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Et les cris des tragédies ? Déplorent-ils autre chose que les coups aveugles de la Fortune qui frappent les royaumes prospères[1] ?

Quand ceste aveugle sotte a pris un homme à jeu,

Dés le commencement elle s’en moque un peu,

S’en jouë et s’en esbat ; puis comme variable

En riant le trahist et en fait une fable,

Un populaire conte, et l’assied au plus haut,

Pour estre regardé du tragiq’ eschafaut[2].

Dans les quelques ouvrages français qui traitent de la tragédie à la Renaissance, une topique apparaît de manière récurrente : la tragédie a fondamentalement pour sujet le malheur des royaumes, causé par les coups aveugles de la Fortune. En 1494, Antoine Verard écrit dans le Grant Boece de Consolation : « Quelle autre chose déplore la clameur des tragédies fors que fortune tournant les royaulmes eureux par coup infortuné[3] ». Pour Jean de La Taille, auteur d’un traité sur L’art de la tragédie en 1572, celle-ci « ne traicte [aussi] que de piteuses ruines des grands Seigneurs, que des inconstances de Fortune, que bannissements, guerres, pestes, famines, captivitez, execrables cruautez des Tyrans, et bref, que larmes et miseres extremes[4] ». La Taille attribue ainsi à une force supérieure, incontrôlable par son inconstance, la cause fondamentale des malheurs des Grands. Concept emprunté à l’Antiquité païenne, mais que le christianisme s’efforcera, à certains moments de son histoire, d’assimiler tout en le transformant, la Fortune apparaît, dans les tragédies humanistes, comme l’incarnation d’une force transcendante dont la puissance sur les êtres d’exception, hors du commun, est constamment affirmée. Cela n’étonne guère, de prime abord, si l’on pense non seulement à l’influence déterminante de l’oeuvre de Sénèque sur les dramaturges renaissants, mais aussi à l’omniprésence de cette figure mythologique dans la seconde moitié du xvie siècle[5], omniprésence que l’on peut expliquer, outre l’engouement pour l’Antiquité, par l’instabilité politique et le désordre social qui caractérisent ce moment de l’Histoire. Comme le souligne Daniel Martin, la Fortune surgit en effet « dans les périodes de scepticisme religieux ou de désordre politique. […] Le mobilisme, au sens politique, social, ou moral du terme, et un certain “désordre”, sont indispensables à son existence[6] ».

À la Renaissance, les diverses conceptions de Fortune, païennes et chrétiennes, apparaissent sous des formes diverses, tant dans les oeuvres littéraires que dans la prose d’idées[7]. La Fortune est ainsi un concept protéiforme qui se prête à de multiples interprétations, et dont l’extraordinaire survie témoigne d’un irrémédiable besoin d’assigner à une puissance transcendante la responsabilité de la mouvance folle et irrationnelle du monde. La survivance de la représentation de la Fortune comme déesse aveugle et capricieuse, comme incarnation de la contingence, représentation qui trouve son origine dans l’Antiquité, témoigne du désir de trouver une explication, autre que celle de l’action de la Providence, à l’injustice du monde : même si les moralistes affirment que Dieu récompense le bien et punit le mal, ne serait-ce qu’après la mort, le monde foisonne pourtant de crimes impunis. La croyance en l’action d’une force aléatoire confirme aux hommes « que les événements du monde, grands ou petits, n’obéissent à aucune loi, sinon celle du caprice, dont, pour échapper à l’absurde, on s’empresse de faire une loi, systématisant ainsi ce qui, en soi, n’entrait dans aucun système[8] ».

Ainsi, en incarnant l’instabilité du monde, la Fortune introduit l’idée du chaotique, de l’irrationnel ; elle repose sur le postulat selon lequel l’univers est soumis à une folie déraisonnable, sans fondement logique, postulat qui ne peut que choquer l’orthodoxie chrétienne. Les multiples tentatives de rationalisation de la Fortune, tant stoïciennes que chrétiennes, sont la preuve tant de la menace qu’elle incarne que de l’impossibilité de l’évacuer de l’imaginaire collectif. Sa prégnance dans la tragédie humaniste ne peut donc se réduire au simple effet d’une imitation servile des modèles antiques, en particulier des tragédies de Sénèque : nous ne sommes pas, quand il est question de la Fortune, en présence d’un banal lieu commun dont la fonction serait strictement ornementale, mais bien d’une vision du monde complexe, dont les ramifications touchent tant à la morale qu’au politique et au théologique.

Les tragédies de Sénèque mettent en oeuvre une tension entre le portrait d’une déesse inconstante et aléatoire et des modèles de rationalisation, empruntés au stoïcisme, qui visent à la neutraliser. Lieu commun obligé de la plainte et de la lamentation, la déploration de l’action funeste de la Fortune s’accompagne fréquemment de références à des caractéristiques qui, depuis l’Antiquité, lui sont traditionnellement attribuées : elle se fera aveugle, envieuse, moqueuse et insensée. Cette représentation pessimiste de Fortune comme divinité capricieuse s’avère toutefois « quelque chose d’inacceptable, d’incompréhensible même, pour tout homme qui donne un fondement rationnel à l’univers[9] ». Fortement influencées par la philosophie stoïcienne, les tragédies sénéquiennes se caractérisent ainsi par la volonté d’opposer à ce modèle pessimiste, où les affaires humaines sont livrées à la cruauté et à l’injustice du hasard, une construction rationalisée de la Fortune, et ce, à différents niveaux (ontologique, sociopolitique, éthique, justicier et héroïque). Les tragédies de Robert Garnier s’inspireront de ces différents modèles de rationalisation, tout en les adaptant aux exigences du christianisme.

Dans le processus d’imitation des dramaturges antiques qui fonde la renaissance de la tragédie en France, le problème de la Fortune génère ainsi des tensions, voire des conflits, dont le théâtre de Robert Garnier, dramaturge majeur de la seconde moitié du siècle, se fait l’écho, et qu’il dépasse parfois en vertu d’un syncrétisme caractéristique de cette époque. À partir des tragédies-modèles de Sénèque, il s’agira donc d’examiner le travail de l’imitation à l’oeuvre dans les sept tragédies de Garnier (Porcie, Hippolyte, Cornélie, Marc Antoine, La troade, Antigone et Les juifves), dont la publication s’échelonne de 1568 à 1583.

Le théâtre de Sénèque, ainsi que celui de Garnier, met en scène plusieurs personnages déplorant l’action funeste de Fortune. La Médée de Sénèque s’exclame en effet : « La fortune dans son inconstance et sa légèreté m’a précipitée, m’a arrachée du trône, m’a envoyée en exil. Comment se fier au trône quand le hasard capricieux emporte ainsi à son gré la puissance la plus grande[10] ! » La Fortune incarne une puissance autonome dont les actes semblent dénués de logique pour des personnages qui ne voient en elle qu’une force irrationnelle frappant aveuglément. De même, dans la Cornélie de Garnier, l’un des adversaires de César énonce ces paroles, à la suite de la mort de Scipion et de Pompée :

Puis il y a des Dieux ! Puis le Ciel et la Terre

Vont craindre un Jupiter terrible de tonnerre !

Non non, il n’en est point : ou s’il y a des Dieux,

Les affaires humains ne vont devant leurs yeux.

Ils n’ont souci de nous, des hommes ils n’ont cure,

Et tout ce qui se fait se fait à l’avanture.

Fortune embrasse tout, la Justice et le bien

N’ont de ces Dieux qu’on croit ny faveur ny soustien[11].

Le sentiment d’une injustice vient ainsi nourrir et exacerber le pathétisme des discours de lamentation, qui, dans l’économie de la tragédie sénéquienne et humaniste, occupent une place fondamentale[12].

À cette représentation pessimiste des affaires humaines se juxtapose un modèle ontologique particulier, celui de l’alternance perpétuelle du bonheur et du malheur, comme en témoigne le choeur dans Thyeste : « Aucun état n’est durable : la douleur et la volupté se cèdent alternativement la place […]. L’inconstance du temps transforme en un moment l’extrême <fortune> en extrême <misère>[13] ». Le monde est ainsi perçu comme une vaste oscillation, où l’indigence succède à la prospérité, l’affliction à la joie. Les fluctuations de la vie humaine obéissent par le fait même à un certain déterminisme, celui de l’alternance, qui a valeur de loi.

Chez Garnier, des comparaisons avec les cycles de la nature font de la Fortune l’expression d’une loi naturelle qui exclut, par le fait même, toute contingence. L’alternance du bonheur et du malheur participe d’une normalité à laquelle l’homme doit se résigner : « Car de ce monde qui tourne / Nous voyons journellement / Qu’au premier commencement / Toute chose en fin retourne : / Et que rien, tant soit-il fort, / Immuable ne sejourne, / Mais est alteré du sort[14] ». L’univers tragique, soumis à l’action d’une Fortune conçue comme l’incarnation d’une loi inéluctable, obéit donc à une nécessité qui instaure un ordre immuable, à l’oeuvre dans la sphère politique, dont les puissants subissent principalement les effets.

Les tragédies de Sénèque et de Garnier exposent en effet les fondements d’un système sociopolitique reposant sur la plus grande vulnérabilité des Grands face à la Fortune, dont l’action est illustrée par un vaste réseau de métaphores, parmi lesquelles celle de la cime foudroyée par l’orage, le pin, la tour, le promontoire et la montagne incarnant tour à tour les puissants[15]. Ces derniers se distinguent ainsi du vulgaire par leur « élévation » au sens propre du terme, par leur accointance avec le monde des dieux. Le choeur de l’Hippolyte de Garnier affirme la vulnérabilité des « grands Rois de ce monde [qui] aupres du peuple bas / Sont comme les rochers, qui vont levant les bras / Si hauts et si puissans sur la planiere terre : / Mais qui souvent aussi sont battus du tonnerre[16]. » La loi de la Fortune place l’action tragique selon un axe vertical, dans un mouvement perpétuel d’élévation et de chute.

Porte-parole de la morale stoïcienne, les choeurs, de même que les confidents, s’appliquent à consoler les affligés, en les incitant à faire preuve de constance devant l’adversité, comme dans Porcie : « Nous n’avons que la Vertu, / Qui florisse tousjours une, / Et qui domte la Fortune / Sous celuy qu’elle a vestu : / Seule elle oppose les armes / A ses aveugles alarmes[17] » ; « Un magnanime coeur des malheurs ne se pleint. […] Nul humain accident ne donte un grand courage[18] », déclare Cicéron même à Cornélie, dans la pièce du même nom.

En réponse aux calamités que génère la puissance, le choeur dans l’Agamemnon de Sénèque fait l’apologie de la mediocritas, célébrant la sérénité que procure une existence modeste : « heureux qui, <perdu> dans la foule des humbles, se contente de la paisible obscurité de son sort[19] ». Chez Garnier, aussi, nombreux sont les passages où la modestie est exaltée et où l’on fait l’éloge de la retraite, topique dont on peut déceler quelque trace dans l’Octavie du Pseudo-Sénèque[20], mais que Garnier développera plus abondamment[21]. La retraite est un thème cher aux humanistes de la seconde moitié du xvie siècle, à la popularité duquel le Concile de Trente (1545-1563[22]), ainsi que l’abdication de Charles Quint en 1556, ont sans doute largement contribué. Cette topique va de pair avec l’éloge de la vie champêtre, dont un discours du choeur dans Hercule furieux[23] ainsi que la seconde épode d’Horace[24] ont pu fournir à Garnier des modèles rigoureux.

La valorisation de la vie rustique participe d’une dénonciation des aléas de la vie publique, des tourments que suscite l’action dans le monde, des périls associés à l’exercice du pouvoir. L’une des tirades de l’Hippolyte de Garnier, imitée de la Phèdre de Sénèque, célèbre la liberté et la sérénité que procure la vie champêtre, par opposition aux troubles « sanguinaires » qui agitent les cités et au souci que génère la vie dans le monde :

Les monts et les forests me plaisent solitaires,

Plus que de vos citez les troubles sanguinaires.

Telle façon de vivre avoyent du premier temps

Nos peres vertueux, qui vivoyent si contens.

Et certes celuy-là, qui s’escartans des villes,

Se plaist dans les rochers des montagnes steriles,

Et dans les bois feuillus, ne se voit point saisir,

Comme les bourgeois font, d’un avare desir.

L’inconstante faveur des peuples et des Princes,

L’appetit de paroistre honorable aux provinces

Ne luy gesne le coeur, ni l’envieuse dent,

Des hommes le poison, ne le va point mordant.

Il vit libre à son aise exempt de servitude,

N’estant de rien contraint que de son propre estude,

Que de son franc vouloir, ne tremblant de souci

Pour la crainte d’un Roy, qui fronce le sourci.

Il ne sçait, innocent, que c’est un tas de vices

Bourgeonnans aux citez qui en sont les nourrices.

Il ne se couvre point le chef ambicieux

D’un bastiment doré qui menace les cieux.

Il n’a mille valets, qui d’une pompe fiere

L’accompagnent espois et devant et derriere[25].

La topique pastorale contient, en filigrane, une critique acerbe de la vie de cour « bourgeonnant » « d’un tas de vices », une dénonciation des « jeux de force où les caprices de la Fortune prennent nom d’ambition et de faveur[26] ».

Pour faire contrepoids à l’apparente injustice d’une Fortune qui s’acharne surtout sur les êtres d’exception et à une vision sociopolitique où la puissance s’avère source de péril, Sénèque, dans la tragédie de Phèdre, fait de la Fortune l’instrument de la punition divine : « craignant pour son ciel Jupiter vise tout ce qui s’approche de son séjour élevé[27] ». La chute des Grands rétablit ainsi un équilibre menacé entre le monde des hommes et celui des dieux. Si Sénèque ne développe pas outre mesure ce modèle « éthique », Garnier, par contre, en fera l’un des fondements moraux de son oeuvre, en fonction de l’exigence chrétienne d’humilité : la Fortune, confondue avec Dieu, sanctionne chez l’homme la contemplation de sa propre puissance : « Car rien ne desplaist tant, rien n’est tant odieux, / Entre les faits humains, qu’une arrogance aux Dieux. / Tousjours un orgueilleux, qui veut trop entreprendre, / Au lieu de s’avancer recevra de l’esclandre[28] », dit un confident à César dans Marc Antoine. La mécanique du renversement de fortune ne devient dès lors implacable qu’en raison de la faiblesse de l’humanité, qui fait preuve d’un orgueil et d’une ambition disputant à Dieu sa toute-puissance. La célèbre tirade de Nabuchodonosor, dans Les juifves de Garnier, illustre fort bien le délire mégalomane du roi omnipotent :

Pareil aux Dieux je marche, et depuis le réveil

Du Soleil blondissant jusques à son sommeil,

Nul ne se parangonne à ma grandeur Royale.

En puissance et en biens Jupiter seul m’egale :

Et encores n’estoit qu’il commande immortel,

Qu’il tient un foudre en main dont le coup est mortel,

Que son thrône est plus haut, et qu’on ne le peut joindre,

Quelque grand Dieu qu’il soit, je ne serois pas moindre.

Il commande aux éclairs, aux tonnerres, aux vents,

Aux gresles, aux frimats, et aux astres mouvans,

Insensibles sujets : moy je commande aux hommes,

Je suis l’unique Dieu de la terre où nous sommes[29].

L’orgueil trahit une arrogance incompatible avec l’humilité chrétienne : « Dieu rabaisse le coeur des Monarques hautains / Qui s’egalent à luy, et qui n’ont cognoissance / Que tout humain pouvoir provient de sa puissance » (LJ, 930-932), rappelle la Reine à Nabuchodonosor, lui enjoignant d’user de clémence envers le peuple juif. De manière plus générale, ce sont les vices de l’homme que Dieu, ou la Fortune, châtie. Le pécheur puni par Dieu constitue de fait une situation dramatique récurrente dans la tragédie humaniste. Dans Marc Antoine, Agrippe souligne qu’Antoine a fait preuve non seulement d’orgueil, mais aussi de « volupté », vices responsables de sa chute :

De son esprit hautain l’orgueil presomptueux,

Et de sa folle amour le soing voluptueux

L’ont justement perdu, qui par outrecuidance

Estima la Fortune avoir en sa puissance[30].

Marc Antoine lui-même assume l’entière responsabilité de son malheur, en s’avouant coupable d’avoir cédé au péché de volupté. La Fortune et le Destin ne deviennent pour lui que des idées abstraites auxquelles l’homme a recours dans son ignorance :

Ce ne fut la Fortune à la face inconstante,

Ce ne fut du Destin la force violente,

Qui forgea mon malheur. Hé ! ne sçait-on pas bien

Que c’est que l’un et l’autre, et qu’ils ne peuvent rien ?

Fortune que lon craint, qu’on deteste et adore,

N’est qu’un evenement, dont la cause on ignore :

Encore bien souvent la cause on apperçoit,

Mais l’effet se decouvre autre qu’on ne pensoit.

La seule Volupté, peste de nostre vie,

Nostre vie, et encor’ de cent pestes suivie,

M’a filé ce desastre, estant d’homme guerrier,

Dés le commencement, devenu casanier […][31].

L’on observe ainsi, dans plusieurs tragédies de Garnier, un glissement significatif de la notion de Fortune à celle de Providence, plus à même d’incarner l’action justicière d’une puissance supérieure. Dans Les juifves, la colère divine est à l’origine des malheurs du peuple juif, coupable d’une faute que « la dextre punissante » de Dieu châtie sévèrement. Cette faute est toutefois présentée comme étant inéluctable, compte tenu de la nature même de l’homme, comme en témoigne le choeur à l’acte I : « Pourquoy Dieu, qui nous a faits / D’une nature imparfaits, / Et pecheurs comme nous sommes, / S’irrite si griefvement / Du mal que journellement / Commettent les pauvres hommes ? » (LJ, 91-96). L’homme est en effet naturellement enclin au mal et Dieu seul peut le sauver par l’entremise de sa grâce. Sa nature pécheresse, quoique voulue par Dieu, ne l’en rend pas moins responsable, car Dieu « deteste le vice, et le punist severe, / Quand il connoist sur tout que lon y persevere » (LJ, 1395-1396). Les protagonistes de cette pièce affirment à maintes reprises leur croyance en la toute-puissance divine et en son sage gouvernement des affaires du monde. Cela n’empêche pas, toutefois, l’évocation de la déesse Fortune par certains personnages, qui déplorent son influence néfaste et le caractère éphémère de « ses instables faveurs ». À la fin du quatrième acte, les Juives comparent l’instabilité des faveurs de la Fortune au flux et reflux de l’océan (LJ, 1769-1772). Si la Fortune est « muable », l’homme l’est également, soumis à sa constante influence. De fait, tout l’univers est caractérisé par le changement : « Rien d’arresté ne se voit en ce monde, / On y brouille tousjours, / Le ciel, la terre, et la mer vagabonde, / Se changent tous les jours » (LJ, 1781-1784). L’orage et la tempête succèdent inexorablement à la sérénité d’un ciel « sans nuage » et d’une mer sans vague. Le bonheur que procure une victoire ne peut donc être que de courte durée, il n’est qu’un des « presens volages » de Fortune, « un don de Dieu / Qu’il peut reprendre » (LJ, 1802-1803) à tout moment. Car Dieu, qui « tout fait et defait » (LJ, 1806) punit sévèrement tout méfait. La Fortune, « Qui de sa dextre part » (LJ, 1810), n’est donc que l’instrument par lequel se manifeste la juste colère divine. L’homme prudent, « Qui en malheur un meilleur temps espere, / En bon-heur craint tousjours » (LJ, 1819-1820) évite donc les écueils de l’orgueil et du désespoir[32].

Les juifves de Garnier proposent ainsi un syncrétisme des idées païennes et chrétiennes. La conception stoïcienne d’un univers ordonné par la régularité d’une Fortune qui, pour être changeante, n’en demeure pas moins prévisible, comme les cycles de la nature, fait place, au cours du texte, à la croyance chrétienne en une Providence omnipotente et punitive. Fortune devient alors l’incarnation abstraite de la justice de Dieu, elle apparaît vidée de toute contingence.

Garnier expose une vision morale du renversement des états qui fait du vice le catalyseur de la chute des royaumes. La justice divine se manifeste par divers fléaux que la tragédie met en scène, mais qui font également, à l’époque des guerres civiles, le quotidien des hommes de la Renaissance, pour qui ces calamités sont des punitions divines. Comme le remarque Denis Crouzet, la seconde moitié du xvie siècle se caractérise par un sentiment d’« effroi devant la corruption et l’infidélité collectives[33] ». Le choeur de La troade se désole ainsi de la corruption du monde, qui dépasse en horreur tout ce qui a précédé, en raison du caractère particulier des crimes commis, qui bouleversent l’ordre social, témoignant d’un monde renversé[34] où « tout va de pis en pis[35] » : le discours du philosophe Arée dans Porcie brosse ainsi un sombre portrait de l’époque :

Ores voicy le temps auquel doivent les Dieux

Destruire courroucez ce monde vicieux,

A fin de r’engendrer une autre sorte d’hommes

Meilleurs et plus entiers que cent fois nous ne sommes :

[…]

La Foy, la Charité, la Concorde amiable

Ont, contraintes, fuy ce monde abominable :

La Justice bannie est remontee aux cieux,

Et les autres vertus que nous prestoyent les Dieux :

Le desir de combatre, et la faim desireuse

D’amasser sans repos la richesse envieuse,

Ulcere nostre coeur : puis ceste ambition,

Ordinaire tyran de nostre affection,

Nous fait à droit, à tort, par diverses manieres,

Convoiteux, aspirer aux grandeurs Emperieres.

Le droict est violé, et dit-on qu’on ne doit,

Quand on veut dominer, avoir souci du droit.

Le monde perverti de jour en jour empire :

L’âge moins corrompu de nos peres fut pire

Que celuy des ayeux, le nostre en laissera

Quelque autre plus mechant qui le surpassera[36].

Garnier expose une vision eschatologique de l’Histoire, où l’humanité se dirige inéluctablement vers sa ruine, en raison des vices qui la corrompent. L’époque, ère de terreur et de destruction qui présage du Jugement Dernier, est celle de « l’attente de Dieu[37] », génératrice d’angoisse pour ceux qui ont à craindre la colère divine, mais source de joie pour les opprimés. L’imaginaire du xvie siècle étant marqué par la certitude que la fin des Temps est imminente, l’histoire du monde devient celle d’une accumulation croissante de malheurs, jusqu’à la destruction finale. Au dernier acte des Juifves, Garnier en brosse le portrait à travers le discours du Prophète, qui annonce la destruction prochaine de Babylone (LJ, 2133-2172), suivie de la reconstruction de Jérusalem et de l’avènement du Christ. Ne peut-on voir, dans les châtiments divins qui frappent les protagonistes tragiques, coupables d’orgueil et d’outrecuidance, une préfiguration faisant écho au sentiment des hommes de la Renaissance de vivre un temps pré-apocalyptique ? La tragédie serait ainsi l’illustration d’une culpabilité[38] profonde, du sentiment très net que l’histoire de l’humanité tire à sa fin (annoncée par des présages de toute sorte[39]), et que l’humanité vieillissante et corrompue doit consommer, enfin, sa destinée.

Le modèle justicier de la Fortune, dont l’importance est fondamentale, favorise ainsi le glissement vers la construction d’un monde réglé par une Providence punitive. Ce modèle, déjà présent chez Sénèque, mais que les dramaturges renaissants vont développer de manière exponentielle, présente toutefois des carences certaines, d’un point de vue stoïcien ou chrétien, dans la mesure où la vertu et la pureté se voient parfois injustement châtiées. Ainsi, le choeur dans l’Hippolyte de Sénèque s’indigne de ce qu’Hippolyte, bien que vertueux, soit puni sans raison apparente et il en fait le reproche à Jupiter[40]. La Fortune accable ici un être supérieur, qui se distingue du commun des hommes par sa vertu. Dans l’Hercule furieux, l’on accuse aussi la Fortune « inique[41] » de s’attaquer aux âmes valeureuses, d’être « jalouse des héros courageux[42] » qui, par leurs immenses vertus, concurrencent les dieux. Le renversement même de leur fortune permet toutefois aux grandes âmes de s’illustrer. Hercule, sur le mont Oeta, fait preuve d’un courage si grand, d’une constance si extraordinaire, qu’il se taille une place auprès des dieux. À qui sait faire preuve de courage devant l’adversité, la gloire est donnée en récompense. Ainsi, dans les tragédies de Sénèque, la Fortune, en privilégiant des victimes puissantes et valeureuses, en les choisissant pour ces raisons mêmes, leur offre l’opportunité de s’illustrer par leur constance, « vertu virile, propre au seul sage en tant qu’il a atteint une position supra-humaine, celle de la divinité[43] ». La Fortune, en mettant le héros sénéquien à l’épreuve, lui propose des apothéoses glorieuses. Pour Sénèque, malheureux même celui que Fortune n’a pas éprouvé, car les dieux

ont de lui une triste opinion ; il ne leur a pas semblé digne de vaincre un jour la fortune, qui ne s’attaque pas aux lâches. […] ce sont les plus braves qu’elle provoque en combat singulier ; […]. Les grands exemples sont donnés par la mauvaise fortune[44].

La Fortune est donc l’instrument de la Providence pour mettre à l’épreuve les âmes hors du commun, qui doivent, en ces circonstances, faire la démonstration d’une constance inébranlable qui « élève à ce faîte suprême, si haut dressé hors de toute atteinte qu’il domine la fortune[45] ». Fortune s’attaque ainsi aux âmes « hautes », tout comme aux grands royaumes, elle les éprouve tout particulièrement. Ces grandes âmes s’efforceront de résister au désespoir et à la souffrance en adoptant une attitude constante et ferme. C’est la vertu qui leur permettra d’affronter orages et tempêtes. Le stoïcisme prône ainsi le détachement face à l’instabilité du monde. Contre l’inquiétude et le pessimisme que suscitent les temps présents, contre l’angoisse et la peur que les signes du Ciel, annonciateurs de malheurs proches, provoquent, la vertu stoïcienne apporte l’apaisement, elle annihile l’angoisse eschatologique d’une communauté en proie à la peur. Elle permet d’affronter sereinement la peur de la mort, en la présentant non pas comme le seuil du châtiment infernal, mais comme un port calme, un asile face aux vicissitudes du monde.

Polyxène, dans La troade de Garnier, fait montre d’un coeur magnanime et courageux en s’offrant en sacrifice aux mânes d’Achille, de même qu’Astyanax, dans la même pièce, lequel, avant de s’élancer de la tour, « regarde constamment[46] » le public témoin de son supplice. Le grand-prêtre Sarrée, dans Les juifves, accepte aussi la mort avec sérénité : « Où le remede faut, rien ne sert de se plaindre : / Il n’y pend que la mort, est-elle tant à craindre ? » (LJ, v. 1303-1304) On peut également affirmer, avec Florence Dobby-Poirson, que certains personnages, en renonçant à la mort pour obéir à un devoir (Amital dans Les juifves ou encore Cornélie), incarnent un « héroïsme de la survie » à connotation stoïcienne[47]. Mais, règle générale, le discours sur la constance stoïcienne, énoncé par le choeur ou un confident, demeure, chez Garnier, lettre morte, le personnage en proie à la souffrance se révélant impuissant à surmonter une douleur trop vive. L’action dans la tragédie humaniste tourne ainsi essentiellement autour des scènes de lamentation devant la cruauté du sort, et des discours empreints de remords dans lesquels sont déplorées les fautes des protagonistes. Ce faisant, le dramaturge favorise l’expression d’un pathétique exacerbé, que le siècle suivant qualifiera même d’outrancier. Le renversement de fortune constitue, par le fait même, la situation tragique par excellence propre à créer les « effets pathétiques » privilégiés par les dramaturges humanistes, et tout particulièrement par Garnier[48].

L’inconstance de la Fortune illustre donc la mécanique de l’action tragique. Parce qu’elle véhicule l’idée que le monde est livré au hasard et à l’aléatoire, les dramaturges se sont efforcés de la rationaliser en proposant une Fortune à plusieurs visages, à la fois l’instrument du châtiment de l’orgueil et de l’ambition des Grands et le catalyseur par lequel la vertu peut s’illustrer. Cette rationalisation offre un contrepoids au chaos que Fortune incarne traditionnellement. Les dramaturges ont dû toutefois composer avec certaines exigences morales et théologiques du christianisme, telles que le souci d’humilité et la conception du péché. La Fortune se charge en effet de rappeler à l’homme son abjection devant Dieu, en s’attaquant tout particulièrement à son orgueil et à son ambition, passions qui trahissent l’illusion de sa propre grandeur. Le discours biblique de la culpabilité du peuple élu, ainsi que l’imaginaire apocalyptique qui domine la période des guerres de Religion transforment la Fortune en instrument du châtiment divin, préfigurateur du Châtiment dernier. La croyance chrétienne en la justice divine, qui récompense le bien et punit le mal dans l’au-delà, favorise toutefois une attitude sereine et courageuse face à la mort : c’est par son humilité et sa résignation face à celle-ci que l’homme peut mesurer sa vraie valeur, en opposant aux rigueurs de la Fortune une vertu héroïque.