sexuelle qui vient du fait que « le genre féminin catégorise les termes référant aux femmes comme “sexe” (femelle), tandis que le genre masculin catégorise les termes référant aux hommes comme simplement “humain” » (Michard 1999 : 56). Le fait de représenter les femmes comme « femelles » conduirait à leur réification sinon à leur animalisation (Armengaud 1999 : 3). En France, pour désigner un professeur adjoint, on utilise le terme maître assistant, féminisé en maître assistante justement pour éviter la connotation sexuelle de maîtresse : « Maîtresse-assistante, moi, ça m’fait rêver ! » (observation de Bernard Pivot dans son émission Apostrophes, 3 octobre 1983, cité dans Niedzwiecki 1994 : 106). Au Canada, l’Alliance des moniteurs de ski du Canada a choisi entraîneure comme féminin de entraîneur pour éviter la connotation sexuelle de entraîneuse qui est néanmoins la forme recommandée par l’OLF (Parent 1994 : 126-127), forme que Christiane Tetet n’a « jamais rencontré[e] sous la plume d’un journaliste » (1997 : 211). Enfin, puisque la péjoration dissymétrique du féminin ne se limite pas à un suffixe en particulier, on comprend qu’elle est conditionnée non pas par la langue mais par l’idéologie.

Puisque les Canadiens sont « particulièrement réceptifs en matière de féminisation des titres et d’adoption de néologismes » (Villers 1998), l’emploi des titres au féminin s’est établi dans les usages. Cela fait que le masculin et le féminin coexistent de plus en plus dans le discours : dans les noms des syndicats et organismes professionnels — comme l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec ou l’Union des ouvriers et ouvrières du vêtement pour dames — ; en politique — par exemple le Mouvement des citoyens et citoyennes d’Outremont — ; dans les médias — « À vous tous, lecteurs et annonceurs amis, Québécois et Québécoises, je souhaite, de concert avec la grande équipe de La Presse, une bonne année 1997 » (Landry 1996) — ; etc. Au Québec, une tendance semblable s’observe au sein de la famille, la loi stipulant que les deux conjoints conservent leurs noms respectifs. Pour les enfants, le couple choisit librement le patronyme de la femme ou de l’homme ou un double nom.

Pour Lamothe et Labrosse (1992 : 146), la pratique discursive visant à faire coexister les deux genres serait « un fidèle reflet de la position socio-politique féministe québécoise visant à faire coexister juridiquement, socialement et politiquement les femmes et les hommes ». Cependant, pour d’autres, cette coexistence ne serait qu’une gênante répétition qui alourdit le discours :

[...] les syndiqués redoublent volontiers de bigoterie dans le redoublement des genres « EE », « TT » pour travailleurs et travailleuses, pour techniciens et techniciennes, « PP » pour professionnels et professionnelles...

Foglia 1999

Ce genre de répétition est particulièrement mal commode à l’oral lorsque les deux formes sont homophones (professionnel, professionnelle).

Une personne avertie en vaut deux !

L’épicénie consiste à marquer le genre par l’article alors que le nom ne change pas de forme, par exemple un(e) ministre. Quoique ce procédé semble plutôt inoffensif, plusieurs mots épicènes ont fait l’objet de débats passionnés de part et d’autre de l’Atlantique.

Plaidant en faveur du titre Madame la ministre, cas d’épicénie tant débattu dans la presse française, Teyssier fait appel à des arguments historiques :

Toute l’évolution séculaire du français, ou, comme on dit, sa « dérive », l’a conduit à abandonner beaucoup des signes situés à la fin des mots (en aval), comme les désinences grammaticales ou les suffixes lexicaux, et à les remplacer par des signes placés avant les mêmes mots (en amont), comme les déterminants (articles, possessifs, démonstratifs, certains adjectifs, etc.) ou les préfixes.

1998 : 23

En effet, si le latin marquait le genre du nom par la désinence, le français moderne le fait par l’article. Avoir recours à l’épicénie plutôt qu’à la suffixation, c’est donc respecter l’évolution naturelle de la langue française.

Un autre argument en faveur de l’épicénie c’est qu’elle constitue la solution la plus efficace à la difficulté grammaticale qui survient lorsqu’il faut accorder un nom masculin avec un adjectif féminin tel que enceinte. Conrick cite l’exemple célèbre du capitaine Prieur, rapatriée en France parce qu’elle était enceinte. L’annonce provenant du bureau du premier ministre Jacques Chirac soutenait que « le capitaine Prieur est actuellement enceinte et l’accord prévoyait que dans ces circonstances, elle pouvait être rapatriée à Paris (2000 : 94).

Pour les puristes français, les mots ministre et capitaine ne sont pas des mots épicènes mais plutôt des mots à genre unique qui sont masculins par simple hasard. Friang (1998) met le doigt sur le rôle que joue la hiérarchie sociale dans ce débat :

Sans tomber dans la psychanalyse de bazar, il est permis de se demander — à supposer que le mot « ministre » signifie encore, comme à l’origine, « serviteur » ou « domestique » — si nos pointilleux académiciens prendraient la mouche avec une telle frénésie contre son emploi au féminin ? Ont-ils dénoncé « la journaliste » par exemple, alors que le Littré qualifie le terme de substantif masculin, ou « cette enfant », également déclaré masculin par la même autorité ?

Il va sans dire que le débat ne concerne que le haut de gamme.

Si les académiciens voient dans la féminisation de ministre une véritable trahison de la langue française, certaines féministes y voient plutôt une trahison de la cause des femmes. À quoi bon distinguer le ministre et la ministre alors que la distinction entre les genres sera neutralisée au pluriel (les ministres) ? En fait, la règle veut que le masculin pluriel désigne un ensemble entièrement masculin ou un ensemble de personnes des deux sexes. Déjà en 1887, des femmes ont essayé d’exploiter cette ambiguïté. Moreau (1992 : 162) cite le cas de l’article 4 de la constitution suisse (1848) qui soutient que « Tous les Suisses sont égaux devant la loi ». Quand les Suissesses ont revendiqué l’universalité du masculin pour obtenir le droit de vote, obtenu au niveau fédéral en 1971 et au niveau cantonal en 1990 (pour le dernier canton), le Tribunal a répliqué à plusieurs reprises entre 1887 et 1990, que la loi ne concernait que les citoyens suisses du sexe masculin (Moreau 1992 : 162-163).

Au pluriel, les mots épicènes ont donc l’inconvénient de se confondre avec les mots masculins à genre unique alors que les mots suffixés entraînent des répétitions. Céline Labrosse propose de contourner ces difficultés à l’aide d’un néologisme épicène (professionnèle) qui se distinguerait tant de l’ancien masculin (professionnel) que de l’ancien féminin (professionnelle).

En décembre 1998, la Fédération des professionnelles et professionnels salarié-e-s et des cadres du Québec (FPPSCQ), à la recherche d’une nouvelle dénomination qui serait « plus représentative de la composition variée de ses membres » et qui éviterait le terme professionnel, qu’un avis de l’OLF datant du 28 avril 1990 qualifiait d’anglicisme, a opté pour le nom épicène professionnèle, créé « sur le modèle de un, une fidèle » (Labrosse 1999). Le président de cette Fédération, Michel Tremblay (1998), souligne que ce choix « a le mérite d’éviter la répétition à l’oral de deux mots identiques (les professionnels et les professionnelles) ». Labrosse, qui l’a recommandé, se réjouit du fait que la Fédération ait osé aller « à contre-courant de la “grammatocratie” »:

... leur audace, leur esprit d’innovation et leur regard visionnaire font de leur Fédération le premier groupe à apporter une modification orthographique significative depuis 1835... Le dynamisme et le leadership du Québec dans le domaine de la désexisation du langage se trouvent ici, et à nouveau, confirmés.

1999

Pour les critiques, il serait « frivole – et pas très professionnèle » (Breton 1999) de créer, à l’aide d’une « modification fantaisiste de l’orthographe », une « désignation saugrenue » (Villers 1998) qui ne serait qu’un « barbarisme doublé d’un anglicisme » (Roux 1998), un « néologisme en forme de convulsion unisexe, qu’on devrait appeler le “QQ” » (Foglia 1999). Les alternatives proposées par la linguiste Marie-Éva de Villers (« Fédération des membres de profession intellectuelle du Québec » ou « Fédération des spécialistes du Québec ») ont été rejetées par Michel Tremblay qui a commenté :

Bien sûr, nous avons débattu de Fédération du travail professionnel et de Fédération du personnel professionnel et autres désignations semblables... Cependant, celles-ci ont le défaut de présenter nos membres en qualifiant leur travail plutôt qu’en les nommant comme, par exemple, le Collège des médecins et l’Association des psychologues.

1998 : B3

Conclusion

Comme nous venons de voir, la structure morpho-syntaxique de la langue française met à notre disposition trois possibilités en ce qui concerne les désignations professionnelles : le genre unique, que ce soit masculin (un docteur) ou plus rarement féminin (une sage-femme), l’épicénie (un(e) docteur) et la suffixation (un docteur, une doctoresse). Chacune de ces trois stratégies prête le flanc à la critique. Pour les féministes, le genre unique masculin (le ministre) occulte les femmes alors que, pour l’Académie française, le genre unique féminin (sage-femme) exclut les hommes. La distinction de genre marquée par l’article (épicénie) s’efface au pluriel (le ministre, la ministre, les ministres). Enfin, les suffixes féminins sont tachés de connotations péjoratives (poétesse) ou sexuelles (entraîneuse) et leur emploi produit des répétitions gênantes dans les cas d’homophonie (les professionnels et professionnelles).

De trois maux, il faut choisir le moindre ! Le tableau suivant permet de comparer les usages en France, en Belgique, au Canada et en Suisse.

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La France se distingue des autres pays par sa résistance à la féminisation. La situation commence toutefois à changer, la féminisation entrant peu à peu dans les habitudes, malgré l’hostilité de l’Académie française. En fait, certains journaux, tels que Le Monde, se sont ralliés à l’usage des titres Madame la ministre et Madame la députée. Mais si on peut y relever des formes féminines tels que la juge ou la magistrate, l’usage de ces formes par les journalistes est loin d’être systématique.

Figure 4

Le magazine des Français expatriés (9 novembre 1997 : 84)

Le magazine des Français expatriés (9 novembre 1997 : 84)

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En réalité, les Françaises elles-mêmes sont loin de parler comme un seul homme, si j’ose dire. Ainsi, dans son étude des titres que les 353 candidates aux élections du 12 juin 1994 au Parlement européen ont choisis pour se présenter, Charles Muller (1994 : 103) a observé que « la discorde règne dans le choix des appellations », l’usage variant d’une liste à l’autre, à l’intérieur d’une même liste et même chez une seule et même candidate (104). Il signale que conseillère et présidente l’emportent sur conseiller et président tandis que député est trois fois plus fréquent que députée (106). Reste que le féminin est carrément exclu dans certains cas :

Aucune de nos candidates ne s’est risquée à féminiser ministre, chef (d’entreprise), agent (technique), médecin, écrivain, administrateur, professeur, maître (de conférences), docteur (titre universitaire), chevalier (des ordres nationaux), ni même à y accoler une épithète féminine... Mais, en face d’Éléonore (XI, 38)[1], « ingénieur », trois audacieuses, Nicole, Monique et Janick, bravant la norme graphique, se sont inscrites comme « ingénieure » (VIII, 11, 14, 17)[2].

Muller 1994 :106

Ces « audacieuses » rejoignent ainsi leurs consoeurs canadiennes qui emploient couramment le féminin ingénieure comme dans la petite annonce ci-contre.

La féminisation maximaliste préconisée en Suisse exploite les suffixes féminins aussi bien dans les innovations telles que cheffe que dans les conservatismes tels que écrivaine, autrice, mairesse, poétesse et consulesse. On préfère des féminins qui se distinguent non seulement à l’écrit mais aussi à l’oral :

Nous avons donc, en Romandie, choisi la solution de la grammaticalité et d’une féminisation maximaliste de peur que le sexisme ordinaire ne laisse rapidement tomber ce E qu’on ne saurait entendre.

Moreau 1992 : 167

On doit se demander si le suffixe –esse est vu d’un meilleur oeil en Suisse qu’ailleurs, à cause du nom Suissesse, quoique ce mot soit concurrencé aujourd’hui par l’épicène un(e) Suisse en conformité avec l’adjectif épicène suisse.

Au Canada, il y a une forte tendance à préférer des féminins purement graphiques (chercheure plutôt que chercheuse ; docteure plutôt que doctoresse ; auteure plutôt que autrice). Les formations en –eure qui s’imposent au Canada sont qualifiées de « barbarismes militants » par Rey-Debove (1998 : 16), rédactrice du Nouveau Petit Robert, bien que la langue française contienne déjà le modèle supérieur(e). La Suisse est le seul pays à accepter ce modèle de formation, l’Église Réformée de Neuchâtel ayant adopté pasteure comme féminin de pasteur.

Au Canada, la préférence pour les féminins purement graphiques s’explique peut-être par l’influence de l’anglais qui a opté pour le nivellement des genres (par exemple firefighter plutôt que fireman).

La Belgique se distingue du Canada et de la Suisse par sa préférence pour les épicènes dans le cas de mots terminant en –eur : un(e) professeur, un(e) auteur, un(e) ingénieur, un(e) docteur). Pour Rey-Debove (1999 : 60), les Belges sont donc plus proches de la sensibilité française que les Canadiens « pas de auteure avec un e, mais une auteur, en s’alignant sur les noms abstraits : la frayeur, la pesanteur, etc. ». Le conservatisme écrivaine est également rejeté en faveur de l’épicène un(e) écrivain.

Le tableau ci-dessus permet d’observer qu’il y a parfois autant de formes attestées qu’il y a de communautés linguistiques (un auteur, une auteur, une auteure, une autrice). Plus souvent, le Canada s’allie soit avec la Suisse (professeure, écrivaine), soit avec la Belgique (poète, maire, consule, chef). Il arrive aussi que ces trois pays soient unanimes (médecin).

Figure 5

La Presse (24 mai 1997 : 15)

La Presse (24 mai 1997 : 15)

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En tant que système linguistique, la langue française est neutre, laissant aux usagers le soin de faire leurs propres choix. Les contraintes qui viennent entraver ces choix ne viennent pas de la langue elle-même mais des locuteurs et locutrices qui imposent leur idéologie à la langue. La féminisation des titres n’est pas un problème linguistique, c’est un problème de société. La preuve ? On peut dire une secrétaire mais pas une secrétaire d’État. On peut dire une maîtresse d’école mais pas une maîtresse de conférences. La féminisation n’est pas conditionnée par la forme morphologique des mots mais par le statut social de leur référent.

Dans les années à venir, verra-t-on converger les recommandations des différents pays francophones en matière de féminisation ? Plus important, verra-t-on converger les usages ? La langue, « support de notre identité individuelle et collective » (Dostie 1999), est façonnée par ses usagers. Entre docteur, docteure et doctoresse, ce sont les locuteurs et locutrices qui trancheront.

Figure 6

Le Vif Vacature (28-29 janvier 1999 : 26)

Le Vif Vacature (28-29 janvier 1999 : 26)

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