Corps de l’article

Dans une réflexion sur les rapports entre mythe et histoire, culture et identité, Édouard Glissant fait le constat suivant : « Aujourd’hui, nous avons à concilier l’écriture du mythe et l’écriture du conte, le souvenir de la Genèse et la prescience de la Relation, et c’est là une tâche difficile[1]. » Cette tâche difficile, plusieurs des écrivaines francophones s’y sont attelées, en pratiquant la réécriture et la déconstruction de récits des origines. Pour les femmes de la francophonie, les récits des origines sont en effet doublement problématiques. Comme le souligne Édouard Glissant, le rôle principal des mythes fondateurs est de « consacrer la présence d’une communauté sur un territoire, en rattachant par filiation légitime cette présence, ce présent à une Genèse, à une création du monde » (IPD, 47). Or, cette légitimation se fait par exclusion de l’Autre et produit des relations conflictuelles avec ceux qui n’appartiennent pas à cette communauté « élue ». Si ces textes fondateurs peuvent provoquer des conflits entre cultures et sociétés, que penser de leur effet sur les relations entre hommes et femmes ? Car l’Autre (celui qui n’appartient pas au peuple élu des dieux) se trouve aussi être la femme, dans bien des cas. Nous proposons donc ici une réflexion sur quelques textes d’écrivaines qui interrogent la « guerre des sexes » et les relations conflictuelles au sein de la famille en rapport avec les récits des origines : C’est le soleil qui m’abrûlée de Calixthe Beyala, Pluie et vent sur Télumée Miracle de Simone Schwarz-Bart, Vasteest la prison d’Assia Djebar et Le livre d’Emma de Marie-Célie Agnant[2].

Glissant distingue deux types de sociétés, les communautés « ataviques », anciennes, qui se fondent sur l’idée d’une Genèse (d’Asie, d’Afrique, d’Europe et d’Amérique, à l’époque précolombienne) et les cultures « composites » qui sont « nées de la créolisation, où toute idée d’une Genèse ne peut qu’être ou avoir été importée, adoptée ou imposée : la véritable Genèse des peuples de la Caraïbe, c’est le ventre du bateau négrier et c’est l’antre de la Plantation » (IPD, 28). Avant d’en arriver à une conscience historique, les communautés anciennes (ataviques) élaborent plusieurs types de récits des origines : genèses du monde, mythes de la fondation de la communauté, récits (mythes et contes) explicatifs de divers phénomènes naturels et sociaux, etc.

L’Histoire est donc réellement fille du mythe fondateur. Sur le chemin qui mène à elle le mythe fondateur sera accompagné, puis occulté, puis remplacé d’abord par les mythes d’élucidation, d’explication ou de mise en abîme des processus sociaux et des conditions d’environnement d’une communauté, ensuite par les contes et récits qui préfigurent l’Histoire et enfin par les romans, poèmes et textes de réflexion qui disent, chantent ou méditent celle-ci. […] Pour ce qui est des sociétés où ne fonctionne pas de mythe fondateur, sinon par un emprunt — et je veux ainsi parler des sociétés composites, des sociétés de créolisation —, la notion d’identité se réalise autour des trames de la Relation qui comprend l’autre comme inférant. Ces cultures commencent directement par le conte qui, par paradoxe, est déjà une pratique du détour. Ce que le conte ainsi détourne, c’est la propension à se rattacher à une Genèse, c’est l’inflexibilité de la filiation, c’est l’ombre portée des légitimités fondatrices. Et quand l’oralité du conte se continuera dans la fixation de l’écriture, comme chez les écrivains de la Caraïbe et de l’Amérique latine, elle maintiendra ce détour étoilé qui déterminera une autre configuration de l’écrit, d’où l’absolu ontologique sera évacué.

IPD, 47-48

Les textes à l’étude se situent manifestement dans cette écriture « du détour » des communautés composites qui cherche à détourner un « absolu » perçu comme étant incompatible avec le principe de la Relation des entités/identités différentes. La question posée par ces écrits de femmes semble donc être analogue à celle que soulève l’identité des communautés composites, selon le postulat de Glissant :

Le problème se pose de savoir comment changer l’imaginaire, la mentalité et l’intellect des humanités d’aujourd’hui de telle sorte qu’à l’intérieur des cultures ataviques les conflits ethniques cessent d’apparaître comme des absolus, et de telle sorte que dans les pays créolisés les conflits ethniques et nationalistes cessent d’apparaître comme des nécessités imparables.

IPD, 46 ; je souligne

Si l’on transpose cette question sur ces textes de femmes, il apparaît qu’il s’agit effectivement de l’aspiration à un nouvel imaginaire, dans lequel les conflits qu’on cherche à « parer » ne sont cependant pas d’ordre ethnique ou nationaliste, mais plutôt immédiats et quotidiens : ce qui est en cause est un nouvel imaginaire des relations familiales et des relations de couple où la guerre (des sexes, des générations) n’apparaîtra plus comme inéluctable. Par analogie, l’on peut postuler que la « société des femmes » cherche à participer à l’élaboration de ce nouvel imaginaire des communautés composites afin de s’extraire d’une culture atavique (masculine) où « la notion d’identité se développera autour de l’axe de la filiation et de la légitimation », autour d’« une racine unique qui exclut l’autre comme participant » (IPD, 47 ; je souligne). Bref, l’on réécrit pour participer à la production d’un imaginaire dont on ne sera pas exclu, un imaginaire de la Relation où hommes et femmes, s’ils ne parlent pas le même langage, puissent au moins apprendre ou comprendre le langage de l’autre. Car une même question inquiète semble sous-tendre ces quatre textes, celle de Flore, la narratrice du roman d’Agnant : « Les hommes et les femmes ne parlent-ils plus le même langage ? » (LE, 47)

Pourquoi les étoiles ne s’unissent pas au soleil

Ou peut-être n’ont-ils jamais parlé le même langage… depuis les origines ? Chacun des quatre textes comporte à la fois le récit d’un amour malheureux ou impossible et des références à des récits des origines, un retour vers des origines lointaines qui traduit le désir de connaître la source (et donc la solution) de ces malheurs et de remonter au-delà, comme pour créer un monde neuf qui ne soit pas une « vallée de larmes ». C’est le soleil qui m’a brûlée met en scène la situation désespérante d’Ateba, une jeune fille africaine de dix-neuf ans qui a perdu sa mère à neuf ans et qui évolue dans un univers de misère urbaine où les hommes ne cessent d’abuser des femmes. Le roman s’ouvre sur l’arrivée de Jean Zepp, un jeune homme qui loue une chambre chez la tante Ada et qui ne tarde pas à tenter de séduire Ateba. La jeune femme est vaguement attirée par Jean, mais cette relation devient tout de suite conflictuelle et ne mène à rien, sinon à un scandale provoqué par Ada qui décide, après une sortie d’Ateba avec Jean, de vérifier la virginité de sa « fille ». Autrement, les journées d’Ateba se passent dans la monotonie : elle s’occupe du ménage chez Ada en ressassant sans cesse les souvenirs de sa mère Betty ; elle assiste aux événements qui rassemblent les gens du quartier ; elle va voir son amie Irène, prostituée comme l’était Betty ; quand elle n’en peut plus, elle s’enferme dans sa chambre pour écrire aux femmes et, à l’occasion, à Dieu. Il se produit néanmoins un certain nombre d’incidents dramatiques dans ce roman : la « vérification de virginité », une invitation à prendre un verre qui finit en viol… L’histoire se clôt par une véritable catastrophe : à la suite d’un avortement ayant entraîné des complications, Irène meurt ; Ateba, dans un état de désespoir incontrôlable, se rend dans un bar qu’Irène avait l’habitude de fréquenter ; elle suit le premier venu (qui la prend pour une prostituée), cède à ses demandes, puis le tue[3].

Ce texte n’y va donc pas par quatre chemins : à l’origine des malheurs de la femme, il y a l’homme. De plus, comme pour justifier doublement le meurtre de l’homme que commet Ateba, le comportement abusif de l’homme est rattaché aux origines lointaines de la société humaine par deux références intertextuelles explicites au récit biblique. Le titre renvoie au verset 6 du premier chant du Cantique des Cantiques où sont cités les propos « justificateurs » que la femme aimée adresse à Salomon, voulant se faire accepter en terre étrangère : « Je suis noire et pourtant belle, filles de Jérusalem […] / Ne prenez pas garde à mon teint basané : / c’est le soleil qui m’a brûlée. / Les fils de ma mère se sont emportés contre moi, / ils m’ont mise à garder les vignes. / Ma vigne à moi, je ne l’avais pas gardée ! » (SB, 4). Ces vers rendent compte d’une double contrainte imposée à la femme : elle doit travestir, nier son identité, faire semblant de n’être pas ce qu’elle est réellement (noire) pour être aimée ; par ailleurs elle se fait punir par ses frères pour s’être donnée à un homme sans être mariée. L’on voit que ces vers du cantique cités en exergue servent à introduire le thème principal (la sujétion des femmes et l’abus dont elles sont victimes) et l’une des métaphores clefs du roman, le soleil.

En effet, Betty, la mère d’Ateba, et Irène, son amie, renoncent complètement à leur identité propre afin de plaire aux hommes et gagner leur amour… sans jamais y parvenir.

Ce soir, Irène sortira. Une autre vie, un autre cycle, un autre cirque. Irène se perdra pour l’homme et se réincarnera. Fille de ministre ici, fille d’ambassadeur là, fille d’avocat et cousine du président de la République là-bas. À chaque aube une nouvelle tenue et l’identité sans cesse perdue et renouvelée à l’intérieur d’un élément invariable : le malheur.

SB, 99

De même, lorsque Ateba se laisse aller à rêver un court moment au prince charmant, sa rêverie achoppe sur un constat d’échec.

L’homme veut devenir l’ami de la femme… Il va falloir unir sa pensée à la sienne, l’homme quittera sa place, il s’approchera d’elle, il s’agenouillera à ses pieds, il ne sera plus son propre maître, elle le laissera guider ses fantasmes, il lui parlera, avec amour, avec douceur, il clamera aux cieux tout ce qui désormais les unira. Mais pourquoi les étoiles qui déchirent le ciel ne s’unissent-elles pas au soleil ? Pourquoi l’aube ne s’associe-t-elle pas au crépuscule ? […] La femme ne saura plus puisque l’homme se cognera à l’obstacle du bonheur, puisqu’il oubliera l’amour pour la flamme du désir… Il n’avouera plus qu’il n’a jamais voulu s’unir au rêve de la femme, mais plutôt à sa chair.

SB, 53

C’est ici qu’apparaît l’interprétation que fait le roman des vers cités du Cantique des Cantiques : le soleil est transformé en métaphore des « flammes du désir » mâle, désir sans amour, purement charnel, qui calcine le coeur de la femme. Dorothy Blair fait d’ailleurs l’hypothèse que même dans le chant biblique, cette dimension figurative ne soit pas à exclure : « “Le soleil qui m’a brûlée” semblerait être un symbole de l’homme chauvin, spoliateur des femmes[4]. »

Ce sera par ailleurs à travers un développement de la métaphore du soleil que le texte aboutira à une réécriture du récit de la Genèse qui se lit à la fois comme une « féminisation » et une « africanisation » du récit biblique. « Pourquoi les étoiles qui déchirent le ciel ne s’unissent-elles pas au soleil ? » Ancêtres de la femme, elles ont plus de « sagesse » :

Autrefois, la femme était étoile et scintillait nuit et jour dans le ciel. Un jour, par un phénomène que les astres piétinés refusent d’expliquer, l’homme fut propulsé sur terre. Il portait la souffrance dans le corps, il gémissait nuit et jour et l’étoile souffrait de le voir souffrir. Ne pouvant plus supporter ces plaintes qui lacéraient ses chairs, elle voulut lui offrir son aide. Elle apporta avec elle des containers entiers de lumière et, nuit et jour, elle le veilla. Elle lui donna la lumière et l’amour en abondance et il se retrouva très vite sur pied. Considérant que sa mission s’achevait et qu’il était temps de regagner sa place dans les astres, elle fit ses bagages et voulut s’en aller. C’est alors qu’elle s’aperçut de la traîtrise de l’homme. Pour l’obliger à rester, il avait dérobé les containers de lumière et encerclé sa maison d’un fil de fer. L’étoile ne pouvait plus partir. Elle était prisonnière. Elle supplia, elle pleura, l’homme ne voulait rien entendre, il disait : « J’ai besoin de toi pour monter, je ne peux souffrir ton absence », elle hurlait sa douleur, il s’accrochait à ses mots. Elle pleura pendant sept jours et sept nuits et ses larmes formèrent la mer, les rivières, les marigots et les lacs.

SB, 146

L’on constate que dans cette version de « l’origine du malheur », ce n’est pas la femme qui commet le péché originel et provoque la chute de l’homme ; l’homme est « propulsé » sur terre, mystérieusement ; la femme se donne pour mission de le sauver et se fait piéger dans des sphères qui ne sont pas les siennes. En même temps, cette réécriture semble s’inspirer d’une pensée totémique où l’ancêtre lointain de la femme est un corps céleste plutôt qu’un membre du règne animal, ce qui est généralement le cas dans les croyances traditionnelles. Ainsi la femme est totalement dissociée de « l’animalité » de l’homme, ne conservant que des qualités « célestes » et aquatiques : luminosité, fraîcheur, mouvance, amour inconditionnel, guérison. Mais dans son égoïsme, l’homme, cherchant à posséder l’étoile, la détruit et se détruit. La lumière se transforme en eau, vestige du féminin.

L’homme à cheval et la femme aux yeux sereins

Voici donc l’homme, gémissant sur sa douleur, incapable de se relever, d’apprécier l’étoile, la femme, la beauté du monde. Le roman de Simone Schwarz-Bart, dans sa réécriture des origines, aboutit à un portrait analogue. Télumée, comme Ateba, vit dans un univers familial de femmes où les hommes se font rares. À dix ans, après le décès de son père, la fillette est confiée à sa grand-mère Toussine, car sa mère craint que son nouveau conjoint, grand amateur de chair féminine, ne s’en prenne à sa fille (TM, 46). Choyée par sa grand-mère, Télumée grandit heureuse dans le village de Fond-Zombi et, à dix-huit ans, épouse Élie, son premier amour de jeunesse. Le jeune ménage connaît un bonheur parfait jusqu’au jour où une mauvaise saison jette le village dans une misère extrême. « Scieur de long », Élie ne trouve plus preneur pour ses planches, sombre dans le désespoir et se défoule sur sa femme, la battant sauvagement jusqu’à ce que les femmes du village viennent la soustraire à l’empire de son prince devenu tyran. Elle ira alors travailler dans les champs de canne et se remariera avec un homme d’une grande bonté mais qui périra lors d’une grève de travailleurs d’usine de transformation. Ayant fait son deuil, Télumée vivra ensuite quelques années avec une fille adoptive qui lui sera enlevée par l’Ange Médard, véritable incarnation du Mal. Le récit qui constitue le roman est celui de Télumée qui, parvenue au « troisième âge », « rêve debout », solitairement, dans son jardin (TM, 11).

Si Télumée réussit à finir ainsi sa vie « debout » en dépit de tous les « pluies et vents » qui l’ont accablée tout au long de ses jours, c’est grâce à l’enseignement de Toussine, fait de contes et maximes, qui l’accompagne depuis ses dix ans. Ainsi, alors que les villageoises se complaisent un jour à décréter que « la vie [est] un vêtement déchiré, une loque impossible à recoudre » (TM, 50), Toussine leur esquisse en une phrase le chemin du bonheur : « […] trois sentiers sont mauvais pour l’homme : voir la beauté du monde, et dire qu’il est laid, se lever de grand matin pour faire ce dont on est incapable, et donner libre cours à ses songes, sans se surveiller, car qui songe devient victime de son propre songe… » (TM, 51). Cependant, alors que les personnages féminins du roman parviennent pour la plupart à s’écarter de ces « mauvais sentiers », les hommes s’y égarent, semant le malheur autour d’eux. Comme de nombreux contes, le roman met ainsi en scène un double parcours, un cheminement gratifiant que le public (le lecteur) est invité à faire sien et un comportement sanctionné (par le malheur ou la mort) contre lequel on est prévenu[5]. Et pour mieux ancrer dans l’esprit des jeunes les dangers des mauvais chemins, Toussine présente tous les jeudis à Élie et Télumée le conte de « l’Homme qui voulait vivre à l’odeur » qui, comme le mythe de l’étoile dans le roman de Beyala, se lit comme une réinvention de la Genèse.

Cette fois, le malheur arrive sur terre lors du repos de Dieu, de manière inexpliquée :

[…] au commencement était la terre, une terre toute parée, avec ses arbres et ses montagnes, son soleil et sa lune, ses fleuves, ses étoiles. Mais Dieu la trouva nue, et il la trouva vaine, sans ornement aucun, c’est pourquoi il l’habilla d’hommes. Alors il se retira au ciel, entre deux coeurs, voulant rire et voulant pleurer et il se dit : ce qui est fait est bien fait, et là-dessus il s’endormit. À l’instant même, le coeur des hommes sauta d’émotion, ils levèrent la tête, virent un ciel tout rose et se sentirent heureux. Mais déjà ils étaient autres et beaucoup de visages ne rayonnaient plus. Ils devinrent lâches, malfaisants, corrupteurs et certains incarnaient si parfaitement leur vice qu’ils en perdaient forme humaine pour être : l’avarice même, la méchanceté même, la profitation même. Cependant, les autres continuaient la lignée humaine, pleuraient, trimaient, regardaient un ciel rose et riaient.

TM, 77

Dieu s’est-il endormi depuis le premier jour sans plus jamais se réveiller ? Toujours est-il que chacun a le choix de « voir le ciel rose et se sentir heureux »… ou bien de faire comme Wvabor :

En ce temps où le diable était encore un petit garçon, vivait à Fond-Zombi un nommé Wvabor Hautes Jambes, un très bel homme qui avait une couleur terre de Sienne, de longues jambes musclées, et une chevelure verte que tout le monde lui enviait. Plus il observait les hommes, plus il les trouvait pervers et la méchanceté qu’il voyait en eux l’empêchait d’admirer quoi que ce fût. […] Une seule compagnie lui agréait, celle de sa jument qu’il avait appelée Mes Deux Yeux. […] Une grande souffrance était en lui, il se sentait misérable et se laissait emporter au gré de l’animal. On le voyait passer de morne en morne, de plaine en plaine et rien ne parvenait à l’égayer. […] Un jour qu’il se promenait ainsi sur la jument, il aperçut une femme aux yeux sereins, l’aima, tenta alors de mettre pied à terre, mais il était trop tard. La jument se mit à braire, à ruer et prenant la cavalcade, l’entraîna ailleurs, bien loin de la femme, en un galop forcené qu’il ne pouvait arrêter. La bête était devenue son maître.

TM, 78

Et grand-mère Toussine, surnommée Reine Sans Nom, de conclure son conte : « Derrière une peine il y a une autre peine, la misère est une vague sans fin, mais le cheval ne doit pas te conduire, c’est toi qui dois conduire le cheval » (TM, 79).

Or, si Télumée s’applique à mettre en oeuvre ce principe d’une vie tenue fermement par les brides, Élie, lui, dès la première peine qui se lève à l’horizon, enfourche son cheval à l’image de Wvabor Hautes Jambes. Après la saison désastreuse,

Élie ne reprit jamais plus le chemin de ses bois. C’était un homme accablé, embarrassé de son corps, de son âme, de son souffle. Les gens le regardaient avec gêne et il demeura seul, sans nul ami, avec ce gouffre dans sa poitrine où tout venait s’anéantir. Il acheta un cheval sur notre dernier argent et se mit à fuir Fond-Zombi, hantant les sections environnantes, y semant le trouble et lançant ses fameux défis. […]. Quand il revenait de ces randonnées, Élie me traitait de nuage noir et jurait qu’il me dissiperait. Et puis il avait des violences étranges, des cruautés choisies qu’il appelait ses caprices, ses petites joies.

TM, 149-150

Ainsi Élie perd sa forme humaine pour devenir « la méchanceté même », le mal incarné. Il apparaît également dans ce passage que le cheval, dans ce texte, est l’équivalent de la métaphore du soleil chez Beyala, désignant cette virilité débridée qui réduit la femme à néant. À la différence d’Ateba, toutefois, Télumée ne se laissera pas entraîner dans les gouffres de la destruction et de l’autodestruction ; grâce à l’appui indéfectible de Toussine, plus tard d’Amboise, elle se remettra toujours debout afin de mieux contempler la beauté du monde.

La réécriture du récit biblique de la Genèse dans ces deux textes semble donc, dans un premier temps, délester la femme du poids du péché originel d’une Ève qui aurait cédé la première aux tentations du diable et projeté l’homme dans le malheur. Dans ces deux récits, l’homme, aveuglé par ses propres désirs, évolue dans un univers de souffrance, duquel toute la lumière, la bienveillance et l’amour de la femme « aux yeux sereins » ne parviennent pas à l’extraire. Ce nouvel imaginaire qui prête à la femme force et lumière — en fait, le pouvoir de changer le monde — semble néanmoins se construire toujours selon la logique des mythes fondateurs, logique de l’incompatibilité de soi et de l’autre, mais en effectuant une inversion : l’être élu, c’est la femme ; l’être déchu, c’est l’homme, et si l’on ne veut pas se laisser entraîner dans sa chute, mieux vaut se tenir au loin, ne pas s’unir au soleil, s’écarter de la trajectoire du cavalier fou.

La langue du coeur pour passer les frontières

Il n’est pas sûr toutefois qu’il s’agisse là d’une pensée essentialiste[6]  ; on a plutôt affaire à une interrogation sur la manière d’établir une relation… c’est-à-dire de forger un langage commun. Cette interrogation se précise dans les romans de Djebar et d’Agnant qui procèdent à une réécriture de l’Histoire en tant que récit des origines, plutôt qu’à un « détournement » des récits de la Genèse. Vaste est la prison se présente comme un texte éclaté aux multiples interférences génériques et discursives : roman, autobiographie, essai, histoire, scénario de film, etc., si bien que le rapport entre les différentes parties principales du texte peut ne pas ressortir lors d’une première lecture[7]. En effet, chaque sous-titre semble chapeauter un récit autonome. La première partie, « L’effacement dans le coeur », relate quelques moments d’une histoire d’amour impossible entre la narratrice, Isma, et un homme appelé simplement l’Aimé. La deuxième partie du roman, « L’effacement sur la pierre », retrace l’histoire de l’écriture lybique (berbère), écriture perdue et « retrouvée » à partir d’un monument bilingue (punique-berbère) découvert à Dougga (en Tunisie, près de la frontière algérienne) au xviie siècle. Ce sont des faits et des personnages historiques qui sont évoqués ici. « Un silencieux désir », la troisième partie, présente, en alternance, le tournage d’un film par la narratrice et l’histoire des femmes de sa famille, à partir du premier mariage de sa grand-mère. La dernière partie, « Le sang de l’écriture », une sorte d’épilogue, évoque la difficulté d’écrire sur la situation actuelle en Algérie.

La cohérence de ces récits en apparence disparates apparaît lorsqu’on examine la partie centrale : il s’agit effectivement d’une réécriture de l’histoire précoloniale du Maghreb où ne paraissent que des personnages et des événements qui s’organisent selon deux isotopies principales qui sous-tendent également les autres séquences du roman : la quête d’une langue perdue et le principe de « passer les frontières ». Les deux apparaissent comme des modes de délivrance éventuels de cette « prison » du titre du roman, emprunté à une chanson berbère citée dans le texte :

Depuis le premier jour de l’année

Nous n’avons eu un seul jour de fête !…

Vaste est la prison qui m’écrase

D’où me viendras-tu, délivrance ?

VP, 237

Chantées lors des funérailles d’une jeune fille morte à seize ans, ces paroles suggèrent que le terme « prison » est à prendre au sens le plus large et qu’il renvoie à tout ce qui accable l’être humain. Ce qui est évoqué alors est cette prison de l’existence sur terre, assez désespérante, où la vie apparaît comme une vallée de larmes dont on ne s’échappe que par la mort. Dans cette perspective, la prison au sens propre — tel ce pénitencier français où est enfermé le frère de la narratrice — apparaît comme étant moins « écrasante », moins étouffante, que les barrières associées à certaines conventions sociales. En effet, les coutumes qui instituent la ségrégation des sexes et exigent des femmes une totale soumission aux hommes érigent de véritables cloisons, invisibles certes, mais bien plus difficiles à franchir que les murs concrets des cuisines et appartements où les femmes passent la majeure partie de leur temps.

Isma, la narratrice, est une femme professionnelle qui circule librement et se trouve rarement dans ces espaces intérieurs. Elle se heurte davantage aux barrières des « usages » qui entravent les relations humaines, les dialogues et les émotions appelées, selon une figure courante, les « mouvements du coeur ». Ainsi le roman commence par une anecdote qui fait état du choc ressenti par la narratrice lorsqu’elle s’aperçoit à quel point la langue elle-même participe des conventions écrasantes. Il faut souligner qu’il s’agit en l’occurrence de la langue arabe, langue maternelle que le personnage d’Isma (sinon l’auteure) considérait jusque-là comme la langue de l’affectivité, de l’intimité, la langue du coeur, par opposition à la « langue du père », le français, langue de l’intellect et d’une éducation qui mène, certes, à une prise de conscience libératrice, mais qui est ressentie comme « étrangère » aux mouvements du coeur. Mais voilà qu’une paisible matrone bourgeoise ébranle cette perception de la langue maternelle en disant tout simplement, quand elle quitte le hammam, qu’elle doit rentrer parce que « l’ennemi » — son mari — est à la maison (VP, 13). La guerre des sexes se révèle alors être inscrite dans la douce langue maternelle, qui devient du coup un code parmi tant d’autres, code dont on se sert pour répéter des idées, comme des gestes, mécaniquement, en toute inconscience. Car devant le désarroi d’Isma, sa belle-mère s’empresse d’expliquer qu’il s’agit d’une « façon de parler ». Mais comment s’accommoder d’un mot si dramatique s’il ne correspond pas au vécu, et comment ignorer le drame collectif — la relation conflictuelle entre hommes et femmes — évoqué par ce mot ?

C’est ce questionnement qui explique la suite du roman, laquelle se présente alors comme une quête de la langue perdue. La véritable « langue maternelle », ne serait-ce pas le berbère, langue conservée par les femmes et les tribus nomades pendant des siècles à l’insu de l’ordre établi, patriarcal ? Où chercher la langue du coeur, celle qui permet de se faire entendre de l’Autre, (qui servira aux étoiles pour interpeller le soleil, à la femme aux yeux sereins pour faire descendre le cavalier fou de son cheval) ? On comprend mieux dès lors que le roman d’Assia Djebar s’adonne à une réécriture de l’histoire pour mieux enjamber les espaces et le temps dans sa quête de cette langue perdue permettant de communiquer « hors pouvoir[8]  ».

C’est manifestement le désir d’une relation non conflictuelle, « hors pouvoir », le besoin de s’éloigner d’une existence avec « l’ennemi » où « tant d’interdits s’érigent » qui explique la fascination de la narratrice Isma pour le personnage appelé l’Aimé. Ses rapports avec lui prennent souvent la forme d’un jeu qui lui permet d’imaginer qu’elle pourrait vivre avec lui une complicité, une camaraderie et un dialogue qu’elle n’a jamais connus avec un homme. Elle s’explique elle-même le début de cette relation en disant : « Ce n’était pas maintenant un besoin de groupe ; plutôt une nostalgie, pour moi, de cet âge perdu : de n’avoir pas eu de camarades garçons, des connivences légères, gratuites, avec l’autre sexe… Vingt ans après, je supprimais enfin le tabou, la ségrégation ; mieux valait tard que jamais » (VP, 53). Ce n’est que lors d’une confrontation entre le mari d’Isma et l’Aimé que l’espoir de cette relation libératrice s’effacera, car le jeune homme tourne simplement le dos au mari et quitte les lieux, si bien que « l’épouse fugitive » doit admettre que ce n’est pas lui qui empêcherait l’époux de la « réencager » (VP, 104). Et c’est alors que le texte se mettra en quête de la langue perdue, langue de l’âge perdu, langue de l’intimité. Car à quoi bon multiplier les amours, si l’Autre finit toujours par tourner le dos ? La suite du roman de Djebar se lit dès lors comme la mise en scène d’une multiplicité de personnages qui ont su « passer les frontières » entre l’espace du soi et de l’autre ; c’est à travers eux qu’apparaît le secret de la « langue perdue[9]  ».

En effet, les deuxième et troisième parties du roman font suivre au lecteur le parcours d’une théorie de personnages qui, à travers les âges et les générations, les fictions et les réalités, ont su franchir des barrières jusque-là presque étanches, entre les classes, les professions, les religions, les rôles sociaux, les pays, les sexes et les langues. Les scènes de film que la narratrice tournera (présentées dans la troisième partie du texte) sont emblématiques à cet égard. Le premier plan montre une femme qui dort pendant que son mari, un paralytique confiné à sa chaise roulante, la regarde du seuil de la porte qu’il tente en vain de franchir. Ce rapport est ensuite renversé : le mari malade se trouve dans la chambre tandis que plusieurs plans mettent en scène Leila, l’épouse, entrant et sortant, franchissant toutes les portes et traversant les chambres (VP, 300). De même, le lecteur pourra suivre le parcours de la « mère-voyageuse », celle qui avait conservé les chants nouba andalous et qui traversera les frontières des langues, des codes vestimentaires et des pays pour pénétrer dans les prisons françaises afin de retrouver son fils.

Ce sera pourtant le récit historique qui sera le plus révélateur, s’arrêtant sur tous ceux qui ont su se déplacer, même à l’époque des empires où les identités s’affirment avec obstination, poussant les uns et les autres à vouloir anéantir ou du moins dominer l’Autre. On voit d’abord Thomas d’Arcos, intellectuel français du xviie siècle, capturé par des corsaires qui le vendent comme esclave à Tunis : il achète sa liberté mais reste à Tunis, se convertit à l’Islam et, en 1631, découvre le monument de Dougga qui comporte une double inscription énigmatique. Apparaît ensuite un « comte transfuge » du xixe siècle, ex-révolutionnaire italien qui se fera historien, sensible lui aussi à la nature hybride du monument de Dougga. Le récit retient encore « l’écrivain déporté », un savant grec que les Romains amènent en Numidie où il écrit l’histoire de la chute de Carthage (en 146 avant J.-C.), ainsi que Jugurtha, prince berbère de la même époque qui, adolescent, sait lire la double inscription du monument puisqu’il s’est donné la peine d’apprendre le punique — la langue de l’Autre. Et Jugurtha fut précédé de Tin Hinan, princesse touareg du ive siècle avant J.-C. qui, en fuyant vers le sud, amena avec elle l’alphabet tifinag, lequel sera ainsi conservé grâce à elle.

Cette suite de portraits de personnages « marginaux » mène au constat que le texte de Djebar construit une histoire qui n’est pas celle des fondateurs et de l’origine des empires et des légitimations mais plutôt celle des « transfuges » et du contact des cultures, une histoire qui suit les traces des origines perdues de la Relation, symbolisée (concrétisée) par le caractère hybride du monument de Dougga. La langue perdue de la relation[10] est donc en fait celle qui surgit dans l’entre-deux, une langue qui se déplace, fugitive, comme les personnages du récit. La vie des langues « vaincues », comme celle de certains individus, se serait conservée par une « pratique du détour » ; c’est ainsi que se maintient la langue punique après la chute de Carthage :

Carthage n’est plus là, mais sa langue court toujours sur les lèvres des lettrés et des non-lettrés des cités déchues, pas encore romanisées. Justement, elle court ; elle ne se fixe pas : la langue punique danse, et frémit, et s’étend, cinq ou six siècles encore. Libéré des soldats de Carthage, des prêtres de Carthage, des sacrifices d’enfants de Carthage, libéré et mouvant, le parler punique transmue, et transporte, de vive poésie, les esprits des Numides qui hier faisaient la guerre à Carthage.

VP, 156

De la même façon, la langue berbère se maintient pendant 3000 ans dans les marges des grands empires par les incessants déplacements des tribus nomades et en particulier par le parler et l’activité scripturale des femmes berbères. C’est aussi en « se déplaçant » que Polybe, l’écrivain déporté chargé de faire le récit de la Conquête romaine, subvertit l’Histoire officielle en créant une « langue de poésie » (en grec) qui contourne adroitement l’idéologie inscrite dans les langues des trois peuples impliqués dans le conflit (le latin, le punique et le lybique/le berbère[11]).

Et c’est ainsi que le texte d’Assia Djebar aboutit à la redécouverte de la langue maternelle perdue qui s’avère alors être un langage plutôt qu’une langue. Car il apparaît ici qu’il ne s’agit pas non plus de la langue « originelle » berbère comme telle. Celle-ci devient plutôt la métaphore de cette langue qui « brouille les points de vue », cette langue qui danse, qui se crée ailleurs, dans une zone neutre, entre les langues naturelles, les codes qui régissent les collectivités, y compris la « collectivité » des hommes et des femmes. Elle évoque le langage de la création que chacun se forge individuellement envers et contre les discours sociaux. Le jeune Jugurtha se transforme ainsi, dans cette réécriture de l’histoire des peuples de la Méditerranée, en ancêtre des pratiques « relationnelles » des communautés composites, pratiques marginalisées par les cultures « ataviques », occultées et oubliées pendant des siècles, mais dont le principe reste enfoui au fond de la mémoire des nomades… des femmes et des poètes.

Le livre du double langage du corps

Ces mêmes composantes se retrouvent au centre du roman de Marie-Célie Agnant. Flore (comme Jugurtha) est interprète et son concours est nécessaire pour rendre accessible le récit confus d’Emma, internée dans un hôpital psychiatrique pour avoir mis fin à la vie de sa fille Lola (du moins est-ce ce dont on l’accuse). Par l’intermédiaire de Flore, le docteur MacLeod — et le lecteur — remonte petit à petit dans la mémoire perturbée d’Emma vers les zones obscures de son enfance et au-delà, vers « l’enfance » d’un peuple, « le ventre du bateau négrier et l’antre de la Plantation » d’où est issue la communauté créole des Caraïbes (dont Emma est originaire). À travers cet autre récit de « la genèse du meurtre » se lit la même interrogation que dans celui de Beyala : quelle est l’origine du malheur et de la violence qui marquent le vécu des femmes, en particulier, et de l’humanité dans son ensemble, et comment accéder à cette « zone neutre » qui permettrait de créer des relations « hors pouvoir » ? Cette inscription d’une histoire collective dans le récit d’une vie individuelle se fait d’abord par la figure dramatique des quintuplés morts-nés dont Emma est la seule survivante : comme l’esclave rescapé du négrier et des multiples supplices de la vie sur la plantation, Emma vient au monde (le « nouveau monde », dans le cas de l’esclave) entourée de cadavres, mais, miraculeusement, survit. Fière de sa peau claire, Fifie, sa mère, ne peut se faire à cette fillette noire, sans grâce, qu’elle croit être habitée par un esprit diabolique (LE, 61), si bien que le personnage d’Emma, comme Ateba, comme Télumée, emprunte plusieurs des traits de l’orphelin(e) des contes, enfant mal aimé à qui l’on impose des tâches (missions) impossibles[12] (encore là on reconnaît la dépossession absolue de l’esclave, arraché aux siens et ne tirant rien de son labeur). Durant toute son enfance, Emma s’efforce en vain de gagner l’amour maternel et ne le trouvera que lorsque, adolescente, elle se réfugiera auprès de sa tante Mattie (une cousine de sa grand-mère) qui veillera sur elle comme Toussine sur Télumée. Et comme Toussine, Mattie compensera les lacunes de l’enseignement de l’école par des contes et récits que lui font connaître l’histoire de son peuple. Voulant à son tour faire toute la lumière sur cette Histoire méconnue, Emma ira faire des études supérieures en France, mais le jury rejettera sa thèse, ce qui marquera le début de son glissement dans la folie. Lors de ses années d’études, elle fera également la rencontre de Nickolas, prince charmant et nouvel homme universel d’ascendance chinoise, sénégalaise et espagnole. Nickolas cherchera à combler le profond besoin d’amour d’Emma, mais elle ne lui cédera qu’à moitié et, une fois internée à l’hôpital, elle coupera tout contact avec lui. Repliée sur elle-même, elle consentira finalement à livrer quelques bribes de sa vie de « malédiction » à Flore, l’interprète, avant de mettre fin à ses jours.

Récit aussi tragique que celui de Beyala, Le livre d’Emma se construit néanmoins à partir de plusieurs éléments porteurs d’espoir. Comme dans les autres textes que nous avons analysés, la réécriture d’un récit des origines passe ici par une « féminisation » qui cherche à enrayer le mal à la source et à préparer le terrain à un « langage du coeur » favorisant le rapprochement entre « ennemis » de longue date. En effet, c’est Mattie qui expliquera à Emma le comportement dénaturé de Fifie :

— Comme Fifie ne pouvait pas comprendre, elle t’a fermé son coeur, tentait d’expliquer Mattie. Pour survivre, souvent nous n’avons pas d’autre choix. [… La] souffrance qui nous habite pour ce que nous sommes, cette souffrance que nous devons vivre parce que le monde nous pousse dans la marge jusqu’à nous faire haïr notre propre chair, c’est difficile à comprendre et à accepter, Emma. Il n’est pas étonnant qu’au bout de ce tunnel nous guette la démence, et c’est alors que nous détruisons notre propre chair, parce que nous tremblons pour elle, nous savons ce qui l’attend.

LE, 107

Si ces paroles de Mattie semblent annoncer l’infanticide dont Emma sera accusée, elles renvoient d’abord au geste des mères qui étouffaient leurs enfants à la naissance pour les « mettre à l’abri » des souffrances de l’esclavage (LE, 137). Dans la mémoire des femmes descendant d’esclaves subsiste en effet la trace d’un « commencement du monde » où la vie n’est que déchirement du coeur et du corps :

Dieu a créé le jour et la nuit. Il a également créé les animaux du jour et ceux de l’ombre. Et nous, femmes de la nuit, nous sommes celles sur qui la vie et tout ce qu’elle contient de violent se jette. Elle nous roule avec fracas et brutalité, la vie. Qui peut me dire, faisait Mattie en haussant le ton, depuis que le monde est monde, quand la vie nous a-t-elle vêtues de dentelle et de soie ? Il ne faut pas en vouloir à Fifie, ma petite, malgré tout, tu ne peux lui en vouloir. Le mal dont souffre ta mère vient de loin. Il coule dans nos veines, nous l’ingurgitons dès la première gorgée du lait maternel.

LE, 108

Ainsi le récit de Mattie remonte jusqu’à Kilima, « ancêtre fondateur » de cette douleur des femmes, dont la mère trépasse sur une rive africaine, dans un cri sans fin, lorsque sa fille lui est arrachée par des marchands d’esclaves. Objet de convoitise et de mépris de la part des hommes, noirs et blancs, de génération en génération, les femmes verront disparaître leurs êtres chers — pour ne trouver, en bout de course, d’autre « refuge » que celui de Fifie et d’Emma : « fermer son coeur » à tous, se réfugier dans la folie et la mort, « marronner » hors de l’espace des relations humaines, guerre permanente aux innombrables victimes.

Dans cette guerre sans merci, ce sont les « relations » de Mattie qui commencent à esquisser le début d’une trêve :

Vivre avec Mattie, c’était comme vivre dans un grand livre, un livre qu’elle construisait chaque jour, page après page, et dans lequel je découvrais les arabesques et les méandres de l’âme des humains. C’est dans ce livre que je découvris des vies étonnantes, celle de Béa, la mère de mon grand-père Baptiste, et celle de Rosa, ma grand-mère maternelle.

LE, 109

Aussi est-ce ce « livre » qu’Emma transmettra à Flore et dont le lecteur prend connaissance sous le titre Le livre d’Emma. Il se lit en quelque sorte comme un livre qui devrait figurer parmi ceux de l’Ancien Testament (premier livre de Samuel, deuxième livre de Samuel, premier livre des Rois, livre de Job, etc.). À l’instar des livres bibliques, ce récit est issu d’une transmission orale et ne sera fixé dans un texte écrit qu’après plusieurs générations. Récit des origines, il servira à guider les générations futures, comme c’est le cas des mythes, contes et histoires relatés dans les textes de Beyala, Schwarz-Bart et Djebar. Par ailleurs, ce livre des origines comporte tous les traits de l’hybride qui caractérisent également le monument de Dougga autour duquel se construisent les « livres » de Vaste est la prison : l’oral y rencontre l’écrit, l’histoire des vainqueurs (les Phéniciens, les esclavagistes) y rencontre celle des victimes (les Berbères, les nomades, les « marrons »), le langage des hommes se double de celui des femmes (le berbère, la chronique des femmes et des enfants mal aimés). Ainsi, cette réécriture des récits des origines aboutit à une « restitution » du chaînon manquant, le livre de la rencontre des Différences où l’Autre est inclus et non exclu. Cette com-préhension génère alors un imaginaire du renouveau, du recommencement et de la renaissance.

Le livre d’Emma se termine sur une rencontre de Flore, l’interprète-narratrice, avec Nickolas, l’amant éconduit de la défunte, où Flore se sent guidée par la voix d’Emma :

« Emma-Flore-Emma », répétait-il, tandis que la voix d’Emma chuchotait : « On nous a toujours appris que l’amour, comme tout ce qui est bon sur cette terre, n’est pas fait pour nous. »

Emma. N’était-elle pas là, à guider sur mon corps le corps de cet homme, moi, une des seules femmes à avoir patiemment appris son langage ? Oui, me disais-je, Emma me met au monde, elle réinvente ma naissance. Elle est là pour mener à travers moi sa dernière lutte et se jouer du destin.

LE, 166-67

Ici, « réinventer sa naissance », c’est d’abord apprendre le langage de l’autre. En effet, Flore « corrige » les travers de la mère « dénaturée[13]  » dans la mesure où elle ouvrira son coeur à Emma au point de s’identifier totalement à elle et de « corriger » également le comportement d’Emma à l’égard de Nickolas en cédant à son charme. Dans ce « don total » de Flore à Emma et à Nickolas, l’on reconnaît l’élan du coeur, la mission de l’étoile du texte de Beyala, l’élan qui porte Ateba à la rescousse de sa mère Betty et de son amie Irène, mais qui est freiné par sa mémoire de l’homme, « confisqueur » de lumière. Or, Flore, « conseillée » par Emma, parvient à dépasser (à déjouer) ce destin, ces « souvenirs de guerre », pour se donner également à « l’ennemi ». Ce qui semble rendre possible cette rencontre est le contournement, l’absence de tout langage verbal, l’oubli de tout discours social sur la « négresse » (LE, 167), l’homme, l’amour, etc. : la communication avec Emma comme avec Nickolas se fait entièrement par le langage du corps[14]. En effet, la « sagesse des femmes » de la lignée de Mattie et Emma conseille de se méfier des mots :

— Calme-toi, mon enfant, lui disait Cécile. Il ne faut pas trop s’attacher aux mots, ni trop leur faire confiance. […] Beaucoup de choses restent dans les entrailles à tout jamais, parce qu’on ne sait pas comment les dire, elles demeurent sans nom. Mais elles sont si vivantes, au-dedans de nous. Parfois, on les connaît si bien qu’on a l’impression qu’il suffirait de poser le doigt pour indiquer l’endroit exact où on les sent frémir et bouillir. Parfois, encore, on s’en souvient comme nos oreilles se souviennent d’un cri.

LE, 150-151

Cet imaginaire de la re-naissance passe donc littéralement par un imaginaire de la naissance où la relation prend des attributs de la « relation totale » entre la mère et son enfant à naître, relation intime, im-médiate (qui s’établit sans la médiation du langage verbal), communion sans faille des âmes et des corps. De cet « état originaire », où rien n’est encore nommé, l’on passe au « cri », qui, sans être encore un langage, marque la naissance.

Or, l’on peut noter que les relations qui comblent les personnages mal-aimés des autres romans comportent également une dimension physique, mais elles se créent sur le modèle maternel, entre femmes. Si la courte vie d’Ateba lui fournit quelques souvenirs d’un bonheur fugace, ce sont ceux des contes de sa grand-mère[15]. De la même façon, Télumée sera nourrie par les contes de Toussine : sa parole conjugue le savoir, l’imaginaire et l’affectivité, la chaleur humaine transmise par le contact physique. Emma connaîtra cette expérience éminemment intime dans les bras de Mattie :

Dans la pénombre, je vois Mattie passer sa langue sur ses lèvres desséchées. J’ai treize ans, mais je suis si petite que Mattie m’assoit encore sur ses genoux pour me natter les cheveux. Même quand les nattes sont parfaites, avec tous les petits brins de cheveux bien sagement collés les uns aux autres, elle les défait chaque soir, les roule entre le pouce et l’index avant de les tresser à nouveau. Parfois, elle suit le même tracé, parfois elle dessine un autre parcours. Tout en s’humectant les lèvres, tout en remuant les doigts, Mattie parle.

LE, 129-130

Comme elle tresse les cheveux de l’enfant, Mattie tresse son récit, dans une ambiance de communion où l’art verbal naît de l’intimité des corps, amenant la « femme naissante » à ouvrir les yeux sur le monde, en douceur, à voir la beauté du monde malgré ses laideurs.

La confrontation de ces quatre textes de femmes laisse cependant entendre que cette expérience de la relation (du récit) entre femmes ne peut servir de modèle dans le rétablissement du dialogue avec « l’ennemi », car l’homme est Autre. Cet imaginaire de la naissance est d’abord celui de la renaissance du langage oublié des femmes — représenté par le berbère, dans le texte de Djebar —, langage du coeur où la femme « apprend son nom de femme », où elle se dit, au lieu d’être l’objet de la parole/du désir de l’Autre. Dans le renouveau des discours sociaux, cette redécouverte d’un langage perdu ne représente toutefois qu’une étape préliminaire — essentielle mais non pas suffisante — qui devra aboutir à un processus d’hybridation constante dont le monument de Dougga, figure centrale du texte de Djebar, est à la fois la trace et la préfiguration. Ce monument comporte deux faces, deux inscriptions différentes, gravées sur un même support ; par analogie, dans cet imaginaire de la « fin de la guerre des sexes », le rôle de la pierre, support de la rencontre des langues (langages), reviendra au corps, « matière première » de l’humain, interprète au double langage, intermédiaire qui réunit les langages sans les subordonner l’un à l’autre. « Pour qu’il y ait relation, il faut qu’il y ait termes différents […] s’il n’y a pas de différences, il n’y a pas de relation » (IPD, 72).

La réécriture des récits des origines dans ces quatre textes de femmes aboutit ainsi à une déconstruction des discours culpabilisants où le corps (de la femme) est source de péché, de déchéance. Dans le « nouveau monde » composite, le corps est source de vie, instrument de « créolisation », où l’identité féminine s’affirme sans être éclipsée par l’identité masculine ni éclipser celle-ci. Le corps n’est plus alors réduit à la reproduction, ni à une fonction érotique : il est à l’origine des langages, du relaté, source de production… il est le support de la langue perdue du coeur, de la poésie[16]. Ce corps, délesté des discours fondateurs du Bien et du Mal, permet de passer les frontières, d’amorcer une danse des langages où la « société des femmes » rencontre la « société des hommes » dans une « zone neutre » — l’espace du non-dit — où l’Autre n’est pas un ennemi. Dans cet univers (ce livre) des origines, rien n’est inscrit depuis toujours ni pour toujours ; le renouveau est permanent : « […] le métissage ce serait le déterminisme, et la créolisation c’est, par rapport au métissage, le producteur d’imprévisibilité. La créolisation c’est l’imprédictibilité » (IPD, 66). À chacune, désormais, d’inventer son nom de femme en dehors de tout déterminisme et de le relater à l’autre dans un livre destiné à tous.