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Haïti est éminemment présente au Québec. Non seulement à cause de la forte communauté haïtienne qui s’y trouve, mais aussi à cause de l’intérêt jamais démenti du Canada pour cette île au cours des siècles. On s’accorde généralement pour faire remonter la présence d’une communauté haïtienne au Canada au milieu des années 1960 (Dejean 1978 ; Pégram 2005). Cette communauté s’est naturellement intégrée à la société québécoise francophone parce qu’elle avait, avec celle-ci, la langue en partage. Cependant, les relations entre le Québec et Haïti remontent à la période coloniale, quand le Canada et Haïti étaient des possessions françaises ou britanniques (Mathieu 1981 ; Havard et Vidal 2003). Il y a aussi l’oubli des relations, diplomatiques d’abord, et intellectuelles ensuite, riches et fructueuses, qui avaient débuté entre les deux guerres et qui s’étaient poursuivies jusqu’à la fin des années 1950, avant la première vague d’immigration au milieu des années 1960 (Morisset 2004). Attester d’une récente présence haïtienne au Canada, c’est considérer celle nombreuse, certes, mais non celle qui fonde la mémoire et que l’on porte dans l’imaginaire. De ces rapports historiques et de cet établissement de la communauté haïtienne au Québec depuis la deuxième moitié du XXe siècle, nous nous proposons ici de faire le survol, de retracer ce parcours afin de suivre l’évolution des rapports de la communauté haïtienne avec la société québécoise. Cette esquisse de ce trajet méconnu, oublié, occulté, se veut restitution d’une histoire afin de penser la présence ici de la communauté haïtienne, au sein des sociétés québécoise et canadienne. Forger une conscience de soi sur cette terre pour être en mesure de se projeter dans l’avenir de ce pays passe par l’appropriation de cette histoire. Ce sera donc aussi la question de l’intégration, cette notion idéologiquement connotée qui, en filigrane, sous-tendra cette ébauche historique.

La période coloniale

L’histoire du commerce intercolonial, du « petit triangle commercial », inspiré par le sieur Alexandre de Prouville de Tracy et mis en oeuvre par l’intendant Talon, entre Québec, Port-Royal et Saint-Domingue (les Antilles), qui assurait le ravitaillement entre les colonies, se perd dans les archives de la mer. Les marchandises y ont circulé ; donc les hommes aussi. La chute de Québec aux mains des Anglais en 1759 modifia les routes maritimes. La défaite des Français à Saint-Domingue en 1803 consacra la rupture. L’éclipse des relations entre les deux pays fait que moins d’une dizaine d’Haïtiens arrivèrent au Canada au XIXe siècle.

There is clear evidence of the presence of three of them — two in Québec (1728 and 1729) and one in Montréal (1778). At least two other immigrants from Port-au-Prince became residents of Canada in the first quarter of the nineteenth century, one in Montréal in 1816 and the other in Québec City in 1820. It is not yet known whether these early Haitian immigrants left any descendants in Canada.

Gay 1999 : 650

Par contre, le fil de la descendance de Suzanne Dusable, fille de Jean-Baptiste et de son épouse Kittihawa, qui s’y installa avec son mari, se dissout dans les entrelacements du métissage. Né à Saint-Domingue, dans la ville de Saint-Marc, Jean-Baptiste Dusable fuyait, déjà, les troubles politiques qui sévissaient dans son pays natal. Coureur des bois au pays des Illinois autour des Grands Lacs de 1764 à 1800, Dusable y exploitait un prospère poste de traite et faisait commerce entre le Wisconsin, le Michigan, la Nouvelle-Orléans et le Canada, jusqu’à Québec. À la même époque, en janvier 1797, John Graves Simcoe, premier lieutenant gouverneur du Haut-Canada de 1792 à 1796, était nommé gouverneur de Saint-Domingue par l’Empire britannique qui avait répondu à l’appel des colons français. Anti-esclavagiste mais fidèle serviteur de la Couronne, Simcoe avait pour tâche de combattre la révolte de Toussaint Louverture. Six mois d’administration et de féroces combats le convainquirent de l’impossibilité de cette mission et, usant de la permission anticipée que lui avait accordée le Roi, il quitta son poste en juillet de la même année (« John Graves Simcoe », s.d.).

Les premiers contacts

Si au XIXe siècle le Canada et Haïti s’ignoraient, les relations s’établiront graduellement dès le début du XXe autour de deux axes : la communauté de langue et l’identité de religion, et d’une circonstance : la guerre en Europe. Les échanges entre leurs deux élites s’amorcèrent en 1901. Mais ce n’est qu’en 1937 que les deux pays établirent leurs premières relations diplomatiques, faisant d’Haïti un des premiers pays avec lequel le Canada engagea des liens formels en son nom. Ces relations avaient été préparées, au cours de la décennie précédente, par la complicité qui liait, à la Société des Nations, l’Haïtien Alfred Nemours et le Canadien Raoul Dandurand d’abord, et ensuite par Dantès Bellegarde, qui avait approché Ernest Lapointe en vue d’établir des échanges commerciaux entre leurs deux pays (Bellegarde 1945a : 15).

Le second canal de communication sera mis en place par les religieux. L’Europe en guerre générait peu de vocations outre-mer. Les missionnaires français et belges qui constituaient l’essentiel du clergé haïtien seront peu a peu remplacés par les Canadiens français. Ils arrivent dans les bagages de l’occupation américaine. Bien que les pionniers aient été les Franco-américains de Lowell, l’un des premiers Canadiens fut le frère Dorothée, de son nom civil Thomas Sauvageau, qui arriva dès 1914, et soeur Elizabeth, tante de la romancière Nancy Huston, qui prenait position en 1927, « brandissant son diplôme d’infirmière et son appareil photo comme un croisé son épée et son bouclier » (Huston 1995 : 161). 1914-1918, puis 1939-1945, avec la France dans la tourmente, Québec devint la capitale mondiale de la francophonie. De nombreux étudiants haïtiens choisirent le Canada dans les années 1930. Allait s’inaugurer un autre chapitre de cette histoire aujourd’hui tombée dans l’oubli. Bien que Bellegarde ait déployé une intense activité diplomatique, donnant de nombreuses conférences pour faire connaître Haïti, Philippe Cantave, alors étudiant en pharmacie puis en sciences sociales, s’illustra par l’énergie qu’il mit à resserrer les liens entre les deux pays. Il fut l’inspirateur et la cheville ouvrière de la première croisière canadienne en Haïti organisée en 1937 par l’agence Canada Voyage. Emmenant en Haïti Mgr Cyrille Gagnon, recteur de l’université Laval, ainsi que Jules Massé, président de la Société du Bon Parler Français, elle était placée sous l’égide de la communauté de langue et de culture. La croisière de l’année suivante eut lieu sous les auspices de la religion. Y ont pris part le frère Marie Victorin et l’abbé Gingras. Tandis que le premier se promettait d’étudier la flore haïtienne (Bellegarde 1945b : 9), le second fonda, à son retour, le comité Canada-Haïti, voué au resserrement des liens intellectuels et spirituels entre les deux pays. Un nouveau chapitre s’ouvrait sous le signe d’une entente cordiale et d’un réel désir de collaboration. Les Canadiens français découvraient sous d’autres cieux et sous un climat opposé la lutte d’un peuple pour sa survie culturelle, lutte qui, quelque part, ressemblait à la leur. L’émotion est palpable et l’enthousiasme profond chez l’abbé Gingras qui voyait se tisser entre ces deux peuples « français par la langue et la culture, chrétiens par la foi, [de] mystérieux rapprochements, des attaches bien difficiles à dénouer » (Gingras 1941 : 1, 6). De son côté, Dantès Bellegarde était convaincu « qu’aucun pays au monde ne jouit de plus de sympathie qu’Haïti… dans la province de Québec » (1945 : 8). Et Philippe Cantave s’évertuait à relever, chez les élites des deux sociétés, les similitudes entre leurs us et coutumes, leur manière d’être et de sentir (1938 : 11-15), passant sous silence les deux monuments qui constituent le socle de la culture haïtienne : le créole et le vodou. Les relations intellectuelles et culturelles étaient intenses et multiples mais les autres domaines ne furent pas négligés non plus. En 1943, le ministre de l’instruction publique d’Haïti, Maurice Dartigue, organisa des cours d’été destinés à la formation des professeurs du secondaire avec la collaboration d’Auguste Viatte de l’Université Laval. Dantès Bellegarde était en quête de débouchés économiques, de savoir-faire technologiques et de compétences administratives. Ses préoccupations économiques étaient partagées par le ministre Onésime Gagnon qui, dès 1938, avait ainsi exprimé son enthousiasme : « Nos vies économiques sont complémentaires l’une de l’autre. Et je crois fermement que ce sont les éléments sur lesquels nous pouvons fonder un accord durable et profitable » (cité par Bellegarde 1945a : 16). Cependant, ni la visite du Président haïtien Élie Lescot en 1943, ni celle du Président Magloire en 1954, n’aboutiront à une concrétisation de ces velléités communes. Les routes commerciales restèrent inchangées. Mais en 1954, les deux pays procédèrent à un échange d’ambassadeurs et Jacques Léger devenait le premier ambassadeur haïtien à Ottawa.

Par contre, les Haïtiens qui s’installèrent au Canada à cette époque furent accueillis à bras ouverts et, en retour, ils apportèrent la contribution de leurs compétences au développement économique et social du Canada. Il importe, dans le contexte de l’époque, que soit soulignée la possibilité qu’ont eue ces immigrants haïtiens de mettre en pratique leurs capacités et de développer leurs talents. Moins d’un an après que Martin Luther King eût communiqué au monde son rêve d’égalité et de justice, le docteur Monestime, installé au Québec en 1945, devenait en 1964, à Mattawa, petite ville de l’Ontario, le premier Noir élu maire en Amérique du Nord. Ces premiers immigrants haïtiens se sont donc bien intégrés à la société canadienne. Et l’on peut en dire autant de ceux qui suivirent. À la faveur de deux événements concomitants, le décollage économique du Québec, dans la foulée de la Révolution tranquille, qui entraîna un appel de compétences, et la féroce dictature de Duvalier père qui s’abattait sur Haïti à partir de 1957, poussant à l’exil des milliers de professionnels, Haïti deviendra le premier pays fournisseur d’immigrants du Québec. Jusqu’en 1972, des milliers d’entre eux trouvèrent à s’y employer et connurent, eux aussi, des conditions d’intégration favorables. Si l’on considère les critères de l’intégration généralement avancés par les sociologues que sont la langue, le travail et la sexualité, pour caractériser le degré d’intégration d’un groupe, force est de constater que, jusqu’en 1974, les immigrants haïtiens étaient relativement bien intégrés à la société québécoise. Ils étaient francophones, de nombreux mariages interethniques eurent lieu et, compétents, ils répondaient aux besoins de la société québécoise de l’époque (Labelle 2004 : 49). Les pionniers des années 1940 et 1950, peu nombreux, provenaient en grande majorité de cette élite que l’abbé Gingras décrivait comme « plus cultivée que la nôtre » (Gingras 1941 : 10). S’il faut à cela ajouter l’idéologie religieuse catholique, dominante à cette époque, que partageaient les élites des deux sociétés, on touche là aux principaux facteurs symboliques qui ont modelé l’amitié et la complicité qui les liaient. « Français par la culture… chrétiens par la foi, oserais-je ajouter [que] vous voulez vivre Canadiens par l’amitié !», s’enthousiasmait l’abbé Gingras (1941: 6). Ceux qui vinrent, dans les années 1960 et 1970, aussi cultivés que leurs prédécesseurs, parlant « mieux le français que les Québécois » (Leblanc 1993 : 159), furent accueillis en amis, comme des alliés naturels dans ce Québec qui, prenant conscience de la distance qui le séparait de ses immigrants, s’ouvrait sur le monde. La longue fréquentation de cette élite haïtienne par les religieux canadiens français et québécois avait soudé des attaches que les pères jésuites Jacques Couture et Julien Harvey démontrèrent en défendant les immigrants illégaux haïtiens de 1980 « comme des frères » (Leblanc 1993 : 160).

De la complicité à l’altérité

Pour des raisons historiques, la défaite devant les Anglais et les objectifs du Rapport Durham, qui visait la dilution du peuple canadien-français dans l’immigration massive, longtemps le Québec garda ses immigrants à distance avant d’instaurer des politiques pour les intégrer. Mais, contrairement aux autres, la communauté haïtienne a vécu une situation inverse au cours de son trajet d’intégration au sein de la société québécoise. Ce mouvement se produira à partir du milieu des années 1970. La dictature de Duvalier fils, qui avait succédé à celle du père, força à l’exil, cette fois-ci, travailleurs et ouvriers non spécialisés dans un contexte de ralentissement de l’économie canadienne, en 1974, puis de récession, en 1981. Ce n’est plus l’élite qui est demandeuse d’emplois sur le marché international, mais le prolétariat. Et si au Canada le besoin de main-d’oeuvre est toujours présent, l’offre s’adresse désormais à ces ouvriers semi ou non spécialisés. Les écueils que rencontreront ces immigrants découlent de ce contexte nouveau. Faiblement scolarisés et moins qualifiés, ils occuperont des emplois dans les secteurs mous de l’économie où les conditions d’emploi seront particulièrement mauvaises : « salaires faibles, heures de travail longues, absence de sécurité, conflits avec les patrons, harcèlement sexuel, etc. » (Piché 1989 : 215) ; la concurrence pour l’obtention des places disponibles sur le marché du travail devint très forte et les problèmes d’exclusion ou de discrimination dans l’emploi firent leur apparition. Ces deux facteurs, sous-scolarisation et crise économique, pèseront sur l’intégration de ces immigrants à la société québécoise. En témoignent les épreuves qu’ont dû subir ces immigrés arrivés sans visa et coincés entre deux législations fédérales sur l’immigration en 1973-1974. Cet épisode tragique de la déportation des immigrants haïtiens que l’on a appelé « le drame des 1500 » (CCCI 1974), est typique des difficultés rencontrées. Au-delà des enjeux relatifs aux relations fédérales provinciales, au droit d’asile et à la fallacieuse distinction entre réfugiés économiques et politiques, cette crise aura marqué un tournant dans l’établissement des Haïtiens au Canada. Elle a révélé l’extraordinaire solidarité des Québécois avec les Haïtiens, solidarité qui se manifestera de nouveau en 1980, quand le gouvernement de René Lévesque régularisera les « sans-papiers » haïtiens. Mais elle a aussi marqué le point culminant de la rupture de la belle unanimité qui avait régné entre les Haïtiens du Québec et leurs représentants, interlocuteurs officiels du gouvernement canadien. Tandis que Philippe Cantave, nommé consul honoraire par le Président Lescot en 1945, travaillait en harmonie avec ses compatriotes installés au Canada, le gouvernement des Duvalier qui, en Haïti, avait brisé l’élan démocratique et le développement économique du pays sera, jusqu’à sa chute en 1986, en porte-à-faux par rapport à la communauté haïtienne du Québec. Cependant, à la même époque, la pénétration économique du Canada en Haïti se faisait de plus en plus prononcée. Les hommes d’affaires et les compagnies canadiennes, soutenus par l’Agence Canadienne de Développement International, répondaient à l’ouverture et à la libéralisation économiques préconisées par le gouvernement de Duvalier fils qui espérait, en vain, par le biais des investissements étrangers, redorer son blason à l’échelle internationale. Les routes commerciales se modifiaient peu à peu et, pour la première fois, en 1978, une liaison aérienne, réclamée depuis la visite du Président Magloire, reliait directement Montréal à Port-au-Prince. Pour les nouveaux immigrants haïtiens au Québec, les premières tensions naquirent, les premiers conflits éclatèrent. Les Haïtiens du Québec se dotèrent d’un réseau d’organismes communautaires dédiés d’abord à l’aide aux nouveaux immigrants et, ensuite, à la résolution des problèmes concrets liés à l’établissement : emplois, logement, droits, éducation, etc. La création, en 1972, du Bureau de la Communauté Chrétienne des Haïtiens de Montréal et de la Maison d’Haïti, constitue le point de départ de l’institutionnalisation et de la structuration de la communauté haïtienne au Québec. En même temps qu’elle menait une véritable guérilla idéologique et politique contre la dictature, cette élite exilée jetait les bases de l’enracinement des Haïtiens au Québec. Des problèmes concrets d’insertion se posaient, parmi lesquels les faits, impensables auparavant, de retards scolaires chez les jeunes Haïtiens et de la nécessité d’un apprentissage de la langue française. Les incidents de la rue Bélanger en 1979, qui opposèrent de jeunes Haïtiens à la police, se fixèrent dans les mémoires au point d’être repris dans le téléroman Jasmine en 1996. La fiction fixe le réel. La crise dans l’industrie du taxi, qui couvait depuis 1977 et qui éclata au grand jour au début des années 1980, révélait l’utilisation de la discrimination raciale comme arme de concurrence économique. Elle a donné lieu à la première enquête publique de la Commission des Droits de la Personne du Québec (1984). Le scandale du sida stigmatisa la communauté haïtienne et la Croix-Rouge canadienne provoqua, en 1983, une crise raciste en distribuant un dépliant qui enjoignait aux Haïtiens, entre autres, de s’abstenir de tout don de sang. Le phénomène des gangs de rue apparut et l’expulsion vers Haïti de jeunes arrivés au Québec en bas âge laissa un arrière-goût d’essentialisation de la culture ; le pas fut franchi en 1998, quand une juge accorda sa clémence à deux jeunes d’origine haïtienne reconnus coupables de viol, leur évitant ainsi la prison, sous prétexte que « l’absence de remords » de ces jeunes « relèverait d’un contexte culturel » (Presse canadienne 1998). Le processus de racisation de la communauté haïtienne avait commencé.

Mais il y a aussi la face lumineuse de cette présence haïtienne qui a fait profiter le Québec de ses compétences, de son savoir-faire et de son apport économique. Dès 1980, il était clair que le Québec était devenu l’un des principaux pôles de production scientifique et littéraire de toute la diaspora haïtienne (Anglade 1980 : 204). L’enseignement était leur domaine privilégié. Près de la moitié de ceux arrivés entre 1968 et 1972 s’y destinaient. Et dans le domaine de la santé, de nombreux médecins s’illustrèrent par leurs réalisations de pointe, tandis que les nombreuses infirmières apportaient leur contribution au soutien du système. En médecine, le Dr Yvette Bony réalisa la première greffe de moelle osseuse en avril 1980 et reçut, dix ans plus tard, le prix du meilleur professeur de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont. À la même époque, le Dr Hervé Blanchard réalisait une séparation risquée de bébés siamois reliés par le bassin et le ventre. Il récidiva une dizaine d’années plus tard. Il est surtout reconnu comme le pionnier, au Québec, de la transplantation rénale pédiatrique (1974) et de la transplantation hépatique chez l’enfant (1985) (Forum 2004). En littérature, Émile Ollivier, professeur à l’université de Montréal, donna au Québec des oeuvres qui rayonnent dans toute la francophonie. Il fut élu membre de l’académie des Lettres du Québec en 2000. Dans le même domaine, Maximilien Laroche, professeur à l’université Laval et critique littéraire, tout comme Max Dorsinville, professeur à l’université McGill, se sont tous deux penchés sur les traits communs des littératures québécoise et haïtienne ou du tiers-monde chez, entre autres auteurs, Marcel Dubé et Gabrielle Roy. On pourrait citer Dany Laferrière, qui représenta le Québec au Salon du Livre de Paris, Stanley Péan, plus jeune, mais auteur prolifique et dynamique vice-président de l’Union des écrivaines et des écrivains du Québec, sans compter les poètes Anthony Phelps, Serge Legagneur, Joël des Rosiers, la romancière Marie-Célie Agnant et bien d’autres. En informatique, le professeur Samuel Pierre de l’université de Montréal a reçu plusieurs distinctions, dont le Prix Poly 1873 pour l’excellence en enseignement et en formation (2001), le titre de Fellow de l’Institut Canadien des Ingénieurs (2003), entre autres, et déposé cinq demandes de brevets d’invention (Pierre 2004) tandis que son collègue Jean-Marie Bourjolly, de l’Université Concordia, recevait le premier prix (2001) au concours sur la résolution de problèmes réels, décerné par la Société canadienne de recherche opérationnelle. Le professeur de géographie Georges Anglade, pionnier de l’Université du Québec à Montréal, a produit une oeuvre scientifique sur l’espace haïtien utilisée dans toutes les écoles d’Haïti. Il effectua une triple carrière universitaire, politique sur la scène haïtienne, et littéraire depuis 1994. Quant à Vely Leroy, son collègue économiste de la même université, il fut un collaborateur et conseiller averti du Parti Québécois en matière d’économie. Et dans le domaine sportif, la grande fierté du Québec et du Canada en athlétisme est, bien sûr, Bruny Surin, champion du monde du 60 mètres (1993) et champion olympique au 4 fois 100 mètres (1996). Il est le seul Québécois d’origine haïtienne à figurer parmi les grands personnages de la francophonie canadienne (Gouvernement du Canada 2004). Et comme témoignage de l’appréciation de la présence haïtienne au Québec, Paul Dejean recevait, en 1985, le prix des Communautés culturelles décerné par le Ministère de l’immigration du Québec. Si maintenant nous considérons les critères d’intégration que sont la participation citoyenne et le sentiment d’appartenance, qui figurent dans la politique d’intégration du gouvernement québécois, là encore il faut constater l’implication des immigrants haïtiens dans la société canadienne. De Jean-Baptiste Dusable, emprisonné par les Anglais pour complicité avec les ennemis français et américains, à Michel Adrien, maire de Mont-Laurier (2003) en passant par Ulrick Cherubin, maire d’Amos (2002) et René Coicou, premier Noir à occuper ce poste au Québec dans la défunte ville de Gagnon de 1973 à 1985, Firmin Monestime, premier Noir élu maire en Amérique du Nord dans la ville de Mattawa (Ontario) en 1964, sans oublier Jean Alfred, premier Noir élu à l’assemblée Nationale du Québec en 1976, et Michaëlle Jean, première Noire à être nommée au poste de gouverneur général du Canada (2005) ainsi que tous les candidats malheureux aux différents paliers de gouvernement, les immigrants haïtiens ont partagé et ont fait leurs les destinées de leur pays d’adoption. Et aujourd’hui, de nombreux jeunes sont partie prenante des projets de société en débat tant sur la scène provinciale que fédérale.

D’une génération à l’autre, une insertion à double face

Ces deux aspects antithétiques de la communauté haïtienne signalent l’hétérogénéité de cette immigration ainsi que l’évolution de ses modalités d’insertion à la société québécoise. Les immigrants haïtiens se sont insérés partout. Ils sont présents dans presque tous les domaines (Alcindor 1993). Établis depuis des décennies, ils y ont planté des racines bien difficiles à « déchouquer », noué des attaches bien difficiles à défaire. Comme l’histoire l’a maintes fois prouvé, il n’y eut pas de retour massif de Montréal vers Port-au-Prince en 1986, lors de la chute de la dictature héréditaire des Duvalier en Haïti. Cette date constitue un point tournant de la présence haïtienne au Canada. Elle eut pour effet de ressouder la communauté haïtienne du Québec, de la réconcilier avec ses représentants officiels. Le premier geste que posa le nouveau consul d’Haïti à Montréal fut d’offrir un drapeau au directeur du Bureau de la Communauté Chrétienne des Haïtiens de Montréal comme témoignage de reconnaissance de son engagement auprès des Haïtiens de Montréal, considérant cet organisme comme le véritable consulat d’Haïti durant les années de la dictature (Dejean 1990 : 164). Les exilés avaient toujours maintenu l’idée d’un retour au pays natal. La chanteuse Martha Jean-Claude, de passage à Montréal, avait électrisé le public haïtien de la Place des Arts en janvier 1986 quand, augurant de la chute de Duvalier, elle entonna, sur un air connu : Batiman ekzile yo k ap tounen [Le retour des exilés]. Paul Dejean, l’un des principaux leaders de la communauté haïtienne entre 1972 et 1986, l’avait souvent affirmé. S’il reconnaissait que nombre d’entre les Haïtiens du Québec s’y implanteraient définitivement, il espérait néanmoins qu’un « changement fondamental en Haïti [leur] permettrait de faire un choix plus lucide et plus clair » car, selon lui, « la mentalité d’une importante fraction de la communauté haïtienne au Québec correspondrait plutôt à celle de l’exilé qu’à celle de l’immigré » (Dejean 1978 : 7, 108). Et le jour de l’annonce du départ de Duvalier, le 7 février 1986, il provoqua la consternation des Québécois et des Haïtiens quand, au journaliste Pierre Nadeau qui lui demandait combien d’années il avait passées au Québec, il répondit : « Seize ans de trop » ! Les leaders communautaires rentrèrent, mais le choix de vivre au Québec, s’il était masqué par la nostalgie du pays natal qu’ils avaient entretenue, apparaît nettement à ce moment-là, l’excuse du pays d’origine bloqué ayant disparu. D’autres, très peu, suivirent afin de participer à l’espoir de démocratie porteuse de développement économique. Plusieurs revinrent, déçus. Parmi ceux qui restèrent, certains payèrent leur idéal de leur santé ou même de leur vie. Ceux qui revinrent, rentrèrent « à la maison ». Cet événement a permis de consommer la rupture qui se manifestait déjà, rupture entre les parents et leurs enfants. Aujourd’hui, la première génération, celle des exilés, est en passe de devenir minoritaire. Deux, trois, voire quatre générations d’Haïtiens se sont succédées sur cette terre. Et leur apport constitue autant d’alluvions versées au patrimoine canadien. La première génération, celle des exilés, vit sa présence sur cette terre sur le mode de la dualité. Le pays d’adoption est celui porté dans l’imaginaire des projets qui ont présidé à l’émigration, tandis que le pays natal subsiste, comme paradis perdu à retrouver, dans une mémoire consciente et volontaire. Par contre, celle née ici, ou arrivée très jeune, vit cette présence sur le mode de la gémellité. Elle a reçu un double héritage : le Québec comme projet des parents à réaliser, comme pays réel à s’approprier, et l’autre, celui de l’origine, inconnu, qu’elle porte dans l’imaginaire et qui teinte ses rapports sociaux au quotidien. Cette descendance, visible mais souvent inaudible, connaît néanmoins plus de difficultés d’intégration que les premières générations. Elle connaît un taux de chômage deux fois plus élevé que l’ensemble de la population, l’un des plus forts au Québec, 28,2% contre 13% dans la grande région de Montréal, alors même qu’elle a, dans l’ensemble, un taux de scolarisation plus fort que celui des jeunes québécois. Et cette participation inégalitaire au marché de l’emploi entrave sa participation citoyenne, accentue la fragilité sociale et la marginalisation. Pauvreté, sous-scolarisation et démission, volontaire ou non, des parents, l’équation est implacable : abaissement du taux de scolarisation, décrochage scolaire et, finalement, délinquance des enfants. Certains auteurs vont jusqu’à penser que la transition générationnelle n’est, jusqu’à présent, pas assurée (Helly 1997 : 45). Et le discours des parents bien intégrés est aujourd’hui émaillé de cette distance que l’on sent grandir entre la communauté haïtienne et la société québécoise, celle-ci percevant celle-là, désormais, selon des paramètres culturels différents de ceux qu’avait perçus l’abbé Gingras. Les facteurs symboliques qui avaient contribué à l’insertion harmonieuse des premiers immigrants à la société québécoise ont subi un fléchissement marqué. C’est même tout le système de représentations de la société québécoise en regard de la communauté haïtienne qui a basculé.

La communauté haïtienne du Québec est nombreuse et a connu, à deux époques différentes, des modalités d’intégration différenciées. Elle est aujourd’hui perçue de façon plus négative et, dans certains cas, associée à des pratiques culturelles inacceptables et à la délinquance (Cyr 2002 : 39). Si, au tournant des années 1980, les difficultés rencontrées par les enfants haïtiens à l’école s’expliquaient par leurs retards académiques (Rouzier 1989) ou par les antagonismes entre les systèmes scolaires québécois et haïtien (Pierre-Jacques 1985), et avec la justice par les conséquences néfastes sur les enfants des conflits entre les générations et la crise des valeurs vécue au sein de la famille (Douyon 1982), les jeunes de la deuxième génération vivent une expérience de socialisation marquée par le racisme qui structure leur rapport à la société d’accueil et qui organise la construction de leur identité. À l’école, ils sont victimes des préjugés défavorables tant de la part des professeurs et du personnel administratif qui usent de comportements dépréciatifs à leur égard, que de leurs condisciples qui les marginalisent (Tchoryk-Pelletier 1989). Leurs relations avec la police sont marquées par la suspicion, le harcèlement et les jeunes haïtiens sont, plus souvent que les autres, sujets à des arrestations (Commission des droits de la personne 1988). Leur arrivée sur le marché du travail rencontre, également, de nombreux obstacles (El Yamani 1997).

Le racisme vécu par ces jeunes est d’autant plus aigu qu’ils appartiennent culturellement à la société québécoise et que, de ce fait, ils cherchent à travers différents « pôles » identitaires des ressources pour donner sens à leur expérience fragmentée par le racisme.

Potvin 2000 : 187

Nés au Québec ou arrivés très tôt, les jeunes haïtiens, constamment renvoyés à leur extranéité et à la couleur de leur peau, sont engagés dans un processus de réorganisation de leur identité qui prend appui sur leur rapport à la société québécoise-canadienne, les référents culturels légués par les parents, leurs liens familiaux en Amérique du Nord, notamment avec la parenté installée aux États-Unis et, plus largement, une conscience noire (Potvin 1997 ; Labelle 2004 ; Pégram 2005). Ces axes constituent autant de supports symboliques qui contribuent à donner sens à une expérience sociale marquée par la disjonction qu’effectue la société d’accueil entre un « eux » toujours perçu comme immigrants par un « nous » québécois de souche. Pourtant, ils jugent la société québécoise plus ouverte que le reste du Canada. Les jeunes haïtiens sont québécois. Bien qu’ils ne se reconnaissent pas dans certains traits culturels qui y sont véhiculés, ceux liés à la conception de la famille par exemple, leur attachement, leur sentiment d’appartenance et leur désir d’une participation pleine et entière à la société québécoise ne font pas de doute (Labelle 2004 : 57 ; Pégram 2005 : 129). Aussi n’est-il pas étonnant de constater que les recherches révèlent différents types d’autodéfinitions identitaires parmi ces jeunes. Quatre principaux types ressortent clairement de la recherche de Labelle (2004 : 51) : une identité mixte (42%), une identité unique d’origine ethnique (29%), une identité civique canadienne (17%) et une identité noire (8%).

Dans un autre ordre d’idées, on reproche à la communauté haïtienne un manque de dynamisme économique que démontre le faible taux d’entrepreneurs et de travailleurs autonomes en son sein : 4,6% selon le recensement de 1996, c’est-à-dire, en conséquence, un poids économique faible comparativement aux autres communautés (Cyr 2002 : 39). Les immigrants des années 1960 qui créèrent des entreprises le firent en marge de l’exercice de leur profession, comme une simple activité complémentaire, tandis que ceux de la deuxième vague d’immigration des années 1970, moins scolarisés, étaient des entrepreneurs « involontaires », ceux qui n’avaient pu se trouver un emploi. Gilles Roy (1998) fait quand même ressortir des caractéristiques communes à ces deux groupes. D’abord, ils viennent de familles sans expérience du monde des affaires ; ensuite la mise de fond de départ est minime (souvent moins de 20 000 dollars) et, finalement, ce financement vient rarement de la communauté. Mais les deux caractéristiques principales communes à ces deux groupes, qu’il souligne, sont la non-utilisation du réseau ethnique et le manque de solidarité au sein d’une communauté dont les membres sont issus de classes sociales différentes. En cela, la communauté haïtienne a importé d’Haïti au Québec cette culture de l’envie et de la division qui prévaut dans son pays d’origine, culture qui, d’un certain point de vue, peut aussi bien être comprise comme favorisant son intégration individuelle à la société québécoise (Roy 1998 : 84-85). Des lueurs d’espoir percent tout de même à l’horizon dans le domaine économique. L’industrie du taxi a été largement investie par la communauté haïtienne où le nombre de travailleurs autonomes dépasse le millier. Plusieurs épiceries et restaurants ont vu le jour et affichent une constance certaine depuis une vingtaine d’années. Faute de capitaux, par manque de savoir-faire à cause de son éloignement séculaire des circuits économiques, la communauté haïtienne du Québec accumule et apprend lentement, le temps nécessaire peut-être afin de participer à ces « grands marchés commerciaux ». En ce sens, les relations Canada-Haïti en constituent un. Si Labelle (1995 : 138) attribue le retard économique des Haïtiens du Québec à la faible valorisation de l’esprit d’entreprise dans le système éducatif haïtien, on a là un bel exemple d’une culture produite par des conditions historiques spécifiques et reproduite par les institutions qui la transmettent et la perpétuent.

La rupture de 1986 marque également le début de l’affaiblissement des structures communautaires. La dictature balayée, la conscience que l’exil est irrémédiablement devenu immigration émerge en même temps que la réalité du processus individuel d’intégration. La nouvelle politique d’intégration du gouvernement du Québec, formulée en 1990, privilégie nettement cette insertion individuelle dans le cadre d’une société pluraliste qui récuse le communautarisme et la fragmentation qui feraient coexister « différents groupes qui maintiendraient… leurs cultures et leurs traditions d’origine… dans l’ignorance réciproque et l’isolement » (Gouvernement du Québec 1990 : 18). Le pluralisme s’exprime désormais dans et à travers l’État par la prise en compte dans les institutions des différences culturelles dans le cadre d’une culture publique commune définie en référence aux impératifs socioculturels du Québec ouvert aux apports des cultures autres, les cultures particulières pouvant se maintenir et se développer dans la sphère privée. C’est dans ce contexte que le processus d’insertion des Haïtiens se poursuit à partir de 1986, toujours sur le mode de la bipolarisation. Si le domaine des arts, des lettres et des sciences demeure leur champ de prédilection, de nombreux jeunes, arrivés en bas âge au Québec ou issus de la deuxième génération, investirent comme jamais auparavant le star system québécois dans les domaines de la chanson ou de l’humour et firent pour la première fois une percée remarquée dans le monde de l’information.

Le chanteur Luck Mervil intègre avec succès des chansons du patrimoine québécois à son rythme haïtiano-caribéen, marquant ainsi de cette touche tropicale la diversification culturelle qu’a connue le Québec à la fin du XXe siècle. Après avoir été désigné comme porte-parole de la fête nationale du Québec en 2003, il fut nommé « patriote de l’année 2004-2005 » par la Société Saint-Jean Baptiste qui veut ainsi souligner et reconnaître le fait qu’il existe au Québec « une jeunesse dont les ancêtres n’ont pas cultivé de terres à l’île d’Orléans, mais qui se rallie au projet d’un Québec souverain » (Dorion 2004).

L’humoriste Anthony Kavanagh, né à Greenfield Park, sur la rive sud de Montréal, de père et de mère haïtiens, ne cesse de multiplier les succès depuis qu’il a remporté le titre des auditions nationales du festival Juste pour rire en 1989. Depuis, il mène une brillante carrière entre le Québec et la France, qu’il a également conquise.

Dans le domaine de l’information, Marie-Anna Murat, née en Beauce de parents haïtiens, est la première reporter d’origine haïtienne à devenir chef d’antenne d’un téléjournal francophone au Canada, en 1989, sur la chaîne de télévision TVA de Montréal. Elle avait débuté sa carrière à TV Ontario en 1984, à Toronto, avant de s’initier à l’art du journalisme à Radio Canada.

Michaëlle Jean débute en 1988 à Radio Canada et pendant dix-huit ans, elle connaîtra une brillante carrière de journaliste, présentatrice et animatrice d’émissions d’information. Son travail sera récompensé de nombreux prix et distinctions. Elle recevra en 2003 le grade de Chevalier de l’ordre de La Pléiade, ordre de la Francophonie et du dialogue des cultures.

Cette insertion nouvelle n’oblitère cependant pas la disparité et le contraste qui existent au sein de la communauté haïtienne car pour les non scolarisés, ouvriers, travailleurs journaliers ou saisonniers, la marginalisation et la discrimination dans l’emploi demeurent bien souvent une réalité quotidienne. Dans un jugement rendu le 14 avril 2005, le Tribunal des droits de la personne du Québec a jugé une société agricole coupable de discrimination et de harcèlement fondés sur la race, la couleur et l’origine ethnique à l’endroit de quatre travailleurs saisonniers d’origine haïtienne (Gouvernement du Québec 2005). Dans une grande ferme maraîchère québécoise, les Blancs avaient droit à une cafétéria propre, à des tables de pique-nique, à un réfrigérateur, à une distributrice de boissons gazeuses et à un vestiaire. Les employés noirs étaient relégués à ce qu’ils surnommaient la « cabane verte ». Là, pas d’eau courante, pas de toilettes, pas de réfrigérateur. Le ménage n’était jamais fait et les travailleurs noirs devaient se changer devant tout le monde (Radio Canada 2005). Ce comportement de ségrégation, bien que ponctuel et sanctionné, est néanmoins le symptôme d’un rapport inégalitaire entre groupes ethniques au sein de la société, rapport inégalitaire qui touche notamment la communauté noire (Gay 2004), si bien que le 12 novembre 2005, le Gouvernement du Québec a lancé une consultation en vue d’identifier les causes de la discrimination à l’embauche envers les Noirs (Gouvernement du Québec 2005b ; Radio Canada 2005b).

Les relations Canada-Haïti

Cette double face de la communauté haïtienne indique également la fracture, ici, de la société haïtienne de là-bas. Le « vrai visage d’Haïti » dont parlait Philippe Cantave n’était que celui d’une élite, minoritaire. Miroir déformant de la réalité, cette image projetée masquait l’incapacité de cette élite à trouver des solutions au sous-développement en même temps qu’elle indiquait l’orientation néocoloniale indigène qu’elle voulait imprimer à son pays. De francophone et cultivée, la réalité de la grande majorité des Haïtiens, créolophones et sous-scolarisés, affleure aujourd’hui parmi l’échantillon de cette population qui se retrouve au Québec. Cette image est-elle plus juste ? Sans aucun doute. Le clivage social qui perdure en Haïti depuis des siècles peut se reproduire en diaspora tout comme l’expérience de la migration peut le résorber. Mais, tant que cette réalité persistera en Haïti, cette image persistera dans toute la diaspora. Le sort de celle-ci, les conditions et les modalités d’intégration des Haïtiens, sont en partie liés à l’image que projette le pays d’origine.

Si entre Québec et Haïti les relations sont anciennes, si entre les Québécois et les Haïtiens les affinités culturelles existent et facilitent le rapprochement, elles n’éclipsent pas pour autant les considérations économiques. Mieux, celles-ci déterminent la politique canadienne à l’endroit d’Haïti. Cette prééminence avait déjà été exprimée en 1938 par le gouvernement du Canada. À Philippe Cantave, qui sollicitait de lui le renforcement des relations intellectuelles et culturelles entre Haïti et le Canada, le secrétaire d’État, Fernand Rinfret, avait assuré « toute sa sympathie pour l’établissement de relations plus cordiales entre Haïti et le Canada », mais avait ajouté du même souffle que « les sympathies suivent les intérêts » et qu’en conséquence, « les relations intellectuelles [devaient] être doublées de relations économiques » pour que cette « mutuelle connaissance soit complète » (cité par Cantave 1938 : 28). Or la faiblesse de l’économie haïtienne n’avait pas échappé aux observateurs de l’époque. En 1941, l’abbé Gingras soulignait déjà l’infirmité de la classe moyenne en Haïti et souhaitait que l’élite créât « ce pont à peu près inexistant… et pourtant si nécessaire entre le sommet et la base de la pyramide sociale [car] tant qu’une classe moyenne, suffisamment instruite et suffisamment salariée, n’aura pas été modelée, l’unité haïtienne demeurera instable » (Gingras 1941 : 15). Et Maurice Audet avait souligné le manque de capitaux que « les fils de Dessalines, jaloux de l’héritage légué par leurs héros » ne surent attirer dans leur pays « par peur de laisser l’étranger blanc s’implanter dans leur île fortunée pour investir des capitaux qui auraient pu développer leur sol et leur commerce » (Audet 1940 : 13). Il y a, de surcroît, cette faiblesse de l’élite au niveau du commerce et de la mise en marché des produits. Si cette élite est cultivée, notait encore l’abbé Gingras, elle n’a « pas au même degré [que nous] le sens pratique des affaires, du commerce et des échanges ». N’y connaît-elle rien ? Pas sûr, car elle a « toujours été tenu[e] à l’écart des grands marchés commerciaux » (Gingras 1941 : 10). Soixante ans plus tard, ces deux facteurs, classe moyenne anémiée et manque de dynamisme et d’ouverture économique, sont encore présentés comme les principales causes de sous-développement d’Haïti (Anglade 2004 ; 2005). Sans absoudre l’incapacité des élites haïtiennes à trouver des solutions au cours des siècles, il faut, en toute justice, reconnaître que, première république noire à conquérir son indépendance en 1804, Haïti fut mise au ban des nations pendant plus d’un siècle. Elle dut payer des « réparations » à la France pendant plus d’un siècle. Pour « honorer » ces paiements, équivalents au budget annuel de la France de l’époque, le gouvernement haïtien dut, dès 1828, « emprunter pour rembourser les emprunts précédents : la spirale infernale s’enclenche. Pendant plus d’un siècle, Haïti va se saigner aux quatre veines pour rembourser cette dette qui lui a délibérément coupé les ailes au moment de l’envol… rendant impossible tout développement » (CATDM 2005). Pendant toute cette période, Haïti se retrouva isolée des autres nations ; les États-Unis d’Amérique, fragile république nouvellement indépendante, encore esclavagiste, bien qu’ils aient reconnu son indépendance en 1862, maintinrent avec elle des relations diplomatiques (Manigat 2002 : 490-498) et un commerce qui connut des hauts et des bas (Manigat 2003 : 30-58) et lui imposèrent, de fait, un embargo (Pégram 2005 : 36) jusqu’à ce que Haïti tombe sous leur coupe et qu’ils occupent l’île de 1915 à 1939.

Si, dès le début du siècle, Haïti voulait développer des relations économiques avec le Canada, elle l’incitait également à jouer un rôle plus actif en Amérique, le pressant de se joindre à l’Union panaméricaine pour y constituer « un élément de stabilité » (Bellegarde 1945a). Mais le traité de Gand (24 décembre 1814), instaurant la paix entre l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique, nouvellement indépendants et anticipant déjà la doctrine Monroe (2 décembre 1823), marquait l’émergence des États-Unis comme nouvelle puissance à l’intérieur des Amériques. S’engageant à respecter les frontières des colonies britanniques du Nord, les États-Unis avaient les coudées franches dans leur expansion vers le sud. Dès lors, le Canada était exclu de tout projet concernant les autres Amériques. Son espace politique se limitera à ses rapports avec le continent à l’ombre des États-Unis et au resserrement des relations avec l’Europe. Ce n’est que le 8 janvier 1990 que le Canada intègrera l’Organisation des États Américains dans la foulée des négociations des accords de libre-échange avec les États-Unis et le Mexique et ce, à titre non pas de puissance économique, mais de défenseur de la démocratie. Il a pu ainsi participer comme membre à part entière au projet de création d’une Communauté des démocraties, projet d’intégration continentale par le libre commerce (Zone de Libre Échange des Amériques) et le partage de valeurs communes, tenu à Miami en décembre 1994 à l’instigation des États-Unis (Brunelle 2005). C’est dans ce contexte historique qu’aujourd’hui le Canada participe à la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en Haïti. L’ambition, ou les prétentions, de Bellegarde, énoncée au Canada en 1944, était de faire échec à l’autarcie économique et culturelle dans laquelle Haïti avait été maintenue jusqu’alors, de s’organiser et de s’élever, pas moins, « à un si haut degré de civilisation… qu’il (sic) devienne une élite dans l’humanité » (Bellegarde 1945 : 14). Mais devant l’impossibilité de trouver un consensus national, après dix ans de stabilité et de prospérité relatives, Haïti s’enlisa dans une longue dictature de 1957 à 1986. Les premières élections libres et démocratiques de son histoire n’auront lieu qu’en 1990. Elles portèrent au pouvoir l’ancien prêtre salésien Jean-Bertrand Aristide qui avait fait ses études de théologie à Montréal dans les années 1980. Cet espoir vira au cauchemar avec le sanglant coup d’état de 1991. De nouveau, une ouverture se présenta quand l’armée des États-Unis intervint en septembre 1994, en accord avec l’ONU, pour ramener au pouvoir Jean-Bertrand Aristide. Même si le peuple avait fondé en lui de nombreux espoirs, son gouvernement versa dans l’autoritarisme et le culte de la personnalité. De nouveau, tout faire pour garder le pouvoir. Il bâillonne les syndicats, réprime les étudiants, applique les mesures néolibérales exigées par les institutions financières internationales, s’appuie sur le cartel de la drogue, faisant de son pays une plaque tournante de ce commerce dans les Caraïbes et adosse son pouvoir à une milice qui terrorise toute opposition. Le petit prêtre des bidonvilles sombre dans la démagogie et plonge Haïti dans l’anarchie. Sous la pression conjuguée de la rue, notamment des étudiants, d’une insurrection armée et de puissances occidentales, États-Unis, France, Canada, il est contraint à la démission et à l’exil le 28 février 2004. La même nuit, le Conseil de Sécurité des Nations Unies adopte une résolution qui « autorise le déploiement immédiat d’une force multinationale intérimaire pour une période de trois mois au maximum » (ONU 2004). Elle est encore présente aujourd’hui. Cette élite haïtienne aura de nouveau échoué et, une fois de plus, la communauté haïtienne de Montréal se trouve divisée entre partisans et adversaires d’Aristide. Au cours de cette période, il y eut un nouvel exode de la population haïtienne vers des terres plus clémentes. Entre 1991 et 1996, Haïti redevint le premier pays fournisseur d’immigrants du Québec, avec un total de 10 435 entrées, et resta parmi les dix premiers pour la période allant de 1997 à 2001, avec une diminution de moitié des admissions. Le recensement de 2001 comptabilise 47 850 immigrants haïtiens nés en Haïti (Statistique Canada 2003). Cependant, on estime généralement la population canadienne d’origine haïtienne, toutes générations confondues, à environ 130 000 citoyens (Maison d’Haïti 2004).

En Haïti même, la situation est tragique : moins d’un Haïtien sur deux a un accès régulier à l’eau potable, un adulte haïtien sur deux est analphabète, quatre Haïtiens sur cinq vivent sous le seuil de pauvreté (CATDM 2005), l’espérance de vie est de 53 ans, la mortalité infantile est de 80 pour 1 000 (ACDI 2005), tandis que la violence et l’insécurité rendent difficile toute normalisation de la vie sociale. Pour la première fois, le 14 novembre 2004, un Premier Ministre canadien visite Haïti. Paul Martin y annonce l’engagement de son pays aux cotés d’Haïti dans sa tâche de reconstruction : « Je suis ici pour vous assurer de l’engagement du Canada aux côtés d’Haïti mais aussi pour vous donner notre appui… afin d’assurer le succès de la transition. Haïti a toujours pris beaucoup de place dans le coeur des Canadiens » (Martin 2005a). Ses appels au désarmement et à l’arrêt des violences qui freinent l’amélioration des conditions de vie font écho aux appels au calme de John Graves Simcoe deux cents ans plus tôt (Beacock et Dracott 1998). La situation internationale favorise le leadership du Canada en Haïti et c’est, pour lui, l’occasion d’occuper une place nouvelle au sein des Amériques. En ce début du XXIe siècle, les États-Unis sont, en effet, engagés dans deux guerres, en Afghanistan et en Irak, et les Nations Unies aussi bien que l’Organisation des États Américains et la « Caribbean Community » ne se rendent pas compte de l’urgence de la situation en Haïti (FOCAL 2005). Selon la Fondation Canadienne pour les Amériques, « le Canada possède une combinaison unique d’intérêts nationaux et d’avantages comparatifs pour travailler en Haïti. Le Canada est le seul pays de notre hémisphère à posséder l’expérience et les compétences nécessaires. C’est l’occasion pour le Canada d’assumer le leadership que son Premier Ministre cherche à exercer » (FOCAL 2005). Les 11 et 12 décembre 2004, le Premier Ministre Paul Martin organise, à Montréal, une conférence sur Haïti afin de déterminer les modalités selon lesquelles la diaspora haïtienne, représentant plus de 20% de la population haïtienne et où se trouvent les principales compétences du pays exilées au cours des décennies, pourrait aider à la reconstruction d’Haïti. Cependant, la politique canadienne en Haïti est critiquée tant par une partie des exilés haïtiens du Québec que par certains journalistes canadiens (Engler et Fenton 2005).

Le 22 juillet 2003, Haïti et le Canada avaient, pour la première fois, signé un accord économique, un protocole d’entente dans le cadre de l’initiative en faveur des pays les moins développés. Les droits de douane applicables à la plupart des exportations haïtiennes au Canada, à l’exception de certains produits agricoles, ont été éliminés. Si le domaine du textile est, pour l’instant et pour les besoins de déréglementation de cette industrie au Canada, ciblé, d’autres secteurs sont également visés : l’agriculture, la santé, l’éducation, les technologies de l’information et des communications, le transport, l’énergie, le tourisme, etc. En 2002, les exportations du Canada vers Haïti totalisaient 30 millions de dollars contre des importations d’une valeur de 11 millions. La balance des échanges de 29 millions de dollars (Gouvernement du Canada 2005) est, comme au début du siècle dernier, toujours en faveur du Canada. Dans l’ensemble des exportations canadiennes vers Haïti, la part des exportations du Québec représentait, la même année, 59,9% (Gouvernement du Québec 2004). Si l’on ajoute à cela les transferts totaux de toute la diaspora haïtienne vers la terre natale, qui représentent un milliard de dollars par année, dont la part des Haïtiens du Québec occupe le deuxième rang après ceux des États-Unis, il y a là un potentiel économique à saisir et à développer. Après de multiples tentatives de regroupement économique au cours des ans, une chambre de commerce haïtienne a été mise sur pied à Montréal depuis deux ans par une nouvelle génération. « La province de Québec et Haïti sont les deux plus grands centres de culture française en Amérique… La voie est ouverte vers des collaborations illimitées », notait déjà l’abbé Gingras (1941 : 14).

Intégration et politiques gouvernementales

Au moment où le Canada est directement impliqué en Haïti, les relations entre les deux pays se sont réchauffées et ont monté d’un cran dans l’échelle de la sympathie quand, le 4 août 2005, le Premier Ministre Paul Martin a annoncé la nomination de la journaliste d’origine haïtienne, Michaëlle Jean, au poste de gouverneur général du Canada. Le chef de l’État haïtien a tout de suite exprimé « sa grande joie et sa profonde émotion » et considère que cet « honneur rejaillit sur Haïti et sur l’ensemble des Haïtiens d’ici et d’ailleurs qui en tirent une légitime fierté » (La Presse 2005 : A20). Au Québec, en effet, les Haïtiens expriment leur joie et leur fierté. Pour ce pays oublié de l’Histoire, pour ce peuple qui va de catastrophe en calamité, pour ces immigrés haïtiens qui ne reçoivent que mauvaises nouvelles, tant de la situation politique, économique et sociale d’Haïti que des déconvenues de la communauté haïtienne au Québec, la trajectoire réussie de Michaëlle Jean prend les allures « d’un conte de fées » (Depestre 2005) que l’on propose à l’admiration des capacités des Haïtiens et que l’on désigne aux jeunes comme exemple de persévérance, d’efforts et de travail récompensés. Mais c’est aussi 79% de la population canadienne et 89% des Québécois qui ont approuvé ce choix (La Tribune 2005 : D7). Ses parents ayant fui le régime de Duvalier père, Michaëlle Jean est arrivée au Québec en 1968, à l’âge de 11 ans. Immigrante comme son prédécesseur d’origine chinoise à ce poste, Adrienne Clarkson, elle est la première Noire à accéder à cette fonction. Tout le monde salue cet exemple d’ouverture et ce modèle d’intégration. Le Premier Ministre Paul Martin peut ainsi souligner « ces belles qualités qui définissent le Canada » (Martin 2005b). Cette unanimité, qui a dépassé les frontières du pays, et ce concert d’éloges connurent leur première note discordante justement sur cette question de l’intégration et de l’ouverture au pluralisme.

Le Québec et le Canada ont élaboré des modèles différents face au pluralisme : interculturalisme pour le premier et multiculturalisme pour le second. La première formulation de la politique de multiculturalisme du Canada remonte à la déclaration du Premier Ministre Pierre Trudeau à la Chambre des communes en 1971. Elle visait, d’une part, le maintien de l’identité des groupes ethniques minoritaires en permettant à ceux qui le désiraient de perpétuer la culture et les traditions de leur pays d’origine et, d’autre part, la protection des droits de tous sans distinction de race ou de culture. La loi sur le multiculturalisme, qui réactualise cet énoncé de politique, date de 1988. Elle confirme que « la diversité culturelle est une caractéristique fondamentale de notre société et une composante essentielle du fait d’être Canadien [… et] reconnaît l’importance [de cette diversité] dans le façonnement de l’identité canadienne » (Gouvernement du Canada 1990). Elle prend aussi en compte les dispositions de la Loi sur les langues officielles pour affirmer l’égalité de l’anglais et du français. Cette politique connut de nombreuses critiques. Les souverainistes québécois lui reprochèrent de vouloir diluer la culture québécoise dans l’indifférenciation du multiculturalisme et d’affaiblir ainsi la portée politique de la notion des deux peuples fondateurs inscrite dans la Constitution. Par ailleurs, l’enchâssement de la Charte des droits et libertés dans la Constitution qui visait à assurer l’unité du Canada rencontra également des oppositions lorsqu’elle menaça la place prépondérante du français au Québec. Mais les récriminations contre la politique canadienne du multiculturalisme venaient aussi des minorités ethnoculturelles et visibles qui lui reprochèrent certains excès et une tendance à la ghettoïsation (Bissoondath 1995).

Toutefois, l’immigration est une juridiction partagée entre le gouvernement central et les provinces. Et le Québec va, peu a peu, récupérer des pouvoirs en la matière. L’accord Cullen-Couture de 1979 entre Québec et Ottawa accorda à celui-là le droit de sélectionner ses propres immigrants. En 1981, le Québec élabore une politique d’intégration des immigrants qui fait de la culture francophone québécoise le foyer de convergence des cultures immigrées. Celles-ci sont conviées à enrichir la culture québécoise dont la langue, le français, constitue le lieu des échanges et l’instrument de cohésion sociale. La culture d’expression française doit être « le moteur principal de la culture québécoise » (Gouvernement du Québec 1991), les autres cultures gravitant autour (Gay 1985). À cette politique de convergence succède, en 1990, une politique d’enrichissement et de partage mutuels. Les objectifs de la politique d’immigration présentés dans cet énoncé s’articulent aux principes fondamentaux qui sous-tendent la politique d’intégration. Ceux-ci définissent la société québécoise et constituent un contrat moral à l’intention des immigrants. Ce postulat définitionnel et ce contrat moral instituent la culture publique commune que doivent partager l’ensemble des Québécois. Elle s’énonce en trois points. Le Québec est :

  1. une société francophone dont la langue, outre le rôle instrumental qui permet les échanges, joue aussi un rôle symbolique qui développe le sentiment d’appartenance à la société québécoise ;

  2. une société démocratique qui favorise « un accès équitable aux ressources… et instances décisionnelles » à tous les citoyens et attend en retour leur participation, qui va de l’accès à l’emploi « à la définition des grandes orientations de la société » (Gouvernement du Québec 1990a : 16) ;

  3. une société pluraliste qui récuse la fragmentation des groupes et leur isolement. Cette politique a pour but de poser la collectivité québécoise et ses institutions « comme pôle d’intégration des nouveaux arrivants », car il s’agit d’une « nécessité incontournable pour assurer la pérennité du fait français » (16) au Québec. Cet énoncé « s’inscrit dans une perspective de développement de la société distincte » (9).

Ces politiques concurrentes du gouvernement fédéral et du gouvernement québécois ont abouti à une « bifidation » des vecteurs de la citoyenneté au Québec. Face à cette double référence, l’immigrant est convié, entre autres, à maintenir sa fidélité au Canada qui octroie la citoyenneté ou à s’engager avec le Québec, ce que désirent les souverainistes, sur la voie de l’indépendance. Or, depuis le double échec des accords du Lac Meech (1987) et de Charlottetown (1990) visant à réintégrer le Québec dans la Constitution canadienne de 1982 qu’il n’a pas signée, l’État fédéral et le gouvernement provincial tentent chacun de faire valoir son modèle et de le poser, voire de l’imposer, en référence de citoyenneté. Le référendum de 1995 sur la souveraineté du Québec, qui amena la province au bord de la sécession, fut un moment fort de cette lutte. Pourtant, le passage d’une identité ethnico-religieuse à une identité fondée sur une citoyenneté ouverte au pluralisme n’a pas entraîné dans son sillage une adhésion des communautés culturelles ou de la minorité anglophone. Le « pourcentage d’anglophones et d’allophones se disant ‘‘Québécois’’ [stagne] à un niveau très bas : 9% dans le premier cas et 5% dans le second ; près de 60% des membres des deux groupes se [sentant] surtout ‘‘Canadiens’’ » (Gouvernement du Québec 1990b : 9). Les immigrants reprochent aux Québécois leur ambivalence et la double référence identitaire de laquelle ils se réclament tout en refusant aux « autres » la québécitude, se la réservant exclusivement (Labelle et Lévy 1995 ; Labelle et Salée 1999).

C’est sur cette toile de fond qu’intervient la nomination de Michaëlle Jean au poste de gouverneure générale du Canada. Interrogé sur les ondes de Radio Canada le jour de l’annonce de cette nomination, le chef du Bloc Québécois, Gilles Duceppe, tout en rendant hommage aux qualités de Madame Jean, réaffirme la position républicaine et anti-monarchiste de son Parti. Mais le 8 août, dans une lettre adressée à la nouvelle gouverneure générale désignée, Gilles Rhéaume (2005), président du Mouvement souverainiste québécois, mais s’exprimant en tant que porte-parole de la Ligue québécoise contre la propagande et la corruption canadienne, exprime sa consternation devant cette nomination acceptée par Madame Jean : « dans les cercles québécois, certains vous estimaient souverainiste et affirmaient péremptoirement que votre entourage immédiat était carrément indépendantiste ». Et il demande à la future vice-reine de rendre public son vote au référendum du 30 octobre 1995 sur la souveraineté québécoise. Cette première flèche fut suivie d’une avalanche d’articles visant à faire savoir au Canada anglais et surtout à prouver que Michaëlle Jean était souverainiste (Le Québécois 2005). Cette tempête médiatique a révélé la déception et le malaise qu’a provoqué cette nomination dans les rangs souverainistes. Car si les Haïtiens du Québec sont traditionnellement perçus comme étant majoritairement souverainistes, ils se révélaient, en cette occasion, aussi ambivalents que les Québécois sur la question nationale. Plusieurs d’entre eux sont montés aux barricades pour défendre cette nomination (Laferrière 2005) et clamer leur fierté[1] . Leur appui à la cause indépendantiste ne pouvait plus être pris pour acquis. Certains souverainistes québécois se sont sentis trahis (Rocheleau 2005), d’autres, tout en récusant l’institution que Michaëlle Jean allait représenter, appelèrent au respect de ses opinions et à la nécessaire distinction qui doit être faite entre la fonction et la citoyenne à qui on ne peut faire un procès d’intention (Harel 2005). En arrière-plan de ce tollé médiatique mené au bord de l’éréthisme et qui visait à saper la crédibilité tant de Michaëlle Jean que du Premier Ministre Paul Martin, il y a aussi le contexte d’un gouvernement libéral fédéral minoritaire, secoué de surcroît par des scandales de financement occulte, qui doit augmenter substantiellement le nombre de ses sièges au Québec[2]  s’il veut espérer former un gouvernement majoritaire (Bellavance 2005 : A8). Cette nomination n’a donc pas manqué d’être interprétée comme un calcul électoral visant à rallier à la cause fédéraliste, au-delà de la communauté haïtienne, « toute la clientèle ethnique » du Québec (Bergeron 2005). Dans la controverse relative aux références à la citoyenneté, si les souverainistes du Québec avaient gagné la bataille de l’immigration, le gouvernement fédéral tente de remporter celle des symboles de l’intégration. Lors de son installation, le 27 septembre 2005, la nouvelle gouverneure générale avait invité le patriote et chanteur Luck Mervil, comme elle d’origine haïtienne, à se produire à Rideau Hall. Celui-ci déclina poliment l’invitation (Radio Canada 2005c). Comme tous les Québécois, les Haïtiens du Québec sont divisés en fédéralistes et en souverainistes.

Conclusion

Le 6 mars 2006, à l’émission Des idées plein la tête : un autre regard, diffusée sur la première chaîne de la radio de Radio Canada (2005d), la journaliste Joane Prince anime un débat sur les Haïtiens du Québec en compagnie de plusieurs personnalités de cette communauté de Montréal. Le thème de l’émission est décliné sous forme interrogative : Haiti P. Q. : L’intégration est-elle possible ? La question elle-même sous-entend la possibilité de la non-intégration. En cela, elle révèle le caractère idéologique du concept et du discours sur l’intégration qui vise à poser et à légitimer une distinction entre un « nous » et un « eux », entre des citoyens à intégrer et une société intégratrice, distinction que manifeste la question inaugurale posée par la journaliste aux participants : « Comment vous définiriez-vous ? » La possibilité de la non-intégration est donc référée, ici, à un déficit culturel qui ferait obstacle à la pleine et entière participation à la société québécoise. Idéologique la notion d’intégration, car celle-ci est inévitable à partir du moment où l’on est dans une société, qu’on y participe, qu’on y travaille, qu’on y va à l’école, etc. Idéologique, car le problème n’est pas à poser entre « intégration » ou « non-intégration » mais entre « intégration inégalitaire » ou « intégration égalitaire ». Nier l’inévitabilité de l’intégration, c’est nier le fonctionnement social qui, toujours, intègre selon certaines modalités, à certaines places et avec certaines assignations sociales (Bouamama 2005). Le concept d’intégration vise donc à oblitérer le caractère politique d’un discours, à masquer la possibilité d’une intégration égalitaire et harmonieuse. Attribuée au déficit culturel de l’individu, la soi-disant non-intégration est ainsi renvoyée à la responsabilité de celui-ci qui n’arriverait pas à combler cette distance culturelle. De la sorte, l’on fait fi des mécanismes et des processus d’inégalité à l’oeuvre dans la société. Il n’est pas inutile de noter que l’émission avait débuté par un documentaire sur la culture haïtienne, comme pour bien marquer la distance culturelle entre « eux » et « nous ». De ces remarques découlent deux conséquences pour la communauté haïtienne installée depuis de très nombreuses années.

Premièrement, la racialisation de ses membres avait toujours existé : le docteur et maire Firmin Monestime, un des pionniers au Canada et au Québec en faisait mention, et le racisme y était toujours présent, inscrit même dans les structures de l’État, certes (Labelle : 2004), mais les Haïtiens étaient généralement bien accueillis et acceptés. Aussi, le trajet même de la communauté haïtienne révèle-t-il le caractère idéologique du discours sur l’intégration. Parler des Haïtiens issus de cette immigration ancienne en termes de « possibilité d’intégration » souligne l’occultation du processus d’enracinement de cette immigration, quelles que soient les faiblesses de celui-ci, et le passage à une logique de hiérarchisation sociale à partir d’un critère culturel, voire d’origine.

Deuxièmement, individualiser l’intégration et nier les mécanismes sociaux à l’oeuvre qui la régulent, c’est nier le caractère institutionnel de celle-ci. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’il ne s’agit plus d’immigrés mais de citoyens nés et socialisés ici, ayant mémoire sur cette terre, cependant racisés tout en étant culturellement mêmes. Les médias en fournissent un bel exemple. Nous venons de le voir. Mais plus fondamentalement, par le traitement différencié qu’ils accordent aux citoyens d’origine haïtienne, ou aux allophones en général, ils distillent dans la société des stéréotypes qui contribuent à les stigmatiser (Dejean 1990 : 135-137 ; Jacob 1991 : 83-97) et les conséquences de ce traitement ont de réels effets sur le plan des rapports sociaux entre jeunes d’origine haïtienne et jeunes québécois.

Young Haitians… mention that during any occasion in which an Allophone is implicated in a crime or difficult situation (or some other negative occurrence) the origins of that individual are highlighted. [They] feel that… an individual’s origins are often emphasised by the Québec media whenever a crime is alleged to be perpetrated by someone from a minority community (and so forth), somehow separating Allophones from Québecois.

Pégram 2005 : 131-132

L’institution scolaire en fournit un autre exemple, éloquent, qui touche également toutes les minorités. Mc Andrew (1993) a mis en lumière les résistances des intervenants scolaires face aux transformations pluralistes de l’école. Jugeant les élèves des minorités « culturellement inassimilables », ils réclameraient de ceux-ci davantage d’efforts pour s’adapter à l’école et aux valeurs québécoises, aveugles par là même au fait que l’école est déjà constituée en fonction de la majorité et que c’est à elle de s’ouvrir à la diversité.

Ces injonctions à l’intégration sont récusées par les jeunes nés ici ou arrivés dès l’enfance; ils les jugent incongrues et surprenantes en ce qui les concerne. Socialisés ici, ils sont d’ici, et ils ont aussi une mémoire qui dépasse le quartier ou l’école où ils ont grandi : celle héritée de l’histoire des déplacements de populations qui ont fondé cette Amérique, histoire mouvementée et tumultueuse qui est aussi la leur. Cette mémoire n’est pas transmise par les institutions scolaires et médiatiques. C’est elle, pourtant, qui contribue au développement d’un sentiment d’appartenance. En effet, si le Québec est un des derniers lieux d’implantation des Haïtiens, ils ont néanmoins parcouru très tôt ce territoire.

« The first white man who settled here was a Negro ». C’est ainsi que les Amérindiens Poutéouatamis font débuter leur récit de l’arrivée de Jean-Baptiste Dusable à l’emplacement de ce qui sera plus tard la ville de Chicago. Le poste de traite que celui-ci avait établi à Eschicagou était devenu rapidement l’un des principaux centres d’approvisionnement et d’échanges de la région pour les trappeurs, les commerçants, les coureurs des bois et les Amérindiens. Son prospère comptoir commercial comprenait granges, étables pour le bétail, moulin, boulangerie, poulailler, laiterie, fumoir et une maison ceinte de vergers, richement meublée et décorée de plusieurs pièces rares d’art européen. Travailleur infatigable, polyvalent, Dusable était à la fois fermier, charpentier, tonnelier, meunier et aussi probablement distillateur. Il était très étroitement associé aux Français du Canada et ces liens qu’il entretenait tant avec ceux-ci qu’avec les Américains conduisirent à son arrestation par les Britanniques (Boodram 2002). Le document de 1779 rédigé par l’officier qui a procédé à cette arrestation rapporte que Dusable était « much in the interest of the French » et il fut détenu pour « complicité de relations avec l’ennemi » (Bennett 2004). Mais son entregent et sa finesse d’esprit (Chicago Library 1999) eurent tôt fait d’impressionner ses ravisseurs, comme l’atteste ce même document qui le décrit comme « a handsome negro, well educated » (Davey 2003). Il ne tarda pas non plus à faire montre de ses remarquables talents, si bien que le gouverneur Sinclair lui confia la gestion d’un poste de traite, The Pinery, dans la région de Saint Clair River, dans le Michigan actuel (Boodram 2002). Il occupa cette fonction durant cinq années, de 1780 à 1784 (Boodram 2002). Polyglotte, outre le français, l’anglais et l’espagnol, Dusable parlait couramment plusieurs langues amérindiennes (King 2004). Aussi les Britanniques l’utilisèrent-ils comme agent de liaison avec les Amérindiens. En 1800, il vendit sa propriété ainsi que tous ses biens à un de ses employés, Jean Le Lime (ou Le Mai), un Français de Québec (Kinzie 1901), prête-nom de John Kinzie, pour la somme, assez considérable à l’époque, de mille deux cents dollars. Jusqu’en 1968, John Kinzie ravira à Dusable le titre de fondateur de Chicago. Dusable retourna à Peoria où il demeura chez son ami Glamorgan, un autre Noir de Saint-Domingue, jusqu’en 1805. Certains auteurs avancent qu’il déménagea suite à la mort de son épouse et de son fils, tandis que d’autres affirment qu’il s’en alla, déçu par l’échec qu’il subit dans sa tentative de se faire élire chef parmi les Poutéouatamis. Au carrefour des mondes créole, amérindien, français et anglais, son parcours est emblématique tant des convulsions qui ont secoué la défunte Nouvelle France que des préoccupations économiques et sociales qui l’ont traversée.

Pourquoi parler de Dusable ? Pourquoi remonter aux origines si tant est que cela est possible ? Pour donner du sens à l’histoire afin d’éclairer le présent et dégager, aujourd’hui, des perspectives d’avenir sur cette terre léguée comme projet des parents aux enfants ; pour que la mémoire des exilés et fils d’exilés prenne place dans cette histoire ; parce qu’il est nécessaire de la restituer afin que ces fils d’immigrants pensent leur présence ici et soient en mesure de se projeter dans l’avenir de ce pays où ils sont nés et qui est aussi le leur. Si le terme de l’intégration est le sentiment d’appartenance, les Haïtiens du Québec peuvent désormais s’identifier aux deux principales et puissantes sources symboliques de l’Empire : le coureur des bois et le gouverneur général.