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« La question du roman dans le monde d’aujourd’hui, écrit Lakis Proguidis, il faut aller la chercher dans les expériences de ses héros[1]. » Ainsi le roman semble redevenir ce qu’il a toujours été : le combat de l’individu dans le monde. Le personnage romanesque reprend naturellement sa place après avoir été brièvement congédié par le Nouveau Roman. Mais que signifie son combat aujourd’hui ? Contre qui ou contre quoi se bat le héros, si tant est que ce mot ait encore un sens dans l’égalitarisme contemporain ? Pourquoi Lucien Chardon voudrait-il devenir à présent Lucien de Rubempré ? Qu’est-ce qui empêcherait à notre époque Emma Bovary d’aller au bout de ses pulsions ? N’est-ce pas sur elle et sur elle seule que retomberait la décision de quitter ou non Charles ? La société actuelle ne lui laisserait-elle pas le choix de son destin ? De même, que reste-t-il du vieux déterminisme zolien ? Si tant de romans à succès ont encore l’allure de romans naturalistes, n’est-ce pas pour marquer l’émancipation de l’individu dans un combat gagné d’avance sur la société ? Le personnage réaliste traditionnel était en lutte contre sa société. Peut-on en dire autant du personnage réaliste contemporain ?

L’effritement du conflit entre l’individu et la société serait, selon plusieurs philosophes, écrivains ou sociologues, l’une des caractéristiques majeures de l’époque actuelle. « L’individu contemporain, écrit Marcel Gauchet, aurait en propre d’être le premier individu à vivre en ignorant qu’il vit en société[2]. » Milan Kundera ne dit pas autre chose quand il constate : « regardez autour de vous dans le métro ; assis, debout, chacun a le doigt dans un des orifices de son visage ; dans l’oreille, dans la bouche, dans le nez ; personne ne se sent vu par l’autre[3] ». La société a perdu son pouvoir d’intimidation : l’individu ne cherche pas à s’adapter à elle au nom de règles extérieures, mais tente au contraire d’adapter l’univers social — son univers social — à ses besoins personnels. D’où l’immense désarroi de l’individu dès lors qu’il s’aperçoit de la fragilité des relations qu’il entretient avec les autres. Habitué à rechercher partout les signes de sa propre identité et à fuir tout conflit éventuel, l’individu contemporain ne veut pas d’histoires, comme le dit un personnage du roman Rouge, mère et fils de Suzanne Jacob : « Rose […] est parvenue à interdire les phrases pour qu’il n’y ait pas d’histoires, PAS D’HISTOIRES est sa devise[4]. » S’il se voit comme un exclu, c’est par « excès d’identité[5] », non par le refus de certaines valeurs sociales ou politiques. Son malheur n’est pas de se heurter à des obstacles extérieurs, à un insurmontable interdit qui l’empêcherait de s’épanouir. Au contraire, la société l’oblige à s’épanouir, à s’assumer lui-même, à se connaître pleinement. Cette injonction a pour corollaire non pas la révolte contre autrui, mais plutôt la révolte contre soi-même. D’où ce que le sociologue Alain Ehrenberg nomme « la fatigue d’être soi » qui débouche sur la grande maladie de la seconde moitié du xxe siècle, la dépression. Celle-ci

est la pathologie d’une société où la norme n’est plus fondée sur la culpabilité et la discipline mais sur la responsabilité et l’initiative. Hier, les règles sociales commandaient des conformismes de pensée, voire des automatismes de conduite ; aujourd’hui, elles exigent de l’initiative et des aptitudes mentales. L’individu est confronté à une pathologie de l’insuffisance plus qu’à une maladie de la faute, à l’univers du dysfonctionnement plus qu’à celui de la loi : le déprimé est un homme en panne[6].

La dépression déplace radicalement la vieille opposition entre l’individu et la société. Les anciennes structures conflictuelles ont peu à peu disparu ou se sont amollies, laissant place à un nouveau type de personnage qui ressemble peu aux héros de Balzac, de Flaubert ou de Zola. Si l’on veut lui trouver des modèles au xixe siècle, il serait plus juste de se tourner vers le Bartleby de Melville. Celui-ci, on s’en souvient, répondait toujours « I would prefer not to » à son patron bienveillant. Interloqué par l’étrange passivité de Bartleby, ce patron s’emploie à le comprendre et cherche même à le protéger contre les moqueries et les insultes des autres employés. Devant l’impassibilité de Bartleby, il le menace en espérant « faire jaillir en lui quelque étincelle de colère[7] », mais rien n’y fait. Imperturbable, Bartleby incarne une solitude nouvelle, dépourvue d’agressivité. Comme plusieurs personnages contemporains, on ne sait rien de son passé ou de sa famille. Il flotte hors du temps, dans une posture énigmatique qui demeurera inexpliquée jusqu’à la fin. Toutefois, ce personnage habite un monde où la loi fonctionne encore parfaitement : tous — sauf son patron — s’entendent pour le traiter de fou de sorte qu’il se retrouve finalement à l’asile. Il meurt sans histoire, personnage quelconque oublié de tous. Ce n’est pas un hasard si ce personnage aussi peu conflictuel appartient à une nouvelle plutôt qu’à un roman. Le vrai héros romanesque de Melville, c’est bien sûr le capitaine Achab dans Moby Dick, qui jouit d’ailleurs d’une renommée beaucoup plus grande dans l’histoire littéraire. Achab s’élève au rang des grands mythes romanesques grâce au combat tragique qu’il livre à la baleine monstrueuse. Bartleby, lui, n’entre en conflit direct avec personne : il se contente de refuser poliment d’obéir aux demandes qu’on lui fait, sans expliquer ses motivations et sans laisser place à la discussion avec autrui. Il est coupé du monde social, imperméable au bon sens, et il ne cherche pas à défendre son point de vue autrement qu’en répétant toujours la même formule : « I would prefer not to ». C’est le contraire d’un personnage romanesque comme Achab, ou de tout autre héros du xixe siècle. Et pourtant, Bartleby, justement parce qu’il refuse d’entrer en conflit avec le monde, nous apparaît aujourd’hui plus attachant, plus familier, plus contemporain à bien des égards que le capitaine Achab ou Lucien de Rubempré.

Un personnage non conflictuel peut-il devenir un véritable personnage romanesque et non pas seulement, comme dans le cas de Bartleby, le héros d’une nouvelle ? On trouve sans trop de difficulté des exemples de tels personnages dans certains romans minimalistes encore proches du Nouveau Roman, comme ceux de Jean-Philippe Toussaint qui, dès son premier roman, La salle de bain (1985), met en scène un homme de 27 ans enfermé dans une salle de bain. Mais ce personnage n’est guère approfondi et son extravagance donne surtout lieu à un brillant exercice de style, plein d’humour et de références au monde littéraire. Il dit aussi quelque chose de la société contemporaine, mais comme s’il était le symptôme d’un mal indéterminé, sans qu’on puisse pénétrer en profondeur dans la psyché individuelle. Le personnage semble en état d’apesanteur, indifférent aux drames du monde réel.

On trouve un exemple plus développé d’un personnage non conflictuel dans le récit autobiographique Mars, publié de façon posthume en 1977 sous le pseudonyme de Fritz Zorn. Le personnage raconte comment le milieu extrêmement protégé dans lequel il a grandi, sur la « rive dorée » du lac de Zurich, l’a peu à peu conduit à une dépression dont il ne se remettra jamais et qui serait même, selon lui, à l’origine de son cancer. « Il n’y avait pas de conflits, il ne pouvait pas y en avoir, car les choses du monde glissaient en se croisant sans la moindre friction, dans un système d’où étaient complètement exclus tous les rapports[8]. » Pendant longtemps, il avait cru qu’il était chanceux d’avoir grandi dans une harmonie indiscutable, comme s’il n’y avait rien à l’extérieur du monde protégé, confortable et « naturel » de la maison familiale. Puis, quand il s’aperçoit de son malheur, il est déjà trop tard : le mal est fait. Il se retrouve comme un guerrier (d’où le titre Mars et le pseudonyme Zorn qui signifie « colère »), mais sans adversaire : « Si un tel être martien est privé de ce point d’application extérieur et de cette résistance, il retourne son agressivité naturelle vers l’intérieur et se détruit lui-même[9]. » Même s’il explique sa dépression par son passé familial et par les mensonges propres au ghetto bourgeois qu’est la « rive dorée », Mars ne se révolte jamais contre son milieu. La seule haine qu’il éprouve est la haine de Dieu, à qui il finit par déclarer une « guerre totale ». Mais cette haine tardive ne rétablit pas le lien social qui s’était brisé : toute sa vie adulte, Mars aura été « en exil », déconnecté des autres en même temps que de la vie réelle.

Il en va un peu autrement chez Michel Houellebecq, qui renoue avec le réalisme et présente des personnages typiques non seulement de leur milieu social, mais de toute leur époque. Pour cette raison, et parce qu’il s’agit sans doute du romancier français actuel qui, dans la critique journalistique et savante, suscite le plus de commentaires (positifs ou négatifs), son cas sera examiné plus en profondeur. Dans chacun des trois romans de Houellebecq publiés jusqu’ici[10], le personnage central est une sorte de dépressif qui cependant ne se contente pas d’observer le monde de l’extérieur ou d’être « en exil » comme Mars. Sa désespérante pâleur n’est pas seulement un trait de son caractère individuel et ne s’explique plus entièrement par la misère affective de son milieu familial, mais constitue la pointe extrême d’un processus qui touche l’ensemble de sa génération. Il s’identifie à l’humanité vieillissante et analyse les symptômes de son épuisement. Ce personnage n’a rien de neuf à proposer, sinon sa propre mise en question en tant qu’individu. Il semble vouloir tirer au plus vite les conséquences du désastre général. Il est si gravement atteint par la dépression qu’il se retrouve lui aussi à la clinique, comme les héros de Toussaint et de Zorn. On a même l’impression qu’il y a toujours été ou qu’il vit en sursis, qu’il se survit. Ce personnage n’évolue guère plus que Bartleby et ne parvient jamais vraiment à entrer dans la vie. Mais cette incapacité n’est plus le signe d’une démence insolite dans un monde par ailleurs solidement ordonné. Sa dérive malheureuse est le signe d’une difficulté que partagent nombre de ses contemporains, y compris nous-mêmes, ses lecteurs.

Dès le début du premier roman de Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, le lecteur est en effet intégré au tableau : « Vous aussi, vous vous êtes intéressé au monde. C’était il y a longtemps ; je vous demande de vous en souvenir » (E, 13). Nous voici devant un individu dont la désaffiliation non seulement ne surprend guère, mais semble au contraire tout à fait typique d’un phénomène d’exclusion qui caractérise l’époque contemporaine. Ce qui surprend, en revanche, c’est que cet individu contemporain est projeté dès le début dans « le domaine de la lutte », ce qui semble contredire le constat formulé ci-dessus par de nombreux observateurs sur la société actuelle. Le narrateur d’Extension du domaine de la lutte fournit pourtant une illustration presque idéale-typique de l’insuffisance qui caractérise, selon Ehrenberg, l’individu dépressif contemporain. C’est un cas grave, irrécupérable même. Malgré les médicaments et les séjours à la clinique psychiatrique, il ne s’en sortira pas. Sa maladie est chronique et il le sait parfaitement. Dans les derniers moments du livre, alors qu’il croyait être parvenu à un fragile équilibre, voici que tout se brise à nouveau : « Je suis au centre du gouffre. Je ressens ma peau comme une frontière, et le monde extérieur comme un écrasement. L’impression de séparation est totale ; je suis désormais prisonnier de moi-même » (E, 156). Dans Le sens du combat, un recueil de poèmes publiés deux ans après ce roman, Houellebecq écrit semblablement : « Nous sommes prisonniers de notre transparence[11]. » C’est là le coeur du problème du personnage chez Houellebecq.

Pour le dire avec Cioran : « Nous en savons long sur nous-mêmes ; d’autre part, nous ne sommes rien[12]. » Le personnage contemporain se distingue de ses prédécesseurs par l’extrême connaissance de son moi, mais il a perdu, en revanche, sa volonté proprement individuelle, c’est-à-dire ce qui le distingue des autres ou l’oppose à la société. Il ne cesse de retomber en lui-même, de s’affaisser dans sa stérile lucidité. Quelle valeur morale peut-on encore trouver chez un individu persécuté non par autrui, mais par lui-même ? Le personnage réaliste traditionnel se heurte à une société rigide et opaque qui l’oblige à lutter pour s’élever au-dessus de sa condition. Dans le roman réaliste contemporain, le conflit entre soi et les autres se déroule à livre ouvert et peut désormais être parfaitement compris, soumis à la loi de la transparence, à la fois objectivé et intériorisé sous forme d’images sociales élevées au rang de clichés, de fantasmes immédiatement acceptables, de langages qui circulent un peu partout aussi bien dans ses pensées intimes que dans le discours public. Ces images virtuelles s’offrent au personnage comme un ensemble limité de possibles.

L’une des valeurs attribuées à l’écriture sera de réduire le réel à presque rien, à de l’identique, à soi-même. Le narrateur donne ainsi un maximum de cohérence au surplus d’images qui caractérise le monde contemporain, puisqu’il ramène ce qu’il voit à sa seule expérience du monde. La solution autobiographique retenue par Fritz Zorn et par de nombreux auteurs d’autofictions est en partie valable chez Houellebecq, qui accorde même à son récit une certaine fonction thérapeutique. Mais seulement une « certaine » fonction, car il refuse d’espérer quelque mieux-être au terme de son entreprise. L’optimisme est anti-romanesque chez Houellebecq. Son héros ne prête donc à l’écriture que de faibles vertus : « Si je n’écris pas ce que j’ai vu je souffrirai autant — et peut-être un peu plus. Un peu seulement, j’y insiste. L’écriture ne soulage guère. Elle retrace, elle délimite. Elle introduit un soupçon de cohérence, l’idée d’un réalisme » (E, 14). L’écriture ne se met pas au service de l’authenticité autobiographique, mais d’un réalisme au second degré, « l’idée d’un réalisme ». Il s’agit bien par conséquent d’écrire un roman et pas seulement un récit autobiographique : « Les pages qui vont suivre constituent un roman ; j’entends, une succession d’anecdotes dont je suis le héros » (E, 14). Mais comment un personnage aussi morne et indifférencié peut-il s’imposer en tant que « héros » ? La question se trouve explicitement posée plus loin dans le roman :

Cet effacement progressif des relations humaines n’est pas sans poser certains problèmes au roman. Comment en effet entreprendrait-on la narration de ces passions fougueuses, s’étalant sur plusieurs années, faisant parfois sentir leurs effets sur plusieurs générations ? Nous sommes loin des Hauts de Hurlevent, c’est le moins qu’on puisse dire. La forme romanesque n’est pas conçue pour peindre l’indifférence, ni le néant ; il faudrait inventer une articulation plus plate, plus concise et plus morne.

E, 42

Cette nouvelle grammaire romanesque ne vise pas à intensifier le réel, mais à l’aplatir en le réduisant à ses traits mécaniques, à ses Particules élémentaires, à sa Plateforme. Les nombreuses scènes sexuelles dans chaque roman se ramènent ainsi à une description presque clinique des organes en action. De même, le langage du narrateur est chaque fois asséché, expurgé de toute émotion : c’est le rendu froid, l’anti-lyrisme et, plus généralement, l’anti-romantisme. Quant au relief de l’intrigue, l’écrivain y renonce d’emblée. Il recherche explicitement « une articulation plus plate », comme s’il renonçait à l’avance à produire de l’intérêt romanesque de cette façon-là. Dans un des poèmes du Sens du combat, Houellebecq constate l’aporie de toute entreprise romanesque aujourd’hui : « Les anecdotes, évidemment… Tous les êtres humains se ressemblent. À quoi bon égrener de nouvelles anecdotes ? Caractère inutile du roman[13]. »

Fort de cette inutilité, Houellebecq écrit comme s’il n’y avait rien à espérer et comme si le romancier devait rapidement se débarrasser des clichés optimistes. Il écrit un roman inutile dans lequel toutefois le personnage tente de retrouver « le sens du combat ». Le postulat est explicite dans le premier titre : Extension du domaine de la lutte. Loin de s’être atrophié comme on le dit un peu partout, le domaine de la lutte se serait étendu comme jamais auparavant. Il inclurait désormais des zones autrefois protégées, notamment l’amour et tout ce qui s’apparente de près ou de loin à la vie intime et au temps libre. Le romancier inverse carrément le diagnostic posé par les sociologues contemporains : le conflit entre les individus ne s’est pas atténué, il s’est même aggravé et peu à peu généralisé à l’ensemble de la vie humaine. Nul refuge, nul endroit sûr où le personnage puisse espérer échapper aux regards hostiles des inconnus et se sentir à l’abri. La nuit est partout, même en plein jour. La dernière phrase du roman sonne comme un arrêt de mort : « Il est deux heures de l’après-midi. »

Le héros dépressif de Houellebecq mène une lutte délibérément affranchie de l’éternel struggle for life auquel doit se prêter tout individu dans une société libérale. En elles-mêmes, les règles habituelles de la vie bourgeoise ne lui posent pas vraiment de problèmes : il paie ses comptes, possède un emploi relativement bien rémunéré (2,5 fois le salaire minimal, précise-t-il pour indiquer qu’il connaît parfaitement son rang sur l’échelle sociale), il se loge et se nourrit convenablement, etc. Ce qui l’obsède et le fatigue au plus haut point, c’est que la lutte s’étend désormais au domaine du temps libre. C’est là que se déroule le vrai drame contemporain. « Cependant, il reste du temps libre. Que faire ? Comment l’employer ? Se consacrer au service d’autrui ? Mais, au fond, autrui ne vous intéresse guère. Écouter des disques ? C’était une solution, mais au fil des ans vous devez convenir que la musique vous émeut de moins en moins » (E, 12). Les amis ? « Vous n’avez pas d’amis » (E, 12). La famille ? C’est fini, elle n’existe plus guère depuis le divorce de ses parents. Les femmes ? Il y a deux ans que le narrateur s’est séparé. Ne reste donc que le travail et les téléphones érotiques pour rompre la solitude.

Le temps libre devient paradoxalement le temps romanesque, c’est-à-dire le temps où le roman se déploie véritablement, où la souffrance du personnage devient si aiguë qu’elle le force à agir, à lutter. Au travail et dans les affaires courantes, l’ennemi est connu et relativement facile à dominer. Le narrateur se montre expert dans l’art de détecter et de désamorcer le danger. C’est presque un réflexe, comme lorsqu’il se retrouve devant une quinzaine de personnes inconnues à qui il donne une formation en informatique : « Je repère tout de suite d’où viendra le danger : c’est un très jeune type à lunettes, long, mince et souple. Il s’est installé au fond, comme pour pouvoir surveiller tout le monde ; en moi-même je l’appelle “le Serpent” » (E, 55). En réalité, c’est le narrateur qui surveille tout le monde et qui parvient à saisir, mieux que quiconque, le rapport de force d’un groupe, quel qu’il soit. Il laisse son collègue répondre à sa place et évite soigneusement les pièges du « Serpent ». Pas question d’entrer en conflit avec ce dernier, ni d’ailleurs avec quelque autre personnage. Le vrai combat commence après le travail, quand il n’y a plus de danger en vue. Dans le milieu structuré qu’est le monde professionnel, la pauvreté des interactions sociales est dissimulée par le fait que les rôles de chacun sont établis de façon objective et varient relativement peu selon les situations. En dehors de ce cadre toutefois, l’individu perçoit le vide social et devient affreusement libre d’être qui il veut sans que personne ne lui oppose la moindre résistance.

L’idée proprement romanesque de Houellebecq serait donc de transporter la souffrance et la lutte sociale du personnage au milieu de l’indifférence générale, là où les lois de la compétition sont censées disparaître au nom de la satisfaction de chacun. Plus exactement, c’est de réintroduire de la compétition — et la plus féroce, la plus meurtrière — là où on ne l’attend pas. Tel est l’intérêt du théorème à la Maldoror auquel parvient le narrateur d’Extension : « La sexualité est un système de hiérarchie sociale » (E, 100). L’idée est si simple qu’on pourrait n’y voir qu’une boutade cynique, un mot d’auteur. Elle se révèle pourtant bien autre chose qu’une thèse, comme l’ont injustement écrit certains détracteurs de Houellebecq[14]. On lira plutôt l’analyse qu’en propose Lakis Proguidis dans un chapitre intitulé significativement « Preuves irréfutables de la non-existence de la société[15] ». Mais cette non-existence de la société compromet aussi la situation du personnage puisqu’il se trouve désemparé, privé de contrepartie. Il ne peut pas y avoir d’individu s’il n’y a plus de société. Or, c’est précisément cette hypothèse radicale, la mort de l’individu, que mettent à l’épreuve les deux romans suivants de Houellebecq.

Les particules élémentaires s’ouvre sur l’énoncé suivant : « Ce livre est avant tout l’histoire d’un homme » (Pa, 9). En fait, il y a deux personnages, deux hommes au centre de ce roman. Le premier, Michel Djerzinski, celui auquel pense d’abord l’auteur, est un grand expert mondial en biologie génétique. On lui doit un troupeau de vaches clonées en Irlande et il passe pour nobélisable. Il ne connaît ni le désir ni l’amour, malgré la splendide Annabelle qui fut son amie d’enfance et d’adolescence. Il finit par disparaître dans ce qui ressemble à un suicide, en laissant à la postérité des notes qui, dans un épilogue relevant de la science-fiction, ouvrent la voie à une mutation génétique de l’espèce humaine désormais capable de se reproduire par clonage. Le second personnage, Bruno, le demi-frère de Michel, est une sorte de double inversé : tout chez lui se ramène au désir sexuel. Il a été professeur de français avant d’être dénoncé pour abus sexuel par une de ses élèves. Les deux personnages s’opposent aussi sous d’autres aspects : Michel anticipe l’avenir de l’humanité, Bruno s’absorbe dans les plaisirs immédiats ; le scientifique jouit d’une renommée internationale et donne tous les signes de la réussite sociale alors que son demi-frère est un perdant né, symbole dérisoire de la libération avortée de mai 68 ; Michel croit au déterminisme biologique, Bruno, à la souveraineté de l’individu ; Michel lit Auguste Comte, Bruno lit Kafka, etc. Cette opposition symétrique des deux hommes constitue à l’évidence le mode de composition du roman : d’un chapitre à l’autre, on passe plus ou moins systématiquement d’un personnage à l’autre, ce qui assure un équilibre dynamique à l’ensemble du texte. Pourquoi le narrateur n’annonce-t-il pas, par conséquent, que ce livre sera l’histoire de deux hommes, et non pas d’un seul ? Pourquoi le roman ne se reconnaît-il pas autant dans les deux personnages ?

Le statut de Bruno n’est pourtant pas celui d’un personnage secondaire, même s’il n’apparaît vraiment qu’à la cinquantième page et disparaît bien avant Michel. Il ne se compare pas au personnage négligeable de Raphaël Tisserand dans Extension du domaine de la lutte, auquel il ressemble par ailleurs en tant qu’« animal oméga » (Pa, 56), situé tout en bas de la hiérarchie sociale définie par ce qu’on pourrait appeler le « capital sexuel » de chaque individu. Bruno est, lui aussi, un cas pathétique, une loque humaine, mais il n’est pas désespéré pour autant. C’est même lui qui incarne le mieux le « sens du combat » si indissociable du personnage romanesque. Lui seul se transforme sous nos yeux, après un séjour dans un camping New Age qui s’appelle symboliquement le « Lieu du Changement » (ou l’« Espace du possible » dans l’édition originale) et qui représente une parodie pathétique de l’esprit soixante-huitard. Quelque chose s’y produit réellement, qui est plus qu’un simple « moment social » : c’est même sans doute le grand événement de tout le roman. Bruno y rencontre Christiane et, pour la seule fois de sa vie, il éprouve un amour véritable. Certes, celui-ci ne dure guère, comme toutes les relations humaines chez Houellebecq ; peu de temps après leur retour, Christiane souffre d’un cancer et se tue pour éviter d’être un poids pour Bruno. Mais durant leur brève idylle, Bruno n’en aura pas moins goûté à une sorte de bonheur : « pour la première fois depuis tant d’années, quelque chose paraissait possible » (Pa, 277). À l’inverse de Michel, Bruno habite encore le domaine des passions, de l’amour et de la haine, bref : le domaine de la lutte, qui est celui du roman.

Mais le roman n’aime pas Bruno et lui préfère Michel qui tient pourtant de la pure abstraction, symbole de « l’humanité fatiguée » au seuil du nouveau millénaire (Pa, 367). Sa contribution au bonheur universel consiste à rayer complètement la singularité génétique de l’individu. Le roman veut faire un personnage de celui qui n’a plus aucune foi dans le destin individuel. Or, Michel semble vouloir sortir du cadre romanesque et entraîner le lecteur sur le terrain de l’essai scientifique ou du récit d’anticipation. C’est chez lui que l’absence de conflit trouve un aboutissement logique. Bruno colle à la réalité : il fait corps avec elle, évaluant constamment ses chances de satisfaire ou non ses pulsions. Michel, lui, voit le monde indirectement, à distance et du haut de son cerveau. Entre lui et la réalité physique ou sociale, il y a un autre monde, celui des livres. Jeune, il passait son temps à lire Jules Verne, Pif le chien, mais surtout la série de Tout l’univers. Comme Don Quichotte ou Emma Bovary, tout son être est marqué par l’excès de littérature qu’il absorbe et qui finit par occuper tout le terrain de son existence. De tous les héros qu’il admirait, son préféré était Loup-Noir, un Indien solitaire tiré de la série des Pif :

Non seulement il agissait, se portant sans hésiter au secours des plus faibles, mais il commentait constamment ses propres actions sur la base d’un critérium éthique transcendant, parfois poétisé par différents proverbes dakotas ou crees, parfois plus sobrement par une référence à la « loi de la prairie ». Des années plus tard Michel devait continuer à le considérer comme le type idéal du héros kantien, agissait toujours « comme s’il était, par ses maximes, un membre législateur dans le royaume universel des fins ».

Pa, 46-47

Michel est lui aussi, à sa manière, un « héros kantien ». Il donne au roman de Houellebecq une dimension philosophique et morale qu’il n’aurait pas autrement. Il baigne « dans un climat purement poétique et moral » qui entre en parfaite contradiction avec l’univers tristement réaliste de Bruno. Certes, avec Dominique Noguez, on peut voir « dans le duumvirat narratif des Particules, dans ces deux demi-frères qui semblent incarner chacun une moitié du narrateur d’Extension, l’une des plus extraordinaires figures narratives créées par le roman occidental de la fin du xixe siècle, celle du Dr Jekyll et Mr Hyde[16] ». Mais il reste que le personnage intéressant ou nouveau, d’après le narrateur, est celui qui court de lui-même vers son anéantissement, non celui qui se bat pour exister : le héros kantien l’emporte sur le héros réaliste.

Dans Plateforme, qui revient à une forme de narration plus unifiée et plus classique, le personnage n’est pas ainsi dédoublé. Le titre semble répondre à la nécessité, formulée dans Extension, d’inventer « une articulation plus plate, plus concise et plus morne ». Mais cette « plateforme » n’est pas aussi lisse qu’on pourrait le croire. Comme dans le roman précédent, c’est le monde des loisirs qui est envahi par le domaine de la lutte, lequel semble s’être encore étendu. Michel, le narrateur, décide de prendre des vacances en Thaïlande après le décès de son père. C’est là qu’il rencontre Valérie, qui travaille à l’agence de voyage Nouvelles-Frontières. Ils forment un couple moins précaire que Bruno et Christiane, et leur amour semble même vouloir durer. Mais, à la fin, Valérie est tuée en Thaïlande lors d’un attentat terroriste extrêmement meurtrier visant les adeptes du tourisme sexuel. Cette violence donne une bonne idée du climat de terreur qui règne dans le roman, notamment dans la banlieue parisienne où Valérie a ses bureaux. À ce carnage social permanent correspondent, dans l’expérience du personnage, une série de petits conflits qu’il décrit longuement. Dès son arrivée à Bangkok, par exemple, Michel observe le groupe de Français qui ont choisi le même forfait que lui. Dans ce microcosme social, il anticipe la constitution de clans antagonistes : « Les groupes humains composés d’au moins trois personnes ont une tendance apparemment spontanée à se diviser en deux sous-groupes hostiles » (Pl, 74). Le premier conflit commence, comme prévu, au moment du repas et se déroule sur plusieurs pages, dont le point culminant est évoqué avec ironie comme s’il s’agissait d’une joute sportive :

Tout se joua autour du riz gluant. Il était légèrement doré, aromatisé à la cannelle — une recette originale, il me semble. Prenant le taureau par les cornes, Josiane décida d’aborder de front la question du tourisme sexuel. Pour elle c’était absolument dégueulasse, il n’y avait pas d’autre mot. Il était scandaleux que le gouvernement thaï tolère ce genre de choses, la communauté internationale devait se mobiliser. Robert l’écoutait avec un sourire en coin qui ne me disait rien de bon.

Pl, 77-78

Le narrateur se tient apparemment au-dessus de la mêlée, observant les autres qui entrent tour à tour dans le domaine de la lutte. Il semble même s’amuser à faire le malin. Mais sa position ironique ne l’empêche pas d’intervenir lui aussi plus loin, d’abord en baillant « légèrement », puis en protestant « modestement » lorsque Josiane se dit scandalisée que « n’importe quel gros beauf puisse venir se taper des gamines pour une bouchée de pain » : « Pas une bouchée de pain… […] Moi j’ai payé trois mille bahts, c’est à peu près les prix français. » Devant une adversaire aussi enflammée, le personnage de Houellebecq ne cherche pas le grand combat. Les passions lui sont suspectes, remplacées par la recherche de sentiments moins absolus et par une vision scalaire du monde. Tout chez lui est affaire de degrés, de dosages, de proportions. Dominique Noguez l’a remarqué à propos de son style : « Presque toujours un adverbe ou une locution adverbiale vient souligner ou nuancer l’affirmation, comme pour répliquer à un invisible contradicteur ou mettre un terme à un débat, intérieur ou public[17]. » C’est l’incarnation de l’adverbe, comme le disait méchamment Léon Bloy de Huysmans[18]. Là encore, au détour d’un adverbe, nous touchons au domaine de la lutte, mais légèrement décalé, comme irréel à force d’être constamment objectivé. Le personnage, lui, paraît exsangue, déphasé, séparé de l’événement par une muraille de vide.

Bien qu’à première vue ce personnage puisse s’apparenter aux figures ironiques qui peuplent les romans modernes, il s’en distingue cependant par son désir de retourner dans le monde. Dans le domaine élargi de la lutte, l’ironie n’est jamais un refuge sûr et la liberté qu’elle suppose demeure fragile, constamment menacée par la perspective aussi insupportable de la solitude. Le combat romanesque du personnage de Houellebecq ne consiste plus à s’affranchir de vieux déterminismes : l’héritage familial, le potentiel biologique, l’intérêt matériel, la compétition sexuelle, l’environnement professionnel, tout est là, et pèse lourdement sur l’individu. Mais ce dernier est plus conscient que jamais de ce qui le détermine et n’attend nulle délivrance de cette connaissance de soi. Le héros n’est donc plus « problématique » au sens que donnait Lucien Goldmann à ce mot : ce n’est ni un fou ni un criminel[19]. C’est « un individu médiocre, sous tous ses aspects » (Pl, 369). S’il est typique d’une époque hyper individualiste, s’il est exploité-prostitué comme le disait Georg Lukács de Lucien de Rubempré et de ses amis journalistes[20], c’est rien qu’un peu, selon un principe de réalité qu’il applique à toute sa vie, comme si l’excès avait aujourd’hui quelque chose d’improbable, donc d’irréel. Ce qui est particulier, il le regarde sous l’angle général, d’un oeil métaphysique ou sociologique ; ce qui est général, il l’observe par le petit bout de la lorgnette, à travers des individus saisis dans leur singularité physique et morale. De toute façon, le grand et le petit se mesurent à la même aune, celle du moi à jamais enfermé dans sa prison.

Au milieu de sa vie, le personnage de Houellebecq envisage déjà sa mort. Dans chaque roman, le personnage disparaît de la société sans laisser de traces. Le narrateur d’Extension se retrouve à la clinique psychiatrique avant de partir, seul, à bicyclette, dans le coin de pays où il a grandi jadis. Il n’y trouve que sa propre absence, la prison de son moi. Tout ce qui restera de lui, c’est son histoire de cas contenue dans un dossier (« doucement, je m’aplatis entre les pages ; je m’écrase » [E, 150]). Dans Les particules élémentaires, Bruno, lui aussi, finit par se rendre à la clinique psychiatrique, peu avant que Michel ne s’exile en Irlande et disparaisse sans qu’on retrouve son corps. Ce dernier laisse en héritage une théorie qui porte précisément sur la fin de l’individu. Quant au narrateur de Plateforme, après la mort tragique de Valérie, il retourne en Thaïlande pour y finir ses jours. Le roman s’achève sur l’anticipation de sa mort : « Mon appartement sera loué à un nouveau résident. On m’oubliera. On m’oubliera vite » (Pl, 370). Tel est, en somme, l’ultime combat du personnage de Houellebecq et peut-être aussi du personnage romanesque contemporain : s’effacer de lui-même, mourir sans laisser de traces, au milieu de la nuit et au plus près du néant, comme une dernière protestation contre le vide de l’existence.

L’exemple de Houellebecq donne à penser qu’un personnage non conflictuel, dépourvu de volonté, ne peut jamais que tendre vers son effacement et devenir, malgré lui, une sorte d’abstraction souffrante. Si l’on veut rencontrer un personnage qui résiste à sa disparition et qui oppose à la petitesse quotidienne une grandeur romanesque, il est sans doute possible et souhaitable de regarder ailleurs que chez Houellebecq. Mais la force de cet effacement n’en demeure pas moins une des caractéristiques du personnage contemporain. En ce sens, le congédiement du personnage au temps du Nouveau Roman n’est peut-être pas seulement une brève parenthèse expérimentale dans l’histoire du roman. La situation actuelle constituerait plutôt une variante radicale du même processus. Sauf que le personnage n’a plus besoin d’être écarté de force en vertu d’un programme esthétique : il s’évanouit de lui-même, corps et âme, il se déteste comme il déteste le monde dans lequel il se trouve. Ce qui, vers 1950, pouvait constituer une expérimentation formelle est devenu aujourd’hui une nécessité ontologique. Pour exister dans un monde non conflictuel, le personnage n’a d’autre choix que de prendre congé et de creuser le gouffre qui s’ouvre à ses pieds. Certes, il court le risque d’entraîner le roman dans sa chute et ce n’est pas un hasard si le roman actuel va naturellement vers le récit de soi et des formes d’écriture très personnelles plutôt que vers de grandes fresques sociales. Puisqu’il semble impossible d’entrer dans le monde et de crier « à nous deux, Paris », il ne reste plus qu’à en sortir. D’où l’allure testamentaire d’un tel roman qui semble s’écrire d’on ne sait trop quel au-delà spatial ou temporel. Comme Michel Djerzinski, figure par excellence de l’ère postindividuelle, le personnage contemporain ne cherche plus à rétablir le lien avec la société : il s’invente un point de vue extérieur d’où regarder librement les ruines du monde. Il préserve ainsi l’essentiel, à savoir la distance romanesque.