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À la fin du xxe siècle, la situation économique à Queen’s Park n’était « guère favorable à l’épanouissement de la littérature […], alors que, il y a vingt ans, presque tout était possible […] », écrit René Dionne (H, 13). Doit-on lire dans les points de suspension de l’auteur une allusion codée à la commission Pépin-Robarts ou, plus largement, aux réactions consécutives au 15 novembre 1976 ? Serait-il possible qu’un événement politique contemporain au Québec ait pu constituer un facteur positif dans la longue marche des Franco-Ontariens ? « Les occasions manquées ne se retrouveront ni demain ni après-demain », prophétise René Dionne. À une exception près, la lecture « demeure à la portée d’un bon nombre », déclare-t-il avec un brin d’optimisme, si l’on considère le nombre des librairies et des bibliothèques « dont la direction se soucie des besoins des Franco-Ontariens » (ibid.). Quelles lectures propose-t-il, et sur quelles bases théoriques, esthétiques, historiques ?

Une histoire et son anthologie ; un auteur

On connaissait de bonnes maisons d’édition à Ottawa, Sudbury et Hearst, d’éminents professeurs, historiens et biographes, critiques ou essayistes[2], quelques robustes dramaturges, romanciers, nouvellistes, chanteurs, poètes[3], travaillant en français — et travaillant le français — dans les zones bilingues clairsemées de l’Ontario. Jean Éthier-Blais, entre autres, a rendu hommage (et vie) dans son oeuvre à des pionniers dans bien des domaines : conte, folklore, textes anciens, histoire régionale… Voici maintenant que s’avancent, précédant l’avant-garde contemporaine, des siècles et des régiments entiers d’explorateurs, de missionnaires, de commerçants, en attendant la « littérature des fonctionnaires (1865-1910) » et des sénateurs.

Deux ou trois autres des sept divisions annoncées par René Dionne dans l’avant-propos de son Histoire sont étonnantes. L’affirmation de l’identité collective (1910-1927) est-elle une période de « succès » ou de lutte défensive, de défaites, de survivance quasi clandestine ? N’y a-t-il pas un triomphalisme déplacé à présenter les tenants de la langue et de la culture (1928-1959), titre vague à souhait, comme « l’âge d’or », classique, de la littérature franco-ontarienne, grâce aux « joyaux » que l’on fait reluire dans les juvénats et les séminaires ? Enfin la littérature des universitaires (1960-1972) est identifiée au fait que les départements de français se développent, « les professeurs publient beaucoup et les étudiants les imitent » (H, 16). N’est-ce pas un peu inquiétant ?

On ne saurait assimiler René Dionne, professeur émérite de l’Université d’Ottawa, à ses compatriotes Dan Boudria et Diane Marleau. Sa culture et sa langue sont incomparables à celles de ces deux flambeaux (joyaux) de la francophonie fédérale internationale. C’est peut-être dû au fait que René Dionne a été formé et a vécu la majeure partie de sa vie au Québec[4]. Il s’en souvient, mais il a coupé le cordon ombilical en 1970 pour s’adapter peu à peu, parfaitement bien, à sa nouvelle province d’adoption. Doctor of Letters honoris causa de York University, secrétaire de la Société Charlevoix et rédacteur des Cahiers du même nom à Sudbury (pas à Baie-Saint-Paul), René Dionne est une figure de proue, un navire amiral des nouveaux (et anciens) « pays d’en haut ».

Biographe d’Antoine Gérin-Lajoie, bibliographe (avec Pierre Cantin) de la critique littéraire dans les revues canadiennes, auteur et éditeur de divers collectifs, répertoires, fascicules, directeur de la Revue d’histoire littéraire du Québec et du Canada français durant ses huit ans d’existence (1979-1987), René Dionne est un chercheur minutieux et persévérant, un spécialiste du document, un historiographe plutôt qu’un historien ou un critique littéraire. Les deux volumes complémentaires[5] qu’il a publiés témoignent de ses qualités comme de ses limites. Ils sont riches de renseignements et d’enseignements, méthodiquement fabriqués, clairement présentés, fiables pour ce qui est des faits et de la lettre des textes, y compris dans l’emprunt des morceaux choisis à des « éditions de différents siècles » (A, 14) pour montrer l’évolution de la graphie, de la grammaire et des techniques.

Histoire et histoire littéraire

Mais qu’est-ce qu’un fait ou un événement en histoire et, plus encore, en littérature, sinon une « différence », un « croisement d’itinéraires possibles[6] », un choix, une mise en relief et en perspective ? Or, René Dionne choisit peu[7] — sauf son assise géographique, idéologique et politique. Il prend tout, de la prédication à la comptabilité, du compte de conscience au rapport administratif, des paysages aux scènes et faits divers les plus banals. Il accumule, il additionne, sans que les sommes obtenues soient entièrement monnayables, convertibles, convaincantes. Il est fidèle à l’ordre chronologique et à la lettre des écrits plus qu’à l’esprit des textes et de la littérature ; aux bonnes intentions plus qu’aux résultats lisibles et scriptibles. Malgré ses efforts, il ne réussit pas, à mon avis, à inventer une tradition, au sens où l’entendait Georges-André Vachon[8] à propos de la littérature québécoise. « La tradition de pensée et d’expression qui, à travers les “patriotes” de Papineau, les “rouges” et l’Institut canadien, aboutit à Garneau et à Crémazie, remonte donc à la Gazette de Montréal, mais non sans être passée par le creuset du Canadien[9]. » Rien d’équivalent n’existe, à ma connaissance, en Ontario : nul « creuset », nul relais important, aucune chaîne, fût-elle intermittente ou interrompue (comme au Québec) n’y transmet et transforme un héritage littéraire français écrit (c’est peut-être différent pour l’oral). On n’y discerne à l’oeil nu aucun mouvement d’aller-retour (« à travers », « aboutit », « remonte », disait G.-A. Vachon), pas de tradition de pensée en même temps que d’expression par elle.

Tout en mentionnant le moins possible le nom « Québec » et l’adjectif « québécois », René Dionne s’inspire des réalités qu’ils représentent. Après avoir étudié la littérature de son ex-province durant trente ans, il a eu « le goût de faire un voyage semblable à travers la littérature franco-ontarienne » (H, 13). Car le « modèle littéraire et socioculturel » qu’on avait trop longtemps ou exclusivement présenté aux élèves et étudiants franco-ontariens était « étranger », européen et québécois. Les Ontariens, francophones, bilingues ou anglophones (dans cet ordre chronologique), peuvent bien considérer Champlain ou Sagard comme des « biens patrimoniaux[10] », mais peuvent-ils les lire et « en faire les assises de leur littérature de la même façon[11] que les Québécois ont fait des écrits de la Nouvelle-France les fondements de la leur » (H, 31) ? J’en doute fort. Et l’auteur en doutait lui aussi, naguère, lorsqu’il écrivait que les écrits de la Nouvelle-France s’étaient

progressivement canadianisés à travers les remarquables lectures qu’en ont faites les écrivains québécois. Des romanciers comme Félix-Antoine Savard, Léo-Paul Desrosiers, Jacques Ferron, un poète comme Pierre Perrault, un chansonnier comme Gilles Vigneault, y ont trouvé une source d’inspiration ou de documentation pour leurs propres oeuvres ; ils ont renouvelé la source de leurs images en apprenant à regarder « neuvement » […][12]

Il aurait pu citer beaucoup d’autres oeuvres et intertextes, d’Aubert de Gaspé à Réjean Ducharme, en passant par Arbres et l’Ode au Saint-Laurent. Mais combien en Ontario ? Je ne vois pas trace de quelque mouvement d’assimilation ou de rejet conscient, de mémoire active et sélective, dans les deux gros livres que nous offre René Dionne.

L’entreprise, généreuse mais volontariste, est artificielle et isolée. Cette Anthologie reprend l’essentiel des objectifs, des perspectives, des articulations et de la structure de l’Anthologie de la littérature québécoise, dirigée par Gilles Marcotte[13], à laquelle Dionne avait lui-même collaboré à titre de coauteur[14]. Quatre volumes dans les deux cas — indépendance mais égalité —, même s’il faut pour cela empiéter un peu, s’approprier rapidement, élargir les frontières génériques au moment où celles de l’Ontario se précisent[15]. Quant à l’Ontario français ou francophone, c’est plus flou. Comment relier le Nord mythique à Penetanguishene, à Cornwall, à Windsor, au Collège Glendon de Toronto ? En passant, toujours, par l’Université d’Ottawa, fondée en 1848, et l’Université Laurentienne de Sudbury, ces trois institutions étant bilingues.

Dionne cherche à concurrencer, sur tous les points, la littérature du Québec. Jacques Cartier s’étant arrêté à Hochelaga, la littérature franco-ontarienne commencera en 1613 avec le canotage de Champlain sur la rivière des Outaouais, ou en 1615, lors de son passage en Huronie, au plus tard en 1619, date de la publication à Paris[16] de ses Voyages et Descouvertures… Le futur Ontario a sa rivière Chaudière, dès Champlain, son Charlevoix, etc. Étienne Brûlé fut le premier Français à s’y installer, mais cette grande figure est mentionnée à peine quatre fois dans l’Histoire et pas davantage dans l’Anthologie. La Relation de 1636 de Brébeuf est située « à un niveau au moins égal, sinon supérieur » à la Relation de 1634 de Paul Lejeune, naguère mise en évidence par Guy Laflèche, dont l’édition critique[17] n’est pas mentionnée, non plus que celle, ironique cette fois, de La vie du Père Paul Ragueneau de Jacques Bigot[18].

Mère Élisabeth Bruyère, fondatrice de l’Hôpital général des Soeurs grises d’Ottawa, dont on a conservé quelque 1 600 lettres[19], serait l’équivalent de Marie de l’Incarnation. Les « nouvelles missions » jésuites, au xixe siècle, seraient dignes des premières, et de leurs Relations, en Nouvelle-France ; leurs rédacteurs injectent même « un peu plus d’âme et de subjectivité à un genre qui était teinté d’objectivité » (H, 180). Mgr Plessis est un écrivain ontarien parce que (1) le diocèse de Québec s’étendait de l’Atlantique au Manitoba ; (2) il a tenu un journal au cours de sa tournée épiscopale de quatre mois en Ontario. Mgr Guigues est un contemporain et un émule de Mgr Bourget, même si ses mandements, lettres pastorales et circulaires n’ont pas le caractère impérial, papal, de l’excommunication des intellectuels rouges de Montréal. Dionne compare aux « littérateurs patriotes » de 1837 les jeunes Sudburois qui, en 1973, crurent que « la naissance d’une identité s’opère dans les gratuités de l’éblouissement du Verbe[20] ». Ce n’était pas du tout le style des Napoléon Aubin, Étienne Parent, François-Xavier Garneau.

Une traversée personnelle et communautaire

L’objectif de René Dionne est double : personnel (on a vu sa « traversée ») et communautaire. Communautaire — pour éviter ethnique et politique, mots également tabous —, parce qu’il s’agit de « récupérer » des auteurs de la Nouvelle-France, d’après la Conquête, et bien d’autres que le Québec aurait indûment annexés à partir de 1969[21], au moment où les francophones de cette province qui voudrait devenir souveraine « se retirèrent du Canada français et, ajoutant le déni à l’abandon — les déchirures de drapeaux et les postillons insultants viendraient ensuite[22] —, se dégagèrent de leurs responsabilités envers leurs compatriotes des autres provinces du Canada » (H, 12). Questions : et la responsabilité d’Ottawa (qui n’est même pas une ville bilingue) et de Toronto ?

Soi-disant niés, reniés, déniés, dédaignés et laissés à eux-mêmes, « les jeunes du Nord ontarien[23] ont cru, avec mérite[24], devoir créer au début des années soixante-dix » une littérature que d’aucuns eurent le mauvais goût d’appeler un moment ontaroise et qu’on ne peut décemment nommer que franco-ontarienne, sur le modèle de franco-canadienne :

En réalité, ces jeunes n’ont fait qu’enrichir un patrimoine de trois siècles et demi en ajoutant inconsciemment leurs oeuvres à celles de centaines de devanciers dont ils n’avaient cure, faute d’avoir reçu un enseignement axé sur l’histoire particulière, les réalisations et les besoins spécifiques de la collectivité franco-ontarienne. Le modèle littéraire et socioculturel qu’on leur avait présenté était excellent, mais étranger, c’est-à-dire européen et, au plus près, québécois, malgré qu’on le qualifiât de canadien-français.

H, 11

Voilà la première page, programmatique et justificative, de l’Avant-propos. Elle se veut critique, lucide, encourageante, elle est plutôt naïve, sinon méprisante. Il n’est pas facile de jouer à la fois le rôle de Camille Roy, de Lionel Groulx et de Robert Charbonneau (La France et nous). Écrire pour « enrichir un patrimoine » ? C’est James Moore qui va être content. Mais les jeunes écrivains, eux, si inconscients soient-ils de l’histoire qui pèse sur eux, tout occupés qu’ils sont à survivre[25] ?

Dionne tient des statistiques précises, des tableaux détaillés — mais on peut faire dire aux chiffres à peu près ce que l’on veut, du moins dans le domaine littéraire. Avant 1760, sur les vingt-sept auteurs (de 65 écrits) retenus, dix-sept pré-Ontariens ou proto-Ontariens ont passé au Québec la plus grande partie de leur vie canadienne ; dix ont surtout vécu en Ontario, et ce sont finalement « deux cent quarante-neuf années que les uns et les autres ont accumulées en territoire ontarien » (H, 27). Il se trouve un mouton noir, l’intendant Antoine-Denis Raudot, qui n’a jamais touché le sol destiné à devenir ontarien, « mais a quand même écrit une partie de son ouvrage[26] sur les Ontariens et leur pays » (H, 25).

De 1760 à 1865, ça s’améliore. Sur les vingt-trois auteurs (de 53 écrits) retenus par l’historien anthologiste, dix-sept sont nés en France, cinq au Québec et un en Suisse[27]. À eux tous, ils ont engrangé 442 années en Ontario et seulement 305 au Québec ; quatre n’y ont même jamais mis les pieds. On peut rendre la comptabilité encore plus éloquente

si l’on soustrait de ce chiffre les 62 années de vie de Joseph-Octave Plessis[28] qui n’a passé que quatre mois en Ontario, soit le temps de sa visite pastorale en 1816, le total des années québécoises est réduit à 243 années, et il tombe à 171 si l’on en déduit les 62 années québécoises de Thomas Verchères de Boucherville[29] qui ne vécut que onze ans en Ontario.

H, 178

Avant de nous incliner, tel un contribuable devant l’Impôt, à la vue de tant de précision(s), de rigueur(s), de logique administrative, passons des chiffres aux lettres.

Et la littérature, l’écriture ?

Quelle conception René Dionne se fait-il de la littérature ? L’« essence » de l’oeuvre littéraire, selon lui, « sourd […] d’une vision du monde originale, réaliste ou imaginaire créée par un être humain dont l’âme sensible réussit à communiquer d’une manière personnelle, c’est-à-dire dans un style qui lui est propre, ce qui l’étonne ou la fait vibrer », écrit-il en présentant son Anthologie (A, 14). Il y aurait ici beaucoup à souligner d’un trait rouge : sourd, vision, sensible, vibrer. Dans cette perspective postromantique — la littérature comme émotion et expression —, les écrivains préférés de l’anthologiste sont les classiques Brébeuf, Sagard, Lahontan et, bien entendu, Nicolas Frémiot, qui « projettent tous leur personnalité forte dans les mondes qu’ils décrivent » (ibid.). Qu’arrive-t-il aux timides, aux marginaux, aux personnalités pas nécessairement faibles, qui ne projettent ni n’en jettent ? Ils sont remisés, tel le père de Charlevoix, malgré sa modernité, parmi les simples écrivants[30], car son monde (historique), « fabriqué à force de lectures », révèle le savant, mais l’homme échappe au lecteur (A, 14-15). Dionne lui oppose le rusé polyglotte Pierre-Esprit Radisson, « qui écrit au son » (ça rime), et Jean-Baptiste Perreault, qui « vivent et nous font vivre dans les deux mondes de commerçants de fourrures qu’ils habitent et ouvrent devant nous » (A, 15). Les chiffres envahissent de nouveau les lettres, entendues ici au sens de l’abécédaire. La porte est ainsi grande ouverte, par exemple, à la Relation de Gabriel Franchère, traduite plusieurs fois en anglais, dont on a observé que l’original

contient des fautes de grammaire et d’orthographe, mais [qu’]il se lit bien à haute voix, car la phrase est toujours bien construite, simple et claire. Surtout[31], le texte est considéré comme l’un des meilleurs et des plus complets que l’on possède sur l’entreprise astorienne des années 1810-1814.

A, 392-393

La cinquantaine d’auteurs ontariens choisis, entre 1610 et 1865, ont principalement pratiqué la description du pays physique et de ses ressources ; le portrait ou l’esquisse de ses habitants ; la relation de missionnaire ; le récit de voyage, d’exploration, de commerce. René Dionne signale des correspondances et des journaux de voyage « dans lesquels les auteurs révèlent des parcelles de leur intimité » (A, 13) et quelques pièces d’éloquence amérindienne traduites et présentées par des missionnaires. « Et la littérature ? Elle n’est pas toujours aussi présente qu’on le voudrait[32], mais on peut dire qu’elle n’est jamais absente complètement, car presque tous ces écrits […] se présentent sous des formes littéraires qui existent encore aujourd’hui » (A, 14). L’argument est faible. Car la lettre, le logbook, la description, le rapport, la harangue ou le sermon ne sont pas nécessairement des formes littéraires. Aucun poème, aucune chanson, aucun dialogue, aucune scène de théâtre ne trouve place dans ce lourd répertoire. La deuxième partie (« origines franco-ontariennes »), en tout cas, n’a pas la fraîcheur, les effets de surprise, la force d’émerveillement et le pouvoir de nomination de certains textes de la Nouvelle-France.

Champlain est « humain » (A, 20), c’est entendu, donc pas trop raciste. Plusieurs autres sont des humanistes « consciencieux », « curieux[33] », « sensibles ». Un missionnaire se présente d’abord comme un « je », puis comme un « nous » qui inclut ses compagnons ; il reviendra au « je » à quelques reprises « et au moment de la signature » (H, 276). Très original. Un frère jardinier se dit « heureux dans sa vocation », même s’« il vit loin de sa mère et travaille beaucoup » (H, 278). Après avoir voyagé sur la rivière Moose jusqu’à la baie James avec John Simpson, « beau-frère du gouverneur en chef de la compagnie de la baie d’Hudson » (H, 285), l’oblat Jean-Nicolas Laverlochère, qui fut cordonnier en Isère, puis sacristain en Provence, semble perdre un peu de son français, sinon de son latin, au Témiskaming (Témiscamingue), lorsqu’il dénonce le contract-social [sic] du « trop-fameux J. J. Rousseau », qu’il aurait pour sa part « condamné à passer quelques hivers au milieu de ces tribus infidèles » (H, 288), anthropophages à l’occasion, par nécessité.

Au xixe siècle, l’auteur le plus fécond des nouvelles missions jésuites, avec dix-neuf lettres, est Nicolas Frémiot, dont l’écriture est celle d’« un homme libre qui laisse parler son moi intérieur », qui « ne se gêne ni de déverser ses émotions ni de porter ses jugements en toute franchise ». « Il écrit avec son coeur et expose sa sensibilité sans honte » (H, 269). Alors que le père Kohler, d’origine alsacienne, préférait les Vosges au Bouclier laurentien, Frémiot, d’origine lorraine, « trouvait des beautés dans son nouveau pays » (H, 269). C’est naturellement lui que préfère l’anthologiste[34] : pour sa « chaleur » (H, 272), son « style romantique » (H, 268), son sentiment d’être « seul avec Dieu » (H, 270), sa fascination pour le rôle « cosmique » (H, 270) de l’eau[35]. Il manie aussi bien la comparaison ou la métaphore — la neige comme manne, comme pommiers en fleurs et fruits dans les arbres — que l’audacieux oxymoron : « Image éphémère de l’immobile éternité » (H, 271), écrit-il aux bords des Grands Lacs. Il rêve charitablement de « fermer l’abîme » (H, 269) infernal sous les pas des pauvres Sauvages ; il pleure sur leur sort et sur le sien. Pour tomber bientôt dans les clichés, les exclamations la propagande.

Titres, divisions, noms, images

Les extraits sont coiffés de titres[36] simples, justes, dénotatifs, ou d’un primitivisme de bon aloi : « La source qui brûle », « Une vision laide ». On aborde avec sympathie, en rêvant à Chateaubriand, des textes intitulés « Fatigué et seul dans les bois » (A, 431), « La mission la plus triste du monde » (A, 540), « Des Dames [avec majuscule] sauvées et protégées » (A, 435), ou, dans cet ordre, « Consolation et peines » (A, 477). Il est intéressant d’avoir des renseignements de première main sur la chasse aux dindons, l’île des serpents à sonnette, les tempêtes sur le lac Supérieur, les tatouages, les fourrures, la construction, etc. L’Ontario a bien le droit — comme le Canada tout entier identifié par la feuille unique de son drapeau — à sa « confection du sucre d’érable », à ses « chemins de glace », à sa « pesche à la baleine », à son scorbut, à des maringouins dont la piqûre est « vénimeuse » [sic] sur la côte ouest des deux baies (de[37] James et d’Hudson) et qui en rangs serrés, ont souvent, à la messe, « éteint les cierges, en venant s’accumuler dessus » (A, 541-542). C’est pire qu’au Québec.

On aime visiter Windsor et Kingston sous leurs anciens noms de Sandwich et de Cataracoui ; on regrette de passer de Bytown à Ottawa en 1855 ; on s’arrête, on s’attarde à Saint-Régis (St. Regis, Akwasasne). On aborde à trois reprises à Walpole[38] : pour un « accueil hostile » (A, 440), une description de la rivière et du lac St. Clair (A, 446), un « affrontement culturel » (A, 447). On se lasse un peu, à la longue, d’avoir des vues successives mais répétitives de la cataracte, de la chute, du saut de (ou du) Niagara, des nouvelles trop régulières d’un « courant très violent » [sic, A, 140] du (ou de) Sault-Sainte-Marie, jadis « poste avancé des Français » (A, 492). On peut considérer comme prémonitoire et politiquement correct que « Les Amérindiens réclament leurs droits » (A, 507). « L’Abbittibbi, rivière dangereuse » (A, 537) n’annonce cependant pas la « bite à Tibi » de Raôul Duguay ni la bande (sonore) à Richard Desjardins. Des titres invitants, prometteurs, tels que « Pouchot fait son propre éloge », « Un belge [minuscule] vigoureux » avant Van Damme, « Un grand buveur de whisky », s’avèrent malheureusement des pièges aussi édifiants que « La visite de l’Enfant Jésus ».

Un des passages les plus fouillés et utiles de l’Histoire de Dionne est la présentation d’un mystérieux personnage dont rien n’est sûr : ni la naissance (1732 ou 1733) ni la mort (après 1796), ni le nom, mis entre crochets [Jean-Baptiste de Bonnefoux[39] de Caminel], ni même les initiales et leur ponctuation (J. C. B. ou J.-C. B.). Son Voyage du Canada dans le nord de l’Amérique septentrionale fait depuis l’an 1751 à 1761, écrit à la fin du xviiie siècle, fut édité à Québec par l’abbé Casgrain en 1887, traduit en anglais à Harrisburg (Pennsylvanie) en 1941 et réédité en France, sous un titre abrégé, avec une préface « cavalière sinon méprisante » (H, 186) de l’historien populaire Claude Manceron. Celui-ci, qui a travaillé dans de meilleures conditions que Casgrain, à tous égards, se révèle un censeur plus insidieux et désinvolte que notre abbé, qui avait rayé « le fondement » et « la verge », remplacé le verbe « couche » par « conclut » (H, 186) (ce sont des quasi-synonymes). L’historien moderne engagé, lui, biffe tout ce qui serait susceptible de porter « atteinte à la gloire de la France » (H, 187) ; il supprime, sans le dire, la double table des matières, des notes correctives, et la préface de l’auteur — « on y trouvait une critique de la France et une louange de l’Angleterre » (H, 187).

On doit s’attendre à ce que plusieurs bibliothécaires, traducteurs et greffiers du (nouveau) Parlement d’Ottawa, venus de Québec par le train de la Confédération, ornent la prochaine galerie du panthéon ontarien. Cela ira de Gérin-Lajoie, Alfred Garneau, Sulte, Fréchette (député), jusqu’aux sénateurs Jacques Hébert, éditeur, et Jean Le Moyne, rédacteur des discours du premier ministre Trudeau, en passant par d’innombrables diplomates, et peut-être par Jules Fournier qui y mourut d’ennui après quelques mois seulement, à l’âge de trente-trois ans, en 1918. On craint que Louis Hémon, Breton londonien, ne soit appelé à délaisser Péribonka pour Sudbury où il eut la (mal)chance d’être tué en 1913. Et que faire des Contes anglais et autres de Jacques Ferron, dont l’action passe parfois par Ithaque Corner (ON[40]) ?

Dans un essai de « bibliographie fondamentale » sur les « classiques de la littérature québécoise », à la fin du collectif qu’il a dirigé sur Le Québécois et sa littérature[41], René Dionne incluait L’appel de la race — ce qui est déjà discutable —, qu’il transporte maintenant à Ottawa sous prétexte que ce roman à thèse a pour sujet la lutte menée contre le Règlement XVII par le sénateur Landry et d’autres patriotes. Lionel Groulx romancier franco-ontarien ? Et bientôt néo-écossais, parce que l’action de Au cap Blomidon (1932) est située dans l’ancienne Acadie ? Dionne incluait aussi dans sa bibliographie québécoise deux romans de Gérard Bessette, qu’il considère maintenant comme écrivain franco-ontarien puisqu’il a enseigné une vingtaine d’années à Kingston, la Narcotown de L’incubation[42], après l’avoir fait à Saskatoon et à Pittsburgh. Mais Bessette — Omer Marin, Homère marin — a beaucoup voyagé, tout en revenant régulièrement au Québec pour ses années sabbatiques, congés, réunions, interviews. En 1975, quatre ans avant sa retraite anticipée : « Il s’installe un pied-à-terre permanent à Montréal, quartier Hochelaga[43]. » Conscient de la « dualité schizophréneuse » de son pays, les exils de l’écrivain sont multiples et ses sentiments « ambivalents », « les plus forts », « intenses » portant sur le Québec. Se sentant « québécois, mais peut-être pas complètement », il se définit comme « Québécois hors Québec[44] ».

Claire Martin a « composé tous ses ouvrages de fiction pendant qu’elle habitait Ottawa (1945-1972) » (H, 14). Mais Dans un gant de fer et La joue droite ne portent-ils pas sur une enfance, une jeunesse et une révolte typiquement québécoises ? Même Jean Éthier-Blais, qui a si bien mis en scène et en oeuvre Sturgeon Falls et Sudbury, ne se considérait-il pas — et ne le considérait-on pas, au Devoir et ailleurs — comme un écrivain québécois ? Des quatre critères qu’il énumère — naissance, résidence, lieu d’écriture de « la plupart » des oeuvres, l’Ontario comme cadre et sujet —, René Dionne prend infailliblement celui ou ceux qui l’accommodent. Il arrondit son corpus comme d’autres arrondissent leurs fins de mois, par des heures supplémentaires et de menus travaux de bricolage.

La mémoire de quels passés ?

Les écrivains n’appartiennent ni à leur terroir d’origine, ni aux institutions qui les encadrent, ni aux genres sous lesquels on les range. Leur patrie est la langue qu’ils travaillent et font travailler. Le contenu, les thèmes de leurs oeuvres sont loin de les définir entièrement. Il faut y ajouter, en les intégrant, la forme, le style, l’écriture. Et les écrivains voyagent, se déplacent dans le temps (réceptions, relectures[45]) comme dans l’espace culturel. Ils peuvent passer d’un genre à l’autre (Crémazie, poète puis prosateur), se partager entre deux continents (Louis Hémon). Gabrielle Roy s’est intégrée, en quarante ans, et jusqu’à sa mort, à la littérature québécoise, sans cesser d’être une Manitobaine et une Canadienne française. Antonine Maillet navigue entre l’Acadie, son port d’attache, Montréal, Paris, Ottawa (pour les discours officiels) et la Louisiane occasionnellement.

À plusieurs endroits, René Dionne identifie abusivement littérature, culture générale et éducation, écriture et correction de la langue ou lutte pour le français. La « littérature de combat » de 1910-1927 se trouve « surtout dans les discours des chefs de la collectivité et les articles des journalistes » (H, 16), ce qui est problématique. Comme de voir le signe d’un essor littéraire sans précédent, de 1928 à 1959, dans le fait que « les écrivains soignent de plus en plus leur langue, plusieurs font preuve d’une grande culture, et leur nombre augmente » (ibid.). Ce sont là des préalables, des préambules, ou des conséquences, pas des éléments constitutifs.

L’histoire littéraire ou contextuelle des mouvements, écoles, conceptions, institutions, lectures et réceptions, voisinages et circonstances, doit être distinguée de l’histoire textuelle de la littérature. Mais la présentation successive, par monographies ou médaillons, des auteurs et de leurs oeuvres, dans l’Histoire de la littérature franco-ontarienne est moins une histoire qu’une préhistoire, un défrichage systématique, un sauvetage téméraire. Moins un travail de mémoire qu’un effort de mémorisation. Large, abondante, l’Anthologie de René Dionne s’apparente au répertoire, à la collection, à la cueillette courageuse, ingénieuse et généreuse. Il s’agit d’une mise au jour, d’un dépouillement d’archives et de livres rares, plus que d’une mise à jour, d’une lecture et d’un choix littéraire.

La quatrième épigraphe de l’Histoire de Dionne présente l’histoire de la littérature comme la « mémoire du passé ». « Elle s’occupe uniquement de sauver les oeuvres de l’oubli. Elle les rappelle, les conserve et les classe[46]. » Cette conception entomologiste, taxidermiste, archivistique est trop étroite, statique. La troisième épigraphe de l’Anthologie, empruntée à Roland Barthes[47], annonce un programme qui ne sera pas tout à fait réalisé : « Rassembler des textes anciens dans un livre nouveau, c’est vouloir interroger le temps, le solliciter de donner sa réponse aux fragments qui viennent du passé. » Fragments de quoi, de qui ? Rassemblement pour quel « livre nouveau » qui soit autre chose que la marque, en creux, d’une absence multiséculaire ? Interroger le temps — il le faudrait — par quelles traces, signes, filiations ? La simple juxtaposition ne crée pas un espace. Succession n’a pas le même sens s’il s’agit d’un défilé, d’une procession, et d’une transmission, d’un héritage.

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Un ensemble d’écrits divers, géographiques, ethnographiques, religieux, économiques, historiques, ont été (re)découverts, juxtaposés et présentés par René Dionne. La littérature s’y manifeste davantage aux débuts (Sagard, Lahontan…) qu’au xixe siècle. Un choix personnel comme celui-ci ne saurait à lui seul imposer un nouveau corpus, une institution, une référence[48], inaugurer une tradition. Il lui faudra identifier les « courants d’air[49] », affronter des vents contraires, composer avec d’autres regards, chercher un consensus. La littérature régionale qu’on veut bien appeler franco-ontarienne n’aurait-elle pas intérêt à se construire à la fois contre et avec les littératures mères, voisines, soeurs, cousines ?