Corps de l’article

De sa métamorphose en vermine ou de la pléthore d’exégèses qu’elle a pu susciter, on ne sait quel est le pire des déboires de Gregor Samsa. Le personnage semble de fait s’accommoder fort bien de la première puisque ses préoccupations anodines de petit voyageur de commerce ont tôt fait de reprendre le dessus. La seconde est révélatrice quant à elle de la menace que représente précisément l’insignifiant lors que, non content de renvoyer l’individu à sa condition misérable et de frapper le monde d’absurdité, il tient encore en échec la surenchère interprétative dont il est l’origine. Car si ce texte est un apologue, il semble bien que ce soit de la mise en déroute du lecteur qu’il faille tirer instruction. L’histoire de La métamorphose et celle de sa réception apparaissent en ce sens exemplaires tout à la fois du caractère intolérable de l’insignifiant et de sa conductibilité fantastique. C’est cette dernière propriété, dans la relation qu’elle entretient avec l’évolution du genre, qui va faire l’objet de la présente analyse.

Quoique la critique ait unanimement enregistré une évolution du fantastique, les théorisations en sont aussi diverses que les désignations (nouveau fantastique, néo-fantastique, fantastique moderne, etc.)[1]. Autant qu’une pluralité d’approches, cette diversité manifeste un problème de définition dont le choix commun d’une dénomination diachronique est l’indice. Tout texte apparenté au genre et postérieur au xixe siècle est en effet considéré comme participant de ce nouveau fantastique sur la seule foi de sa « modernité », et l’on y trouve en vrac — à côté d’auteurs comme Kafka et Borges — Adolfo Bioy Casares, Stephen King, Raymond Roussel ou Jules Supervielle. Or L’invention de Morel a beau être un texte novateur en matière de fantastique, la mise en cause des frontières entre nature et surnature dont il procède n’en demeure pas moins classiquement inquiétante, comme l’est celle opérée par les textes de Stephen King, dans leur manière spectaculaire. Quant aux textes de Roussel ou de Supervielle, lesquels normalisent l’imaginaire, qui par la technique qui par la poésie, l’inquiétant effet fantastique leur est totalement étranger ; l’hétérogénéité du corpus ainsi appréhendé est révélatrice des difficultés que pose un tel découpage temporel.

Si, parmi les critères avancés par les théoriciens de ce nouveau fantastique, figure au premier chef le fondamental abandon des thèmes classiques relevant du surnaturel au profit d’une intellectualisation de l’étrange ancrée dans un décor urbain, la description précoce du fantastique moderne proposée par Jean-Paul Sartre, dans laquelle ces éléments sont déjà présents, se démarque toutefois en ce qu’elle se fonde sur le critère de l’identification dont Tzvetan Todorov a depuis mis en lumière l’importance. De fait, c’est par les dernières pages de l’Introduction au fantastique de celui-ci que l’article de Sartre fit véritablement son entrée dans la discussion sur le genre, ce qui lui valut peut-être paradoxalement l’indifférence dans laquelle il est tenu depuis, les failles de l’ouvrage de Todorov ayant suscité autant, voire davantage, d’intérêt que ses contributions pourtant majeures à l’étude du fantastique.

Dans cet article de 1947[2], Sartre, s’interrogeant sur la surprenante proximité entre Le château et Aminadab, lors que Blanchot affirme avoir écrit son roman dans l’ignorance de celui de Kafka, voit dans cette conjonction l’expression de l’avènement d’un nouvel humanisme d’après-guerre, caractérisé par la perte de croyance en la transcendance et dont Kafka ferait figure de précurseur. Le phénomène d’identification apparaît à Sartre comme la clef de ce fantastique : alors qu’il servait anciennement à introduire par contraste l’étrange au sein de la normalité, il est désormais le moyen de propager le fantastique au lecteur en lui imposant le point de vue de ce protagoniste qui ne s’étonne jamais. Dès lors, sa « raison qui devait redresser le monde à l’envers, emportée dans ce cauchemar, devient elle-même fantastique[3] ». Ici, plus de gousses d’ail ni de loups hurlant à la lune, c’est la réalité banale dont les fondements sont ébranlés qui se substitue à l’habituel attirail fantastique.

Relayant cette conception pour l’intégrer à son propre système, Todorov définit ce nouveau fantastique, qui se différencie du premier par une surprenante « absence de surprise » du personnage devant l’inexplicable, comme un fantastique de l’adaptation où la naturalisation de l’étrange se substitue à la gradation qui préparait sa venue. Dans le texte kafkaïen, on n’a plus affaire à un événement d’apparence surnaturelle qui vient jeter le trouble au sein d’une réalité ordinaire et provoquer l’hésitation définitoire du fantastique traditionnel, mais à un monde « tout entier bizarre », et pourtant singulièrement proche du nôtre : « le fantastique devient la règle, non l’exception[4] ».

Dans leur diversité, les fantastiques gothique, romantique, réaliste, fin-de-siècle, etc.[5], apparaissent comme autant d’expressions d’un genre qui conserve une certaine stabilité au sens où il suppose toujours peu ou prou l’intrusion inacceptable du surnaturel. En revanche, le fantastique circonscrit par Sartre à partir de l’oeuvre de Kafka, en ce qu’il conteste ces caractéristiques définitoires, apparaît davantage comme une mutation que comme une simple modulation du genre. L’histoire de la notion de fantastique engage de fait à distinguer entre un nouveau moment du fantastique d’une part, lequel s’inscrit dans le prolongement du fantastique traditionnel sous une forme que caractérisent différents critères — l’urbanité, la disparition du surnaturel, la volonté démonstrative, etc. — dont l’importance et la récurrence resteraient à définir pour établir, probablement, des sous-catégories et embrasser la multiplicité des manifestations fantastiques depuis le début du siècle, et, d’autre part, un nouvel avatar du genre où l’effet fantastique a changé de nature.

On se propose de repartir des analyses de Sartre et de Todorov pour interroger tout à la fois la singularité positive de cet avatar et le rapport de dépendance et de continuité qu’il entretient malgré tout avec la tradition. Il s’agira ici de montrer que ce fantastique moderne, qui résulte de la mise en déroute successive des compétences pragmatique, générique et herméneutique du lecteur, est un fantastique de l’insignifiant. Le corpus des brèves études de Sartre et Todorov étant limité à Kafka (outre le livre de Blanchot qui présente effectivement une similitude troublante avec Le château), on a pu soupçonner leur conception de ne valoir que pour cet auteur. On ajoutera donc aux trois titres sur lesquels ils se fondent un certain nombre de textes qui présentent eux aussi une forte ressemblance avec le dernier roman de Kafka tant dans la structure narrative que dans l’effet d’étrangeté produit, avec des degrés qui n’empêchent pas un fonctionnement similaire[6].

Un fantastique de l’inconséquent

La conception sartrienne du fantastique moderne reprise par Todorov se constitue surtout par contraste avec le fantastique traditionnel sans guère s’intéresser à leurs points communs. Il en faut pourtant pour que les deux fantastiques puissent être rapprochés en dépit de la différence de leurs effets, et que le second apparaisse comme une subversion du premier. C’est l’étude de cette parenté que l’on va mener dans un premier temps pour montrer que le fantastique moderne, en ce qu’il joue des attentes instaurées par l’ancien, est un fantastique de l’inconséquent.

Todorov avait sans doute raison d’affirmer, au seuil de son étude sémantique du fantastique, la nécessité d’établir une définition du genre un tant soit peu rigoureuse, qui repose sur une règle valable pour tous les textes — définition qu’il fonde, pour le fantastique traditionnel, sur la perception ambiguë de l’événement surnaturel par le protagoniste et le lecteur implicite du récit, subordonnée à la mise en oeuvre d’une lecture littérale par le second. Les thèmes fantastiques recensés par ses prédécesseurs avec des nuances dans l’approche mais une constance notable n’en demeurent pas moins significatifs, en premier lieu parce que cette insistance à les recenser apparaît révélatrice d’une certaine lecture de ces textes. Ces définitions spontanées constituent en effet des outils précieux pour comprendre les genres dès lors que l’on veut bien admettre que ceux-ci sont aussi — et peut-être d’abord — des catégories intuitives, constituées comme l’explique Jean-Louis Dufays, d’un « ensemble plus ou moins organisé de séquences stéréotypées […] et de topoi qui permet de structurer un série illimitée de discours[7] ». De ce point de vue,

[le] genre fantastique est caractérisé à la fois par une séquence narrative type (calme et normalité initiaux, émergence de signes précurseurs d’étrangeté, irruption de l’insolite, angoisse du (des) personnage(s) et bouleversement des repères rationnels) et par un ensemble de topoi plus ou moins obligés (la nuit sans lune, le brouillard, la lande déserte, le château (ou le manoir) hanté, le fantôme, le savant fou…)[8]

Force est alors de constater que les textes qui nous intéressent arborent nombre de ces signes et de ces topoi, très certainement en partie au moins responsables de leur étrangeté et dont la figure commune du voyageur en terres inconnues qui ouvre le récit est la première convoyeuse. C’est souvent en effet au crépuscule (Le désert des Tartares) ou à la nuit tombée (Le château, Aminadab, Le rivage des Syrtes) que le protagoniste fait le voyage qui le conduit à la contrée étrange. Entre chien et loup, les ombres tendent à noyer les contours, ou bien ce sont l’obscurité, la brume et la neige qui se chargent de rendre la vision incertaine. Quand le voyageur ne semble pas tout bonnement surgi du néant comme par enchantement (Le château, Aminadab, L’arrache-coeur, Graal Flibuste), il accède au territoire étrange par des passages étroits et des routes défoncées, à travers un paysage de désolation (Le rivage des Syrtes, Le désert des Tartares). Le désert et les montagnes en font une région isolée, difficilement accessible : qu’il prenne la dimension d’un pays (Le rivage des Syrtes, Ailleurs, Graal Flibuste), d’un village (L’arrache-coeur, Le château) ou d’une demeure (la maison d’Aminadab, le fort du désert des Tartares), il s’agit toujours d’un monde clos, qui fonctionne selon ses propres lois, et d’un espace fortement polarisé. Toutes les conditions de décor et d’atmosphère sont donc réunies, on le voit, pour que surgisse l’insolite.

Et pourtant, contre toute attente, ces signes précurseurs de l’étrange n’annoncent rien. Le texte gracquien, rarement considéré comme fantastique bien que l’atmosphère irréelle et l’inquiétude sourde qui le caractérisent l’apparentent fortement au genre, est emblématique de cette contradiction. Non seulement le décor du Rivage des Syrtes est brumeux, sa localisation problématique, sa toponymie invraisemblable, mais à mesure que le récit progresse, l’espace, toujours plus présent, devient aussi plus trouble, dans une ambivalence qui n’est pas sans dérouter le lecteur[9]. L’isolement et l’inaccessibilité des Syrtes, la sourde puissance d’attraction du Tängri, parachèvent ce décor typique de la littérature de l’étrange que le réveil du volcan endormi comme sous l’imminence de la transgression viendra rendre plus inquiétant encore. D’autant que le Tängri n’est pas la seule entité maléfique du récit, dans lequel la mention des sortilèges et des envoûtements est récurrente. Les murs couverts de salpêtre de l’Amirauté, l’odeur de sépulcre et le suaire dont semble l’avoir parée sa rénovation, l’invisible bête tapie qu’elle paraît abriter[10], l’apparente vie du paysage, auxquels il faut ajouter la prescience dont est doué Aldo et l’allure infernale de Vanessa[11], sont autant de motifs clairement fantastiques. Or, quoique la présence de tous ces motifs tende à assimiler le livre au genre, rien n’y fait : le surnaturel procède de l’écriture mais n’a pas d’existence avérée dans la diégèse et il n’est jamais fait mention d’une quelconque inquiétude du personnage quant à son éventualité. Ces éléments fonctionnent en fait comme autant d’indices d’un fantastique qui ne surviendra jamais, l’attente de l’événement surnaturel se superposant à celle de la guerre pour finir par se confondre avec elle, la perversion générique ajoutant au malaise du lecteur.

D’une manière générale, les thèmes recensés par les théoriciens du fantastique traditionnel semblent ainsi fournir la matière première du fantastique moderne, où ils apparaissent ironisés, métaphorisés, subtilisés ; ce qui explique l’indétermination d’un genre qui n’a d’autre marqueur que l’incertitude. Or, comme le faisait observer fort justement Louis Vax dans La séduction de l’étrange, « l’atmosphère n’est pas toile de fond indifférente, elle est déjà embryon de drame[12] » ; la fonction d’indicateurs génériques de ces indices usuellement considérés comme précurseurs du fantastique se voit subvertie dès lors qu’ils ne sont pas suivis d’effet, comme va être subverti tout le dispositif traditionnel qu’ils mettent en place dès lors que l’étrange dont ils procèdent n’est pas neutralisé par sa concrétion dans l’événement fantastique.

Si le cas du Rivage des Syrtes s’apparente à celui du Château analysé par Sartre en raison de cette absence de surnaturel, l’exemple de La métamorphose choisi par Todorov pour poursuivre la discussion sur le genre révèle cependant que cette absence n’est pas une condition sine qua non du fantastique moderne. Lorsque le texte recèle effectivement des éléments surnaturels, c’est en fait l’irruption du fantastique, donnée par Roger Caillois comme constitutive du genre et que Sartre évacue en même temps que les monstres en mou de veau, qui est en cause. Ainsi la métamorphose de Gregor Samsa s’est-elle déjà produite lorsque débute le récit. L’événement est escamoté, il a lieu hors champ, ainsi que Todorov l’a mis en évidence ; dans un tel cas de figure, plutôt que le surnaturel, c’est la gradation qui prépare habituellement le surgissement du fantastique qui a disparu — et avec elle, peut-on ajouter, les indices censés la précéder.

Que le texte arbore des signes précurseurs trompeurs ou intègre au contraire un événement que rien n’annonce, il tend en fait dans les deux cas à prendre le lecteur en défaut par l’instauration d’un régime de lecture non indiciaire pour le moins inhabituel, introduisant l’insignifiance d’un côté ou de l’autre de l’événement fantastique. On peut penser qu’à travers l’absence du surnaturel, ou l’absence de son surgissement, ces deux catégories de textes pervertissent non seulement les mécanismes génériques mais encore diégétiques, par la mise à mal des opérations d’inférence que la cohérence narrative implique usuellement. Le rivage des Syrtes qui, nous dit son auteur, « jusqu’au dernier chapitre, marchait au canon vers une bataille navale qui ne fut jamais livrée[13] » est là encore exemplaire de ce rapport problématique à l’action. Racontée dans une analepse par un narrateur contemplant « le rougeoiement de [s]a patrie détruite », la venue de la guerre occupe tout le roman, qui se clôt par l’annonce de sa proche concrétisation, laquelle aura lieu en dehors du récit. Le texte n’aura finalement fait que planter le décor et modaliser l’action car entre l’avant qui nous est relaté et l’après d’où nous parle Aldo, manque l’événement crucial, seulement évoqué sur le mode du présage : la guerre et l’anéantissement des Syrtes. Par là même, le décor quitte sa fonction habituelle pour se faire le véritable sujet du roman, tandis que l’espace en devient l’actant principal.

En l’absence d’action, l’intrigue consiste finalement dans le développement d’un rapport particulier du protagoniste à l’espace mystérieux qui l’entoure, qu’il soit d’osmose (Buzzati, Gracq), de conflit (Kafka, Blanchot, Vian), voire de relative indifférence (Michaux, Pinget). La mésaventure tient ici dans l’arrivée de ce personnage qui se trouve subitement confronté à l’étrange dès l’incipit, comme Gregor Samsa se trouve subitement confronté à son nouvel état. L’événement porteur de la charge surnaturelle étant toujours escamoté d’une manière ou d’une autre, c’est du coup la confrontation subite du protagoniste à l’étrange qui en tient lieu, la caractéristique principale de cette confrontation étant de n’être pas préparée, mais de simplement constituer le point de départ donné de l’intrigue, qui peine à se constituer comme telle. On assiste en fait à l’irruption du protagoniste dans l’étrange plutôt qu’à celle du surnaturel dans le récit.

Cependant, pas plus que les indices précurseurs du fantastique ne conduisent à un événement, l’irruption du protagoniste dans l’étrange n’est suivie d’effet. Si celle-ci constitue le véritable événement, elle devrait en toute bonne logique narrative susciter une réaction. Ce n’est pas le cas, et c’est toute la bizarrerie de cette narration insignifiante que de faire d’abord de cette réaction l’objet du récit pour mieux finalement l’escamoter à son tour : Sartre fait ainsi de la placidité du protagoniste le critère définitoire du fantastique moderne, quand Todorov parle à sa suite d’un fantastique de l’adaptation[14].

Le fait est que l’étrangeté ne tient pas seulement dans l’atmosphère inquiétante instaurée par des signes trompeurs, elle se manifeste aussi dans le texte par la mise à mal de la vraisemblance empirique, qu’elle soit naturelle ou culturelle. Outre que tous ces univers fictionnels contredisent l’encyclopédie du monde du lecteur par une toponymie ostensiblement irréelle, laquelle brouille le rapport qu’ils entretiennent à notre réalité et suffit à déréaliser, par exemple, l’univers fictionnel de Gracq et Buzzati, certains s’affranchissent des lois physiques en donnant abri à des êtres fabuleux : qu’on pense évidemment à la vermine géante de Kafka mais aussi aux papillons-singes des forêts du Chanchèze (Graal Flibuste) et autres vibrouzes vianesques, sans parler de tous les peuples plus étranges les uns que les autres qui peuplent l’Ailleurs. Dans ces contrées étranges, le feu ne brûle pas (Au pays de la magie) mais les maisons sont douées de parole (Voyage en Grande Garabagne), les enfants volent et les bateaux ont des pattes (L’arrache-coeur) : c’est toute la nature qui est bouleversée alors que l’inerte s’anime, que le vivant se pétrifie, que le minéral, le végétal et l’animal se contaminent. L’étrangeté provient également des infractions au vraisemblable culturel, à commencer par la bienséance. La foire aux vieux de Vian ou les spectacles sanglants numérotés de Michaux en sont les exemples les plus saisissants, mais il arrive que le procédé soit plus insidieux. Ainsi a-t-on affaire à des personnages dont les motivations semblent inexistantes et les gestes inconsidérés, qui sans cesse dérogent aux règles du plus élémentaire savoir-vivre sans pour autant que l’on s’en offusque autour d’eux. Thomas et K. (Aminadab, Le château) pénètrent de la sorte sans y avoir véritablement été conviés l’un dans la maison, l’autre dans le village qui vont ensuite tenir lieu de seule réalité, pour subséquemment sans vergogne exiger des égards de leur hôtes, bien qu’ils se montrent quant à eux parfaitement détestables, leur obstination à être intégrés n’ayant d’égale que leur impolitesse. L’entourage de ces curieux protagonistes, qui leur est profondément hostile et impénétrable, n’en est pas moins étrange au regard des principes qui régissent l’univers de référence ; en manière de réponse à leur excentricité, ils ne trouvent à leur tour que motivations inintelligibles et aberrations logiques, que leur bizarrerie propre et leur persévérance enveloppent d’un voile d’incertitude.

C’est qu’au contraire de ce qui se produit dans les textes du xixe siècle où le doute, qu’il soit celui du personnage ou découle de la narration, entre en résonance avec l’inquiétude du lecteur et introduit le repère de la norme au sein du récit, dans nos textes le protagoniste, bien que généralement en porte-à-faux avec son environnement, ne fait preuve d’aucune perplexité. Son absence d’étonnement, contradictoire avec l’inquiétude du lecteur, fait question en tant qu’elle remet en cause la norme. Or, l’hésitation du héros du fantastique traditionnel est bien plus qu’un topos, puisqu’elle est le principal vecteur de l’effet fantastique ; et de fait, alors que dans le fantastique moderne le monde est devenu tout entier bizarre, l’identification au personnage continue de jouer néanmoins son rôle, une identification à un personnage indifférent à l’incohérence environnante mais aussi un personnage intrinsèquement étrange, qui véhicule lui-même une forme de malaise.

Peut-être, dans un tel malaise, la menace de la folie qui caractérisait le personnage du fantastique de la fin du xixe resurgit-elle, une folie qui serait perte du sens plutôt que construction hallucinatoire, où le mécanisme ne serait plus celui de la catharsis mais celui de la contamination. Une folie surtout qui se serait déplacée du protagoniste au lecteur. Car dès lors que le premier ne doute pas de sa raison, c’est naturellement au second qu’il échoit de le faire, en tant qu’il est en fait le seul témoin de l’étrangeté de l’univers fictionnel. En même temps que la réaction du protagoniste, c’est la référence au monde réel qui disparaît, et le contraste qu’elle apportait. Tandis que la possible folie du héros laissait subsister l’horizon d’une normalité qui, quand bien même elle ne lui était pas forcément accessible, alimentait son espoir, et rassurait le lecteur, la disparition d’un tel horizon signifie, purement et simplement, l’impossibilité d’une échappatoire.

L’étrange, on le voit, provient donc non seulement d’une atmosphère fantastique instauratrice de malaise au sein de la diégèse, mais aussi du sentiment de déroute du lecteur qui se trouve privé de repères et même induit en erreur par ce qui habituellement lui en tient lieu, puisque le fantastique moderne inverse les mécanismes du fantastique auquel il est accoutumé, le texte substituant à « l’irruption de l’inadmissible au sein de l’inaltérable légalité quotidienne[15] » l’absence d’action, de réaction et pour finir de la légalité quotidienne elle-même. Ce fantastique à rebours, fondé sur le mouvement successif de l’instauration d’un paradigme indiciaire et de son détournement, apparaît de la sorte comme un fantastique de l’inconséquence. La mise en défaut du processus inférentiel, ajoutée au transfert de la fonction de témoin du personnage vers le lecteur, vont naturellement conduire celui-ci à tenter d’expliquer une telle inconséquence pour réduire l’insignifiance logique à laquelle il est soumis.

Un fantastique de l’indéchiffrable

Devant l’impossibilité d’appréhender les entorses à la vraisemblance empirique à travers un cadre générique, le lecteur, en effet, est naturellement porté à les interpréter, les éléments inconséquents se muant alors en signes textuels déclencheurs de cette interprétation. Ces signes, recensés par Todorov dans une autre de ses études[16], sont les éléments qui échappent au principe de pertinence — lequel est une généralisation à partir de la maxime conversationnelle de Grice et de la motivation de Ducrot. L’interprétation peut quant à elle être comprise, à la lumière des deux phases qui, pour Piaget, sont inhérentes à tout processus psychique, comme la mise en oeuvre de l’assimilation à la suite du blocage de l’accommodation. Parmi les éléments conduisant à l’interprétation, l’approche structuraliste de Todorov distingue entre les signes syntagmatiques, qui proviennent de la mise en relation du segment présent avec d’autres énoncés appartenant au même contexte et se rapportent pour l’essentiel à la vraisemblance diégétique et générique, et les signes paradigmatiques, qui proviennent de la mise en relation du segment présent avec le savoir partagé d’une communauté et concernent la vraisemblance empirique et culturelle.

Mais si, dans l’interprétation, le signe tend à perdre sa valeur d’indice pour devenir symbole, il s’agit dans les textes qui nous occupent d’un symbole indéchiffrable. Tandis que l’instauration d’un régime de lecture non indiciaire, par le transfert de la fonction de témoin du personnage vers le lecteur, conférait à ce dernier un statut en quelque sorte privilégié, le même lecteur se voit à présent contester son rôle d’interprète par le texte. Celui-ci tend en effet à le lui disputer en multipliant lui-même les interprétations, quand il n’enraye pas tout bonnement le mécanisme interprétatif. Que ce soit manque d’efficience de ces interprétations proliférantes ou blocage de la transposition figurée, la saturation symbolique réalisée dans et par le texte a ainsi pour corollaire une mise en échec de l’activité herméneutique.

C’est que l’importance que ces textes confèrent au signe se révèle proportionnelle à la résistance que celui-ci offre à l’interprétation. Dans ces contrées étranges, non seulement l’inconstance est la règle, à laquelle se voient par exemple confrontés les voyageurs de Graal Flibuste au pays des Arbres sans racines, mais les apparences sont trompeuses ; en ce règne de l’artifice et du faux-semblant, il est risqué de se fier aux signes[17]. K. en est la première victime, qui se perd dans des supputations sans fin. Dès lors qu’il affirme ne pas connaître le lieu où il se trouve pour déclarer ensuite être le géomètre nouvellement employé par le Château sans que quiconque le contredise, il devient impossible de savoir où est la vérité, et qui dit la vérité. Au moindre fait seront souvent par la suite proposées deux interprétations totalement divergentes, et tout aussi plausibles l’une que l’autre. De même le geste auquel répond au début du récit le protagoniste de Blanchot a une signification pour le moins équivoque ; les comportements des peuples de Michaux sont obscurs, et leurs idiomes perfides[18]. À l’instar de Jacquemort contraint de se livrer à la psychanalyse d’un chat (L’arrache-coeur), l’explorateur de l’ailleurs apparaît un scrutateur confronté à l’opacité des signes. La figure de la sentinelle, commune à Gracq et Buzzati, en est l’incarnation la plus pure, d’abord parce qu’elle se heurte à l’étendue indifférenciée de la mer ou du désert, dont les fausses joies de Giovani Drogo à l’apparition de points noirs mobiles à l’horizon, ces « fantômes d’armée », disent tout le pouvoir de tromperie. Mais aussi parce qu’il apparaît clairement qu’un signe, dans le texte fantastique, ne signifie jamais que ce que l’on veut bien qu’il signifie. C’est en tout cas le message que l’envoyé du Farghestan vient porter à Aldo après que celui-ci a franchi la frontière maritime entre les deux pays ennemis, lorsqu’il lui donne la possibilité d’annuler, pour ainsi dire, la provocation, en fournissant « l’assurance expresse que cette violation de [leurs] eaux côtières a été involontaire, accidentelle, et comme telle dénuée de toute signification[19] ».

Ainsi l’interprétation est-elle bloquée à l’intérieur du texte, en ce qu’elle est toujours déjà faite et mal faite, la fonction de l’interprète prise en charge et mal prise en charge par l’un ou l’autre protagoniste. La déficience du procès d’élucidation dans la diégèse conduit en fait le lecteur à interpréter en même temps qu’elle l’en empêche, comme l’en empêche l’obstruction du sens figuré, ainsi que nous allons maintenant le voir.

L’opacité des signes au sein du récit a en effet pour corollaire, sur le plan de la narration, une certaine forme de refus de la figure constitutive du sens figuré, refus qui culmine dans le sabotage de la métaphore ou de la proche comparaison[20]. Si l’on en trouve une forme atténuée chez Gracq qui, comme on l’a vu, truffe son roman des thèmes fantastiques traditionnels par le biais de procédés rhétoriques, cette manière de dislocation du trope est particulièrement obvie chez Vian, où le traitement infligé à la métaphore — ou à la comparaison — en fait le véhicule de l’étrange. Qu’on pense par exemple au paysage troublant campé dans l’incipit de L’arrache-coeur à travers des parallèles insolites : le sol est comparé à de l’éponge morte de froid, l’écume à de la gelée de juillet, l’herbe à des crayons de gélatine. Outre que la première consiste en la revitalisation d’une figure éculée, de telles comparaisons apparaissent incongrues en raison particulièrement de leur excès de précision et de l’atteinte portée au principe de comparaison qui veut que le comparant ait quelque caractère d’évidence. Elles contribuent à la mise en place d’un univers singulier en ce qu’elles tendent à introduire une sorte de « quatrième dimension » dans la fiction : dès lors que l’esprit, frappé par l’étrangeté de l’image, ne peut la prendre comme telle et passer au sens métaphorique, il achoppe sur la comparaison et ne retient que l’analogie saugrenue, l’objet qui en résulte acquérant de la sorte une manière de réalité. L’écriture de Michaux, qui use souvent de la copule pour attribuer aux peuples de l’Ailleurs des qualités tout à fait impénétrables — « En somme, les Émanglons sont des Yoffes » —, n’est jamais peut-être que l’aboutissement de ce processus, dont Kafka a exemplairement donné à voir la mise en oeuvre, en particulier dans La métamorphose : l’impossibilité de fixer un sens à la transformation de Gregor Samsa confirme ce dernier dans son état d’insecte, quand la transposition allégorique l’en aurait au contraire sorti.

Si le fantastique traditionnel trouve sa source dans la prise au pied de la lettre de la figure de rhétorique et requiert la lecture littérale parce qu’il exige une « réaction aux événements tels qu’ils se produisent dans le monde évoqué[21] », le fantastique moderne tend donc quant à lui à mettre au jour ces fondements en suscitant le blocage interprétatif pour mieux relittéraliser la figure. Cette relittéralisation, en tant qu’elle brouille l’écart entre sens propre et sens figuré caractéristique du trope, contredit par avance toute lecture fondée sur la transposition de l’un à l’autre, lecture que rien au demeurant ne cautionne dans le texte.

Pour revenir au cas du Rivage des Syrtes, le caractère fantastique du lieu n’y est jamais explicité ou relativisé. Jusqu’à la fin, le Tängri fait peser son ombre sur le récit, exerçant sa fascination sur tous les protagonistes. Quoi qu’il puisse signifier par ailleurs, son existence tangible et mystérieuse l’est pour chacun, constamment. S’il est susceptible de revêtir diverses significations pour le lecteur décidé à l’expliquer, en l’absence d’indications engageant une lecture allégorique définie, ses diverses mentions dans le texte ne convoquent toutefois pas de transcriptions systématiques qui viendraient en réduire l’étrangeté. Le volcan se prête à l’interprétation ni plus ni moins que n’importe quel objet littéraire par essence, outre que l’aimantation toute fantastique qu’il exerce sur Aldo n’invite guère à y voir autre chose qu’un lieu maléfique[22].

La résistance des textes à l’interprétation est d’autant plus forte que la rupture avec l’univers de référence est patente : plus le texte est antimimétique et plus il produit l’effet d’étrangeté. Ainsi observe-t-on une nette gradation de Gracq à Michaux en passant par Vian et Kafka. Cependant, la déroute du lecteur s’opère selon les mêmes modalités que l’étrangeté soit insidieuse ou incongrue : même impossibilité à saisir l’appartenance générique et l’orientation narrative du texte, même équivoque du sens. Ainsi des voyages imaginaires de Michaux : les commentateurs ont beau y voir une peinture de nos tares, trop d’éléments échappent à la mise en relation avec l’univers de référence pour qu’on ait jamais pu se livrer à un décryptage systématique du texte. Ainsi encore de L’arrache-coeur, dont nombre d’aspects peuvent être explicités en termes simples lorsqu’on les décompose : les mères possessives briment leurs enfants, la puissance de l’imagination donne des ailes, la religion est un spectacle, etc. ; certains résistent, tels l’église ovoïde, les pattes du bateau d’Angel ou la psychanalyse du chat. Le texte empêche le bouclage interprétatif par l’irréductible étrangeté du monde qu’il dépeint et le foisonnement de ses merveilles. Vian aurait d’ailleurs songé à nous prévenir, si l’on en croit l’« esquisse de préface vite abandonnée » à L’arrache-coeur : « Toute ressemblance avec des événements, des personnes ou des paysages réels est vivement souhaitée. Il n’y a pas de symboles et ce qui est raconté ici s’est effectivement passé[23]. »

L’interprète de tels textes, porté à les rattacher à sa réalité, dont ils constitueraient dès lors une manière de transfiguration, se voit donc incapable d’en donner quelque traduction certaine que ce soit, et finit par se perdre dans ce mouvement qui va de la mise en relation spontanée de l’univers de la fiction avec le sien à l’impossibilité d’appréhender la nature de cette relation. Soit que la pluralité des interprétations finisse par les invalider toutes, soit que la propension du texte à bloquer le mécanisme interprétatif détourne d’en chercher d’autres, le sens figuré est donc congédié et l’étrange se soustrait une fois encore à la neutralisation par la résistance à l’interprétation symbolique. Cet état de fait est en grande partie responsable du phénomène d’indétermination du sens observé chez Kafka tant par les spécialistes de l’auteur que par les théoriciens de l’interprétation, l’étrangeté de ses textes engageant les premiers exégètes de l’oeuvre à les tenir pour des paraboles, avant que la pluralité des interprétations ne conduise leurs successeurs à considérer l’ouverture de l’oeuvre comme sa caractéristique essentielle. Toutefois, plus que cette ouverture caractéristique d’une grande partie de la littérature du siècle et surtout peut-être d’une certaine conception de la lecture, ouverture qui présuppose le dépassement du sens littéral[24], les analyses précédentes donnent à penser que ce qui fait la spécificité de tels textes et constitue l’entrave principale du processus herméneutique réside précisément dans le fait que l’interprétation littérale au contraire est possible et que c’est peut-être même la seule lecture possible dès lors que l’oeuvre se prête à toutes les interprétations sans qu’aucune puisse être privilégiée[25].

Dès lors que la multiplication des interprétations et la défaillance herméneutique observée au sein de l’univers fictionnel tendent à susciter la relâche du mécanisme interprétatif et que le texte est rétif à l’intégration dans un genre qui en justifierait l’invraisemblance comme à la lecture figurée, ne reste en effet à son lecteur qu’à mettre en oeuvre une lecture de premier degré, habituellement incompatible avec cette invraisemblance ; ce qui revient à donner le primat au sens littéral du texte, et laisse le champ libre à l’effet fantastique. On peut supposer que l’étrangeté qui caractérise ces textes indéchiffrables ne résulte pas moins de cette dérogation aux habitudes de lecture que de la disjonction subtile qu’ils mettent en oeuvre avec la réalité de référence.

Un fantastique de l’indéterminé

Il est notable que les éléments analysés par Todorov comme des signes commandant la décision d’interpréter sont les mêmes que ceux que Philippe Hamon percevait quant à lui comme des opérateurs d’illisibilité[26]. Cette congruence, qui n’a rien de surprenant, met en lumière tant la réversibilité de l’indéchiffrable et de l’illisible que la manière dont l’insignifiant progresse au sein du texte fantastique grâce à cette signalétique captieuse : ce qui est obscur déclenche la volonté d’élucidation, mais en cas d’échec interprétatif, retourne à son opacité initiale. Ainsi, la fiction, à travers les ruptures successives des paradigmes indiciaire et symbolique, nous reconduit-elle à la littéralité du texte, littéralité que son statut d’oeuvre littéraire grevait par défaut et qui resurgit au terme de ce parcours sémiotique, chèrement acquise. Avec la littéralité, c’est ainsi l’insignifiance du quelconque qui fait retour, première selon les dictionnaires, mais que le fantastique moderne obtient par une synthèse originale dont l’encombrante vermine kafkaïenne, rendue à son vulgaire état d’insecte par le coup de balai final, apparaît emblématique. Que ce soit banalisation de l’étrange ou estrangement du banal, l’effet fantastique moderne ne tient plus dans la traditionnelle collision de l’étrange et du familier mais dans leur conjonction.

La mise en échec des opérations inférentielles et herméneutiques, en ce qu’elle empêche l’évaluation de l’écart qui sépare l’univers fictionnel de celui du lecteur, contribue à produire cette inquiétante étrangeté dont Sartre rendait compte en évoquant la focalisation singulière mise en oeuvre par Blanchot et Kafka : en supprimant le « regard des anges » par lequel protagoniste et lecteur se voient conférer la distance nécessaire au jugement, l’auteur coupe toute échappatoire au lecteur, pour parvenir à lui faire voir « du dehors l’obligation [qui est la nôtre] d’être dedans », et à laquelle l’ange, précisément, n’est pas astreint. Il en résulte une plongée dans un univers où, ainsi que l’écrit Sartre :

[…] les ustensiles, les actes, les fins, tout nous est familier, et nous sommes avec eux dans un tel rapport d’intimité que nous les percevons à peine ; mais, dans le moment même où nous nous sentons enfermés avec eux dans une chaude atmosphère de sympathie organique, on nous les présente sous un jour froid et étranger[27].

Or, c’est précisément son étude de la voix narrative chez Kafka qui conduira Blanchot quelques années plus tard à évoquer à son sujet le neutre — cette parole qui « ne révèle ni ne cache » —, le texte kafkaïen ayant selon lui la particularité d’inscrire en son sein la distance esthétique qui est habituellement celle de l’auteur ou du lecteur face au roman impersonnel traditionnel, induisant ce faisant l’identification paradoxale du second[28]. Le problème est bien un problème de distance, dont le curieux dispositif consistant à associer une focalisation interne à un narrateur extra et hétéro-diégétique est le premier responsable[29]. L’identification au protagoniste étrange ayant lieu en dépit de la troisième personne, impersonnelle selon l’approche de Benveniste, cette construction inhabituelle d’un espace subjectif en « il » apparaît un vecteur privilégié de l’inquiétante familiarité. La focalisation interne, loin d’élucider les motivations du protagoniste, nous donne en effet accès à une intériorité pour le moins opaque : on a beau voir « avec » lui, ses sentiments et ses pensées nous demeurent inaccessibles, d’autant que cette focalisation interne est généralement stricte. C’est une chose extrêmement rare parce que non naturelle, dès lors qu’elle interdit pratiquement toute description du personnage, ainsi que Gérard Genette, et Jean Pouillon avant lui, l’ont observé. Dès lors, le personnage est vu

[…] non dans son intériorité, car il faudrait que nous en sortions alors que nous nous y absorbons, mais dans l’image qu’il se fait des autres, en quelque sorte en transparence de cette image. En somme, nous le saisissons comme nous nous saisissons nous-mêmes dans notre conscience immédiate des choses, de nos attitudes à l’égard de ce qui nous entoure, sur ce qui nous entoure et non en nous-mêmes[30].

Le protagoniste, que sa position au sein du récit et le choix de la restriction de champ nous rendent proche, mais dont nous ignorons tout de l’histoire, de l’apparence physique, du caractère et des motivations, nous demeure donc paradoxalement étranger. D’une certaine manière, les effets de la focalisation interne stricte par laquelle se manifeste le mieux l’incompréhensibilité des événements auxquels le personnage est confronté — telle la célèbre bataille de Waterloo vue à travers les yeux de Fabrice dans La chartreuse de Parme — sont ici curieusement redoublés par l’incompréhension de ce qui se produit dans l’esprit du personnage, incompréhension que l’on attendrait davantage d’une focalisation externe. L’identification qui s’opère est donc problématique au sens où le personnage qui en est le support, s’il s’y prête structurellement, la repousse dans le même temps, tant à cause du manque d’indications psychologiques dont nous disposons que de son apparente indifférence à l’étrangeté qui l’environne.

Nous sommes en fait pris entre le je et le il comme entre le banal et l’étrange. En nous conférant la fonction de seul témoin de l’insolite, le texte tend à nous sortir du récit ; en fournissant l’interprétation, il nous y ramène, de même que le sabotage de la métaphore nous ramène à la matière, à l’épaisseur du texte. De cette oscillation contradictoire résulte une difficulté de mise au point, la description oscillant elle-même entre le flou et l’extrême précision, contribuant de la sorte à brouiller la perception de l’écart qui sépare l’univers fictionnel de celui du lecteur pour tendre à les confondre[31].

L’indétermination provoquée par le texte fantastique moderne est d’un autre ordre que l’indécidabilité traditionnelle en ce qu’elle ne résulte plus du choix de privilégier la lecture extensive pour goûter l’hésitation irrésolue dans un cadre bien défini, mais d’un échec de la lecture intensive, obtenu par une triple insignifiance : quant à la cohérence narrative et générique du texte ; quant à sa signification ; quant à la mimèsis enfin. S’il est de la nature de l’étrangeté fantastique d’être ambiguë, son ambiguïté concerne traditionnellement la diégèse, non pas la nature du texte ou du régime de lecture qu’il appelle. Elle apparaît au contraire rassurante en tant que telle puisqu’elle définit le genre et répond à l’attente du lecteur. L’indétermination dont il est ici question est beaucoup plus retorse en ce qu’elle n’est pas thématisée, ni vécue par le protagoniste, mais résulte d’une mise en déroute du lecteur par le texte. Si elle est fantastique en ce qu’elle suscite le malaise et l’indétermination, elle pervertit le genre en éradiquant tout ce qui fait sa spécificité traditionnelle, à savoir tant le surnaturel que l’hésitation dont il s’accompagne. La rupture ici ne menace plus mais semble consommée : tout se passe comme si le fantastique, censément inadmissible, avait cependant été accepté. L’indétermination surgit de cette inscription conflictuelle, responsable de l’incapacité du lecteur à convoquer quelque modèle que ce soit pour appréhender le texte auquel il est confronté : c’est ainsi au moyen d’une machinerie sémiotique complexe que le fantastique moderne prend son lecteur aux rets de l’insignifiant.