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[…] écrire pour moi se joue dans un rapport obscur entre le « devoir dire » et le « ne jamais pouvoir dire », ou disons, entre garder trace et affronter la loi de l’« impossibilité de dire », le « devoir taire », le « taire absolument[1] ».

Avant la publication de L’amour, la fantasia [2], « roman » paru en 1985 qui fera d’Assia Djebar un « grand écrivain[3] », l’auteure algérienne avait publiquement annoncé qu’elle travaillait sur un livre autobiographique. Sa venue à une écriture autobiographique en français — après quatre romans, deux films et un recueil de nouvelles[4] — aura été des plus difficiles, comme elle s’en explique à Marguerite Le Clézio :

[…] je refusais à la langue française d’entrer dans ma vie, dans mon secret. Ce n’est pas tellement un rapport à l’écriture ; c’est un rapport à la langue française. J’ai senti celle-ci comme ennemie. Écrire dans cette langue, mais écrire très près de soi, pour ne pas dire de soi-même, avec un arrachement, cela devenait pour moi une entreprise dangereuse[5].

À cette « ennemie » que représente la langue française s’ajoute une contrainte qui vient de sa culture maternelle : « J’essaie de comprendre pourquoi je résiste à cette poussée de l’autobiographie. Je résiste peut-être parce que mon éducation de femme arabe est de ne jamais parler de soi […][6] ». La résistance de Djebar face à l’écriture de soi lui donne un recul lui permettant d’entreprendre une pratique de l’autobiographie qui se situe en marge de sa définition classique. Ernstpeter Ruhe précise que « [l]’entreprise autobiographique — si c’en est une — s’entoure de protections[7] ». De fait, Djebar a recours, dans L’amour, la fantasia, à la voix des Algériennes de sa région natale de Chenoua pour se protéger de la hochma — de la « honte » (V, 106) — et pour insérer sa voix dans ce livre construit selon les procédés d’une fantasia, ce spectacle de guerre qui, au moment où les cavaliers tirent, entremêle les youyous de femmes, c’est-à-dire les cris de joie et de deuil. Ces youyous, ces instants où la voix de la narratrice s’élève en même temps que celle des autres femmes, se manifestent dans le « roman » par une écriture en italique, par une écriture « de l’intime[8] ». Dans ce récit où plusieurs personnages historiques masculins occupent une place importante — puisque Djebar, à la lumière des écrits d’historiens, de soldats et d’artistes français, interprète deux passés (la conquête d’Alger en 1830 et la guerre de résistance de 1954-1962) —, les passages en italique représentent des lieux féminins privilégiés.

De l’autobiographie canonique à l’« autre-biographie »

Les extraits en écriture italique de L’amour, la fantasia ne sont cependant pas les seuls moments où les voix ensevelies des femmes algériennes se font entendre, dans la mesure où l’expérience militante ou les histoires tragiques vécues par celles-ci sont également évoquées à plusieurs autres endroits, en caractère romain. L’insertion des voix féminines à l’intérieur de ces espaces de combat, de ces espaces dit masculins, suggère ainsi la participation des Algériennes dans la guerre de l’indépendance. Si la voix de ces femmes analphabètes facilite l’avancement de Djebar vers le projet autobiographique, son écriture permet, en revanche, d’inscrire, d’immortaliser la vie de celles-ci. Cette relation entre l’auteure et ses conteuses met l’accent sur la pluralité de l’écriture autobiographique chez Djebar, qui s’oppose à l’individualisme de l’autobiographie traditionnelle. Hédi Abdel-Jaouad a été l’un des premiers à qualifier L’amour, la fantasia d’« autobiographie au pluriel », à mettre en relief le caractère à la fois individuel et collectif de la mémoire convoquée dans ce livre, ainsi que le lien étroit qui unit là le projet autobiographique (reconstitution d’une vie) à un projet historique (reconstitution d’un passé)[9]. D’autres critiques, notamment Patricia Geesey, inscrivent leur analyse dans une même perspective. L’expression collective autobiography qu’elle emploie pour définir ce « roman » emprunte entre autres aux textes féministes de Sidonie Smith, selon lesquels l’écriture autobiographique des femmes — et particulièrement des femmes provenant des pays du tiers-monde ou en voie de développement — repose sur une subjectivité plurielle, une conscience collective[10].

La parution de L’amour, la fantasia, en 1985, coïncide avec l’intérêt porté à la pratique autobiographique au féminin. En effet, les années 1980 marquent un tournant majeur quant à la redéfinition de l’autobiographie canonisée par Georges Gusdorf, pour qui ce « genre » est inconditionnellement réservé à l’homme blanc occidental[11]. Comme le souligne Susan Stanford Friedman[12], si l’on doit à Gusdorf d’avoir affirmé, dès les années 1950, que les « moi » autobiographiques se construisent à travers le processus d’écriture et ne peuvent par conséquent pas reproduire les « moi » de la vie — révélant déjà l’impossible authenticité du projet autobiographique —, son exclusion des femmes, des minorités, des écrivains non occidentaux, bref, des auteurs en marge du groupe dominant, rend sa théorie tout à fait contestable parce qu’exclusive et hégémonique. En réaction contre les limites contraignantes établies par des penseurs tels que Gusdorf, la critique féministe de l’autobiographie s’est imposée de façon remarquable en ouvrant les voies de ce « genre » aux écritures périphériques. Sidonie Smith et Julia Watson observent à cet égard :

L’autobiographie des femmes est maintenant un lieu privilégié pour réfléchir à des questions d’écriture qui se situent à la croisée des théories féministes, postcoloniales et postmodernes. Il est essentiel de noter que l’écriture et la théorisation des vies de femmes se sont souvent produites dans des textes qui mettent l’accent sur des processus collectifs en interrogeant la souveraineté et l’universalité du moi solitaire. Plusieurs femmes écrivains ont eu recours à l’autobiographie pour s’inscrire dans l’histoire[13].

En tant que femme arabo-musulmane et, qui plus est, colonisée, Djebar tente en effet, par l’écriture autobiographique, d’intégrer les oubliées de l’histoire dans l’Histoire, de restituer la mémoire des colonisées. En cela, son travail se distingue nettement de l’autobiographie telle que la définit Philippe Lejeune qui, à la suite de Gusdorf, met l’accent sur l’aspect individuel et personnel du genre[14].

Dans une optique similaire à celle de Gusdorf — bien que plusieurs points divisent les deux penseurs —, Lejeune présuppose que l’autobiographe est doté d’une identité complète, immuable. Tandis que Gusdorf affirme que l’autobiographie n’est possible que dans la mesure où l’homme forme une île en lui-même, image qui symbolise la finitude du « Moi », Lejeune écrit, dans Le pacte autobiographique : « Une identité est, ou n’est pas. Il n’y a pas de degré possible, et tout doute entraîne une conclusion négative[15] ». Cette identité « authentique » est certifiée par l’emploi d’un « je » qui établit l’équation suivante : auteur = narrateur = personnage principal. Dans L’amour, la fantasia, le « je » n’est certes pas aussi figé et intouchable que le voudrait Lejeune[16]. Non seulement le « roman » oscille entre vérité et fiction, rompant par là le pacte autobiographique, mais il passe également d’un « je » qui renvoie tantôt à Djebar, tantôt à d’autres femmes algériennes. En effet, si le « je » de la première moitié du livre renvoie à l’auteure, le « je » de l’autre moitié — à partir de la Troisième partie intitulée « Les voix ensevelies » — fait parler une autre, plusieurs autres, en plus de la narratrice. Entre les fragments de la vie de l’écrivaine s’insère, dans les sous-parties qui portent les titres « Voix » ou « Voix de veuve », le récit de femmes demeurées jusqu’ici silencieuses, le récit de femmes qui hante Djebar. Alors que l’emploi du « je » dans une autobiographie canonique marque le retour à soi, la focalisation sur le moi, le « je » multiple dans L’amour, la fantasia place l’écriture autobiographique sous le signe de l’altérité, de ce que Hélène Cixous a appelé l’« autre-biographie ».

Le concept d’autobiographie résonne pour moi comme l’« autre-biographie ». Il ne s’agit pas d’autocentrement : le moi est un peuple. […] Je suis hantée par des voix : écrire c’est faire entendre ces voix, chacune avec sa coloration, son idiome, dans une écriture tressée, multicolore, multivocale[17].

Ces propos de Cixous, écrivaine et critique algérienne juive, semblent décrire le point de vue de Djebar pour qui le moi est effectivement un peuple qui l’habite, un peuple, en l’occurrence, féminin. En outre, L’amour, la fantasia met en scène une écriture tressée de plusieurs idiomes, tissée par des bribes d’oralité aux endroits intitulés « Voix », de sorte que la narratrice admet consentir à « cette bâtardise, au seul métissage que la foi ancestrale ne condamne pas : celui de la langue et non celui du sang » (AF, 161).

Selon Françoise Lionnet[18], l’héritage culturel des sujets post-coloniaux leur permet au mieux d’explorer les voies multiples de l’autobiographie, qu’elle conçoit comme étant un « genre » métissé, un terrain qui privilégie le tissage entre plusieurs dialectes, plusieurs identités, entre fiction et « vérité ». Dans le livre étudié, la narratrice écrit : « L’autobiographie pratiquée dans la langue adverse se tisse comme fiction […] » (AF, 243) ; ce qui a pu entraîner des critiques à le définir comme une autofiction. Sans préciser les dispositifs narratifs qui déterminent ce « genre », Mildred Mortimer affirme que l’insertion de voix plurielles et le brouillage entre l’expérience vécue et la fiction font de L’amour, la fantasia une autobiographie collective et une autofiction[19]. S’il est vrai que certains traits de ce « roman » le rattachent effectivement à l’autofiction, « genre » inventé par Serge Doubrovsky afin de combler la fameuse « case aveugle » de Lejeune, d’autres caractéristiques montrent qu’il s’en éloigne. Il y a bien sûr des passages de L’amour, la fantasia qui témoignent de ce que Lejeune a appelé un pacte romanesque, c’est-à-dire une invitation au lecteur à imaginer plutôt qu’à croire ce qu’il lit. Ces moments se manifestent dans les extraits plus historiques du « roman » dans lesquels Djebar, en tant qu’historienne, questionne l’objectivité de l’Histoire qui n’échappe pas à sa part fictive, poussant la fiction jusqu’à s’introduire dans le récit de la conquête du siècle précédent. S’il est clair que l’écrivaine ne nous demande pas de croire qu’elle est « née en dix-huit cent quarante-deux, lorsque le commandant de Saint-Arnaud vient détruire la zaouia des Beni Ménacer, [s]a tribu d’origine […] » (AF, 243), elle nous demande par ailleurs de croire que son interprétation n’est pas moins objective — et pas moins subjective — que celles des conquérants. Ce qu’il faut cependant lire dans la phrase « l’autobiographie dans la langue adverse se tisse comme fiction », c’est l’impossible traduction de son enfance arabe dans une autre langue, l’impossible traduction d’une langue à une autre. Il ne s’agit pas, pour Djebar, de présenter son expérience ou celle des femmes algériennes comme fictives, mais bien de reconnaître que chaque texte qui se veut « vrai » ou « véridique » introduit sa part de fiction.

Ainsi, ce récit que Djebar dit être son « premier livre ouvertement autobiographique » (V, 51) se situe quelque part entre roman et autobiographie, dans un entre-lieu qui ne s’appelle toutefois ni roman autobiographique ni autofiction. D’après la définition de Doubrovsky, l’autofiction est une « autobiographie fictionnalisée[20] » où « auteur, narrateur et protagoniste partagent la même identité nominale et dont l’intitulé générique indique qu’il s’agit d’un roman[21] ». La mention générique « roman » de L’amour, la fantasia relève, comme l’écrivaine l’a mentionné à plusieurs reprises, d’une stratégie éditoriale qui n’a rien à voir avec un pacte autofictionnel[22]. De plus, les trois instances discursives ne forment pas toujours une seule et même identité : l’auteure n’est parfois ni narratrice ni protagoniste. Si les éléments paratextuels (mention générique, interviews…) et plusieurs réflexions sur la question autobiographique invitent à lire ce livre comme une autobiographie ou une autofiction, la principale narratrice — « fillette arabe allant pour la première fois à l’école » (AF, 11) et qui deviendra écrivaine algérienne de langue française, n’est jamais nommée, de sorte qu’il est impossible d’affirmer avec certitude s’il s’agit bel et bien d’Assia Djebar. Comme le souligne Jacques Lecarme :

Hors du nom propre, il n’est point de pierre de touche pour l’autobiographie ou pour l’autofiction. Mais les difficultés commencent ici au lieu de disparaître. Jacques Derrida, [dans Otobiographies. L’enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre], suggère que Nietzsche-auteur n’est que l’homonyme et le pseudonyme de Nietzsche-personne, tant il est vrai que l’auteur est un autre. Les notions de nom propre, de signature et de contrat sont plus qu’ébranlées, alors qu’on croyait y tenir le fondement de l’autobiographie[23].

Djebar-auteure est en effet une autre, doublement autre puisque Assia Djebar est le pseudonyme de Fatima-Zohra Imalayène. Tandis que Lejeune affirme que « [l]e pseudonyme est simplement une différenciation, un dédoublement du nom, qui ne change rien à l’identité[24] », Djebar s’est d’abord servie du pseudonyme comme d’un voile, un voile lui permettant de non seulement changer son identité pour la publication de La soif — son premier roman —, mais aussi de la cacher, protégeant de cette façon sa famille du scandale d’avoir une fille qui écrit une histoire érotique et, de surcroît, dans la langue de l’ancien colonisateur.

S’il importe de préciser en quoi L’amour, la fantasia ne s’inscrit pas dans un genre en particulier, ce n’est pas tant pour insister sur les différences entre roman, autofiction et autobiographie que pour indiquer la forme hybride du récit. En supposant qu’il faille absolument qualifier le texte à l’étude, je dirais, en écho à Derrida — qui, dans Demeure, analyse L’instant de ma mort de Maurice Blanchot comme une autobio-thanatographie[25] et qui a lui-même fait la pratique d’une zootobiographie en se mettant dans la peau d’un chat dans « L’animal que donc je suis[26] » — que L’amour, la fantasia est un récit autohétérobiothanatohistoriographique. Djebar offre des fragments sur sa vie et sur elle-même (autobio), ainsi que sur celle d’autres femmes (hétérobio), et interprète une partie de l’histoire algérienne (historio). Mais cette interprétation, de même que le dévoilement de sa vie et de celle des femmes algériennes, ne peut se faire que par une appropriation des textes des « ennemis » français et de leur langue, rendant problématique son projet autohétéro-biohistoriographique et justifiant l’ajout du « thanato » : l’écriture du dévoilement implique un rapport à la mort. « Me mettre à nu dans cette langue, écrit Djebar, me fait entretenir un danger permanent de déflagration » (AF, 241). Dans Ces voix qui m’assiègent, l’auteure confirme cette impression en définissant l’écriture autobiographique de « tombe-écriture » (V, 114), suggérant dès lors qu’une mise à nu correspond à une mise à mort.

La langue adverse

Pour Derrida, philosophe juif également né dans une Algérie colonisée, l’écriture autobiographique suppose aussi une mort symbolique, comme si tenter de se donner pour « vrai » dans la langue de l’autre ne peut signifier que se donner la mort. L’écriture de cette mort devenant, comme il le souligne dans « Circonfession », un héritage, un don de l’autre, « car je me donne ici la mort ne se dit qu’en une langue dont la colonisation de l’Algérie en 1830, un siècle avant moi, m’aura fait présent, I don’t take my life, mais je me donne la mort[27] ». La posture de Derrida face à la langue française et à l’écriture autobiographique rejoint de façon frappante celle de Djebar au sujet des mêmes questions. En réponse aux Confessions de Saint Augustin, Derrida insiste, dans « Circonfession », sur l’impossibilité de dire la vérité, de faire la vérité — pour reprendre le terme du premier —, proposant une pratique « circonfessionnelle » dans tout projet autobiographique, c’est-à-dire une écriture qui tourne autour d’un aveu sans le fermer sur une vérité, qui tourne autour d’un aveu s’ouvrant sur la possibilité de ne pas être une vérité. Le renvoi à Saint Augustin n’est guère étonnant puisqu’il représente en quelque sorte le pionnier de ce que nous appelons aujourd’hui l’autobiographie, mais ce sont sans doute les enjeux entourant la langue d’écriture qui lient davantage Derrida et Djebar à leur compatriote, Algérien dont la langue maternelle est le tamazight, le berbère, et qui écrit ses Confessions en latin, langue apprise à l’école[28]. Djebar établit, dans L’amour, la fantasia, une filiation entre son écriture en français et celle de Saint Augustin en latin, toutes deux se déroulant dans « une langue installée sur la terre ancestrale dans des effusions de sang » (AF, 242). Dans la même veine, Derrida met l’accent sur le sang/l’encre qui coule de sa plume en rapprochant l’écriture autobiographique dans une langue imposée de la circoncision, blessure pareillement imposée.

Si l’écriture rappelle à Djebar et à Derrida une blessure originaire (adopter la langue du conquérant a exigé d’eux qu’ils se fassent violence), il faut néanmoins préciser qu’ils ne considèrent pas le français, à proprement dire la langue de l’autre, comme une langue étrangère. Lorsque Djebar qualifie la langue française de « langue adverse », elle précise par ailleurs que cette dernière ne lui est pas étrangère[29], partageant en ce sens la position exprimée par Derrida dans Le monolinguisme de l’autre ou La prothèse d’origine : « En disant que la seule langue que je parle n’est pas la mienne, je n’ai pas dit qu’elle me fût étrangère. Nuance[30] ». « Nuance » est à mon sens le mot d’ordre pour lire les romans de Djebar et pour aborder son rapport aux langues — berbère, arabe, française — en lien avec son appartenance franco-maghrébine.

Dans Le monolinguisme de l’autre, essai qui offre une réflexion approfondie sur les questions entourant la langue et l’écriture autobiographique, Derrida relève l’ambiguïté de l’expression « franco-maghrébin », soulignant que le trait d’union qui relie deux identités trahit par ailleurs la désunion de deux peuples :

Le silence de ce trait d’union ne pacifie ou n’apaise rien, aucun tourment, aucune torture. Il ne fera jamais taire leur mémoire. Il pourrait même aggraver la terreur, les lésions et les blessures. Un trait d’union ne suffit jamais à couvrir les protestations, les cris de colère ou de souffrance, le bruit des armes, des avions et des bombes.

M, 27

L’alliance entre la France et le Maghreb par ce trait d’union tend donc à étouffer une violence pourtant toujours présente. L’ambiguïté qui s’installe dans le trait d’union de « franco-maghrébin » trouve également demeure dans la virgule du titre de Djebar, L’amour, la fantasia, virgule qui suggère à la fois un rapprochement et une séparation entre deux pays, deux moments historiques. En effet, cette virgule a une double fonction puisqu’elle relie et oppose les deux termes, c’est-à-dire qu’elle annonce la complicité et la dualité entre « l’amour » et la « fantasia ». Katherine Gracki propose d’interpréter cette virgule comme le sang qui marque la division entre la violence de l’Algérie d’hier et d’aujourd’hui : « Cette virgule peut être lue comme le sang de la rupture et de la division gravé dans le corpus de Djebar, une marque de violence qui a sans cesse laissé sa trace sur le passé et le présent de l’Algérie[31] ». Si la virgule marque en ce qu’elle symbolise une des traces de sang de la (dé)colonisation, elle efface toutefois « la violence initiale » (AF, 56) par le lien étroit qu’elle établit entre l’amour et la guerre, comme si la guerre était un acte d’amour. Djebar dénonce la pénétration coloniale à travers la métaphore du viol pour en montrer la brutalité, mais elle avance également que la prise d’Alger s’est faite « dans l’aveuglement d’un coup de foudre mutuel » (AF, 17), révélant par là sa position ambivalente par rapport à la colonisation :

Dès ce heurt entre deux peuples, surgit une sorte d’aporie. Est-ce le viol, est-ce l’amour non avoué, vaguement perçu en pulsion coupable, qui laissent errer leurs fantômes dans l’un et l’autre des camps, par l’enchevêtrement des corps, tout cet été de 1830 [32] ?

AF, 26

L’ambiguïté entourant le titre dévoile déjà, de façon implicite, sa relation contradictoire avec la langue française. La virgule de Djebar et le trait d’union de Derrida peuvent certes être lus comme des signes trahissant leur « nostalgérie » (M, 86).

Chez Djebar et chez Derrida, la résistance à l’autobiographie et le désir de l’autobiographie sont intimement liés à la langue, d’où l’importance d’insister sur celle-ci. Pourtant, une question s’impose : de quelle langue s’agit-il ? La maternelle ou l’autre ? L’ambiguïté derridienne rencontre ici l’ambivalence djebarienne. Alors que l’auteure algérienne appelle le français sa langue marâtre (AF, 240), le philosophe dit de la langue maternelle qu’il « n’en avai[t] pas, justement, pas d’autre que le français » (M, 60), et affirme toutefois : « […] jamais je n’ai pu appeler le français, cette langue que je te parle, “ma langue maternelle” » (M, 61). Dans son récent ouvrage, Calle-Gruber abonde dans ce sens au sujet de l’écrivaine : « Rien de tranché, rien de simple, cependant, rien de moins dichotomique que le diptyque d’Assia Djebar : car la langue maternelle, elle-même bifide, est perte d’origine (perte de l’origine, perte à l’origine)[33] ». On constate, dans cette citation, l’influence de la pensée de Derrida pour qui toute langue maternelle, toute origine ne peut se penser qu’en termes de perte, mais une perte qui n’en est pas vraiment une puisqu’on ne peut perdre ce qu’on n’a jamais eu. Le colonisateur lui-même n’a jamais eu, n’a jamais possédé la langue qu’il impose comme la sienne. Derrida souligne à juste titre que celle-ci ne lui appartient pas, naturellement :

Parce que le maître ne possède pas en propre, naturellement, ce qu’il appelle pourtant sa langue ; parce que, quoi qu’il veuille ou fasse, il ne peut entretenir avec elle des rapports de propriété ou d’identité naturels, nationaux, congénitaux, ontologiques ; parce qu’il ne peut accréditer et dire cette appropriation qu’au cours d’un procès non naturel de constructions politico-phantasmatiques […].

M, 45

Autrement dit, n’ayant pas de langue propre, le colonisateur s’arroge une langue qu’il rêve, s’imagine être la sienne et qui devient, par le biais de ce phantasme — à entendre dans les deux sens du terme — une langue spectrale, fantomatique, une prothèse de l’origine. La langue étant perçue par le philosophe comme un phantasme que le colonisateur s’est approprié « à travers le viol d’une usurpation culturelle » (M, 45), la ré-appropriation de cette langue par le sujet post-colonial s’avère dès lors elle-même un projet fantomatique puisqu’il ne saurait y avoir d’appropriation absolue de la langue.

Sans que cela soit une appropriation absolue, Derrida propose par ailleurs d’inventer une langue qu’aucune hégémonie culturelle ou discursive ne pourra se réapproprier. L’invention d’une langue par la transformation, voire la déformation du français est peut-être, d’après lui, la seule voie possible vers une tentative de l’autobiographie :

Si […] je rêve d’écrire une anamnèse de ce qui m’a permis de m’identifier ou de dire je à partir d’un fond d’amnésie et d’aphasie, je sais du même coup que je ne pourrai le faire qu’à frayer une voie impossible […], à inventer une langue assez autre pour ne plus se laisser réapproprier dans les normes, le corps, la loi de la langue donnée […].

M, 124

Sortir de l’amnésie et de l’aphasie, pour Djebar, ne peut en effet s’effectuer que par la création d’une langue, une langue qui permettrait de passer de l’oral à l’écrit, du berbère au français sans tomber dans la dualité de ces deux langues. Selon Derrida, le sujet post-colonial doit inventer une langue qui « serait plutôt une avant-première-langue destinée à traduire cette mémoire. Mais à traduire la mémoire de ce qui précisément n’a pas eu lieu, de ce qui, ayant été (l’)interdit, a dû néanmoins laisser une trace, […] de[s] traces, de[s] marques, de[s] cicatrices » (M, 118). Pour celle qui a été « coupée des mots de [s]a mère par une mutilation de la mémoire » (AF, 12), la seule façon de guérir d’une telle blessure réside dans ce projet paradoxal que met en relief Derrida et qui consiste « à traduire la mémoire de ce qui précisément n’a pas eu lieu ». Or, il lui faut traduire l’intraduisible et ce, par le biais de la fiction, une fiction qui n’en est pas moins « vraie » puisqu’il s’agit de construire une vérité et une mémoire qui n’existent pas, qui n’ont pas eu lieu. Parallèlement à Derrida, Djebar rappelle qu’écrire, c’est « se souvenir certes, et malgré soi : non du passé, mais de l’avant-mémoire, de l’avant avant la première aube, avant la nuit des nuits, avant » (V, 138). Écrire, c’est donc restaurer, inventer une mémoire perdue, un passé à venir, une langue pré-maternelle, et écrire une autobiographie, c’est tendre vers un « retour à venir » (V, 51), l’écriture autobiographique, ce retour sur soi, étant toujours à venir, en préparation.

L’interdit

La quête de Djebar d’une langue qui ferait entendre « la source orale de ce français des colonisés » (AF, 241) tend à remédier à un handicap, à savoir son « bilinguisme qui “boîtait des deux jambes”[34] ». De toute évidence, la nouvelle langue symbolise pour elle, et ici aucune autre métaphore ne pourrait être plus juste, la prothèse d’origine. Néanmoins, si la prothèse d’origine, ce « membre-fantôme » (M, 118), lui permet d’oublier son « handicap » le temps d’écrire L’amour, la fantasia, elle le lui rappelle pourtant, parce qu’elle en est la cause : cette même prothèse a permis au colonisateur d’interdire les autres langues. L’interdit des langues est, d’après Derrida, à la source du trouble de l’identité qui est lui-même à l’origine du désir d’anamnèse, le philosophe reconnaissant toutefois le leurre du phantasme généalogique. Pour Djebar, écrire c’est se dire (AF, 72) : mais comment peut-elle écrire, s’écrire, dès lors qu’on l’a coupée de la langue maternelle, qu’on lui a, autrement dit, coupé la langue ? « Quand on interdit l’accès à une langue, écrit Derrida, on n’interdit aucune chose, aucun geste, aucun acte. On interdit l’accès au dire, voilà tout, à un certain dire. Mais c’est là justement l’interdit fondamental, l’interdiction absolue, l’interdiction de la diction et du dire » (M, 58). Lorsqu’une langue est ainsi interdite, la prise de parole ne peut qu’être difficile, voire impossible, car lever l’interdit signifie toujours demeurer dans l’inter-dit, dans un entre-dit. Djebar exprime la douleur de l’interdiction d’une langue et de l’imposition d’une autre en faisant part de son « état autistique » (AF, 38) causé par une impossibilité de dire l’amour en français : « […] la langue française pouvait tout m’offrir de ses trésors inépuisables, mais pas un, pas le moindre de ses mots d’amour ne me serait réservé[35]… » (AF, 38). Incapable de dire l’amour dans la langue de l’occupant et pourtant « désertée des chants de l’amour arabe » (AF, 240), la narratrice se situe dans un entre-dit qui gêne la fluidité de son écriture : « Est-ce d’avoir été expulsée de ce discours amoureux qui me fait trouver aride le français que j’emploie ? » (AF, 240) Si la lecture et l’écriture en langue française signifient, d’une part, voyage, mouvement corporel dans un espace subversif, elles signifient, d’autre part, l’incapacité de saisir la sensibilité des mots français. Absente de l’écriture arabe comme d’un grand amour (AF, 204), la narratrice-écolière s’absente également de la matérialité de la langue adverse, si bien que l’utilisation du français lui est aride, c’est-à-dire forcée, ne coulant pas de source.

J’écris et je parle français au-dehors : mes mots ne se chargent pas de réalité charnelle. J’apprends des noms d’oiseaux que je n’ai jamais vus, des noms d’arbres que je mettrai dix ans ou davantage à identifier ensuite, des glossaires de fleurs et de plantes que je ne humerai jamais avant de voyager au nord de la Méditerranée. En ce sens, tout vocabulaire me devient absence, exotisme sans mystère, avec comme une mortification de l’oeil qu’il ne sied pas d’avouer…

AF, 208

Celle qui circule librement parce que non cloîtrée, que l’on regarde parce que non voilée, ne peut donc pas voir les images auxquelles renvoient les mots appris et devient symboliquement aveugle : visible pour les autres, aveugle à elle-même, aveugle sans être enfermée.

Alors que l’aridité de la narratrice-écolière s’explique par l’impossibilité de donner corps aux mots français, l’aridité que rencontre la narratrice-autobiographe est reliée à sa difficulté de dire « je », l’appropriation de ce « je » par une femme arabo-musulmane n’étant pas, précise Djebar, un processus « naturel ». Cette difficulté, Derrida le voit bien, contrarie le projet autobiographique : « Quelle que soit l’histoire d’un retour à soi ou chez soi, […], de quelque façon que s’affabule une constitution du soi, de l’autos, de l’ipse, on se figure toujours que celui ou celle qui écrit doit savoir déjà dire je » (M, 53). Pour le sujet amnésique qu’est Djebar, il s’agit d’inventer son « je » et ce, dans les langues française et berbère. Tandis que la difficulté de s’approprier un « je » dans la langue adverse est liée à l’héritage colonial (« Ma fiction est cette autobiographie qui s’esquisse, alourdie par l’héritage qui m’encombre » [AF, 244]), l’impossibilité de parler à la première personne dans « sa » langue est associée au renoncement d’une voix au profit de plusieurs voix.

Jamais le « je » de la première personne ne sera utilisé : la voix a déposé, en formules stéréotypées, sa charge de rancune et de râles échardant la gorge. Chaque femme, écorchée au-dedans, s’est apaisée dans l’écoute collective.

[…]

Comment une femme pourrait parler haut, même en langue arabe, autrement que dans l’attente du grand âge ? Comment dire « je », puisque ce serait dédaigner les formules-couvertures qui maintiennent le trajet individuel dans la résignation collective ?

AF, 176-177

Certes, Djebar transgresse les normes de cette société en écrivant à la première personne, mais le « je » employé demeure pourtant empreint de la collectivité puisqu’il est plurivoque, signe d’une résistance collective plutôt que d’une résignation.

Mais si, grâce à son père, la narratrice s’est libérée de l’aphasie collective et tente, par ce fait même, de libérer les autres, c’est, ironiquement, par la chance d’échapper au harem, à ce lieu sacré, interdit comme l’indique son étymologie (haram), qu’elle connaîtra le double interdit dont parle Derrida, à savoir l’interdit d’accès à l’arabe et l’interdit d’accès au français. Ce dernier, souligne le philosophe, opérait de manière « détournée et perverse » (M, 57), « dans la façon de permettre et de donner » (M, 59). De ce don, de ce privilège d’apprendre le français, la narratrice confie : « Cette chance me propulse à la frontière d’une sournoise hystérie » (AF, 208). Consciente d’avoir « fait trop tôt un mariage forcé » (AF, 239), car en lui donnant la langue française, son père « [l]’aurait “donnée” avant l’âge nubile […] au camp ennemi » (AF, 239), la narratrice nourrit à l’égard de cette langue « imposée dans le viol autant que dans l’amour » (AF, 242) un sentiment ambigu. En outre, Djebar n’est pas convaincue que la mobilité de son corps et l’apprentissage du français la sauvent de l’aphasie des femmes cloîtrées :

Laminage de ma culture orale en perdition : expulsée à onze, douze ans de ce théâtre des aveux féminins, ai-je par là même été épargnée du silence de la mortification ? Écrire les plus anodins des souvenirs d’enfance renvoie donc au corps dépouillé de voix.

AF, 177-178

Ainsi, la jeune fille échappe au mutisme collectif, mais en vit un autre : individuel et rattaché à l’entreprise autobiographique car toute écriture relatant les souvenirs d’enfance demeure sans voix, sans écho. De plus, rejetée du monde intérieur féminin, propulsée dans le monde extérieur masculin, comment l’écrivaine peut-elle véhiculer la parole des femmes voilées sans les trahir, elle-même devenue, dans une certaine mesure, l’autre ? Comment celle qui circule au-dehors peut-elle, en somme, traduire l’arabe féminin des incarcérées, un arabe jamais exposé au soleil, un « arabe souterrain[36] » ?

Violence de l’autohétérobiographie

Le désir de Djebar n’est sûrement pas de parler à la place des femmes condamnées au silence, mais de parler avec elles, à leur côté. Dans la préface de Femmes d’Alger, l’auteure écrivait déjà : « Ne pas prétendre “parler pour”, ou pis “parler sur”, à peine parler près de, et si possible tout contre […][37]. » Il n’est toutefois pas facile de parler tout contre, tout près, dès lors qu’elle a été éloignée de ces femmes depuis son enfance, qu’elle a été exclue du monde et du langage souterrains[38]. L’oeuvre djebarienne témoigne de cette douleur en même temps qu’elle est traversée par un sentiment de culpabilité. Dans L’amour, la fantasia, ce sentiment n’est pas tant attaché au fait d’écrire dans la langue de l’autre (car la langue, « ma » langue n’est-elle pas toujours « autre », altérée par cette impossibilité de la posséder ?) que de réécrire le viol de l’Algérie, cette pénétration étrangère à travers les seuls textes de ses envahisseurs. L’histoire de la conquête de l’« Algérie-femme » (AF, 69) ayant été écrite, donnée par les hommes français, son interprétation ne peut se faire que par l’entremise de ceux-ci. En ce sens, si Djebar parle effectivement tout contre les femmes algériennes, elle ne peut le faire qu’en restant assez près, pour ne pas dire tout près, des textes des conquérants.

De 1830 à 1835, une prolifération de textes circulent dans Paris, créant une « littérature » (AF, 56) autour de la prise d’Alger. Écrivains, peintres, commandants, soldats, ethnographes, géographes, linguistes, docteurs… personne n’échappe à cette « démangeaison de l’écriture » (AF, 56), à l’envie irrésistible de revivre la conquête de l’Algérie à travers leur regard, leurs mots, comme si l’écriture permettait de reconquérir la terre algérienne, de revivre le plaisir, autant dire la jouissance, de la possession. Ainsi, des combats sanglants qui ont lieu en octobre 1840 à Oran, le capitaine Bosquet écrit, dans sa correspondance au capitaine Montagnac : « “Notre petite armée est dans la joie et les festins […]. On respire dans toute la ville une délicieuse odeur de grillades de mouton et de fricassées de poulet…” » (AF, 67). À cette lettre dans laquelle Bosquet se délecte de l’odeur des incendies provoqués lors d’une nuit de pillage, Montagnac répond, dans le même élan d’enthousiasme : « “Ce petit combat offrait un coup d’oeil charmant. […] un panorama délicieux et une scène enivrante” » (AF, 67). Cette correspondance, de même que d’autres lettres d’officiers adressées à leur mère, à leur femme ou à tout autre membre de leur famille, ainsi que les rapports envoyés à la métropole aux supérieurs, nourrissent de façon considérable ce qui constituera les archives coloniales. En cette époque dominée par la production d’un « savoir » sur l’Orient, le mot devient « l’arme par excellence » (AF, 56). Il s’agit donc pour Djebar de s’approprier, à son tour, cette arme afin de subvertir le pouvoir textuel des documents orientalistes en s’attardant sur les détails, les hiatus, les silences[39]. Certains détails négligemment glissés par Bosquet acquièrent une grande importance dans L’amour, la fantasia et deviennent des éléments-clés de la réécriture de la conquête. Par exemple, les sept femmes cruellement abattues pour avoir insulté des soldats français sont des détails échappés par Bosquet qui leur reproche d’avoir choisi leur mort en se présentant en injurieuses. Sous la plume de Djebar, elles deviennent des preuves de la brutalité coloniale, des héroïnes qui ont eu le courage d’affronter leurs adversaires, bien que n’étant pas armées.

« S’approprier » le mot, le détail dans le but d’écrire sur et par-dessus l’événement n’est cependant pas toujours le terme exact, car cette arme, la narratrice la reçoit aussi du colonel Pélissier, celui qui, sous les ordres du maréchal Bugeaud, fait enfumer les grottes des Ouled Riah, le 19 juin 1845, et incendie 1500 personnes. À la suite de ce feu, Pélissier, envahi par le remords, ordonne de sortir les cadavres des grottes, tendant l’« arme » à la narratrice : « Les corps exposés au soleil, les voici devenus mots » (AF, 89). Le rapport du colonel, qui lui vaudra le titre de barbare et qui fera qu’il sera décrié par ses compatriotes, Djebar le reçoit comme un palimpseste qui lui permet de réécrire l’histoire de la guerre franco-algérienne : « Pélissier, l’intercesseur de cette mort longue […] me tend son rapport et je reçois ce palimpseste pour y inscrire à mon tour la passion calcinée des ancêtres » (AF, 93). Grâce à ce dernier, à qui elle « se hasarde à dévoiler sa reconnaissance incongrue » (AF, 93), la narratrice inscrit la voix des victimes étouffées par les flammes. Ce rapport n’est pas le seul à lui servir de palimpseste puisqu’elle relit, surlit, comme l’indique Anne Donadey, plusieurs textes des archives coloniales. S’inspirant du concept de « transfocalisation narrative » étudié par Gérard Genette dans Palimpsestes, Donadey précise que Djebar n’efface pas totalement le contenu des documents coloniaux, mais superpose son écriture à celle des écrits officiels, car il n’est pas question pour l’écrivaine de nier l’Histoire, mais de la mettre en relation avec l’histoire transmise par la tradition orale. Donadey souligne néanmoins que le geste de gratter la surface des textes n’est pas dénué de violence et qu’en outre, un palimpseste réussi se reconnaît par l’extrême violence de son processus :

L’amour, la fantasia met l’accent sur le double aspect de cette mise en relation, qui permet de survivre à la violence de l’histoire tout en portant en germe la possibilité de faire à nouveau violence. L’action d’écrire sur le palimpseste est en soi un acte de violence, puisqu’il s’agit de faire disparaître une inscription afin de le recouvrir d’une autre. Le palimpseste peut donc servir de métaphore du processus colonial, qui implique le violent effacement de l’histoire, de la culture, et du mode de vie d’un peuple afin de les remplacer par ceux du colonisateur. Comme pour le processus colonial, un palimpseste réussi impliquerait l’effacement complet de l’inscription précédente […][40].

Djebar n’opère toutefois pas cette violence radicale sur les archives puisqu’elle cite des extraits de ces documents à maints endroits, en les questionnant certes, mais en leur rendant à tout le moins leur place.

La violence s’adresse peut-être davantage aux femmes qui participent à l’histoire de ce palimpseste. Françoise Lionnet croit que les textes autobiographiques d’auteurs post-coloniaux peuvent être lus comme une forme de palimpseste — verbal plutôt que visuel —, ceux-ci s’écrivant dans une langue superposée à une autre langue[41]. Suivant ce postulat et tenant compte des propos de Donadey, le français porte ainsi violence au berbère, de sorte que l’écriture-palimpseste de Djebar reproduit, dans cette veine, la violence coloniale. Vouloir jeter la lumière sur des faits omis dans les livres officiels comporte le risque de jeter un autre voile sur ceux-ci. En relatant les événements vécus lors de la guerre de 1956 par Chérifa — une des femmes interviewées pour son film La nouba des femmes du mont Chenoua (1978) —, l’auteure s’interroge notamment sur la transcription de l’histoire de cette dernière qui, à treize ans, a « subi la France » (AF, 226), c’est-à-dire qui a été violée : « Petite soeur étrange qu’en langue étrangère j’inscris désormais, ou que je voile » (AF, 160). Elle ira jusqu’à dire que son dessein de déterrer sa voix ne fait peut-être que l’ensevelir davantage : « Les mots que j’ai cru te donner s’enveloppent de la même serge de deuil que ceux de Bosquet ou de Saint-Arnaud » (AF, 161). Par conséquent, dévoiler l’expérience de ces femmes, les mettre à nu comme le souligne son arabe dialectal (AF, 178), représente un geste de violence qui n’est pas sans rappeler l’entreprise de rapine dénoncée par la narratrice : « […] cette mise à nu, déployée dans la langue de l’ancien conquérant […] renvoie étrangement à la mise à sac du siècle précédent » (AF, 178). La fonction testimoniale que veut donner Djebar à son « roman », puisque son but est de « [d]ire à [s]on tour. Transmettre ce qui a été dit, puis écrit » (AF, 187), se trouve dès lors remise en question. À propos de la transmission des récits de femmes, elle constate douloureusement la difficulté de concrétiser son désir de filiation : « Je crois faire le lien, je ne fais que patouiller, dans un marécage qui s’éclaire à peine » (AF, 244, en italique dans le texte).

Nourrissant le désir de cicatriser la blessure de ses compatriotes, Djebar n’est pas sans savoir qu’elle risque d’aggraver l’ablation culturelle. En effet, loin de guérir une mémoire mutilée, l’écriture autohétérobiographique s’avère plutôt menaçante pour soi mais aussi, et surtout, pour les autres, comme si l’écriture devenait une autohétéromutilation :

Tenter l’autobiographie par les seuls mots français, c’est, sous le lent scalpel de l’autopsie à vif, montrer plus que sa peau. Sa chair se desquame, semble-t-il, en lambeaux du parler d’enfance qui ne s’écrit plus. Les blessures s’ouvrent, les veines pleurent, coule le sang de soi et des autres, qui n’a jamais séché.

AF, 178

La pratique autohétérobiographique dans la langue de l’autre implique non seulement un arrachement du voile, mais aussi un arrachement de la peau, une entaille dont le sang répandu déborde sur l’écriture pour l’effacer, la faire taire. Dans Vaste est la prison, Djebar écrit, toujours à propos de son désir de ressusciter les morts par les mots : « À force d’écrire sur les morts de ma terre en flammes, le siècle dernier, j’ai cru que le sang des hommes aujourd’hui (le sang de l’Histoire et l’étouffement des femmes) remontait pour maculer mon écriture, et me condamner au silence[42]. » Écrire sur soi et sur ses compatriotes en langue française, c’est espérer inscrire la « parole sans écriture » des Algériens, en particulier des femmes, tout en redoutant que cette parole ne se transforme en une « parole sang-écriture [43] », c’est-à-dire une parole qui fait couler plus de sang que d’encre, une parole meurtrie, étouffée par les guerres fratricides de l’Algérie post-coloniale.

(Dé)voilement

La violence et les dangers de l’écriture autobiographique dans la langue adverse sont grands et Djebar ne prétend pas les contourner. Si le français semble s’opposer à son désir de se dévoiler et de dévoiler le récit des femmes, il est pourtant ce qui lui permet de s’avancer sans tout à fait se montrer et de lever le voile sans brutalement l’arracher. Maintes fois, elle a affirmé que l’emploi de la langue française symbolise pour elle un voile, « [v]oile non de la dissimulation ni du masque, précise-t-elle, mais de la suggestion et de l’ambiguïté […] » (V, 43). Le français représente donc un voile qui la révèle tout en la protégeant d’une exposition impudique. Pour Djebar, l’écriture en langue française est une façon, non pas de se cacher sous cette langue ni de se parer d’un masque, mais de se montrer derrière un voile transparent, un moyen de se détourner d’une mise à nu insupportable puisque, comme le rappelle Derrida, « [l]a nudité reste peut-être insoutenable[44] ». La nudité, l’exposition que suppose le projet autobiographique est en effet insoutenable pour Djebar, « [c]ar si écrire c’est s’exposer, s’afficher à la vue des autres, se voiler même écrivant a été, pour moi, un mode naturel » (V, 98). L’amour, la fantasia peut être considéré comme un récit qui expose, plus que l’auteure, les difficultés d’une exposition de soi, à l’instar du Monolinguisme de l’autre dans lequel Derrida écrit : « Plutôt que l’exposition de moi, ce serait l’exposé de ce qui aura fait obstacle, pour moi, à cette auto-exposition » (M, 131). Selon Derrida, l’écriture autobiographique — au même titre que la traduction — est un autre nom de l’impossible et chaque tentative de retour à soi ou sur soi inscrit l’échec de la traduction d’une vie, de l’impossibilité de traduire une mémoire inaccessible. Il spécifie, dans ce texte pourtant autobiographique, que « [c]e [qu’il] ébauche ici, ce n’est surtout pas le commencement d’une esquisse d’autobiographie ou d’anamnèse, pas même un timide essai de Bildungsroman intellectuel » (M, 131). La conclusion à laquelle en arrive Derrida rejoint de manière évidente celle de Djebar au sujet de sa pratique autobiographique : « Ainsi, à peine ai-je voulu, en développant ce thème de l’anamnèse, établir un bilan, que déjà le contraire du projet se présente et s’impose » (V, 139).

Pour Djebar, le désir de l’autobiographie s’exprime par un élan retenu, par la conscience des dangers et de la contradiction de ce désir. Le voile que représentent le français et la fiction est finalement ce qui rend supportable la mise à nu de son écriture autobiographique et qui empêche le dévoilement d’être un dévoiement (V, 64). « L’autobiographie pratiquée dans la langue adverse se tisse comme fiction, du moins tant que l’oubli des morts charriés par l’écriture n’opère pas son anesthésie » (AF, 243). La fiction devient en ce sens une façon de penser/panser ses blessures[45], et la fin de L’amour, la fantasia est fort révélatrice de ce désir d’atténuer la douleur par l’écriture. Encore là, la cicatrisation ne peut se faire que par l’entremise d’un Français : « Eugène Fromentin me tend une main inattendue, celle d’une inconnue qu’il n’a jamais pu dessiner » (AF, 255). En juin 1853, sur son chemin de départ du Sahel, Fromentin ramasse la main coupée d’une Algérienne qu’il jette ensuite et qu’il n’aura jamais la force de peindre : « Plus tard, je me saisis de cette main vivante, main de la mutilation et du souvenir et je tente de lui faire porter le “qalam” » (AF, 255). En faisant porter le « crayon » à cette Algérienne inconnue, dont la main mutilée est le symbole d’une Algérie violée et abandonnée, Djebar tente de (se) guérir (de) la blessure coloniale. Dans cette veine, le choix de son pseudonyme peut être lu comme un voile à double fonction : un voile préservant l’auteure d’une exposition indécente et un voile servant à apaiser les plaies. En somme, ce pseudonyme annonçait sans doute déjà une tentative de guérison puisque « djébar », en arabe dialectal, signifie « guérisseur[46] », et « assia », « celle qui console, qui accompagne de sa présence[47] ». Néanmoins, si Djebar apporte une certaine consolation aux femmes algériennes en restituant leur voix, si bien que l’écriture de L’amour, la fantasia permet une forme de guérison, l’écriture dans la langue française empêche par ailleurs la blessure de totalement se fermer, impossible cicatrisation qui demeure justement une ouverture à l’écriture.