Corps de l’article

Il faut souvent donner bonne chère avec peu de lignes.

Marcel Schwob, Moeurs des diurnales. Traité du journalisme.

Durant les années 1880 en France apparaît un nouveau journalisme dit journalisme d’information, fortement inspiré des modèles anglo-saxons. Cette entrée dans une nouvelle ère de l’information trouve sa manifestation la plus éclatante dans la création du journal Le Matin en 1884 qui prétend offrir un journalisme « objectif » et, pour ce faire, privilégier le fait sur le commentaire, la chose vue sur la parole, l’information sur l’opinion, le scoop sur le feuilleton et le reportage sur la chronique. Le Matin sera

un journal singulier, un journal qui n’aura pas d’opinions politiques, un journal qui ne sera inféodé à aucune banque et qui ne vendra son patronage à aucune affaire ; un journal qui ne dépendra d’aucune coterie littéraire ; un journal qui n’appartiendra à aucune école artistique ; un journal d’informations télégraphiques universelles et vraies[1].

Plusieurs historiens de la presse, comme Marc Martin, décrivent aussi ce moment comme celui de « l’autonomisation » des journalistes par rapport aux hommes de lettres et signalent conséquemment une scission définitive entre presse et littérature et la fin de la tradition française du journalisme littéraire[2]. L’un des signes les plus nets de cet affaiblissement de l’hybridation entre journalisme et littérature serait le recul du roman-feuilleton qui quitte la première page de beaucoup de quotidiens pour migrer vers les pages intérieures. Il s’agira justement ici de mettre à mal ce préjugé d’une séparation des poétiques journalistique et littéraire à la Belle Époque : en effet, l’examen des premières pages des journaux montre une nouvelle forme d’intrusion de la littérature dans le journal sous la forme de microformes journalistiques appelées selon les plumes « chroniquettes[3] » ou « scalps de puces[4] » et signées par des personnalités comme Alphonse Allais ou Jules Renard. À l’instar du roman-feuilleton dans les années 1840, un genre se crée qui envahit aussi sous la forme de recueils les étals des libraires. Par leur caractère bref et humoristique, au premier abord, ces formes brèves paraissent avoir une pure valeur de divertissement dans le journal quotidien. Or, loin d’être futiles, ces microformes reflètent de manière nette les mutations du système de l’information et les exigences d’une écriture de l’actualité. Mais ce faisant, elles prennent aussi à revers et à défaut la grande machinerie de l’information en train de se constituer et tentent de la « démantibuler » par des petites déflagrations ironiques et poétiques installées au sein même de ses colonnes. Ce double jeu — validation et remise en cause ironique du média — manifeste la survivance de la matrice littéraire au sein même du journalisme d’information.

Panorama des formes brèves

La lecture des premières pages des grands quotidiens dans les années 1890 montre donc la présence d’articles journalistiques narrativisés ou dialogués qui se caractérisent par un format bref de quelques lignes à une colonne, mettant souvent en scène des personnages, imaginaires ou réels, dans des situations décalées, absurdes ou improbables. Au niveau zéro de la déclinaison de ces formes, figure l’histoire drôle baptisée généralement « nouvelle à la main » et qui prend place en une de quasiment tous les journaux de l’époque. Ces textes signés d’un pseudonyme collectif (le masque de fer, un domino noir, le diable boiteux, un domino rose), souvent peuplés de personnages récurrents, présentent des mots d’enfants, des petites histoires conventionnelles de journalistes et de boulevardiers. Fondées sur le mot d’esprit, elles sont achetées à la pièce[5].

Champbaudet est enchanté qu’on ait décidé de simplifier l’orthographe.

— À l’avenir, dit-il, je ne mettrai plus d’h à épinards[6].

Figurent aussi sur cette première page du quotidien des microformes signées, affichées sous un titre générique, déclinées en séries au fil des livraisons et d’un niveau de confection beaucoup plus élaborée. Certains journaux comme Le Journal, Le Gil Blas ou L’Écho de Paris fondent l’essentiel de leur succès sur ces petites formes et donc affichent au fil des jours un nombre impressionnant de collaborateurs de prestige en charge de ces petites rubriques. L’Écho de Paris introduit ainsi en septembre 1892 ses « minutes » :

L’Écho de Paris publiera chaque semaine sept chroniquettes où se condensera chaque jour, de vive et brève façon, un moment de l’esprit parisien, ou quelque saisissant tableau, ou quelque vérité hardie, ou quelque joyeux paradoxe ; nous sommes curieux de voir si nos lecteurs reconnaîtront les sept nouveaux collaborateurs qui auront pour pseudonymes : Lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi et dimanche.

Lundi par exemple sera incarné par Jules Renard. Lorsque Fernand Xau lance Le Journal en 1892, il recrute aussi plusieurs hommes de lettres pour tenir chacun leur rubriquette. Dans son journal, à la date du 22 septembre 1892, Jules Renard note ironiquement à propos d’Allais, de Bernard Lazare, Maurice Barrès, d’Esparbès, Paul Adam, et de lui-même : « Tous ces gens avaient un traité […] qui leur assurait à chacun, chaque jour, la première colonne de la première page. »

Chaque spécialiste de ces formes brèves, développe son modèle de prédilection. Ainsi l’inventeur du genre est probablement Étienne Grosclaude. Capus a écrit dans ses mémoires que Grosclaude créa « un genre dans le journalisme » et que pour lui « le journalisme, tout en conservant sa verve d’actualité, sa force satirique, sa matière légère devenait en même temps une des catégories de la littérature[7] ». Dans des formes narratives et fantaisistes, segmentées, Grosclaude commente l’actualité dans Le Gil Blas dès la fin des années 1880 et recueille ses formes brèves dans un recueil annuel intitulé Les gaietés de l’année. Alfred Capus, quant à lui, crée des petites saynètes sous son nom dans Le Figaro entre 1894 et 1904 et dans L’Écho de Paris sous le pseudonyme de Graindorge : ces formes dialoguées, sans intervention du narrateur, illustrent souvent l’actualité et les moeurs de l’époque. Jules Renard, pour sa part, cultive avec une prédilection pour la concision des petites histoires animalières et campagnardes, des choses croquées au bord du chemin et en apparence apolitiques et décontextualisées qu’il publie dans Le Journal et Le Gil Blas en 1892 et 1893 et qu’il recueillera dans Coquecigrues et dans La lanterne sourde (1893). Dans ses « Vies drôles » qu’il publie dans Le Journal à partir de 1892, Alphonse Allais emprunte souvent sa matière au journal lui-même et à son actualité et avec une forme de logique fantaisiste mène ses histoires jusqu’au bout de l’absurde :

L’éminent statisticien M. Levasseur, de l’Institut, vient de lire à la dernière séance de l’Académie des sciences morales et politiques, un curieux travail démontrant, chiffres en main, que la mortalité dans les troupes est sensiblement plus considérable en temps de guerre qu’en temps de paix.

L’armée française, pour ne parler que de celle-là, aurait perdu beaucoup plus d’hommes dans les années 1870 et 1871 que dans les années qui précédaient et celles qui suivirent.

Si le fait n’est pas controuvé, voilà un précieux argument en faveur des amis de la paix[8].

Pourraient figurer aussi dans cette liste beaucoup d’autres chroniquetteurs comme Pierre Wolf ou Maxime Boucheron[9]. Tous ces auteurs répondent à une double exigence : la brièveté et l’humour.

Une valeur de divertissement

Extrêmement brèves, ces formes elliptiques, souvent énigmatiques, participent de toute une tradition renouvelée d’un journalisme de l’épigramme. Leur caractère lacunaire apparaît par exemple à travers le blanc qui traverse les petits dialogues de Capus — espaces vierges qui contrastent avec la typographie extrêmement pleine du journal — ou encore à travers le titre choisi par Jules Renard pour Le Journal : Fables sans morale. Par leur brièveté, elles font éprouver matériellement au lecteur le caractère contraignant de la rubrique, elles mettent en tension la forme à case du journal. Dans une interview imaginaire due à la plume de Paul Acker, Jules Renard décrit ainsi ces petits articles :

Je suis l’homme des petits chefs d’oeuvre, des minuscules, minuscules chefs d’oeuvre, qu’on met dans sa poche, ou qu’on oublie dans les boîtes à poudre de riz… Un Benvenuto Cellini[10]

Dans son Journal, à plusieurs reprises, Jules Renard explicite que le quotidien, par la contrainte de la rubrique brève, ne fait que se conformer à l’idéal esthétique du jour. « J’ai lu du Mark Twain hier pour la première fois. Cela me paraît fort inférieur à ce qu’écrit Allais ; et puis c’est trop long. Je ne supporte que l’indication d’une plaisanterie. Ne nous rasez pas[11] ! » Effectivement le quotidien, en posant la contrainte de la forme brève, semble être parfaitement en adéquation avec une époque qui s’enthousiasme pour les haïku japonais et pour toute une esthétique orientale de la miniature. Marcel Schwob énonce dans son traité du journalisme contemporain cette nouvelle règle qui contrevient à deux siècles de tradition journalistique française : « Sachez donc vous borner ; mettez-vous à la place du lecteur : il fera bien les mêmes associations d’idées que vous, et qui suppléeront assez à ce que vous n’avez pas le temps de dire[12]. »

Effectivement, cette forme renvoie à une nouvelle appréhension sociale du temps, un temps de l’accélération constante, rythmé par le développement de l’automobile, du téléphone et du télégraphe. Alphonse Allais rappelle souvent combien le temps presse dans ses « vies drôles » comme s’il s’agissait d’une contrainte commune à l’écrivain et au lecteur : « Un mot, un simple mot à la hâte, car le temps presse, et d’une plume alerte, finissons-en […][13]. » Comme l’explique Florence Delay dans un petit essai récent et lumineux, il existe une brièveté spécifique à l’après-Edison : « Images ou concepts, les petites formes qui nous intéressent ont à voir avec l’électricité. Et d’abord parce qu’elles éclairent[14]. » Citons à l’appui cette microforme journalistique fort « éclairante » — voire même éclatante — qui aurait pu être une nouvelle en trois lignes de Fénéon ou le point de départ d’une vie drôle d’Alphonse Allais : « Deux tubes chacun contenant deux kilos de nitroglycérine ont éclaté. Heureusement, il ne se trouvait à proximité qu’un ouvrier, dont le corps a littéralement été réduit en miettes[15]. »

Ce corps en miettes renvoie d’ailleurs à l’esthétique fin-de-siècle de l’éclatement et du fragment dans lequel s’inscrit tout à fait aussi la microforme journalistique qui appartient à l’époque de la « décomposition presque barbare[16] » de la couleur en peinture et à celle de la syntaxe chez les partisans de l’école artiste.

Ces petites formes sont cependant là avant tout pour faire rire. Il faut se garder d’écouter Alphonse Allais lorsqu’il déclare dans le Journal sous forme de déni provocateur : « Si vous ne trouvez pas la chose drôle, vous en serez quittes pour ne pas rire. Moi, ça m’est absolument limitrophe, mon traité avec le Journal me garantissant une somme fixe pour mes chroniques, qu’on rie ou qu’on ne rie pas[17]. » Significativement, l’essai d’époque de Paul Acker sur l’humour et les humoristes porte quasi exclusivement sur ces nouveaux journalistes et décrit très précisément le fonctionnement de l’humour dans ces microformes. Il ne s’agit pas ici de mots d’esprit mais d’histoires mettant en scène des personnages concrets, avec des noms, des corps, des détails :

L’humoriste est avant tout un réaliste : pas d’humour sans le sens de la vie réelle, sans un contact incessant avec elle. L’humour ne vit que de l’observation directe, minutieuse, exacte, des êtres et des choses. Elle s’appuie sur des faits particuliers, individuels, elle raille ensuite, mais elle ne fait jamais l’un sans l’autre. L’homme d’esprit, au contraire, se passe de la réalité : il aime l’abstrait et le général, l’humoriste a toujours besoin du concret[18].

Jules Renard ne disait-il pas de lui-même qu’il était un « Maupassant de poche[19] » ? Les formes brèves journalistiques, illustration parfaite du fonctionnement de l’humour, trouvent le rire en observant les moeurs en direct puis en déraillant fermement à partir de l’observation :

La première chose qui frappe l’odorat du voyageur arrivant à Venise, c’est l’absence totale de parfum de crottin de cheval.

Cette particularité, assez bizarre en apparence, s’explique d’elle-même, dès qu’on s’aperçoit, par la pratique, que les seuls modes de locomotion et de véhiculage à Venise sont le footing et le gondoling, si j’ose ainsi m’exprimer.

Aussi, dans les journaux vénitiens, n’hésite-t-on pas à confier la rubrique des accidents de voiture à de vieux reporters pour qui cette occupation constitue une sorte de sinécure maigrement rétribuée d’ailleurs[20].

Des formes médiatiques

Essentiellement, ces microformes participent à la révolution médiatique, l’accompagnent et en font la preuve. Elles illustrent notamment une des mutations massives du journalisme : être passé du plaisir de bavarder à la nécessité de voir, d’un régime massif de la chronique à celui tout aussi impératif du reportage. La chose vue est en effet une des caractéristiques du journalisme d’information à la française. Elle est le compromis trouvé par le journal français pour obéir aux contraintes du journalisme d’information fondé sur le primat du fait tout en respectant la tradition d’un journalisme littéraire. Le fait se retrouve bien au centre du journal mais il n’est pas pour autant le signe d’une objectivité sans défaut car il est pris en charge par une subjectivité qui restaure le lien entre fait, sensation et écriture. Le journalisme français est un journalisme de la subjectivité où le journaliste, loin de s’effacer devant l’événement, constitue au contraire le prisme par lequel celui-ci est rendu[21]. Très souvent les microformes narrativisées comme celles d’Allais ou de Renard mettent en scène un je ébahi par ce qu’il découvre. Ici, Jules Renard, à partir d’une chose vue sur le temps social, montre le soudain retournement qui fait de l’homme urbain et moderne un parfait abruti :

Pardon, mon ami, combien faut-il de temps pour aller de Corbigny à Saint-Révérien ?

Le casseur de pierres lève la tête et, pesant sur sa masse m’observe à travers le grillage de ses lunettes, sans répondre.

Je répète la question. Il ne répond pas.

« C’est un sourd-muet », pensé-je et je continue mon chemin

J’ai fait à peine une centaine de mètres, que j’entends la voix du casseur de pierres. Il me rappelle et agite sa masse. Je reviens et il me dit :

« Il vous faudra deux heures ».

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit tout de suite ?

Monsieur, m’explique le casseur de pierres, vous me demandez combien il faut de temps pour aller de Corbigny à Saint-Revérien. Vous avez une mauvaise façon d’interroger les gens. Il faut ce qu’il faut. Ça dépend de l’allure. Est-ce que je connais votre train, moi ? Alors je vous ai laissé aller. Je vous ai regardé marcher un bout de route. Ensuite j’ai compté et maintenant je suis fixé ; je peux vous renseigner ; il vous faudra deux heures[22].

Ces petites nouvelles, à partir de l’observation directe, mettent notamment en scène de manière particulièrement aiguë les inquiétudes, les nouveaux ressassements des sociétés modernes. Dans le petit fait divers parodique suivant, Allais conjugue les inquiétudes médicales contemporaines avec l’angoisse nouvelle des accidents de circulation :

Encore, hier matin, une bicyclette s’est échappée de son hangar et a parcouru à toute vitesse la rue Vivienne, bousculant tout et semant la terreur sur son passage.

Elle était arrivée au coin du boulevard Montparnasse et de la rue Lepic, quand un brave agent l’abattit d’une balle dans la pédale gauche.

L’autopsie a démontré qu’elle était atteinte de rage.

Une voiture à bras qu’elle avait mordue a été immédiatement conduite à l’institut Pasteur.

Ces petites nouvelles respectent donc la matrice médiatique sur tous les points. Elles sont périodiques et leur retour est invariable (Capus revient ainsi avec une régularité de métronome tous les deux jours en première page du Figaro) ; elles jouent le jeu du collectif en prenant acte de manière explicite par des renvois, des commentaires et des citations des autres articles du quotidien ; elles forment rubrique à la fois physiquement mais aussi intellectuellement par les séries qu’elles dessinent (Allais parle explicitement dans une de ses « Vies drôles » de « la bonne fortune de pouvoir disposer d’un léger rectangle dans un grand périodique[23] ») et enfin, elles discutent de l’actualité. Et ce faisant, elles jouent également d’un double discours qui fait tout le sel de ces petites formes.

Le ver ironique dans le fruit médiatique

La littérarité de ces petites formes réside notamment dans le double jeu qu’elles pratiquent par rapport à la révolution de l’information. Nées des mutations des médias, elles ne cessent de parodier, de moquer, de décaler le système médiatique dont elles dépendent. C’est pourquoi le journal lui-même, ce nouveau dieu, et ses nouveaux saints, les reporters, sont constamment mis en scène dans ces petites nouvelles comme le montrent ces deux segments d’un article de Grosclaude à l’occasion du Vendredi saint :

Il y a 1884 ans, à une époque où le grand reportage était entre les mains de quelques folliculaires nommés saint Jean, saint Luc, saint Marc et saint Mathieu — et où le fil spécial n’existait encore qu’à l’état de fil de la vierge — un homme de bien charitable et dévoué aux malheureux, périssait dans la banlieue de Jérusalem, lâchement torturé par une plèbe immonde ; cet homme, — dont le seul tort avait été d’abuser de la législation sur la Recherche de la Paternité pour s’intituler le Fils de Dieu — succombait un vendredi, quelques jours après avoir assisté à un repas où l’on s’était trouvé treize à table. Il n’en faut souvent pas davantage pour donner naissance à une religion.

En effet il arriva que les reporters susnommés firent autour de ce regrettable événement une immense publicité et que, poussés par un emballement bien naturel et aussi par l’habitude professionnelle de tirer à la ligne, ils amplifièrent considérablement leur récit et l’enjolivèrent de quelques détails pittoresques destinés à frapper l’imagination des foules.

C’est ainsi que deux ou trois jours après la mort du sublime persécuté, ils imaginèrent pour exciter la curiosité publique de répandre le bruit que leur héros n’était pas mort — subterfuge ingénieux dont Le Petit Journal s’est emparé depuis lors pour annoncer la seconde partie d’un roman-feuilleton intitulé Rocambole.

La nouvelle produisit, comme bien l’on pense, une énorme sensation dans le public peu habitué à ce genre de faits divers ; elle fut favorablement accueillie par presque tout le monde et démentie seulement par un certain Thomas, qui paraît avoir été le fondateur de l’agence Havas[24].

« Les Vies drôles » inventent même des procédés de collage qui permettent de mieux moquer encore le média. Le journal constitue souvent chez Allais l’intertexte à partir duquel la réalité est observée. Un des expédients de la rubrique consiste simplement à recopier un extrait de journal qui, dessaisi de son contexte et agrémenté des commentaires incongrus d’Allais, prend d’autant plus de sel qu’il est certifié comme authentique. Ce qui est « drôle », c’est donc moins la vie que le récit que le journal en fait : « Pour ne pas être accusé d’adultération des textes, je prends des ciseaux et du pain à cacheter[25]. »

Allais cite ainsi un fait divers lu dans le journal L’Avenir de Trouville-Deauville : « Un vol de deux nappes a été commis au préjudice de madame Adam, blanchisseuse à Deauville, par un auteur inconnu », feint de se méprendre sur l’expression « un auteur inconnu » et la développe comme « homme de lettres peu célèbre[26] ». Sur cette simple syllepse, il peut alors enchaîner une pleine colonne de remarques incongrues sur le vol. Avec « La Vie drôle », s’invente une gazette parallèle à celle du journal, faisant intervenir les mêmes personnages, les mêmes lieux, les mêmes formes d’écriture, mais présentant un monde complètement absurde, rongé par la déconnexion.

Alphonse Allais remet en cause dans « La Vie drôle » le pacte journalistique par excellence : « Les faits énoncés dans cette lettre doivent être mensongers ; mais qu’importe ? Si on se mettait à composer les journaux avec de seules véracités, ils tomberaient du coup au format de la feuille de papier à cigarettes[27]. » Alphonse Allais manifeste qu’une des fonctions de l’ironie dans le journal est de faire peser une suspicion sur l’acte de lecture et d’écriture du quotidien. Les stratégies du journal quotidien, moquées, dénoncées, prouvent une certaine prise de conscience par le média lui-même de l’incongruité et de l’impossibilité du journal. Ces cases ironiques et drolatiques, loin d’ailleurs d’invalider le journal, en constituent le meilleur soutien : lorsqu’elles disparaissent, le journal s’autodétruit. Ou, en tout cas, il disparaît comme objet littéraire.

Ces microformes prouvent que le quotidien, à la Belle Époque, reste un des creusets de la modernité littéraire. Sans trop de modestie mais avec de la prescience, Alphonse Allais écrivait dans une de ses « Vies drôles » que « ces petites fantaisies » pouvaient être considérées dans leur ensemble comme « une des plus éclatantes manifestations du génie littéraire actuel[28] ». Leur brièveté les autorise à figurer en pleine première page comme un dernier signe de la tradition littéraire du quotidien dont elles conservent toutes les caractéristiques alors même que l’essentiel de la matière littéraire figure dorénavant dans les suppléments littéraires des journaux. Elles participent de cet humour fin-de-siècle fondé sur des incongruités, des absurdités et des calembours. En même temps, leur lecture au sein de la page du quotidien permet de mettre en valeur combien ces incongruités sont liées à l’actualité. Judith Lyon-Caen a expliqué récemment combien le roman-feuilleton permettait d’explorer l’opacité de la monarchie de Juillet[29], il semble bien que la déflagration comique organisée autour de ces petits fragments soit aussi une manière en première page du journal d’illustrer une forme d’angoisse par rapport à un monde qui vogue en fait à pleine vitesse vers sa crise interne (affaire Dreyfus) ou externe (la Première Guerre mondiale).