Corps de l’article

Une longue tradition de la pensée et du rationalisme occidentaux nous a habitués à aborder le corps sinon avec méfiance, du moins comme un objet distinct et distant du travail de la pensée et donc de la lettre. Soumis à la sensation, à l’apparence, aux désirs et à l’erreur, le corps est l’objet de toutes les réticences et de toutes les suspicions. Cependant, le corps a partie liée avec l’écriture et particulièrement — pour reprendre une expression de Shoshana Felman — avec la « chose littéraire[1] ». Tous deux sont en effet objets de désir, de fantasmes et de lectures, origine inéluctable du discours ou perspective énonciatrice, figures ambiguës de représentation et d’interprétation.

Par ailleurs, la question du corps semble particulièrement présente dans les littératures francophones non françaises. Les corps sont infiniment dépeints, décrits, mis en scène, dans l’érotisme et la violence ; dévoilés, dépecés et déchiffrés sur toutes les coutures ; exhibés comme marques d’identité ou d’altérité ou comme les témoignages récurrents d’une humanité autrefois désavouée qui inlassablement part à la reconquête d’elle-même et à la remise en forme de son identité. Comme si ce rapport entre le corps et l’écriture, tous deux marqués du sceau de l’étrangeté, devait être sans cesse problématisé, soit pour donner chair à ces subjectivités si longtemps refoulées du monde et de la langue de l’écrit, soit pour, au contraire, dépasser l’enfermement irrémédiable de ces voix, prisonnières de corps marqués du sceau de l’étrangeté et dont il fut si longtemps dit qu’ils n’avaient pas d’âme.

Il peut alors sembler paradoxal de parler du corps dans l’oeuvre de Magloire-Saint-Aude (poète haïtien majeur du milieu du siècle dernier), qui semble très éloignée de ces débats et de ces préoccupations. « Purs objets verbaux[2] », ses poèmes elliptiques, ciselés, se dressent, éloquentes fulgurances, pour produire une écriture dense et hermétique, se dérobant résolument à toute reconnaissance dans laquelle, tout au contraire, le sujet semble s’attacher à la négation de son identité, à son anti-figuration, tel un sujet dénué de forme, un sujet opaque. Comment parler du corps, figure tangible de soi, pour un sujet qui se présente avant tout comme un imperceptible ? Telle sera une des nombreuses questions que j’aborderai ou soulèverai dans cet article.

À travers une sélection de textes tirés des trois recueils : Dialogue de mes lampes (1941), Tabou (1941) et Déchu (1956), je me propose en effet de montrer comment fonctionnent les stratégies de l’opacité à travers les figures du corps et celles du sujet. La question de savoir comment ces deux entités s’articulent et se nourrissent l’une l’autre, se mettent mutuellement en tension, restera ouverte, mais permettra de formuler un autre problème, celui du rapport entre le corps et le sujet, et celui enfin de la possibilité et des enjeux d’un tel sujet dans la littérature haïtienne, sinon francophone dans son ensemble.

Trois recueils de silence

Entre 1941 et 1956, Magloire-Saint-Aude (1912-1971)[3] publie l’essentiel de son oeuvre poétique. Une oeuvre qui, par son hermétisme clairement assumé, en embarrassera plus d’un mais qui, assez rapidement aussi, sera reconnue comme l’une des oeuvres capitales de la modernité poétique haïtienne et fera sortir celle-ci des discours ressassés de l’identité, ou de la « négriture [sic][4] ». Dialogue de mes lampes, Tabou et Déchu sont trois minces recueils dont le plus volumineux ne dépasse pas la quinzaine de textes.

Mon propos, dans un travail antérieur[5], était de démontrer que dans cette poésie se jouait la trame complexe d’un sujet poétique dont l’esthétique, le projet et la poétique étaient ceux de l’opacité. Dès lors, pour interpréter cette poésie, ce caractère opaque du sujet devait être abordé sans « violence[6] » et devait être résolument pris en compte dans le geste même de la compréhension et de l’interprétation. Ainsi, selon le paradigme glissantien du chaos-monde[7], dont, comme ces courts poèmes, la seule et saisissante évidence est la beauté, j’appréhendais la poésie saintaudienne dans son opacité même à travers la trame complexe du sujet poétique et ses diverses figurations. Il me semblait que dans la poésie saintaudienne, un sujet partait en quête de lui-même, tentait de s’élaborer à travers trois figures[8] — subjectivité, espace et altérité — qui tout à la fois lui donnaient une présence au monde et l’interrogeaient fortement, le construisant et le défaisant dans le même moment ambigu de l’énonciation.

La figure[9] était alors entendue comme un mode de représentation complexe du sujet qui, en tant que principe organisateur du poème, devenait précisément l’occasion de l’opacité. Une traversée poétique singulière et dense, caractérisée par une conscience aiguë du travail sur la langue et qui, par ailleurs, semblait au-delà de toute glose se suffire parfaitement à elle-même.

Ceci n’est pas la légende […][10]

[…] C’est ici infléchi, négligé,

Aux vertiges lacés, délacés,

Le luxe ponctuel des prophètes

Sans liens sans pôles sans sommeil.

T, 35

[…] Qui m’eût aimé

Aux issues, aux cités de mon image[11].

Pourtant, une telle poésie, dont on s’attendrait qu’elle ne fonctionne que dans l’abstraction la plus grande, intègre de manière tout à fait inattendue le corps dans son paysage langagier. En effet, de nombreux marquages du corps, de nombreux indices corporels surgissent dans la poésie saintaudienne.

Pour mon dos gauche,

Espacé dans la terre […]

Mes cils retombés retouchés sur

L’eau le repos […][12]

DL, 16

Désigné de manière très concrète, très précise — et non simplement suggéré — le corps accompagne systématiquement sous diverses formes la quête du sujet. On peut s’interroger sur le rôle de cet élément apparemment insolite dans un contexte autrement caractérisé par le dénuement et la pudeur : que va-t-il apparaître du corps ? qu’est-ce que celui-ci va nous montrer ? Comment va-t-il s’accommoder enfin des exigences du sujet opaque tant attiré par le néant, qui semble jouer par son projet poétique, tout paradoxalement, le jeu périlleux du silence, de la précarité et de l’effacement ?

Les marquages du corps et les figurations du sujet

Les éléments corporels apparaissent avec constance dans les divers moments de figuration du sujet. La manière dont ils se présentent dans chacune de ces tentatives de figuration n’est pas sans paradoxes, mais cela même est sans doute du plus grand intérêt. La subjectivité, l’espace et l’altérité, figures du sujet opaque sont autant d’occasions pour le corps d’être sollicité et, dans une certaine mesure, subverti.

La subjectivité

La figuration subjective est celle où s’élabore une parole de soi qui s’exprime par l’usage de la première personne. Dans une figuration où le sujet se désigne lui-même, on s’attend vraisemblablement à ce que le corps soit évoqué. En effet, de Dialogue de mes lampes à Déchu, le corps se décline sous un mode métonymique, celui de la fragmentation. Dialogue de mes lampes en fait l’inventaire sélectif : les possessifs, les formes par lesquelles la subjectivité est le plus souvent inscrite, accompagnent des parties du corps : « mes yeux », « mes cils », « ma gorge », « mon dos » (DL, 16) parcellisant à la fois le corps et le sujet dans ces membres épars, mais aussi dans des objets hétéroclites du monde ou de son quotidien immédiat. Des déterminatifs viennent aussi qualifier le sujet dont nous apprenons peu à peu qu’il est « recroquevillé », « limité », « purifié », « indécis » et « sans indices » (DL, 13, 14 et 18) et « Lié, mince aux relents de rien sur [s]a cravate […] » (DL, 17). Ce morcellement de soi dans son propre corps ainsi que cette caractérisation d’un sujet qui demeure dans l’ombre, en l’absence du « je » circonscrit et unaire, nous plonge dans l’immédiateté et l’intimité d’un sujet qui lui-même n’est jamais nommé, n’est jamais explicitement désigné. Comme si ce sujet ne pouvait apparaître que par des éléments périphériques de lui-même et que son centre était habité par le vide.

Tabou met en scène plus explicitement un « je » mais ce n’est que pour dire la périlleuse aventure de l’écriture par laquelle le sujet tente d’accéder à l’unité. Cependant, là non plus le corps du sujet n’est pas vraiment décrit. Il n’est que sa propre image scripturaire, image dans laquelle il est « emmuré » et en dehors de laquelle il ne semble pas exister.

Je suis grandiloquent

T, 31

Je me connais cistre et caduc

Emmuré dans ma face-hostie ! […]

Je suis du rang

L’effet, le reflet

T, 32

Déchu écartèle une fois de plus la subjectivité entre énoncé et énonciation. Le « je » qui dans Tabou avait tenté de prendre forme, de se donner une unité par l’écriture, échoue. C’est de nouveau la prolifération des possessifs qui refont en pure perte les parcours de Dialogue de mes lampes. Encore une fois, les éléments du corps surgissent çà et là, plus rares, plus vains. Le corps apparaît sous la forme de ses effets, de son ultime destin (la mort, le néant), de ses sensations. Il se laisse subtilement deviner par l’usage surprenant de ses perceptions qui, elles aussi, se présentent détachées de la source qui leur donnerait cohérence pour surgir dans la plus grande ambiguïté. Ainsi ce passage tout à fait remarquable où, parachevant l’écartèlement de soi entre énoncé et énonciation et selon deux points de vue à la fois, le sujet produit et entend (du point de vue d’une étoile) « le souffle [de sa propre] mort » : « L’étoile du mendiant / Entend le souffle de ma mort[13] ». Désignés cette fois-ci du dehors, le corps et le sujet peuvent achever tous deux leur difficile parcours dans un « […] trépas écarquillé / Sur les quais du silence » (D, 57).

L’espace

Très rapidement, on s’aperçoit que la simple autodésignation ne suffit pas et que le sujet saintaudien déborde pour ainsi dire très rapidement de ses propres bornes. Il se dirige déjà vers d’autres formes de figuration. L’espace est ce deuxième parcours à retracer, la deuxième figure mobilisée pour figurer cet énigmatique sujet. Par divers modes de repérage spatial, le sujet se situe dans des lieux au paysage changeant. En utilisant avant tout la position de son corps, ses gestes et ses mouvements, il occupe ces lieux tout en les structurant. Il s’agit donc tout vraisemblablement d’un espace avant tout « subjectivisé[14] » où la recherche de forme, la texture des lieux, l’exploration des limites du monde et de soi sont les modalités par lesquelles le sujet désigne des lieux, mais surtout et avant tout se désigne lui-même comme un espace polymorphe, aux frontières incertaines.

Pour mettre en place le décor de son périple, le sujet va mobiliser de nombreux éléments spatiaux. Passant des espaces larges et vastes de termes géographiques toujours associés à son parcours (notamment par la figuration subjective : « Sonne ma phrase / Dans la vallée » [T, 42]) à des tracés que l’on pourrait qualifier de géométriques qui semblent tenter de le contenir dans une forme (« Plein de moi et crochu dans mon cube […] » [DL, 22] ; « En losange comme un christ fêlé » [DL, 16]), jusqu’au rétrécissement du lieu à un élément du corps même du sujet (« Je descends, déraciné et répété / Sur un cheveu préfacé de mes doigts » [T, 33] ; « […] ma mort / Lue au sel de mes cils. » [T, 32]) et enfin aux seuls effets énonciatifs des déictiques[15] démonstratifs, qui, comme on le sait, se réfèrent directement au corps du sujet énonciateur et à son positionnement dans l’espace (Vers l’araignée fêlée […] /Sur le buvard aveugle /de mes talents éteints » [D, 52]), le sujet installe une continuité remarquable entre la représentation de l’espace et de soi, tandis que les lieux se déplacent et se modifient constamment. Il est intéressant de voir combien cette étrange spatialité est complètement modulée par la présence explicite ou implicite du corps du sujet, au point parfois de se confondre totalement avec elle. Non seulement le sujet est le point de vue d’où est construite cette spatialité, mais encore celle-ci semble se préciser comme la forme même de la figuration du sujet et de son propre corps, dont la position, la forme, l’anatomie, les gestes enfin sont imbriqués et absorbés par cette architecture. On voit bien ainsi que le lieu désigné par le sujet est l’occasion d’ores et déjà d’une désignation spatiale de ce dernier, où l’espace est modulé par le corps et où le corps lui-même se fait paysage.

C’est en effet la « topique du moi[16] » qui se constitue ainsi peu à peu. Le corps comme topique serait-il le point de départ d’une topique de l’intériorité ? Même si celle-ci est incontestablement évoquée à travers les états du corps comme autant de lieux — il est question de « fièvre », de « sang », éléments physiques qui renvoient à l’intériorité[17] — on s’aperçoit que les limites de l’espace sont souvent indiscernables et que le dedans et le dehors se substituent constamment l’un à l’autre. Tous ces lieux sont investis par le sujet qui en eux se diffracte et qui les charge de ses émotions et de sa déréliction : « Hors d’haleine dans la soie / Dans la baie de la mort » (DL, 16).

Noms géographiques, phénomènes physiques, parties du corps, intériorité, extériorité, dedans et dehors peuvent alors se succéder et échanger sans difficultés leur « hostilité[18] » puisque le sujet qui tente effectivement de se situer, de trouver une forme pour ensuite la rejeter, fait siens leur mouvance et leur caractère incertain. Le sujet est « hors de soi », il « ne se possède plus[19] », il existe dans sa relation à un « dehors[20] » qui le constitue en l’altérant et en le fragilisant. Il est alors, en soi, une substance diffuse qui assume avec violence son errance infinie, tendu vers un ailleurs qui, dans le même moment, le continue et le fait éclater. Dans un paysage où une vallée n’est que le réceptacle de sa voix et où il peut habiter un de ses cils, le sujet n’a pas de territoire : il ne maîtrise même pas les frontières de son propre corps — et son corps, entre rien et tout, n’a pas de limites, risquant ainsi de se perdre dans l’étendue, au bord du néant.

Texturé, l’espace est aussi cette « matière-émotion[21] » qui, dans la figuration, devient cette substance presque palpable qui « donne corps » aux affects du sujet :

Pensées douces comme des tasses de vent.

T, 44

Dans la laine de mon coma.

DL, 22

Cette matérialité à la fois physique et affective prolonge les apories déjà nombreuses de cet espace subjectivé et mouvant dont les contours — y compris ceux qui le sépareraient et le distingueraient du corps — n’existent que pour être constamment transgressés. Le sujet qui structure et hante tous ces espaces n’a pourtant « pas de lieu » (T, 32) à revendiquer, « pas de lieu » où inscrire une identité stable. Littéralement, il n’a pas de demeure et structure les lieux (et se structure lui-même) en « re-marquant la présence[22] » de son corps. Le sujet précaire met ainsi en place l’univers transitoire et fragmenté de sa condition et découvre, « au coeur de “soi”, l’étrangeté[23] ».

L’altérité

Les deux premiers modes de figuration préparent une confrontation avec l’autre, laquelle joue un rôle à la fois très important et problématique dans l’économie du sujet de cette poésie.

Le corps du sujet saintaudien, ce corps morcelé, composite, rapiécé, aux formes insaisissables, à la texture changeante et sensible, qui se présente à la fois comme un paysage et comme un voyage, ce corps qui « éteint la limite » (T, 44), qui se situe aux frontières de l’effacement et de la dispersion va-t-il être capable de rencontrer l’autre ? Et si oui, selon quelles modalités ? La figuration du sujet par l’altérité est effectivement celle où les deux précédentes sont menées jusqu’au bout de leurs conséquences ; elle révèle les angoisses de l’instance primordiale avec force et intensité.

L’autre devant soi est d’abord celui qui se constitue dans un rapport de « symétrie et de différence absolue[24] », celui que le sujet pose par le dialogue en face de lui, élaborant par là une expérience d’altérité contre laquelle il peut jouer son identité. Concrètement, c’est le « tu/vous » et le « je » locuteur, dans la relation discursive, qui coexistent dans un rapport de réversibilité et de structuration mutuelle.

Cependant dans le cas du sujet opaque, les lois de l’échange sont singulièrement perturbées. Le « je » quasiment absent de l’énoncé, le corps non unifié et paradoxal du sujet empêchent tout dialogue de s’accomplir, car ils rendent impossible la formation d’un allocutaire qui pourrait s’exprimer. Sur le plan de l’énonciation, cette impossibilité se traduit ainsi : la prise en charge du discours de l’autre par le sujet qui parle à travers lui, ou qui le prend comme objet lointain de son discours (« Dites aux litanies délacées Édith » [DL, 18]) ; ou encore, tout à l’opposé — plus subtilement peut-être — la sujétion par l’autre (en tant qu’agent implicite) des états d’un sujet complètement passif (« Cloué, incomplet aux éventails » [DL, 18]).

Sur un plan figuratif ou descriptif, l’allocutaire, pas plus que le locuteur, ne peut prendre une forme achevée et distincte. Pas plus que le corps du sujet, on ne distingue cet autre qui se perd peu à peu dans l’anonymat de figures éphémères ou dans des collectivités indéfinies, comme ce « gala de lord sans crâne » (DL, 24). Cet échec du dialogue est clairement formulé, comme cette volonté de subvertir et finalement de refuser les voies de communication habituelles. Le langage ainsi n’est pas plus capable d’établir une communication authentique avec l’autre que de se donner une consistance, un « centre » et une continuité. Il s’agit d’une véritable mise en scène d’une « communication cruelle[25] », d’une forclusion systématique du dialogue où il semble impossible à l’autre de pénétrer le message du sujet. Les figures de l’interlocuteur se tiennent alors à l’écart, dans un paysage de solitude et de dénuement :

Sache ma mort,

Non l’églogue.

T, 44

Touareg ici dans mon lied,

Pas un sourire, pas un cheveu.

DL, 20

Qui m’eût aimé,

Aux issues aux cités de mon image.

DL, 24

Pourtant, l’échange compromis par la violence des interférences et de la non-compréhension va donner lieu à une autre expérience de l’altérité : « Dites, implorantes, la jactance / Quand Maud m’attend dans le monde » (T, 38). Rejetant une fois pour toutes la communication avec l’autre, le sujet va se tourner vers d’autres visages de l’altérité exprimés, eux, à la troisième personne. Là où le dialogal échouera, le dialogique sera une réussite et contribuera à prolonger la parole, le corps et la quête du sujet saintaudien. Les vers qui précèdent illustrent bien cette évolution : alors que le sujet s’exprime avec son vis-à-vis sous le mode de l’injonction et de la distanciation (« dites », à la deuxième personne), il se tourne vers « Maud » qui, à la troisième personne, semble pouvoir se joindre à lui « dans le monde ». Il y a vraisemblablement ici deux formes distinctes d’altérité : celle, dialogale, de la communication impossible et celle, dialogique, de l’intimité retrouvée, partagée au coeur de l’expérience du sujet. Le rapport du sujet à l’altérité semble donc ici celui de la coïncidence et de la reconnaissance de sa propre étrangeté. Soudainement, l’autre ne s’inscrit plus comme allocutaire, mais entre dans le jeu du sujet et participe à sa quête. Le sujet met ainsi au jour cette « extranéité qui troue le plus intime[26] » pour se découvrir dans les multiples visages de l’autre. Pour se découvrir autre, lui-même.

On s’aperçoit en effet que le sujet opaque se « distribue » dans de nombreux corps et figures énigmatiques et quelque peu emblématiques de l’étranger, de la femme, du poète ou du paria :

Limité aux revers sans repos,

Édith blanche ma face moi-même.

DL, 13

Au dormeur de face sans visage […]

DL, 14

Mon pouls seul comme Ibn Lo Bagola

DL, 21

Dolorès à mes cils inquiets, […]

D, 54

Ceci n’est pas la légende

Qui m’émeut, mou,

Au tombeau du Chinois.

T, 31

Pour mon Guignol

À mon trépas écarquillé

Sur les quais du silence.

D, 57

Il est intéressant de constater que, là encore, ces figures de l’autre en soi, de l’altération de soi sont associées à des éléments fragmentés du corps : « ma face », « mon pouls », « mes cils inquiets », etc. Comme si le sujet saintaudien trouvait en ces visages les marques les plus probantes de son intimité, sa seule et véritable continuité. Cette grandiose perméabilité au divers, et surtout au séduisant péril de sa propre étrangeté, le sujet opaque l’assume, dans le risque de l’écartèlement de soi dans ses propres paradoxes. Drôle de « paria » au « rire de chat », il met ainsi en scène son « [accomplissement] comme un autre[27] ». Surtout, dans la polyphonie sémantique et discursive de son corps, il pointe précisément ce qui faisait l’ultime défi de son exigeant projet poétique : son identité comme questionnement et comme risque absolu, je veux entendre par là son opacité.

Le corps opaque

En s’énonçant par les trois niveaux de figuration que sont la subjectivité, l’espace et l’altérité, le sujet les déjoue et les redéfinit : la subjectivité déborde d’elle-même de toutes parts, l’espace est retracé et revisité, l’altérité oscille entre le proche et le lointain du sujet. Il est ainsi — dans la radicalité de son geste qui refuse toute reconnaissance, toute linéarité et tout repère habituel — propulsé dans l’autre du langage. L’opacité du sujet est donc au moins double : elle réside dans sa capacité à se tramer dans le texte comme un sujet de langage, qui par là même n’est pas défini une fois pour toutes[28] et dont l’identité, la parole comme la lecture ne peuvent être qu’une traversée, un défi et un perpétuel questionnement. L’opacité se définit alors d’une part dans cette densité de la langue qui n’est plus une langue instrumentale, une langue de communication, mais qui, dans son épaisseur, dans la résistance — importante et délibérée — qu’elle impose au regard, devient elle-même démiurge et dynamique, un objet de contemplation et une aventure. Elle n’est pas le reflet d’une réalité identitaire sclérosée pas plus qu’elle n’en est le transparent support, elle est elle-même une réalité inédite, un acte de création : « L’artiste [alors] ne représente pas le monde, il l’articule[29] ».

Cependant, l’opacité chez Magloire-Saint-Aude ne se limite pas à cette non-transparence de la langue mais se définit par ailleurs, en tant qu’hermétisme pleinement assumé[30], comme un désir profond du texte et du sujet qui manifeste par là sa « densité irréductible » et ne se laisse pas apprivoiser ou affadir par des lectures qui prétendraient à tout prix le « ramener » à la transparence, le décoder ou le traduire. Il y a certes, comme le démontre magnifiquement Glissant[31], un incommunicable profond dans toute culture et dans toute subjectivité. Celle de Magloire-Saint-Aude nous place avec une grande audace au coeur même de ce mystère qu’est le sujet et nous propose, au péril de sa propre disparition et du silence, l’irréductible défi de son parcours. Chacun des tracés figuratifs — subjectivité, espace et altérité — sont autant d’occasions pour le sujet de redéfinir les limites de son moi et de subvertir ces entités mêmes. La figuration subjective, dans la tension qu’elle installe entre le « je » et la prolifération des figures du moi, brise les schémas traditionnels de l’identité (univoque, cohérente et unifiée) et de la parole sur soi pour trouer la première par les vents du divers et amener la deuxième sur les rives du silence. L’espace se tend entre la recherche d’une forme et l’errance absolue du sujet qui, peu à peu, aspire à son néant. Par l’altérité, le sujet est déchiré entre ses tentatives de communiquer avec l’autre et de se faire autre lui-même : il rejette finalement les repères sécurisants de la communication pour aspirer à l’expérience complexe d’une parole radicalement individuelle. Les figures du sujet apparaissent donc comme autant de pratiques d’opacification — dans les deux sens du terme — d’un sujet qui ose sa formidable étrangeté et sa singularité. L’opacité du sujet comme du texte s’élève alors à une véritable exigence éthique et, pour moi, interprétative, dans la mesure où il m’apparaît difficile d’interpréter de tels textes sans paradoxalement poser cette question de l’opacité.

Ce qui est remarquable par ailleurs, c’est l’importance accordée au corps dans ces stratégies d’opacification du sujet saintaudien. Si les figurations du sujet se retrouvent réinvesties et redéfinies, c’est la relation au corps qui est, elle aussi, réinventée. Le corps en effet ne peut plus être simplement un révélateur identitaire[32], une apparence plus ou moins fidèle, il définit et structure aussi une relation particulière au monde, une subjectivité dans le sens le plus large du terme. Dans le cas du sujet saintaudien, cette opacité est glorieusement portée aussi par les marquages du corps par lequel s’échangent le dedans et le dehors ; l’intériorité et l’extériorité ; la subjectivité et l’objectivité. Le corps du sujet saintaudien, fragmenté, parcellisé, sans bornes perceptibles, perméable au monde, traversé dans son silence dialogal par les figures les plus liminaires de l’altérité, étranger lui-même d’ailleurs, est un prétexte et une mise en mots de cette opacité. Dans un univers où chaque objet devient le témoin des tensions et angoisses du sujet, il oscille entre subjectivation et objectivation : il s’agit en effet d’un corps fortement subjectivé d’une part, échappant à l’habituelle dichotomie corps et esprit, incarnant de sa matérialité les émotions qu’il contribue à mettre en scène dans les diverses figurations du sujet ; d’autre part, il s’agit aussi, et dans le même moment, d’un corps étrange et étranger, absolument autre, et objectivé dans ses membres hétéroclites, assimilé aux choses du monde, et qui ne se soumet pas aux règles de l’ordre, à la linéarité et à la prétention de l’unité. Où se termine le corps et où commencent les objets et les lieux du monde, puisque « je » peut descendre « sur un cheveu préfacé de mes doigts » (T, 33) ? Qu’est-ce qui distingue le moi de l’autre ?

Le corps du sujet est ainsi un corps textuel, une présence-absence, dans le sens où son évocation elle-même apparaît comme une stratégie pour évoquer sa densité et son anéantissement. Il n’est pas le double du sujet, il est le sujet lui-même dans l’un de ses nombreux stratagèmes figuratifs. Il est en fin de compte un corps opaque, et, au-delà de ses paradoxes, avec toute l’audace que cela suppose, un corps-sujet.

Épilogue ?

Tel un corps du morcellement, de la déroute et de l’ambiguïté, tel se formule le corps du sujet opaque. Il est vrai que « l’écriture ne peut jamais appréhender le corps, [dans sa totalité] […] le destin de cette partition se traduit donc imaginairement par les fantasmes du corps morcelé[33] ». Mais plus encore, le corps-sujet de la poésie saintaudienne est ce qui donne paradoxalement une épaisseur et une (in)consistance à la figuration de ce sujet. Il s’agit là, à travers la subjectivité, l’espace et l’altérité, d’une double opacité, traduite d’une part par l’investissement subjectif de la matérialité du corps qui incarne les affects et les tensions du sujet ainsi arraché à la prétention de la neutralité ou de la transparence (corps de l’effet, de la sensation) ; et d’autre part, par ce morcellement, une poétique de l’opacité qui déjoue les mécanismes de lecture habituels du corps et de l’écriture, corps démantelé, spatialisé ou altéré, et donc paradoxalement objectivé. Dans son inachèvement, et dans sa déréliction, le corps, comme le sujet, est appelé par le néant. Il est absence et présence, désir et refus, ayant joué jusqu’au bout les jeux de sa terrible singularité.

Le sujet poétique de Magloire-Saint-Aude se crée donc dans la matérialité et l’évanescence de son corps comme un véritable noeud de signification et d’interprétation[34]. Le corps devient alors, dans son dépouillement et sa précarité, une véritable mise en abyme de son écriture et de sa quête poétique dans son ensemble. Le corps du sujet opaque est ainsi un possible, un questionnement. Car est opaque ce qui, dans sa densité, se présente à notre regard sans laisser passer la lumière, sans se soumettre à nos explications ou à nos clarifications. Tel qu’en lui-même : inachevé et solitaire, incarné dans la matière même du silence.