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Dans La salle de bain, le narrateur évoque une rencontre avec le couple des anciens locataires de l’appartement qu’Edmondsson et lui partagent. Ce couple s’apprêtait à quitter Paris pour une petite ferme en Normandie, de manière à pouvoir profiter pleinement des joies de la retraite, comme le mari l’apprend au narrateur : « Cette perspective le réjouissait. Il allait pouvoir pêcher, chasser, bricoler. Il écrirait un roman. Et vous aurez un jardin ? demandai-je pour éviter qu’il ne nous racontât le sujet de son roman, les péripéties, les rebondissements[1]. »

Dans Monsieur, le personnage principal devise, lors d’une fête où se mêlent champagne et rythmes brésiliens, avec une certaine Anna Bruckhardt. Les deux interlocuteurs sont à l’écart, dans la cuisine :

parl[ant] de choses et d’autres, sans se poser de questions naturellement, par discrétion, de sorte que, de toute la soirée, ils n’avaient pas échangé la moindre information se concernant. Non, ils se racontaient des anecdotes, plutôt, à chacun leur tour, qui, à mesure qu’ils les accumulaient, devenaient de plus en plus insignifiantes, se rapportant à des gens que l’autre ne connaissait pas et que, eux, ils connaissaient à peine. […] Anna Bruckhardt était, du reste, en train d’emporter Monsieur dans une anecdote particulièrement peu édifiante qui les mettait en joie quand ils furent rejoints dans la cuisine par un groupe d’invités qui, sans leur adresser la parole, prit des chaises autour de la table et alla s’installer un peu à l’écart, à côté de la fenêtre, en se munissant d’une pile d’assiettes et de la salade de fruits. Là, entre deux bouchées, ils entreprirent de se raconter leurs vacances en Égypte, regrettant assez vite de ne pouvoir associer leurs diapositives aux descriptions qu’ils firent des paysages grandioses, parfois irréels (les gens, tout de même). Anna Bruckhardt et Monsieur, au bout d’un moment, finirent par se résoudre à se lever, et quittèrent la cuisine[2].

Par-delà leur place et leur signification au sein des intrigues dans lesquelles ils s’insèrent, ces deux extraits construisent une sorte de petit paradigme de poétique narrative. Ils opposent ainsi les péripéties, les rebondissements, le grandiose de vacances égyptiennes à l’insignifiance des anecdotes qui ne livrent pas plus d’informations sur autrui que sur soi, quand elles ne se substituent pas purement et simplement à la mise en scène de soi.

Dans cette poétique s’enchevêtrent trois dimensions qu’on pourrait nommer simplement contenu narratif, forme narrative et énonciation. Ces dimensions distinguent, mettons, la poétique du « romanesque » de la poétique de l’« insignifiant ». S’y ajoute une valorisation dont il faudra aussi dire un mot.

Sur le plan du contenu narratif, les vacances en Égypte mentionnées dans le second fragment disent bien que la poétique du romanesque cherchera l’extraordinaire, au sens premier du terme : un temps, un lieu, des actions hors du commun, de la routine des jours. L’espace du romanesque s’ouvre ainsi à cela seul qui dépayse, sur le mode majeur du grandiose, qui coupe le souffle, bien loin d’un quotidien privé d’intensité dramatique. À ce profil aventureux s’oppose celui, bas, de l’insignifiant, que caractérise par rebond un refus du spectaculaire, de tout ce qui par lui-même serait digne de mention ou d’éloge. C’est une mise à l’écart de ce qui arrive « avec quelque aspect singulier, frappant[3] », la trace de ce qui ne devrait pas en laisser, la mémoire de ce qui ne devrait pas être mémorable. Ou, pour le dire plus justement et non pas dans l’orbe négatif de la poétique du romanesque, le déplacement du mémorable : une attention et un intérêt narratifs renouvelés, témoignés à de nouveaux objets, témoignant du même élan de leur place nouvelle dans un imaginaire où le vent de l’aventure a cessé de souffler — un peu comme, plus tôt dans le xxe siècle, d’aucuns avaient quitté les passions pour les tropismes.

Bien que moins manifeste, le plan formel des poétiques narratives n’est pas pour autant absent des deux fragments cités. On note ainsi, dans le premier, la présence d’un sujet romanesque, auquel répond le thème unificateur des vacances en Égypte du second ; à ceux-ci s’oppose l’accumulation parcellaire des anecdotes. Se laisse lire ici, du côté de la poétique du romanesque, une propension à la cohérence narrative unifiante et unifiée, à la mise en intrigue[4], alors que la poétique de l’insignifiant semble privilégier au contraire le morcellement, la relative autonomie des parties ; si une ligne de force semble traverser la première, la seconde n’impose aucun effet centripète aux éléments qui la constituent plus ou moins fortuitement. Conséquemment, aimerait-on dire, la poétique du romanesque se complique de péripéties et de rebondissements : sur la ligne de force s’exercent des influences qui vont favoriser son développement ou l’entraver, comme la théorie du récit l’a montré depuis plusieurs années. Rien de tel, on s’en doute, dans la poétique de l’insignifiant, dont la distentio rend absurdes toutes les volontés de contrarier et de soutenir une ligne directrice absente.

Le second extrait met enfin en scène deux rapports distincts des narrateurs à leurs récits. Les anecdotes de Monsieur et d’Anna Bruckhardt sont cela même qui leur permet de ne pas parler d’eux ; on pourrait même aller jusqu’à dire qu’elles sont un moyen de s’absenter, de ne pas être là — une vacance en somme. La relation de vacances égyptiennes, tout différemment, est une aventure vécue par qui la raconte, et les diapositives sont les photos prises par la même personne, qui attestent sa présence sur les lieux racontés, qui invitent à voir ce qu’elle a elle-même vu. Là où la poétique de l’insignifiant est effacement de soi, la poétique du romanesque se fait affirmation de soi. Et, de cet effacement de soi, la dénomination du personnage principal est l’un des signes les plus manifeste : pas de nom, de prénom, de surnom, mais un simple et anonyme Monsieur[5].

Ces deux poétiques bien distinctes font également l’objet d’évaluations indirectes mais dépourvues d’ambiguïtés. Dans le premier extrait, le narrateur s’empresse de détourner la conversation pour éviter d’avoir à entendre parler du roman de son hôte ; dans le second, Monsieur et Anna Bruckhardt quittent des lieux devenus un peu hostiles. Bref, de part et d’autre, on a tôt fait de se détourner du romanesque, qui n’apparaît ainsi que pour mieux être immédiatement congédié, dans un geste dont la valeur de revendication poétique n’échappe pas. C’est en effet tout entier sous les auspices de ce qu’on a appelé la poétique de l’insignifiant qu’entend se déployer le récit chez Toussaint.

Ce sont les modalités de cette poétique qu’on entend explorer dans les pages qui viennent, pour montrer ses nombreuses implications littéraires comme philosophiques. Il s’agira de reprendre les trois dimensions rapidement esquissées en ces premières lignes pour voir comment, dans chacune d’elles, l’oeuvre de Toussaint prend forme et sens. Et l’on cherchera à montrer, au-delà des questions de technique narrative, que le choix de l’insignifiant n’est pas, ou pas uniquement, une revendication d’ordre esthétique ou un pied de nez ludique à la tradition narrative dominante des récits fortement configurés : il est, fondamentalement, une manière d’être, ou plus exactement de ne pas être — car telle est bien, chez Toussaint, la question.

Le calme des après-midi

En contradiction apparente avec ce que l’on vient de voir dans Monsieur, les narrateurs des romans de Toussaint sont très souvent, sinon explicitement en vacances, du moins à l’étranger : Venise dans La salle de bain, Sasuelo dans La réticence[6], Milan et Londres dans L’appareil-photo[7], Berlin dans La télévision[8], Tokyo et Kyoto dans Faire l’amour[9], Shanghai, Pékin et l’île d’Elbe dans Fuir[10]. Le plus souvent, le potentiel dramatique ou aventureux de ces lieux est toutefois promptement désamorcé, dans la mesure où les événements qui s’y déroulent auraient pour la plupart pu avoir lieu à peu près n’importe où : ainsi, à Venise, le narrateur joue aux fléchettes, s’achète caleçons et chaussettes au supermarché, écoute des matchs de football à la télévision, discute cyclisme avec le barman de son hôtel ; à Milan, il lit des journaux sur des bancs publics ; à Berlin, il nage ou se balade. Tout se passe presque comme si les lieux étaient aussi riches en potentiel ou en évocation que les actions accomplies en étaient dépourvues[11], l’écart entre les premiers et les secondes rendant ce dénuement encore plus apparent : si une partie de bowling est une activité insignifiante, elle l’est d’autant plus spectaculairement qu’elle se déroule à Pékin, opérant ainsi cette « réévaluation de l’exotisme » dont parle Christine Jérusalem[12].

Cette indifférence des lieux est affirmée autant par la banalité des actions qui y sont accomplies que par le statut souvent incertain qu’y occupe le narrateur : ce dernier en effet ne semble pas savoir précisément ce qu’il fait là. Par exemple, le narrateur de Fuir exprime en ces termes ses mobiles de déplacement : « L’été précédant notre séparation, j’avais passé quelques semaines à Shanghai, ce n’était pas vraiment un déplacement professionnel, plutôt un voyage d’agrément, même si Marie m’avait confié une sorte de mission (mais je n’ai pas envie d’entrer dans les détails) » (F, 11). À force d’exclusions imprécises et de concessions, il finit par se situer hors des deux raisons principales ordinairement invoquées pour expliquer un déplacement : professionnelles ou d’agrément. Par-delà les scénarios narratifs qu’elles laissent deviner, ces deux raisons déterminent également, et plus fondamentalement, une relation spécifique à l’espace et une organisation de ce dernier. Le déplacement professionnel et le voyage d’agrément impliquent tous deux une fonctionnalisation de l’espace : on se rend à un endroit précis dans un but précis, et seul importe dans les lieux en question ce qui est lié aux buts du voyage. Ne se déplaçant le plus souvent pas davantage en touriste qu’en homme d’affaires, le narrateur des romans de Toussaint nous livre des espaces étrangers où il se trouve une expérience qui ne les structure pas fermement, ni n’en égrène les spectaculaires passages obligés. Ou ce n’est qu’obligé qu’il s’y plie, et de mauvaise grâce, comme lorsque Edmondsson[13] l’emmène voir la basilique Saint-Marc :

L’église — Saint-Marc — était sombre. […] Je laissai Edmondsson partir de l’avant, à grands pas, vers les dorures […]. Lorsqu’elle revint (entre-temps j’avais trouvé un banc où m’asseoir), elle me proposa de faire la visite des trésors de l’église et, m’aidant à me lever, m’entraîna derrière elle dans la nef. Nous payâmes deux tickets et je dus baisser la tête pour entrer dans une chapelle étroite, éclairée à la lumière électrique. Les murs étaient couverts d’armoires vitrées, dans lesquelles étaient exposées des armes, des poteries. Dans une cage de verre, au centre de la chapelle, d’autres trésors reposaient.

SB, 77

La première phrase de l’extrait manifeste cette mauvaise grâce narratoriale : d’abord, la basilique est ravalée au rang neutre d’église, et c’est ensuite en incise, comme pour marquer son peu d’importance, qu’on apprend de quel édifice il s’agit. Sa mauvaise grâce travaille également le reste de l’extrait : il consacre presque autant d’espace textuel à mentionner l’achat des billets, son tassement et la nature de l’éclairage de la chapelle qu’à identifier les trésors ; il parle de ces derniers en termes neutres encore d’armes et de poteries ; sur le plan narratif, il est plus patient qu’agent ; physiquement, il ne court pas comme Edmondsson, mais cherche plutôt un banc où s’asseoir.

C’est en mode mineur, ou dysphorique, que les narrateurs expérimentent l’espace. Et quand ce n’est pas leur dénuement qu’ils imposent aux lieux, c’est le dénuement, ou le délabrement, des lieux qui s’impose à eux et qu’ils consignent avec patience, presque faute de mieux. C’est notamment le cas de la Chine de Fuir, de la banlieue de L’appareil-photo et de l’île de Sasuelo de La réticence. Dans cette poétique, soit les lieux occupés sont mis en scène dans leur banalité délabrée, soit leurs attraits conventionnels sont présentés sous un jour qui en neutralise l’impact potentiel.

Cet effacement du dramatique dans l’espace et ce refus d’inscrire l’espace dans le dramatique ont ici valeur emblématique : ce sont en vérité tous les registres diégétiques qui sont affectés par ce parti pris poétique de mise à l’écart. Dans L’appareil-photo, on lit ainsi cet exemple de dédramatisation diégétique. Peu avant la fin du récit, le narrateur évoque un voyage de manière caractéristique : on ne sait pas plus où il va que ce qu’il va y faire. Il parle uniquement de ce qu’il voit par le hublot lorsque l’avion a atteint son altitude de vol :

de longs rectangles uniformément bleus, translucides et presque transparents, de cette transparence que j’avais tant recherchée quelques années plus tôt quand j’avais voulu essayer de faire une photo, une seule photo, quelque chose comme un portrait, un autoportrait peut-être, mais sans moi et sans personne, seulement une présence, entière et nue, douloureuse et simple, sans arrière-plan et presque sans lumière.

AP, 112

Puis on apprend, au paragraphe suivant, qu’il est de retour à Paris : « Je rentrai en avion à Paris le lendemain soir, un peu las de m’être déplacé, de ces va-et-vient continuels » (AP, 113-114). La destination et les actions qu’il a pu y accomplir ont été gommées au point d’être totalement absentes du texte : seul est mentionné l’entre-deux, l’intervalle entre ses activités parisiennes et ses activités dans une autre ville. Le but du voyage est remplacé par le moyen de transport. Et, comme on aura l’occasion d’y revenir en détail dans la partie énonciative de notre réflexion, ce n’est certes pas un hasard si ces absences spatiales et téléologiques sont le moment choisi par le narrateur pour évoquer cet autoportrait « sans moi et sans personne[14] ».

C’est donc dire que, de manière générale, les romans de Toussaint se situent tous, sur le plan diégétique, à l’intérieur de cette poétique de l’insignifiant qui est presque leur pente naturelle. Et ses deux modes de manifestations sont soit le banal, soit la banalisation, la dédramatisation de ce qui aurait pu n’être pas banal.

Le carré de l’hypoténuse

On le sait, Toussaint a inauguré son oeuvre sous le haut patronage de Pythagore, plaçant en exergue de La salle de bain sa célèbre et géométrique citation, et intitulant les trois parties qui divisent le roman « Paris », « L’hypoténuse » et « Paris », multipliant ainsi les liens structurels entre le texte et l’épigraphe. De plus, chacune des parties est composée de paragraphes numérotés. C’était en somme proposer rien moins qu’une mathématisation du narratif.

Cette mathématisation a d’importantes conséquences sur la conduite de l’intrigue. Depuis Ricoeur, la dimension téléologique de la mise en intrigue est bien connue : c’est vers la fin du récit que tendent toutes ses parties, c’est pour y conduire qu’elles sont disposées et organisées, et c’est cette fin qui, en retour, donne à chacune d’elles sa juste fonction et sa juste valeur dans l’architecture d’ensemble[15]. De ce point de vue, la mathématisation opérée par Toussaint contribue à un changement décisif dans la logique narrative : on passe d’une logique téléologique à une logique de la succession. L’intrigue ne mène plus à un point précis qui en ordonne les éléments : elle devient une suite de moments qui n’ont pas pour sens, fonction ni valeur de participer à une totalité. Caractéristique formelle de la poétique de Toussaint, cette désorientation du récit, dont l’accumulation des anecdotes entre Anna Bruckhardt et Monsieur donne une idée, a plusieurs ramifications et implications non négligeables qu’on tâchera maintenant de mettre en lumière.

Comme l’intention des personnages en matière d’action est l’une des clés de voûte d’une configuration narrative forte (à la fois en structurant l’agir et en l’inscrivant dans une visée téléologique), on ne sera pas surpris de constater que tous les narrateurs de Toussaint, de même que Monsieur, ont un rapport pour le moins trouble à celle-ci. D’une part, ils sont plus généralement patients qu’agents[16], d’autre part, lorsqu’ils sont agents, c’est avec des intentions très inconsistantes.

Ce statut de patient se manifeste dans ces innombrables situations où le narrateur est entraîné dans le dessein d’un autre. La poursuite à moto de Fuir est ici emblématique : le narrateur est, certes, sur la moto, mais ce n’est pas lui qui la pilote, et il ne sait pas plus où ils s’en vont ainsi que ce que Zhang Xiangzhi et Li Qi font véritablement : « Zhang Xiangzhi ne m’avait rien dit, ne m’avait rien expliqué, et je me laissais encore une fois porter par les événements sans rien dire » (F93). Plus encore, il ne cherche pas à interférer avec le but poursuivi, que ce soit pour en favoriser l’atteinte ou pour l’entraver : il est tout entier absorbé dans sa perception sensorielle et affective de l’événement. La présence du narrateur et de Marie à Tokyo dans Faire l’amour s’inscrit dans cette lignée : la jeune femme doit aller au Japon pour une exposition et des rendez-vous d’affaires et lui se contente de la suivre : « elle couverte d’honneurs, de rendez-vous et de travail, entourée d’une cour de collaborateurs, d’hôtes et d’assistants, et moi sans statut, dans son ombre, son accompagnateur en somme, son cortège et son escorte » (FA, 26)[17]. De n’être pas le fruit de la volonté du narrateur et d’être pourtant présentées de son point de vue, ces actions ne sont pas offertes dans leur intégralité intelligible, entraînent des plages d’inactivité rêveuse, sont parfois même abandonnées en chemin au fil du récit si le narrateur n’est plus en contact avec leur agent ou est par lui congédié.

En plus d’être patients dans l’action d’autrui, les narrateurs de Toussaint sont aussi, périodiquement, patients tout court, dans un état qu’on qualifiera pour l’instant de méditatif ou rêveur, avant d’y revenir dans la troisième partie : ils n’agissent pas, mais éprouvent soit le monde, soit leur intériorité[18]. C’est notamment le cas du narrateur de Fuir, lorsqu’il fait la traversée qui le mène à l’île d’Elbe :

La Méditerranée était calme comme un lac. D’infimes rides, comme d’une peau très jeune, parcouraient sa surface, dans un ondoiement permanent de vaguelettes immobiles. J’écoutais les battements réguliers de l’eau contre la coque du navire, la scansion de la mer, l’imperceptible clapotis des vagues. J’avais le sentiment d’être hors du temps, j’étais dans le silence — un silence dont je n’avais plus idée.

F, 129

Mondes intérieur et extérieur semblent du reste liés dans cet extrait, autant par le passage progressif de la description de l’eau à celle du sentiment que par l’utilisation d’un procédé stylistique impressionniste de l’écriture artiste (« un ondoiement permanent de vaguelettes ») qui déplace l’attention de l’objet décrit à sa perception[19]. D’une manière plus légère, le narrateur de L’appareil-photo vit un de ces instants de retrait du monde et de repli sur la réalité intérieure qui sont si fréquents chez Toussaint, alors qu’il est aux toilettes dans une station d’essence :

Assis là depuis un moment déjà, le regard fixe, ma foi, je méditais tranquillement, idéalement pensif […]. Du moment que j’avais un siège, moi, du reste, il ne me fallait pas dix secondes pour que je m’éclipse dans le monde délicieusement flou et régulier que me proposait en permanence mon esprit, et quand, ainsi épaulé par mon corps au repos, je m’étais chaudement retranché dans mes pensées, pour parvenir à m’en extraire, bonjour.

AP, 31

Dans ce dernier passage, on retrouve cet intérêt particulier pour l’exercice de la pensée — non pas sur un mode cartésien, rationnel ou logique, mais sur le mode fluide et évanescent de la rêverie ou, comme on a dit, du musement[20]. S’il ne s’agit donc pas de construire une pensée à même d’ordonner le monde, il ne s’agit pas davantage d’une introspection méticuleuse pour saisir quelque chose d’une psychologie. Comme le verbe s’éclipser le laisse entendre, c’est bien plutôt de disparition qu’il est question, dans ce repli sur l’exercice de la pensée ; double disparition, même : mondaine et identitaire, puisque si le narrateur s’extrait ainsi du réel, c’est non pas pour se retrouver, mais bien pour se perdre dans sa pensée.

Si les narrateurs de Toussaint sont fréquemment patients, voire tendent au statut de pur patient, il leur arrive tout de même d’être aussi agents — mais agents problématiques, aimerait-on dire, tant leur rapport à l’intention est lâche. On peut en lire une expression dans les modalités de déplacement du narrateur de Faire l’amour, la désorientation narrative prenant la forme de la désorientation spatiale. Il décide, suppose-t-on[21], de quitter Tokyo pour Kyoto. À la station de métro, il ne prend pas une ferme direction : « [je] me laissais guider au hasard par les détours des couloirs et les mouvements de la foule » (FA, 132) ; plus tard, dans le train, il mentionne : « Je somnolais, immobile sur mon siège, et je me demandais vaguement ce que j’allais faire à Kyoto » (FA, 135) ; il arrive à Kyoto : « Il faisait nuit. Je ne savais où aller. J’hésitais à me rendre à l’office de tourisme, et je continuais à marcher au hasard sur le terre-plein » (FA, 137) ; après avoir gardé le lit deux jours, il sort de chez son ami Bernard :

Je ne savais pas où j’allais, Bernard m’avait laissé un plan de la ville et je le consultais à peine, je projetais vaguement de retourner sur les traces de mon passé en prenant le chemin de l’auberge où j’avais séjourné avec Marie quelques années plus tôt, mais je n’hésitais pas à m’engager dans des ruelles de traverse et je finissais par m’égarer, je revenais sur mes pas, faisais des haltes et des détours, perdu dans mes rêveries. […] Je marchais au hasard, sans but […]. Je n’allais nulle part précisément.

FA, 155-156

De toute évidence, le narrateur, bien qu’agissant, n’a pas une intention claire, qui donnerait sens (c’est-à-dire signification comme direction) à son action. Et il faut voir dans ces déplacements aléatoires la modalité spécifiquement spatiale d’un rapport plus général à l’intention, et d’une manière d’opérer la mise en intrigue. Tout comme le narrateur de Faire l’amour flâne en l’occurrence sans but, accumulant les descriptions non fonctionnalisées précisément parce qu’il ne recherche rien de précis dans le monde et que dès lors tout est susceptible de s’imposer à son attention, les narrateurs de Toussaint agissent, lorsqu’ils le font, mollement, leur trajectoire narrative toujours prête à fléchir, se déplacer ou s’estomper et ne progressant pas tant sous l’impulsion de l’« agent » qu’au gré des influences externes qui s’exercent sur elle. Plus fondamentalement encore, l’intrigue des romans semble ne pas avoir d’orientation ferme, opérant peu la synthèse d’un hétérogène qui la marque de son empreinte indifférenciée[22].

En plus de ces statuts d’agent et de patient particuliers, dont l’influence sur la conduite de l’intrigue est immédiate, la mathématisation du narratif implique aussi une configuration en monades qui consiste, comme le dit Bruno Blanckeman à propos de La salle de bain, à « limiter […] la narration à une disposition d’unités de fiction espacées[23] ». Cet espacement est notamment lisible à même la typographie : l’usage chez Toussaint est de séparer les paragraphes (qu’ils comptent une ligne ou deux pages) d’une ou deux lignes vierges. L’unité supérieure, formée d’un ensemble variable de paragraphes, est séparée des autres par environ six lignes vierges[24]. Se signale dans ces vides inhabituels la relative autonomie des moments racontés, distants spatialement et narrativement les uns des autres. C’est autant la constante difficulté pour chaque fragment de s’intégrer à un tout signifiant que leur scintillante unicité individuelle qui est créée ou mise en relief par ce procédé.

Il ne faudrait pas y voir toutefois une poétique narrative du seul et irrévocable morcellement ; ces espaces créent plutôt des zones de tension plus ou moins affirmée, soit en soulignant une rupture qui est bel et bien là, soit en suggérant une rupture entre deux segments qui, par ailleurs, possèdent une certaine cohérence. Ainsi les dix-sept dernières pages de L’appareil-photo présentent-elles une forte tendance à la rupture, plusieurs segments commençant sans lien spatial, temporel, actionnel ou thématique avec le précédent. Cette rupture, du reste, est sans doute en lien avec le passage au rang de patient qu’on a décrit plus haut. Du côté de Faire l’amour ou de Fuir, en revanche, un lien est à peu près toujours présent d’un paragraphe à l’autre, d’une partie à l’autre et même d’un chapitre à l’autre. C’est là que s’éprouve cette tension entre une continuité qu’on perçoit et une rupture affirmée pourtant. Dans ces conditions, la lecture finit par rechercher ce qui fait l’unité de chaque fragment, par-delà les liens d’intrigue qui les assemblent. La fin de chacun des paragraphes[25], notamment, devient, au moins potentiellement, le lieu d’un investissement sémantique ou affectif particulier — à l’image de toute fin de chapitre ou de texte. Ces stratégies, qui referment sur eux-mêmes des fragments semblant par ailleurs s’intégrer, au moins partiellement, à de plus vastes unités, contribuent ainsi à cet espacement dont parlait Blanckeman, tout en le complexifiant d’un rapport potentiel à la totalité[26].

De plusieurs manières, ce mode de structuration contribue à un effet d’indifférenciation. D’abord, par principe, en désolidarisant les parties d’un tout, il fait en sorte que chacune d’elles perd peu ou prou le sens qu’elle aurait obtenu dans l’ensemble, et finit par valoir pour elle-même. Aucune ne sort du lot et un poids identique, indéfini, leur est à toutes attribué. Mais il se peut aussi que, jouant de cette équivalence qui s’impose, le narrateur accorde le statut de paragraphe à un élément, bref, qui, de toute évidence, n’est pas de la même nature — souvent énonciative — que ce qui l’entoure. En voici deux exemples tirés de Monsieur.

C’est très curieux, en effet, lui dit Anna Bruckhardt, et elle enleva son manteau, n’ayant pas encore eu le temps de le faire car, dès son arrivée, Monsieur avait entrepris de lui raconter son anecdote.
Monsieur, un puits d’anecdotes.

M, 101

Sur la table de travail de Monsieur, au bureau, bien rangés, se trouvaient un grand nombre d’objets, coupe-papier, taille-crayon, calculette.
L’air conditionné, aussi.

M, 91

Commentaire doucement ironique dans le premier cas, ajout — oubli réparé ? — dans le deuxième, ces courts paragraphes où le narrateur raconte moins qu’il ne se montre ou se laisse voir sont en rupture avec leur environnement textuel immédiat. Or, malgré cette rupture, ils ont droit au même mode de manifestation typographique que le reste du roman, si bien qu’en plus de faire s’équivaloir plusieurs moments narratifs, ce procédé fait s’équivaloir plusieurs niveaux narratifs, poussant encore plus loin la volonté d’indifférenciation[27].

Que ce soit donc par un rapport problématique à l’intention, par une propension au pur patient ou par une exploitation de l’espacement sur plusieurs plans, le résultat de la mathématisation du narratif est le même sur le plan de l’organisation des romans : une désorientation et une dé-hiérarchisation du matériau narratif par sa neutralisation. Cette indifférenciation est le pendant formel de l’insignifiance dramatique qu’on avait observée plus haut : en plus de présenter des aventures de peu de relief, la poétique de l’insignifiant les présente sans relief, c’est-à-dire en les structurant de façon à ce que l’absence de poids conféré aux diverses parties les prive d’une fonction définie dans l’intrigue — ou plus exactement, en les structurant hors du paradigme hiérarchisant de la mise en intrigue conventionnelle.

Le cours des pensées

Il est difficile de ne pas interpréter la mathématisation du narratif comme un refus — celui de la parole narratoriale — d’imposer son ordre à l’hétérogène événementiel. Tout se passe en effet comme s’il s’agissait pour le narrateur de ne pas imprimer au récit son empreinte en ne procédant pas à sa mise en intrigue, de laisser toutes choses en l’état pour ne pas y imprimer sa marque. Et l’on retrouve ici cette insistante idée de disparition. Le moment est venu de nous y consacrer pleinement, car elle est selon nous le coeur philosophique de la poétique de l’insignifiant.

Commençons par rappeler que, si l’on excepte Monsieur, tous les romans sont racontés par un narrateur-personnage : celui qui vit les « aventures » est aussi celui qui les raconte. Ce n’est pas sans importance, car comme on le verra, certaines des expériences des personnages ont une forme similaire à celle que prend la conduite de l’intrigue et les enjeux de celle-ci et de celles-là finissent par se faire étrangement écho.

Parmi les thèmes ou motifs récurrents dans les romans de Toussaint, une expérience en particulier ressort, que tous les personnages font une fois ou l’autre et qui prend à nos yeux valeur de point de fuite de l’oeuvre tout entière : répétée de roman en roman, aboutissement ici, tentation là, coeur secret ailleurs encore, elle est une force qui attire à elle tout ou partie de la diégèse, et qui configure silencieusement la poétique narrative. De cette expérience de l’effacement, car c’est bien de cela qu’il s’agit, voici trois exemples, tirés de L’appareil-photo, alors que le narrateur passe la nuit dans une cabine téléphonique isolée au milieu de la campagne, Faire l’amour, quand le narrateur se baigne, à Tokyo, dans la piscine située sur le toit de l’hôtel, et Fuir, lorsque le narrateur joue au bowling à Shanghai.

Je pensais oui et, lorsque je pensais, les yeux fermés et le corps à l’abri, je simulais une autre vie, identique à la vie dans ses formes et son souffle, sa respiration et son rythme, une vie en tous points comparable à la vie, mais sans blessure imaginable, sans agression et sans douleur possible, lointaine, une vie détachée qui s’épanouissait dans les décombres exténués de la réalité extérieure, et où une réalité tout autre, intérieure et docile, prenait la mesure de la douceur de chaque instant qui passait, et ce n’était guère des mots qui me venaient alors, ni des images […], mais des formes en mouvement qui suivaient leur cours dans mon esprit comme le mouvement même du temps, avec la même évidence infinie et sereine, formes tremblantes aux contours insaisissables que je laissais s’écouler en moi en silence dans le calme et la douceur d’un flux inutile et grandiose. Je pensais oui, et c’était la grâce toujours recommencée, les terreurs étaient tues, les frayeurs disparues […].

AP, 125-126

Je laissais mes pensées suivre leur cours dans mon esprit, j’écartais l’eau en douceur devant moi […]. Je nageais comme en apesanteur dans le ciel, respirant doucement en laissant mes pensées se fondre dans l’harmonie de l’univers. J’avais fini par me déprendre de moi, mes pensées procédaient de l’eau qui m’entourait, […] elles en avaient l’évidence et la fluidité, elles s’écoulaient au gré du temps qui passe et coulaient sans objet dans l’ivresse de leur simple écoulement […], et je pensais, mais c’est déjà trop dire, non, je ne pensais pas, je faisais maintenant corps avec l’infini des pensées, j’étais moi-même le mouvement de la pensée, j’étais le cours du temps.

FA, 51-52

Depuis que je jouais, j’étais transporté dans un autre monde, un monde abstrait, intérieur et mental, où les arêtes du monde extérieur semblaient émoussées, les souffrances évanouies. Peu à peu s’était tu autour de moi le turbulent vacarme de la salle, le tumulte de la musique et la vaine agitation des joueurs. J’étais seul sur la piste, ma boule à la main, le regard fixé sur l’unique objectif du moment, ce seul endroit du monde et ce seul instant du temps qui comptaient pour moi désormais, à l’exclusion de tout autre, passé ou à venir, cette cible stylisée que j’avais sous les yeux, géométrique, et par là même indolore — car la géométrie est indolore, sans chair et sans idée de mort […].

F, 99-100

Ces extraits présentent une expérience triple : du monde, de la pensée et du temps. Pour ce qui est du monde, c’est à trois degrés de son expérience qu’on a droit ici : une expérience concrète dans la piscine, mi-concrète, mi-rêvée dans la salle de bowling, rêvée dans la cabine[28]. Mais, par-delà ces différences, ces expériences possèdent des traits communs manifestes. D’abord, la réalité y perd de son tranchant, de sa netteté, et s’adoucit, comme on le voit de manière non équivoque dans les premier et troisième extraits. Le deuxième l’exprime de façon plus détournée que les autres, mais tout aussi efficace : en effet, lorsque le narrateur se décrit nageant « comme en apesanteur, dans le ciel », une isotopie aérienne prend la place de l’isotopie aquatique attendue ; et lorsqu’il laisse ses « pensées se fondre dans l’harmonie de l’univers », il opère un double glissement de sens, de l’abstrait au concret, et de l’intérieur à l’extérieur — si bien que s’émoussent ici, plutôt que le monde lui-même, les catégories sémantiques qui permettent son appréhension ou la restitution de son expérience.

Cette expérience est également soustractive, se caractérisant par ce qu’elle supprime de la réalité : son potentiel d’agressions, qu’elles soient physiques ou psychologiques, et donc de souffrances, pour prendre le point de vue de qui subit les agressions. Sur le plan thymique, l’opposition est on ne peut plus frontale : d’un côté, l’on trouve blessure, agression, douleur, terreurs, frayeurs, souffrance, vacarme, tumulte, agitation, mort ; de l’autre, douceur, évidence sereine, fluidité, grâce indolore. Pour saisir la complexité de ce qui se joue là, il faut ajouter une autre soustraction, opérée celle-ci par le deuxième paragraphe et qui conduit également à la douceur éprouvée : « J’avais fini par me déprendre de moi. » De là, la question se pose, troublante : quelle est la cause des souffrances ? S’agit-il de la réalité en elle-même ou de ce qui, de la réalité, renvoie le narrateur à lui-même, à son statut de sujet ? S’agit-il de la réalité en tant que telle ou en tant que lieu d’apparition, de manifestation et de lutte des histoires, des volontés, des craintes et des désirs humains, par eux structuré et les reflétant, renvoyant les êtres à eux-mêmes ? La question se pose d’autant plus que, comme on le voit dans le troisième extrait, la réalité euphorique, si l’on peut dire, est géométrique (et l’on retrouve Pythagore, comme du reste Mondrian), comme épurée, indifférente et ne portant pas l’empreinte de la subjectivité — sans chair. Dans cette expérience soustractive de la réalité que proposent les romans de Toussaint, c’est le sujet qui a été soustrait de la réalité ; et l’euphorie vient au narrateur de ce que, dans cette réalité, il ne se voit pas. Elle devient du coup ce fameux « autoportrait peut-être, mais sans moi et sans personne[29] ».

En plus de représenter une expérience du monde, les deux premiers passages en représentent une de la pensée. De deux façons, cette représentation est paradoxale, et en partie déficitaire. D’un côté, cette expérience de la pensée se déroule hors du langage et n’est pas faite d’images, comme le signale le premier extrait. De l’autre, elle n’est pas répertoriée au nombre des expériences dont la culture fournit des représentations, ni qu’elle a catégorisées : le deuxième extrait l’indique par l’insuffisance du langage, qui ne dispose pas de verbe pour la signifier, penser étant « déjà trop dire ». Car, en un sens, penser implique un objet : c’est toujours à quelque chose qu’on pense, un quelque chose qu’on peut nommer, saisir, identifier. Et c’est précisément une pensée sans objet, l’exercice de la pensée sans qu’elle ne se fixe sur quoi que ce soit qui est ici mis en scène, qui est tout l’intérêt — narratorial, esthétique et philosophique — de ces scènes. C’est la métaphore liquide qui vient suppléer aux carences qu’on a dites plus haut et permettre la représentation[30]. Si elle est discrète dans le premier passage, autour du cours, de l’écoulement et du flux[31], elle est nettement plus présente et structurante dans le deuxième. On notera ainsi les termes ou expressions cours, fondre, procédaient de l’eau, fluidité, s’écoulaient, coulaient, écoulement. De cette liste émergent deux idées, auxquelles la métaphore liquide donne forme : celle, dominante, d’un cheminement paisible et continu, et celle, plus locale, d’un insaisissable. On notera aussi que l’expérience, dans le deuxième fragment, a lieu dans l’eau qui, en plus de structurer la saisie métaphorique de la pensée, fournit ainsi le cadre spatial de l’exercice — et donc organise le tissu romanesque à tous les niveaux. De là, peut-être, l’euphorie que manifeste le narrateur.

Cette expérience est donc celle du cours de la pensée, non de ses objets. Cette représentation de l’intériorité procède à un nouvel effacement du sujet là où, précisément, on se serait attendu à le voir apparaître : au coeur de lui-même. Les objets de la pensée auraient nécessairement été marqués du sceau du sujet, l’auraient continûment affirmé, lui imposant sa propre présence ; le cours de la pensée, son simple écoulement, ne dit rien d’autre que lui-même, murmure la disparition du sujet dans le calme indifférent de son mouvement. Sa pensée devient pour le narrateur le lieu de son absence, tout comme l’était la réalité adoucie : je pense, donc je ne suis plus.

Les trois passages offrent enfin une expérience du temps, ou plus exactement deux expériences dont on pourrait croire qu’elles sont distinctes, mais dont on verra qu’elles sont les deux côtés d’une même pièce, liées qu’elles sont à l’idée de disparition de soi. D’un côté, l’accent est mis sur l’écoulement du temps, à la fois en lui-même et dans une comparaison avec l’écoulement de la pensée qui nous semble éclairer un premier sens du temps. Procédons par un petit détour. La narratologie nous apprend que toute fiction est jeu avec le temps, le segmentant, lui imposant des changements de rythme, le restructurant, autant en fonction des visées de l’intrigue que de celles d’une conscience individuelle du temps. Le temps de la fiction est ainsi un temps travaillé par la perception ou l’intention humaines, qui leur doit sa forme, qui s’en fait le miroir. Dans les deux premiers fragments, c’est, on le voit bien, un temps tout autre qui s’expérimente. À l’image de l’écoulement de la pensée, c’est un temps indifférent, dont le cours n’est en rien affecté par quoi que ce soit d’extérieur à lui, qui ne subit aucune variation. Ce temps autarcique ne renvoie aucune image de lui-même à qui le contemple ; qui veut s’y mirer ne peut y voir que son propre effacement. C’est bien ainsi lorsqu’il parvient à se déprendre de lui-même que le narrateur du deuxième extrait peut devenir le cours du temps — deux expressions au bout du compte parfaitement équivalentes, signifiant la même disparition.

Le troisième extrait semble différent des autres, mettant l’accent sur le présent plutôt que sur l’écoulement. Il se situe pourtant dans la même lignée, à deux titres au moins. D’une part, il faut noter que, si l’accent est mis sur le présent, c’est pour éviter que celui-ci ne soit victime des tensions, ou de la distentio, créées par le passé ou l’avenir. En d’autres mots, cet accent mis sur le présent seul est une manière non pas d’arrêter le temps, mais bien de le rendre à la quiétude de son écoulement — le présent étant du reste par définition un moment en perpétuel mouvement. D’autre part, dissocier le présent du passé et de l’avenir, c’est le couper d’une histoire, le soulager d’une mémoire et d’une attente, de la mort d’autrui et de la mort de soi[32]. C’est donc l’alléger du poids d’un sujet, qui peut sinon voir dans le présent l’absence de ce qui, de lui, a déjà cessé d’être ou cessera tôt ou tard, du moins inscrire ce présent dans une durée, celle de sa propre vie. Le sens du temps est celui du sujet. Et si, rendant le présent à lui-même, l’on rend le temps à son insignifiance, c’est par rebond le sujet qu’on efface du même souffle.

Par le biais d’un rapport particulier au monde, à la pensée et au temps, c’est donc une même expérience de l’effacement de soi que proposent ces trois passages. Comme on l’a dit, tout se passe comme si les romans de Toussaint tendaient tous, peu ou prou, vers cette expérience, comme s’ils en représentaient des formes multiples, parfois de manière manifeste, parfois de manière plus oblique. Cela pourrait même conduire à poser qu’avant d’être représentation de personnages qui agissent et pâtissent, ils sont représentation de ce mode d’être, mise en scène d’une vie vécue par celui qui s’en absente, ou souhaite s’en absenter et y parvient parfois.

Pour conclure : de l’insignifiant à l’effacement

On en revient une fois encore, mais une dernière, pour finir, à cet « autoportrait peut-être, mais sans moi et sans personne, seulement une présence, entière et nue, douloureuse et simple, sans arrière-plan et presque sans lumière », qui nous semble représenter l’ambition romanesque de Toussaint, et relier en les éclairant les divers aspects de la poétique de l’insignifiant qu’on a mis en évidence jusqu’ici.

Rappelons qu’à l’exception de Monsieur, tous les romans sont autodiégétiques[33]. En d’autres mots, le narrateur fait le récit de ce qu’il a lui-même vécu, se met en scène comme personnage. Il se représente dans et par le récit, tout comme le photographe se représente dans et par l’autoportrait.

Si la situation narrative pointe vers la représentation de soi, les divers traits qu’on a soulignés dans le présent article sont les moyens de l’effacement. Les manifestations spatiales ou actionnelles de la dédramatisation ou du refus du spectaculaire, notamment, agissent de la sorte. Sur le plan spatial, se mettre en scène dans un lieu valorisé culturellement à un titre ou à un autre, c’est, pour autant qu’on choisisse judicieusement son arrière-plan (c’est-à-dire pour autant qu’il dise quelque chose de la façon dont on se représente d’ordinaire le lieu en question), se mettre aussi, peu ou prou, soi-même en valeur ; et Toussaint nous montre que, réciproquement, « mal » choisir son arrière-plan, c’est ne pas pouvoir être sur le devant de la scène, c’est même, jusqu’à un certain point, disparaître de la scène[34]. Ce refus de la valeur culturelle du lieu a pour conséquence l’abolition de qui s’y trouve. Sur le plan actionnel, le refus du dramatique entraîne la situation paradoxale d’un récit dépourvu de raison d’être, étant (raconté) tout en n’étant pas (conventionnellement digne d’intérêt), étant de n’être pas. Et c’est par rebond tout autant le personnage que le narrateur qu’il affecte, l’un et l’autre devenant l’ombre ou le fantôme de ce qu’ils devraient être.

Sur le plan formel, le refus de l’agentivité est le refus de l’être narratif, inscrit dans une intrigue, animé par des passions, des désirs, des volontés, souhaitant marquer son univers d’une empreinte qui, en retour, marquera, avec toute la force vive de l’indicialité, sa présence. Détournés de l’agentivité, les personnages sont privés des moyens de se manifester et de se déployer dans l’être et le temps, de se structurer en intériorité et en histoire. Et la mathématisation du récit dit la disparition du narrateur qui n’a pas imposé sa volonté configurante aux événements, qui les a laissés s’écouler dans leur indifférence, qui a ainsi eu à l’événementialité narrative le même rapport que le personnage a eu aux pensées et au temps, préservant à chaque événement sa forme et son autarcie, ne s’y immisçant pas, prenant garde de laisser toutes choses en l’état et, de fait, de s’effacer de tout.

Cette poétique narrative revient donc, pour le narrateur, à parler de lui-même tout en s’estompant du même geste, à dire c’était moi, c’est ce qui m’est arrivé, mais à le dire pour gommer, par le mouvement même de la mise en scène, ce soi qu’on met en scène. Et l’insignifiant s’y fait le moyen d’une disparition, d’un effacement de soi — ou peut-être, dans une version plus positive, d’un renoncement à une certaine forme de soi, à un certain embarras de l’être tel qu’on l’envisage ordinairement, et dont la configuration désuète, compassée, empesée, ne permet plus de saisir ce qui, de la vie comme des vivants, mérite d’être maintenu, dit, ou simplement murmuré : la tremblante fragilité de leur présence.