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Qu’est-ce qu’un personnage secondaire ? L’importance relative, minimisée, voire dévalorisée que l’adjectif inscrit comme caractère annonce aussi le faible intérêt qu’on lui porte. Être de second plan dans les romans, deuxième rôle au cinéma ou au théâtre, il est souvent celui qui sert de faire-valoir aux personnages principaux, leur dessine un cadre, accompagne de sa fugacité un itinéraire qui n’est pas le sien. Son « utilité » est admise mais son essentialité disparaît derrière sa fonction. Il n’a souvent pas de nom ou s’il en a un, il est de ceux qu’on oublie. Il disparaît comme il est venu. En ce sens, le personnage secondaire ne mérite guère en effet qu’on lui prête attention, sauf dans sa liaison avec l’un des protagonistes, lui qui n’est justement pas agoniste mais pur être-là, sans raison, sans action et sans suite. Les romans comme nos vies sont peuplés de ces figures de passage que nous n’« accrochons » pas, qui sont les protagonistes d’autres récits ou d’autres existences que nous ignorons, que nous laissons passer. Il nous arrive même parfois de nous éprouver nous-mêmes comme personnages secondaires, dans une ville étrangère, en se trompant de train, en surprenant une conversation, en lisant une lettre qui ne nous est pas destinée : nous apparaissent soudain — et c’est une joie mêlée d’un peu d’inquiétude — tous les possibles ouverts par ce changement d’orientation, si celui-ci se révélait définitif. Une première réflexion poétique pourrait naître de ce constat : les êtres de passage, les personnages perdus, sont les héros d’autres histoires, existantes ou possibles, encore à lire, encore à écrire et qu’on le sache ou non. Ainsi Électre se voit-elle tant de fois arrachée à son rôle de soeur parmi d’autres soeurs et Télémaque à celui de fils disparaissant derrière la figure dominante de son père Ulysse. Ce principe dont Balzac, puis Nabokov, ont fait le fondement de leurs oeuvres, substituant une loi spatiale à une loi généalogique, reléguant certaines figures dans l’ombre pour faire venir à la lumière d’autres qui se trouvaient cachées à l’arrière-plan, pourrait être élevé au rang de règle de composition littéraire : comme Rosencranz et Guildernstern, présences effacées dans Hamlet revenant en force chez Tom Stoppard, nombre des héros que nous connaissons et que nous aimons étaient tapis dans une pièce obscure ou dans le coin de quelque tableau[1]. Une analyse de ces déplacements servirait utilement les théories de la réécriture et de la reprise en montrant comment le personnage qui paraît si souvent (en mode réaliste) débarqué directement du réel dans la fiction, est en fait le lieu d’une construction intertextuelle complexe[2].

Ce sens le plus courant donné au personnage secondaire, qualitativement mineur et quantitativement inférieur, vaut cependant d’être bousculé par un autre, dont la définition est donnée par Kafka dans l’une des premières pages du Journal et qui est le sens qui m’intéressera ici.

Cette manière que j’ai de me mettre à la poursuite des personnages secondaires dont je lis la vie dans les romans, les pièces de théâtre, etc. Ce sentiment que j’en tire d’appartenir au même monde qu’eux ! Dans Die Jungfern vom Bischofsberg (est-ce bien le titre ?), on voit deux couturières qui cousent le linge de celle qui est la fiancée dans la pièce. Quelle est la vie de ces deux filles ? Où habitent-elles ? Qu’ont-elles fait pour n’être pas autorisées à entrer dans la pièce avec les autres, pour n’être expressément autorisées qu’à rester dehors, et, se noyant devant l’arche de Noé sous les averses, à presser une dernière fois leur visage contre un hublot, afin que le spectateur du parterre aperçoive là un instant quelque chose d’obscur[3] ?

La comédie de Gerhart Hauptmann, Les demoiselles du Bischofsberg, que Kafka avait vue ou lue à ce moment-là puisqu’il y fait allusion à deux reprises au début de son journal, lui fournit l’occasion d’une première réflexion poétique, aux résonances autobiographiques nombreuses, j’y reviendrai. Les figures sur lesquelles son imagination s’attarde font l’objet d’une mention moins qu’incidente dans la pièce. Au premier acte, le personnage d’Adelheid dit seulement : « Il faut de toute manière que j’aille voir les lingères. J’ai trois lingères qui travaillent chez moi[4]. » L’insignifiance de la notation trouve pour première preuve la défaillance du souvenir : les trois lingères deviennent deux couturières. Entre la lecture et le commentaire, l’une d’entre elles a disparu et l’on peut aisément faire l’hypothèse que le lecteur a pris sa place tant l’identification aux figures secondaires est au départ de la réflexion. Mais cette insignifiance est aussi sa richesse puisqu’elle ouvre démesurément l’interprétation et qu’elle s’offre au lecteur comme un principe d’imagination. Les trois questions qui surgissent alors ne sont pas purement rhétoriques : elles définissent un espace propre, que j’appellerai à partir de maintenant l’espace du personnage secondaire, dont toute la géographie, tous les attributs, dessinent le dehors de la fiction. Plus que de s’attarder sur le caractère fonctionnel des comparses et leur raccordement aux protagonistes — elles « cousent le linge de celle qui est la fiancée dans la pièce », donc d’une certaine manière elles tissent elles-mêmes le fil qui les relie aux autres —, Kafka explique l’attrait que ces figures exercent sur lui par leur exclusion, par le fait que, quoique présentes, elles sont maintenues hors de l’action, hors des lieux, hors d’usage. Le paradoxe d’une inclusion qui est en même temps exclusion — les lingères font et ne font pas partie de la pièce — sera l’objet même de mon analyse. Il invite en effet à une réflexion sur le personnage secondaire dont l’implication principale n’est plus la secondarité mais la définition d’un hors de la fiction.

Devant l’arche

L’invitation à imaginer suscitée par le personnage secondaire, en l’occurrence par ces trois lingères et par l’identification créée avec elles, produit en effet l’avènement d’une image : celle, très étrange, de deux êtres trempés, subissant sans mot dire le déluge, collant leur visage au hublot, mais à l’extérieur du bateau, dans un renversement fascinant de deux motifs, celui de l’arche comme espace d’inclusion et celui de la figure au hublot qui regarde en général vers l’extérieur. Promues au rang de figures mythiques, les couturières sont aussitôt destituées, condamnées à rester au dehors. Leur unique participation à ce qui se joue les cantonne à l’extérieur mais la présence ponctuelle de leur visage au hublot, qui cherche à voir, fait en sorte « que le spectateur du parterre aperçoive là un instant quelque chose d’obscur ». Il faut, pour qu’elles voient, que les autres cessent de voir. L’espace du personnage secondaire est ainsi devant l’arche, et son être provisoire bouche la vision. Mais quel est cet espace devant l’arche, hors d’elle, que délimite ainsi le personnage secondaire ? Comment caractériser ce dehors ?

À ces questions, la réponse la plus évidente est négative : est dehors, le dehors, ce qui n’est pas dedans, le dedans. C’est le domaine de l’exclusion. On trouve dans les Journaux de Kafka de nombreux échos autobiographiques de cette situation, qui dessinent eux aussi les contours d’un espace du dehors. Lorsqu’un de ses oncles lit ce qu’il écrit puis repose dédaigneusement la feuille en s’exclamant : « le fatras habituel », Kafka éprouve avec violence sa marginalité :

Je restai assis, certes, et continuai à me pencher comme avant sur ma feuille apparemment inutilisable, mais en fait, j’étais chassé de la société d’un seul coup, le jugement de l’oncle se répéta en moi avec un signification déjà presque réelle et j’acquis, au sein même du sentiment familial, un aperçu des froids espaces de notre monde, qu’il me faudrait réchauffer à l’aide d’un feu que je voulais chercher d’abord[5].

Mise en relation avec le rêve ou le fantasme récurrents de passer par la fenêtre fermée ou « presque fermée[6] », cette scène d’éviction dans des contrées glacées et lointaines rejoue l’image des couturières devant l’arche. L’exclusion produit le dessin d’un espace propre à côté duquel l’île déserte apparaît comme une forme de paradis :

Cette zone frontière entre la solitude et la vie en commun, je ne l’ai franchie qu’extrêmement rarement, je m’y suis même établi plus solidement que dans la solitude véritable. Comparée à cette contrée, comme l’île de Robinson était vivante et belle[7] !

La solitude réelle, radicale, est plus désirable que cet abandon ressenti en commun, où l’on éprouve son incapacité à prendre part à une fête[8], à jouer avec les autres[9]  ; elle fait naître la pensée d’un monde autre, dont les soubassements bibliques sont là encore posés : « Je suis d’ores et déjà citoyen de cet autre monde qui est, avec le monde ordinaire, dans le même rapport que le désert avec une contrée agricole (il y a quarante ans que j’erre au sortir de Chanaan)[10]. » Être devant l’arche ou aux portes de Chanaan, c’est transformer une situation négative de rejet, d’expulsion, d’ostracisme, en construction positive d’espace propre dont on peut d’abord manifester la puissance de refus — « De son propre gré, tel un poing, il se tourna et évita le monde[11] » — et même au bout du compte éprouver la force d’attraction, d’un espace suffisamment tangible pour pouvoir entrer en concurrence avec l’autre et bloquer la vision. L’identification aux lingères apparaît donc premièrement comme la reconnaissance d’une citoyenneté comparable (« sentiment que j’ai d’appartenir au même monde »), éprouvée à la fois réellement et mythiquement. Le dehors n’est plus seulement l’envers du dedans, il fait aussi du dedans un envers et c’est dans cette mesure-là que le personnage secondaire ne délimite pas seulement les contours d’une disposition psychologique mais qu’il trace une ligne de partage poétique entre le monde de la fiction et son autre.

Ces deux mondes doivent être envisagés selon la distinction active chez Kafka entre la vie sociale d’un côté, et la solitude ou l’absence de participation de l’autre. Les personnages secondaires, quand bien même leur activité les rattache à la communauté des protagonistes, ne prennent pas part à leur univers. Tout au plus sont-ils des rouages de ce monde dominant, mais leur vie est ailleurs. La fascination que l’on peut éprouver pour eux tient alors à la suggestion qu’il nous font qu’il existe bel et bien un ailleurs, que la fiction, dans ses propriétés, comporte celle, rarement perçue ou rarement perceptible, d’avoir un dehors. Une lecture « réaliste », identifiant le monde représenté au monde réel, superpose deux univers sans faire de l’un le dehors de l’autre. Une lecture « fictionnaliste » accepte les coordonnées du monde représenté sans plus s’interroger sur son envers : elle le ferait qu’elle courrait le risque de voir tomber sa créance. Une lecture « théorique », prônant l’autonomie radicale de l’univers de la fiction, s’interroge moins sur ses marges que sur les frontières de son propre espace[12]. Or l’espace du personnage secondaire tel que je le définis à partir de Kafka offre la possibilité de réfléchir à un hors de la fiction qui ne soit pas seulement un moyen de poser une borne mais qui soit en lui-même un espace plein, dont on puisse dresser la cartographie, analyser les coutumes, étudier le peuplement. S’il y a bien un monde du personnage secondaire, qu’on ne veut pas l’identifier à une autre fiction, existante ou possible, mais qu’on tient à maintenir comme différence et comme ailleurs, comment le définir et comment le nommer ?

Il serait tentant de tenir que le hors de la fiction, c’est le réel et que les personnages secondaires sont là pour en témoigner. Leur indifférence — celle qu’on leur témoigne et celle qu’ils manifestent en ne s’impliquant pas — viendrait d’un sentiment d’appartenance à un univers plus grand, qui déborderait le cadre du monde fictionnel. Ils seraient les représentants d’un contre-champ immense, aux promesses innombrables. Leur apparition provisoire ne serait le signe que de leur disparition certaine, leur retour au lieu d’où ils sont venus. Les protagonistes, eux, ne retournent pas. Totalement absorbés par la fiction où ils sont entrés, ils y vivent et meurent, sans pouvoir être récupérés. Ainsi Madame Homais peut regagner son appartement derrière la pharmacie et y continuer tranquillement sa vie, identique à celle de toutes les femmes de pharmaciens de France, avec ses petites particularités, alors que Madame Bovary est vouée à rester dans cet espace que son caractère a largement contribué à déterminer. Toutes les deux sont empruntées au réel, mais l’une lui est enlevée quand l’autre, Madame Homais, y est laissée[13]. Comme personnage secondaire, cette dernière attesterait d’un dehors qui serait la réalité, c’est-à-dire le monde du lecteur, aux portes au moins entrouvertes sur le dedans fictionnel. Cette interprétation, qui a l’avantage de perturber la croyance en l’autonomie absolue du monde créé, présente pourtant l’inconvénient de supposer l’inclusion de la fiction dans le réel, ce qui ne va pas de soi. Plus juste paraît l’idée que c’est en revanche ce que la fiction cherche à nous faire croire grâce aux personnages secondaires. Ceux-ci seraient le moyen artificiel de poser l’existence d’un dehors qui viendrait à la fois authentifier la fiction dans ce qu’elle est et dans ce qu’elle n’est pas — son comme si — et activer le protocole de la lecture réaliste. Le passage aisé du dedans au dehors met en branle la croyance en ce monde comme réel et comme vrai. Et le sort des comparses illustre assez bien celui du lecteur, accepté et rejeté à la fois (les textes qui mettent en scène un lecteur personnage, Tristram Shandy ou Jacques le fataliste par exemple, en font presque toujours un personnage secondaire, impliqué accessoirement dans l’action[14]). L’identification plus fréquente aux personnages principaux doit alors être comprise comme un désir de sortie complète hors de son propre monde, ce que l’identification aux personnages secondaires ne permet pas et pour cause, et de participation active au jeu de la fiction. Le trouble que suscite la présence devinée ou entrevue d’un autre espace n’est souvent que passager puisque ce dernier vise à attester soit d’une inclusion, soit d’une ressemblance.

Il semble pourtant que la proposition de Kafka ouvre une troisième voie, où l’espace du personnage secondaire ne serait ni le réel, ni la supposition du réel créée par la fiction. Le monde auquel l’auteur du Procès se sent appartenir, l’espace du dehors qu’il décrit dans les Journaux et d’autres écrits intimes, est plus muré qu’ouvert ou même entrouvert. Il renvoie à des interdictions, morales et sociales, où jouent moins les questions de ressemblance ou de passages que les barricades mystérieuses dressées entre soi et le monde, entre certains personnages et le monde de la fiction. Les portes sont ainsi la plupart du temps hermétiquement closes dans les récits de Kafka. Le Gregor de La métamorphose avait pris l’habitude, « à force de voyager, de fermer toujours les portes à clef, même chez lui[15] ». Son changement d’état entraîne un enfermement plus radical, parce qu’involontaire :

Gregor s’arrêta tout près de la porte de la salle de séjour, bien décidé à faire entrer d’une manière ou d’une autre le visiteur hésitant ou du moins de savoir qui c’était ; mais on n’ouvrit plus la porte et Gregor attendit en vain. Le matin, lorsque toutes les portes étaient fermées, tout le monde avait voulu entrer et maintenant qu’il avait lui-même ouvert l’une des portes et qu’on avait certainement dû ouvrir les autres au cours de la journée, personne ne venait et on avait mis les clefs à l’extérieur[16].

Ensuite, le manège de la soeur ouvrant la fenêtre en grand lorsqu’elle vient dans sa chambre et lui interdisant de profiter de la moindre des ouvertures le maintient constamment à la porte, coupé du reste du monde. Cette exclusion justifiée par sa bestialité est aussi infligée à tous les personnages secondaires du récit : les trois locataires renvoyés au moment de la mort de Gregor, et la femme de peine, dont le trait principal était de claquer toutes les portes avec des bruits effroyables : « “Ce soir, on la met à la porte”, dit M. Samsa[17] ». En se métamorphosant, en se marginalisant, Gregor le protagoniste a ainsi rejoint l’espace des personnages secondaires, qui est moins un ailleurs avec tous ses possibles, que le lieu d’un accès interdit au monde des autres personnages. Une fois tous rejetés ou mis à la porte, le père, la mère et la fille peuvent enfin vivre librement leur existence de personnages de fiction, voyager, prendre des congés, se marier, faire des rencontres. « Et ils crurent avoir une confirmation de leurs nouveaux rêves et de leurs beaux projets, quand, au terme du voyage, la jeune fille se leva la première et étira son jeune corps[18]. »

À la porte

L’hypothèse centrale que l’univers de Kafka permet de proposer est ainsi que l’espace du personnage secondaire est celui du ban. Lieu d’exil, espace d’interdiction, l’existence de cet espace se révèle nécessaire parce qu’elle permet à l’espace de la fiction, au monde des autres personnages, généralement gardé par des figures de portiers et de sous-portiers, de se déployer pleinement. De même que les communautés sociales et politiques ont souvent besoin, pour se définir et pour se souder, de créer des exclusions, d’imposer des exils par proclamation, de décréter publiquement que certains sont déchus de leurs droits, bannis de la cité, de même les mondes de fiction préconisent, pour leur consolidation, des mises à l’écart. En abandonnant des personnages derrière la porte, les autres protègent et aménagent leur espace.

Il est aisé à partir de là d’envisager que certaines fictions, quoique peuplées de figures de second plan, n’aient pas de personnages secondaires. Tous les êtres sont pleinement intégrés à l’univers fictionnel et contribuent à sa définition. Le monde d’À la recherche du temps perdu, par exemple, fourmillant de présences à l’importance variable, susceptibles de passer et de repasser dans la fiction, n’exclut pas véritablement de figures. Son monde est ouvert à quantité de comparses, c’est même cette mondanité accueillante qui le caractérise. Sauf dans une scène notable d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs où le restaurant de Balbec, comparé à un aquarium, se trouve attirer les regards de ceux qui n’y ont pas accès[19]. Les visages derrière la vitre, qui rappellent vivement ceux des couturières devant le hublot de l’arche, créent un trouble comparable parce qu’ils évoquent une part absente de la société d’À la recherche du temps perdu, les prolétaires et les petits, littéralement mis au ban de ce monde. Dans Ulysse de Joyce, dans La vie mode d’emploi de Perec, dans les romans simultanéistes de Dos Passos ou de Jules Romains, dans ces mondes fourmillants aux personnels nombreux, tous les êtres, quelle que soit leur présence effective, ont accès à l’univers représenté : les portes sont ouvertes, même si elles ne le sont parfois qu’à moitié. Soit qu’il n’y ait pas véritablement de protagoniste, comme c’est le cas dans Manhattan Transfer, par exemple, ou dans Le sursis de Sartre, soit que l’existence de personnages principaux n’implique aucune forme de rejet : il faut pour cela que le monde soit suffisamment solide, sûr de lui-même et de ses bases, pour ne pas être menacé à ses frontières et n’avoir pas besoin de se barricader. Des univers plus fragiles, moins apparemment complets, font fonctionner un système de circulation moins fluide, moins ouvert, des personnages. Là, le personnage secondaire n’est plus un membre parmi d’autres de la communauté, susceptible, potentiellement, de devenir un protagoniste. Son statut infériorisé ou marginalisé lui interdit l’accès à un monde qui pourrait être nommé comme étant la fiction elle-même.

C’est Le château de Kafka qui illustre sans doute le mieux la délimitation de cet espace du ban. Déjà présente dans Le procès dans la parabole du Gardien de la Loi, l’expérience de la déchéance et du bannissement est au centre du dernier récit écrit par Kafka. On y lit l’aboutissement d’un processus de définition de l’espace du personnage secondaire où ce qui est refusé jusqu’à la fin du livre, c’est l’entrée dans l’univers fictionnel. Non contradictoire avec une lecture politique du Château, cette vision du récit comme dessin poétique d’une interdiction de la fiction en fait un texte sans personnage principal. K. se voit jusqu’au bout interdit de fiction, empêché de participer au conte dont le « château » est le symbole. L’enjeu du passage de frontières et de la transgression d’interdits qui constitue le sujet de tant de fictions disparaît peu à peu. Le personnage reste banni. Le dehors, le désordre, ont pris toute la place. Condamné à errer entre le village où il ne peut s’installer et le château dans lequel il ne peut entrer, K. en est réduit à mener un vain combat au cours duquel il ne rencontre que du vide. « Vous n’êtes pas du Château, lui dit l’hôtesse, vous n’êtes pas du village, vous n’êtes rien[20]. » Un « néant », un « nichts », une sorte de non-être, voilà à quoi pourrait se ramener l’éternel personnage secondaire, s’il n’était pas pourtant « quelque chose », de vague, d’incertain, d’insituable, mais quelque chose quand même :

Hélas, vous êtes tout de même quelque chose, un de ces gens qui sont tout le temps sur les chemins, qui vous amènent constamment des histoires, qui obligent à déloger les bonnes, un de ces gens dont on ignore les intentions, quelqu’un qui a dérangé notre chère petite Frieda et auquel on est bien forcé malheureusement de la donner maintenant pour femme. Au fond je ne vous fais pas reproche de tout cela, vous êtes ce que vous êtes, j’en ai trop vu dans ma vie pour ne pas pouvoir en voir une : de plus[21].

L’insignifiance de l’arpenteur lui ôte jusqu’à sa plus petite singularité. C’est ce qui le rend indigne, de toute fonction et de toute introduction. Son bannissement essentiel entraîne aussi une exclusion existentielle : interdit au château, il est également proscrit au village où, semble-t-il, même le statut de personnage secondaire — celui de l’hôtesse, de l’instituteur, des aides, etc. — lui est refusé. Caractère tronqué, dévalué et à jamais rejeté, il empêche, par sa présence même, l’ouverture de l’histoire et le déploiement d’une fiction qui n’est plus un ailleurs, mais un dedans inaccessible. Même ce que nous avons défini comme l’espace du personnage secondaire, ici le village et ses habitants, lui est partiellement interdit puisqu’il y erre sans pouvoir s’y fixer. Cet espace du dehors aménagé comme lieu du bannissement a lui aussi besoin de répéter l’histoire et de créer des exclus.

Elizabeth Costello de John Maxwell Coetzee, dans le dernier chapitre justement intitulé « À la porte », rejoue cette scène d’interdiction sans recours possible. L’écrivain-personnage s’y retrouve à l’entrée d’un lieu assez indéterminé, qui ressemble au château ou bien à l’enfer ou bien au paradis. « Elle est devant la porte, elle sollicite qu’on la laisse entrer[22]. » Elle doit cependant passer devant un tribunal censé juger de sa dignité ou de son indignité. Et plus elle fournit de déclarations destinées à lui ouvrir l’accès, plus ses chances s’amenuisent et plus sa vocation à rester toujours au dehors apparaît.

Pourtant, alors qu’elle se terre dans le dortoir, qui pourrait dire qu’elle n’a pas de rôle à jouer. Pourquoi irait-elle penser qu’elle seule a le pouvoir de se tenir à l’écart de la pièce qui se joue ? L’opiniâtreté, le cran véritables, ne serait-ce pas de tenir sa place jusqu’au bout dans le spectacle quel qu’il soit[23] ?

Il s’avère que l’exclusion relève d’un problème de croyance. La profession qu’Élizabeth Costello fait à ses juges de ne pas avoir de croyance stable lui interdit l’entrée. Ne pas croire, rester ouverte à toutes les possibilités que les voix lui offrent est ce à quoi l’a conduite son métier d’écrivain. Et c’est cette labilité, cette instabilité profondes qui l’écartent finalement du spectacle. Mais là comme dans Le château, le maintien au dehors, juste à côté, des personnages bannis, fait une ombre à l’intérieur parce que, dans les deux cas sans doute, c’est la projection de l’écrivain lui-même qui crée de l’obscur. « Il a caché son propre nom, un beau nom, William, dans les pièces, ici un figurant, là un rustaud, à la manière dont un peintre de l’ancienne Italie place son visage dans un coin sombre de sa toile[24] », dit Stephen dans Ulysse à propos de Shakespeare. Ou comment l’auteur, caché dans ses fictions, réapparaît parfois sous l’habit du personnage secondaire et voué à le rester.

Les lingères devant l’arche comme K. devant l’entrée déterminent un espace du dehors qui met en question la clôture de l’univers fictionnel tout en l’établissant. Le « quelque chose d’obscur » qu’installe leur présence devant la fenêtre ou à la porte invite à réfléchir à la façon dont les récits, comme les sociétés, ont besoin de l’exclusion pour être. Pensé ainsi, le personnage secondaire mis au ban de la fiction imprime sur certains textes une poétique moins de l’écart que de l’incertitude et de la disqualification, qui est peut-être le propre des univers instables, des mondes problématiques et incomplets, des récits modernes.