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La piqûre du Sceptre

Le sceptre d’Ottokar[1] est le premier Tintin que j’ai lu, celui qui m’a donné la piqûre si l’on veut. Au moins autant que l’intrigue, c’était le dessin qui me fascinait dans ce huitième album de la série. Il y est d’une rare richesse : on plonge avec plaisir dans les cases extrêmement détaillées (occupant parfois une planche entière) qu’Hergé, épaulé d’Edgar P. Jacobs, y consacre à la bataille de Zileheroum (remportée sur les Turcs en 1127), aux Hauts faits d’Ottokar IV, « fondateur de la patrie syldave » au xive siècle, ou encore au bal final (SO, 59, C), sans oublier les magnifiques armoiries dont il a doté sa Syldavie. Cet amalgame onomastique de Transylvanie et de Moldavie désigne une petite monarchie d’opérette sommairement située en « Europe orientale » (SO, 19), plus précisément « dans la péninsule des Balkans » (SO, 7, B2), un peu comme le Pontevedro de La veuve joyeuse. Dans la version couleur, ces armoiries, qui en ornent à la fois la page titre et la dernière planche, sont véritablement somptueuses : au centre se trouve un écu écartelé d’or et de gueules avec, aux premier et troisième quartiers, un pélican sablé et, aux deuxième et quatrième, deux croissants de lune argent. Si ces derniers rappellent de manière plutôt transparente l’ancienne domination ottomane, le pélican, lui, évoque l’aigle bicéphale des Habsbourg, maison dont les membres cumulaient autrefois les titres d’archiduc d’Autriche, roi de Bohême, de Croatie et de Hongrie, et grand-prince de Transylvanie… en plus de régner sur ces Provinces que l’on disait « belgiques » avant la Révolution française (quand le nom du pays actuel était encore un adjectif).

Dans Les aventures de Tintin, l’écrit n’est jamais en reste pourtant. Loin de se réduire à une sorte d’« escorte verbale » enfermée dans les phylactères qui accompagnent le dessin, les traces écrites de la (et des) langue(s) commentent, situent et prolongent l’image, de manière à obtenir un véritable « équilibre de l’iconique et du verbal » qui n’est « ni équivalence ni égalité, mais autonomie et, surtout, complémentarité[2] ». Il n’en va pas autrement ici, où l’on peut lire, sur un listel placé au-dessous de l’écu déjà décrit, la devise « Eih bennek, eih blavek ». Cet échantillon de la langue syldave me servira de point de départ pour examiner les manières dont Hergé réussit à étager les sens dans son grand oeuvre. Ils s’y superposent sans s’annuler, mais créent au contraire un exemple complexe susceptible de plaire, non seulement aux proverbiaux « jeunes de 7 à 77 ans » auxquels s’adressait explicitement le journal Tintin, mais encore aux lecteurs d’ici et d’ailleurs, « ici » étant en l’occurrence la Belgique francophone et plus particulièrement Bruxelles, ville natale de Georges Remi. Il est en effet frappant de constater à quel point la série des Tintin combine des références très internationales (paneuropéennes à défaut d’être vraiment « universelles ») et des allusions tout à fait locales (belges ou mieux : bruxelloises). Il conviendrait d’étendre ce constat, souvent répété au sujet du versant iconique des albums, à leur versant linguistique : malgré le gommage d’expressions et références qui, faisant trop exclusivement belge, pouvaient nuire à la pénétration tant souhaitée du marché français, il subsiste un substrat linguistique bruxellois, dont la présence discrète mais constante rapproche Les aventures de Tintin du palimpseste, ce parchemin qu’on grattait au Moyen Âge pour lui faire porter un nouveau texte, lequel n’arrivait cependant jamais à effacer tout à fait la trace du texte sous-jacent.

C’est ce que permet de mieux comprendre la devise « Eih bennek, eih blavek ». Son origine et sa signification sont expliquées dans une brochure touristique consultée par Tintin dans l’avion qui doit le mener à Klow, la capitale syldave (SO, 21). Nous lisons ce prospectus en même temps que Tintin, grâce à une focalisation interne qui évite à Hergé de devoir multiplier les analepses explicatives en cours de récit, ce qui en aurait ralenti le débit et alourdi la narration. Censée reproduire un manuscrit médiéval, la planche relate l’incident au cours duquel le fondateur de la dynastie actuelle, Ottokar IV, assomma de son sceptre un baron rebelle pour aussitôt après proférer les paroles immortalisées par la devise. Hergé en profite pour donner libre cours à son goût des messages codés, des cryptogrammes. La clé qu’il fournit ferme autant de portes qu’elle n’en ouvre : « Qui s’y frotte s’y pique » est certes une bonne adaptation, dans la mesure où il s’agit également d’une devise royale (celle de Louis XII, dont le symbole était le porc-épic), qui en plus permet de transposer l’image de la « piqûre » reçue du sceptre. Mais c’est aussi un écran de fumée, car qui veut comprendre la devise doit la lire à voix haute, tendre l’oreille… et maîtriser les langues germaniques. Dûment décryptée, la phrase « Eih bennek, eih blavek » s’avère tout sauf imaginaire, mais est formulée dans une variété dialectale du néerlandais : Hier ben ik, hier blijf ik (cf. l’allemand Hier bin Ich, hier bleibe Ich) veut littéralement dire « Ici je suis, ici je reste » ou, plus élégamment, « J’y suis, j’y reste ». La formule fait référence au trône sur lequel le roi entend rester, non à son symbole métonymique (le sceptre) auquel le baron félon s’était frotté et piqué. Surtout, elle est moins énigmatique : la langue mystérieuse attribuée aux Syldaves par Hergé n’est autre que le dialecte germanique employé jusqu’il n’y a guère dans la capitale belge.

Une triple inscription de l’Histoire

Voilà qui ajoute une troisième dimension historique au Sceptre d’Ottokar, album dont on sait qu’il est singulièrement synchronisé « avec l’Histoire en train de se faire[3] ». Quand commencent à paraître les aventures de « Tintin en Syldavie » dans Le Petit Vingtième, en août 1938, cela fait cinq mois à peine que l’Allemagne a annexé l’Autriche, Anschluss qui fit tellement de bruit que l’allusion pouvait difficilement échapper aux lecteurs de l’époque. En même temps, Mussolini lorgne du côté de l’Albanie, qu’il offrira bientôt au roi Victor-Emmanuel, ce qu’a d’ailleurs prévu Hergé. Dans une lettre du 12 juin 1939, il presse son éditeur de sortir l’album dans les meilleurs délais : « La Syldavie, c’est l’Albanie. Il se prépare une annexion en règle. Si l’on veut profiter du bénéfice de cette actualité, c’est le moment ou jamais[4]. » Dans la fiction, Tintin réussit à déjouer le complot tramé par Müsstler (contraction de Mussolini et d’Hitler) et à assurer le maintien du pouvoir légitime du roi Muskar XII, ce qui lui vaut l’insigne honneur d’être décoré de l’ordre du Pélican d’Or.

Ce « récit d’un Anschluss raté[5] » se double donc d’une défense du trône, ce qui annonce un deuxième événement politique, spécifiquement belge celui-ci. Benoît Peeters considère Le sceptre d’Ottokar comme « une métaphore de la Belgique menacée dans son neutralisme » par l’invasion allemande. En exaltant « la monarchie constitutionnelle à la belge », l’album de 1939 se présente selon lui « comme une prémonition de cette “Question royale” qui allait secouer la Belgique après la guerre[6] ». Pendant ce premier grand contentieux communautaire, les catholiques flamands et la droite en général souhaitaient le retour du roi Léopold III, tandis que les socialistes wallons et la gauche en général s’y opposaient, jugeant qu’il s’était compromis avec l’occupant. Bruxellois, francophone et catholique, Hergé « est de ceux pour qui l’exil du monarque doit prendre fin au plus tôt. Se demander si le roi a eu raison de signer la capitulation et de rester en Belgique occupée relève déjà du crime de lèse-majesté[7] ». Autrement dit, il pense comme la plupart de ses compatriotes flamands, mais comme une minorité de francophones : quand aura finalement lieu un référendum sur la question, cinq ans et huit gouvernements après l’armistice, « 57,5 % des votants se prononc[e] pour le retour du roi et 42,5 % pour l’abdication[8] ». Une telle lecture vaut a fortiori pour l’album en couleurs, sorti en 1947, au plus fort de la crise[9]. Hergé a beau mettre un bémol aux lapsus des Dupondt[10], qui confondaient « amnésie », « amnistie » et « armistice » en 1939, après les représailles qui ont suivi la Libération, leur question (« Qu’est-ce que l’amnistie vient faire dans cette histoire ? ») est devenue d’une actualité brûlante…

À cette double inscription de l’histoire dans l’album s’ajoute, par la présence cryptée et travestie du parler bruxellois, son rapport complexe à la question linguistique, qui en Belgique est toujours aussi sociale. Notons, sans entrer dans les détails, que les années 1930 voient l’adoption d’un « train » de lois venant entériner de jure la nature de facto dualiste du pays. Avant 1898, la Belgique n’avait jamais officiellement reconnu la langue de sa majorité non francophone, mais la démocratisation progressive du système électoral (représentation proportionnelle en 1899, suffrage universel masculin en 1918) avait profondément transformé le « pays légal » et partant, le Parlement. Réglant l’emploi des langues dans l’enseignement, l’administration, l’appareil judiciaire et l’armée, ces lois consacraient le principe de l’unilinguisme territorial : à la demande des députés wallons, la Wallonie resterait exclusivement francophone, mais la Flandre, en contrepartie, deviendrait officiellement néerlandophone. Seule l’agglomération bruxelloise continuait d’être régie, comme auparavant le pays entier, par le principe dit personnel, qui privilégiait l’individu plutôt que la collectivité, en permettant au citoyen (et notamment au père de famille) d’utiliser la langue de son choix.

Dans les faits, ce choix se portait le plus souvent sur le français, dont l’immense prestige culturel et le rayonnement international écrasaient — le mot n’est point trop fort — les langues avec lesquelles il entrait en contact sur le territoire belge. Malgré son origine historique et sa population autochtone flamande, la capitale affichait un visage exclusivement français (noms de rues, enseignes commerciales, devantures) dès que fut acquise l’indépendance des Pays-Bas. Si « Bruxelles comptait 31 % de francophones et le flamand restait majoritaire dans chacune de [ses] communes » en 1830, la différence linguistique allait vite se transformer en différence sociale : seules les classes populaires restaient « fidèle[s] au flamand, tandis que les gens d’un rang social supérieur ne s’en servaient plus : la masse de la population ne tarda pas à vouloir apprendre la langue de la société cultivée[11] ». Dès la fin du xixe siècle, les recensements enregistrent plus de bilingues que de néerlandophones unilingues (qui continuent à dépasser les francophones unilingues jusqu’à la Première Guerre mondiale[12]). Cette explosion de bilingues s’explique par l’assimilation massive des Bruxellois de souche flamande, qui se francisent dès qu’ils franchissent le seuil de l’école. De l’avis de Bruno Bernard, historien à l’Université libre de Bruxelles,

[…] la politique agressive de francisation menée jusqu’à la Seconde Guerre mondiale (six classes flamandes sur plus de 400 dès 1914), soutenue d’ailleurs officiellement par l’Église (les évêques déclarent en 1906 une école flamande « impensable »), a incontestablement incité les parents néerlandophones soucieux de la promotion sociale de leurs enfants à envoyer ceux-ci dans les classes francophones[13].

Jointe à l’attrait social du bilinguisme dit « de promotion », une offre d’écoles presque exclusivement francophones (les rarissimes classes flamandes n’accueillant que les plus pauvres, les laissés-pour-compte) réduit à une peau de chagrin la fameuse « liberté du père de famille » qui se trouve à la base du système.

« C’était au temps où Bruxelles bruxellait » (Brel)

La francisation fera boule de neige quand l’instruction deviendra obligatoire, en 1914, moins d’un an après que Georges Remi entre en première préparatoire à l’Athénée d’Ixelles (qui est alors déjà la commune la plus francophone de l’agglomération bruxelloise). « Dans cette école, l’instituteur enseigne principalement en français, mais il répète ses indications en flamand, pour les enfants qui sont plus à l’aise dans cette langue[14]. » Ce n’était certainement pas le cas du petit Georges, qui parlait français avec ses parents ; on n’en conclura pas tout de go qu’il a grandi dans un milieu linguistiquement homogène toutefois. En réalité, ce dernier a dû être plutôt hybride, à l’image de la capitale belge. Hergé s’en est ouvert à la fin de sa vie :

L’influence de Bruxelles a été plus directe sur moi. Ma mère [Élisabeth] était une Bruxelloise de souche. Sa mère à elle [Antoinette] était non seulement Bruxelloise mais Marollienne ; elle ne parlait que le marollien et je crois que c’est une chose qui m’a beaucoup marqué… […] Pendant mon enfance, j’ai donc entendu ma mère et ma grand-mère parler le bruxellois. Je ne l’ai moi-même jamais parlé mais toutes ces expressions sont restées gravées quelque part dans un petit coin de ma mémoire[15].

Empreinte d’autant plus indélébile que Georges Remi ne commença à fréquenter l’école qu’à l’âge de six ans. Les six premières années de sa vie, dont on sait l’importance pour le développement des aptitudes langagières, il les passa dans un univers dominé par deux femmes (le travail du père l’éloigne souvent de la maison) qui communiquaient dans un langage intime aux allures fort exotiques. Ce n’est pas anodin. Hergé a beau dire (et sans doute croire) qu’il n’a jamais parlé bruxellois ; enfant issu d’une famille largement patoisante, Georges Remi a dû faire siens bien des éléments de ce parler si souvent entendu à la maison. Plusieurs indices vont dans ce sens. D’abord, l’Anversois Bob De Moor se rappelle avoir été accueilli dans un « flamand hésitant », mais flamand quand même, par le patron des Studios Hergé[16]. Ensuite, dans l’entretien que je viens de citer, Hergé fait part d’un épisode proustien, la dégustation d’« un bifteck terriblement coriace » lui ayant remis en mémoire « la petite phrase marollienne qui s’appliquait à la situation », à savoir : « T’is zou hert as nen stien ! » Enfin, le parti qu’il a su en tirer dans son oeuvre montre assez qu’il sut apprécier les nuances du bruxellois.

En même temps, la pudeur avec laquelle il s’en sert, dans cette dernière (le bruxellois y apparaît toujours de manière déguisée) comme dans sa vie (Benoît Peeters doit insister pour qu’il prononce la petite phrase marollienne), montre bien qu’Hergé ne revendique pas vraiment cet héritage, ou alors seulement du bout des lèvres. Selon ce que nous en apprend Séra(phin) de Vriendt, germaniste à la Vrije Universiteit Brussel, cette attitude ambivalente semble être caractéristique de beaucoup de francophones bruxellois d’origine flamande : alors qu’ils « ne parlent plus jamais ce dialecte local », « leur production occasionnelle fournit la preuve d’une connaissance vraiment parfaite ». Le dialecte ancestral est à leurs yeux « un code de solidarité » uniquement employé « en famille, entre amis et voisins, au petit magasin du quartier, sur les gradins du stade de foot, etc. », mais jamais pour « s’adresse[r] aux enfants[17] ». Jean d’Osta, célèbre folkloriste bruxellois né en 1909 (et donc l’exact contemporain d’Hergé), constate dès 1957 que « le dialecte bruxellois se meurt » :

Mon grand-père ne parlait pas un mot de français, mon père était bilingue avec prédominance flamande ; je le suis aussi, mais avec prédominance française ; quant à mes enfants, quelque dépit que j’en aie, le flamand leur est une langue étrangère, qu’ils apprennent tant bien que mal comme l’anglais, comme le latin. Et ce phénomène s’est produit dans des milliers de familles bruxelloises[18].

Le parallèle est frappant avec l’ascendance maternelle de Georges Remi : là aussi, une génération patoisante (la grand-mère) fut suivie d’une génération « bilingue avec prédominance flamande » (la mère), puis d’une génération presque entièrement francisée, celle du créateur de Tintin.

Seul le français a vraiment franchi le seuil des maisons bruxelloises pour investir la place publique ; le parler local est resté dans la cuisine, pour ne pas dire sur le carreau… comme le baron insoumis après avoir reçu le coup (« klöppz ») de sceptre, dont la chronique médiévale insérée à la page 21 de l’album nous dit précisément qu’il « fallta öpp o cārrö », c’est-à-dire qu’il est tombé sur le carreau (op de carreau gevallen, en néerlandais contaminé par l’expression idiomatique française). Si le dialecte ancestral est un jardin secret que le Bruxellois désormais francophone cultivera occasionnellement, dans la sphère privée, c’est aussi un sujet tabou, voire une source de honte, stigmatisation dont la revendication identitaire est le corollaire paradoxal. En témoigne non sans autodérision le narrateur d’un roman écrit par un écrivain bruxellois de 16 ans le cadet de Georges Remi : « Le fait que nous ne parlions pas le flamand, ou, pour être précis, ne le parlions plus, constituait l’un des facteurs de notre supériorité. C’était par excellence l’idiome de la fosse d’où nous étions sortis[19]. » On comprend que la mère d’Hergé ne se soit guère souciée de transmettre à son fils un parler natal aussi déconsidéré… Si ce dernier en a gardé un souvenir assez vif pour pouvoir le transposer dans ses bandes dessinées, c’est donc aussi un retour du refoulé, à la fois sur le plan individuel et collectif, le bruxellois étant la trace de cette autre langue que la Belgique a voulu effacer pendant les premières décennies de son existence[20].

Avant d’examiner les modalités de cette transposition, il convient de préciser (au cas où la chose n’aurait pas été suffisamment claire) que par « bruxellois » ou « marollien[21] », Hergé n’entend pas le français parlé avec l’accent brusselaire qu’aiment à tourner en dérision certains comédiens français (Coluche, Jacques Villeret), ni même le français propre à Bruxelles, dont bon nombre de particularités lexicales et syntaxiques (« une fois ») s’expliquent par le voisinage avec le dialecte local. Non, c’est bien plutôt ce dialecte lui-même, mâtiné de français et, dans une mesure nettement moindre, de wallon. Ce patois est et n’est pas flamand, selon l’extension donnée à ce dernier terme. Il l’est, si l’on qualifie de « flamands » tous les parlers qui relèvent du néerlandais de Belgique, ce qui est fréquent dans l’usage français mais hélas abusif. En toute rigueur en effet, cet adjectif ne désigne que les dialectes parlés dans les régions issues de l’ancien comté de Flandre (soit les provinces de Flandre-Occidentale et Flandre-Orientale en Belgique, une partie de celle de Zélande aux Pays-Bas, ainsi que la Flandre flamingante dans le département français du Nord). Or Bruxelles se trouvant au Brabant, son langage est brabançon du point de vue des dialectologues. Il partage à ce titre « un grand nombre de traits avec les autres dialectes de cette famille[22] », tels ceux de Louvain (Leuven) ou de Tirlemont (Tienen), villes également brabançonnes, mais s’en démarque par la présence encore plus marquée d’emprunts au superstrat français, y compris dans le vocabulaire quotidien.

Le « marollien » tel qu’il se parle

Cette précision s’imposait dans la mesure où, en français, on a tendance à appeler « bruxellois » toute performance linguistique (perçue comme) propre à la capitale belge, sans égard à sa morphologie. En néerlandais, en revanche, « Brussels spreken » signifie s’exprimer dans le dialecte (flamand) de Bruxelles[23], celui-là même qui apparaît en filigrane dans Les aventures de Tintin. Chaque fois qu’il s’aventure au-delà de l’échantillonnage lexical pour forger des langues imaginaires, Hergé met en effet à contribution « le flamand francisé du petit peuple bruxellois » (auquel appartenait sa grand-mère maternelle), non « le français bâtard de ce peuple étonnamment bilingue[24] ». Ce sont deux phénomènes bien distincts : dans le premier cas, la structure de base est néerlandaise, certes agrémentée d’emprunts et de calques (y compris syntaxiques), tandis que dans le deuxième, on a exactement l’inverse, des mots flamands venant s’insérer dans des phrases françaises. Ce dernier procédé sera exploité dans des oeuvres qui firent la fortune littéraire du « marollien » à partir du milieu du xixe siècle par des écrivains qui posaient un regard extérieur sur une communauté à laquelle ils n’appartenaient pas. Le plus connu était peut-être l’avocat d’origine gantoise Roger Kervyn de Marcke ten Driessche, auteur de Fables de Pitje Schramouille (1923) dont les nombreuses rééditions indiquent assez le succès. Voici un extrait d’une de ses fables les plus célèbres, « Les Prumes [sic] » :

Je poudrais foutt’ in’ prum’ par terre,

En schuddant l’arb’ in peu, comm’ ça !

Mo si poupa me voit ça faire,

Y va m’ taper mon pette en bas[25] !

En matière d’interférences linguistiques, on relève : le participe présent « schuddant », formé selon la logique française à partir du verbe néerlandais schudden (secouer) ; l’antéposition du COD dans « poupa me voit ça faire » ; ainsi que la conjonction « mo », qui est le néerlandais maar (mais) « prononcé d’après le flamand bruxellois[26] ».

Chez Hergé, en revanche, on a droit à des (bouts de) phrase(s) dans ce dernier dialecte. Soit encore la phrase « Czesztot wzryzkar nietz on waghabontz ! », prononcée par les paysans syldaves au sujet de Tintin, qu’ils viennent de voir tomber d’un avion et qui leur paraît suspect (SO, 25). Une fois débarrassée des consonnes parasites qui lui donnent une allure slave, elle révèle le texte dialectal « ’t Es toch zieker niet een vagabond », où ce dernier mot est prononcé à la française (vagabond, alors que le mot néerlandais est vagebond, avec un [Ə] muet au milieu). Par ailleurs, « niet een » est calqué sur le français « pas un », alors que le néerlandais transforme obligatoirement cette construction négative : « niet een > geen » (comme en allemand, où « nicht ein » devient « kein »). En néerlandais correct, la phrase se lirait alors : « Het is toch zeker geen vagebond ! », ce qui signifie tout simplement « Ce n’est quand même pas un vagabond ! » On peut faire le même exercice pour la phrase suivante. Une traduction littérale de « Czesztot bätzer yhzer kzömmetz[27] noh dascz gendarmaskaïa ? » serait « Het is toch beter hij komt naar de gendarmerie ? » : l’ordre des mots est calqué sur le français, auquel on emprunte encore gendarmerie, terme autrefois très courant dans le néerlandais de Belgique (désormais remplacé par rijkswacht), alors que celui des Pays-Bas préfère un autre gallicisme : maréchaussée.

Sans être tout à fait faux, l’avis selon lequel « le marollien, l’argot bruxellois [est un] merveilleux mélange de flamand et de français » (qu’on peut lire dans un tout récent dossier du Monde) manque donc de précision. José-Alain Fralon promet à qui sait la décrypter qu’il entendra parler « cette langue née sur le pavé bruxellois […] par toutes les personnes rencontrées par Tintin aux quatre coins du monde[28] ». Et de citer le « Toung si nan peï[29] » chanté par l’émissaire du Lotus bleu (1935) ainsi que la formule de salutation arumbaya « Karah bistouï[30] » de L’oreille cassée (1936). Plus problématique me paraît l’envolée lyrique de tel collaborateur du Figaro, qui finit par amalgamer le « brusselaire » et « le belge [sic] », le parler autochtone de la capitale devenant une sorte de synecdoque de la Belgique tout entière :

Les Arumbayas parlent une langue étrange qui dérive d’un patois où se mêlent un cheval de flamand et une alouette de wallon, le brusselaire. […] Chose curieuse, l’autre langue avec laquelle Tintin entre en contact, le syldave, dérive du même brusselaire, sauf pour les noms de lieux. Chose encore plus curieuse, sur les bords de la mer Rouge, dans un autre cycle des aventures, nous trouvons le toponyme de Wadesdah, capitale du Khemed [qui cache le néerlandais Wat is dat ?]. Un simple h a été ajouté au wadesda arumbaya, comme si Hergé voulait manifester l’unité profonde du monde, dont la langue originelle serait le belge[31].

Sur le plan linguistique, la langue cryptée qui apparaît en filigrane dans Les aventures de Tintin n’est pas n’importe quel mélange cependant. C’est au départ le dialecte (flamand au sens large, brabançon au sens restreint), certes contaminé par le français, que parlaient ou à tout le moins comprenaient il n’y a guère encore les habitants bilingues de la capitale. Il suffit d’un coup d’oeil sur ce tableau récapitulatif pour voir que la base syntaxique en est germanique, alors que la présence du français se limite au niveau lexical (vagabond, gendarmerie) :

-> Voir la liste des tableaux

Hergé savait que sa transcription du bruxellois ne pouvait que déformer cette langue essentiellement parlée, ce dialecte, cette Mundart (comme disent les Allemands). Le français, langue unique de l’école et de l’écriture, faisait en l’occurrence office de filtre. Relisant dans l’entrevue accordée à Peeters la phrase T’is zou hert as nen stien !, il ajoute ce commentaire : « Je ne garantis pas l’orthographe, mais phonétiquement, c’est ainsi que je “l’entends[32]”. » Il choisit pourtant de ne pas gommer les effets du passage à l’écrit, mais, au contraire, de les exacerber, surchargeant ses idiomes pseudo-imaginaires de consonnes « pittoresques[33] », selon un procédé déjà familier des écrivains romantiques. L’arumbaya est encore relativement transparent : dans « stoum érikos » (« stoumos ricos » selon le texte de 1936), la désinence espagnole masque à peine le mot sto(e)mmerik (« imbécile »), familier de tout Flamand. La lecture du syldave inventé pour Le sceptre d’Ottokar s’avère plus ardue à cause du vernis slave obtenu par la multiplication des S, T, W et CZ dans les phylactères et par l’emploi (varié et variable) de l’alphabet cyrillique pour les écrits directement incorporés aux images. Malgré ces traits et un certain nombre d’interférences avec le français, sa structure n’en reste pas moins foncièrement germanique[34].

Une double lecture

À cause de sa nature germanique, le bruxellois reste opaque pour un francophone unilingue, fût-il belge. Cela même le rend paradoxalement plus accessible au néerlandophone (de Belgique surtout, qui a une meilleure oreille pour ce dialecte brabançon que son voisin des Pays-Bas), à condition de bien connaître le français bien entendu. Daniel Justens et Alain Préaux n’ont pas tort de dire que les Bruxellois de souche qui maîtrisent les mêmes codes que Georges Remi tirent le plus grand profit « des jeux de mots à usage limité qu’Hergé a jetés au travers de ses dialogues[35] », mais je n’irais pas jusqu’à leur en accorder l’exclusivité, comme ils le font. On n’a pas tout dit en identifiant la « source » du parler mobilisé par Hergé, pas plus qu’on n’a épuisé la portée des expressions cryptées en leur restituant leur « véritable sens ».

Plutôt que de privilégier les seuls lecteurs bilingues au détriment de tous les autres, Les aventures de Tintin s’adressent simultanément et habilement à deux publics. Si elles ne visaient que des bilingues, elles contiendraient des informations supplémentaires et de ce fait importantes en bruxellois, ce qui risquerait toutefois de réduire de beaucoup leur public potentiel. En réalité, elles me paraissent pouvoir faire l’objet de deux lectures qui ne sont pas mutuellement exclusives :

  1. une lecture bilingue, qui joue sur la connivence et l’identité que partage Hergé avec les lecteurs de sa communauté d’origine : de sa grand-mère maternelle à Daniel Justens et Alain Préaux, en passant par Jean d’Osta et les ketjes d’hier, ceux-ci le comprennent en effet à demi-mot ;

  2. une lecture unilingue qui, en exagérant les effets d’altérité, devient une source d’exotisme. C’est ce qu’a bien vu Pierre Assouline, pour qui Hergé use du bruxellois « comme d’une prime offerte aux initiés », mais sans pour autant « exclu[re] la masse des autres » lecteurs, qui en « apprécieront certainement [l]a sonorité exotique[36] ».

Que cette dernière lecture soit surtout — et presque par la force des choses — pratiquée par des francophones (étrangers, comme Assouline, qui a grandi au Maroc, mais belges aussi) qui n’ont aucun accès au bruxellois ne la rend pas automatiquement moins légitime, dans l’exacte mesure où l’inscription cryptique de ce dernier dialecte est trop discrète et trop médiate pour que l’on puisse en déduire qu’elle présuppose une compétence bilingue chez le lecteur de Tintin.

La dernière entrevue d’Hergé me paraît révélatrice à cet égard. Interrogé par Benoît Peeters sur les sources dialectales de la langue syldave, il répondait que « c’était un clin d’oeil que j’adressais aux Bruxellois. Et, de toute façon, ça ne pouvait rien enlever aux autres lecteurs, au contraire[37] ». Cette stratégie de l’entre-deux a permis au créateur de Tintin de sortir des limites propres à sa situation périphérique (géographiquement et symboliquement) dans le monde francophone. Sommé de choisir entre deux parcours prévisibles : l’assimilation en vue de la reconnaissance parisienne (c’est l’option privilégiée par Henri Michaux et Georges Simenon, pour ne mentionner que ces deux célèbres contemporains) et l’authenticité dépourvue de rayonnement (ici, on pourrait faire défiler un nombre non négligeable d’écrivains régionalistes belges dont l’histoire littéraire n’a pas retenu le nom), Hergé a réussi le coup de force de conquérir la France sans vraiment abandonner sa terre natale.

On serait cependant mal venu de simplement réduire le bruxellois travesti des albums à la ville réelle où on s’en servait. Contrairement à une série comme Quick et Flupke, gamins de Bruxelles, située dans la capitale belge et mettant en scène ses habitants, Les aventures de Tintin ne revendiquent pas Bruxelles comme cadre et ne contiennent pas de dialogues entre des Bruxellois, deux facteurs qui, dans un texte à visée naïvement réaliste, auraient pu justifier le recours au dialecte local. Ici, le bruxellois n’est jamais parlé par des Bruxellois. Tintin lui-même ne le comprend guère et, à ma connaissance, ne s’en sert jamais. En Syldavie, il se contente d’agglutiner un suffixe slave à un mot français quand il répond « Avec plaisirskaïa ! » aux paysans qui lui enjoignent de le suivre « noh dascz gendarmaskaïa » (SO, 25, A3). Le français à peine déguisé dans ce dernier mot suffit pour saisir le sens général de la phrase, de sorte que cet échange ne permet pas de conclure que Tintin comprend le syldave (ou le bruxellois qu’il cache).

Ignoré de Tintin, le bruxellois se trouve par contre dans la bouche de peuples aussi exotiques que les habitants du Balkan et les tribus autochtones de la forêt amazonienne, ainsi que de Ridgewell, l’explorateur anglais qui s’est intégré à leur société. Le fait que ce dernier doive servir d’interprète montre à quel point la barrière linguistique est réelle entre Tintin et les pseudo-bruxellophones qu’il croise au hasard de ses pérégrinations. À cela s’ajoute que dans la plupart des situations de communication intracommunautaire (soit entre Syldaves, entre Arumbayas, etc.), les personnages se parlent simplement en français, sans même lui donner une couleur bruxelloise marquée. Vérification faite, les paysans qui assistent au droppage de Tintin et viennent à sa rescousse sont les seuls Syldaves à parler syldave avec d’autres Syldaves dans tout Le sceptre d’Ottokar. Suivant en cela une convention bien établie dans les genres narratifs, les autres se servent de la langue de narration principale, que ce soit pour parler avec des étrangers ou avec des membres de leur propre groupe.

Même s’il s’opère pour des raisons évidentes de lisibilité et d’efficacité, ce choix souligne qu’il faut chercher ailleurs que dans un quelconque ancrage référentiel le rôle du bruxellois. Sa fonction n’est jamais mimétique, au sens où il refléterait une réalité ou servirait principalement à en créer l’illusion (ce dont se charge fort bien le versant iconique des albums, d’une précision historique parfois étonnante). Le recours ponctuel au bruxellois ne relève d’aucune motivation réaliste, ne crée aucun « effet de réel » au sens de Barthes, mais plutôt un « effet d’oeuvre » réservé aux happy few qui sauront re-connaître ce qu’ils connaissent déjà. Dans un entretien avec Numa Sadoul, Hergé évoque ainsi sa grand-mère Antoinette, qui « aurait bien reconnu […] dans le nom du colonel Sponsz, le mot [néerlandais/flamand spons, soit] éponge[38]… »

Avec leurs îlots flamands (ou brabançons) dans un récit rédigé en français, les albums de Tintin semblent mettre « en abyme » le pays et plus précisément la ville qui les a vus naître. Ce n’est pas faux, mais l’inscription est trop discrète (et, à tout prendre, trop insignifiante : aucun sens n’est en effet ajouté dans les passages cryptés, qui créent au contraire une redondance sémantique, soit avec l’image, soit avec le texte français) pour qu’on puisse y voir quelque programme idéologique que ce soit. Le « marollien » d’Hergé n’est pas immédiatement référentiel et encore moins politique. S’il est dans une certaine mesure un sous-produit linguistique de la domination historique du français en terre flamande, on ne saurait l’y réduire : Hergé n’en fait pas une arme de combat, comme le feront plus tard les écrivains québécois avec un autre parler urbain stigmatisé, le joual. En réalité, il ne le brandit pas du tout, il l’affiche à peine, préférant l’intégrer discrètement dans l’économie du texte. Chez lui, le bruxellois est une langue de contact (et non pas de conflit) ; il ne sert pas à exclure des lecteurs, mais à se les réconcilier.