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Une tâche difficile

Faire un état des lieux des revues littéraires numériques peut sembler facile si l’on considère que celles-ci n’existent que depuis très peu de temps. Les premières revues en ligne apparaissent, en effet, au début des années 1990 : il s’agit donc de l’histoire de publications des vingt-cinq dernières années. Pourtant, la question est beaucoup plus complexe que ce que l’on pourrait penser, et cela, pour plusieurs raisons que je vais essayer d’expliciter. Il n’est tout d’abord pas évident de s’entendre sur ce que l’on définit par l’expression « revue littéraire numérique ». D’une part parce qu’on fait référence, avec le mot « numérique », à une série d’expériences et de pratiques hétérogènes et différentes qui peuvent difficilement être regroupées ensemble. D’autre part parce que ce qu’on appelle désormais la « révolution numérique » a déterminé des changements importants quant au sens des contenus, de leur production, de leur validation et de leur distribution et a par conséquent fortement affecté la signification du mot « revue » lui-même. En d’autres termes, nous sommes ici confrontés à une double question : qu’est-ce que le numérique et de quelle manière a-t-il changé la notion de revue ?

Commençons par faire un certain nombre de distinctions. En premier lieu, le mot numérique peut être utilisé comme synonyme d’électronique. On pourrait, en ce sens, affirmer que le numérique est un support, alternatif au support papier : au lieu d’imprimer un article sur papier, on le met en forme dans un fichier, en respectant un format déterminé — html, sgml, mais aussi txt, pdf, ou epub. Mais en se limitant à cette définition du mot, on laisserait de côté une des caractéristiques les plus importantes du numérique tel qu’on le connaît aujourd’hui : la circulation via le réseau Internet. De cette manière, on risquerait également d’interpréter le passage au numérique comme une simple transposition d’un contenu d’un support vers un autre, de façon homothétique — à savoir sans aucun changement socio-culturel par rapport à son sens, à sa valeur, à sa signification, à son accessibilité. Le numérique, comme l’ont déjà été souligné à plusieurs reprises des chercheurs comme Milad Doueihi[1], est d’abord et avant tout un phénomène culturel et, si on veut le comprendre, il faut s’interroger sur les mutations culturelles qu’il produit. En d’autres termes : l’existence des revues numériques fait qu’une revue n’est désormais plus le même objet culturel qu’auparavant. Le principal catalyseur de ce profond changement n’est probablement pas la transformation des supports — du papier vers l’électronique —, mais la mise en place et la diffusion du réseau Internet et, plus encore, le développement du web.

Il faudra ainsi prendre séparément en considération une série de phénomènes différents et essayer de rendre compte de pratiques hétérogènes qui se chevauchent et empiètent l’une sur l’autre. Je commencerai par analyser les enjeux de la numérisation des revues, à savoir le processus de transposition des revues papier au format électronique. Je m’intéresserai ensuite aux expériences des revues numériques dès leur création afin de voir s’il y a une différence, et laquelle, entre les premières et les secondes. Pour finir, je tenterai de comprendre en quoi le numérique comme phénomène culturel — et en particulier les changements de diffusion et de circulation des contenus ainsi que les différentes formes de ce que l’on appelle désormais « éditorialisation » — a transformé l’idée même de revue et donné lieu à des pratiques et à des expériences complexes et hybrides dont la place dans le panorama culturel est difficile à saisir.

Le parcours proposé dans les pages suivantes ne sera bien évidemment pas exhaustif. Je me concentrerai sur les revues littéraires savantes francophones, si bien qu’en délimitant ainsi le champ de recherche, il ne sera pas possible de tracer un panorama complet. Cette impossibilité est déterminée d’une part par la grande abondance de contenus et de l’autre par la difficulté de donner une définition précise et exclusive de ce qu’est une « revue littéraire savante » à l’époque du web. Nous verrons que la notion de « savant » est elle-même en train d’être mise en question — notamment par de nouvelles formes d’évaluation et de légitimation des contenus.

La numérisation des revues

À partir de la fin des années 1990, plusieurs initiatives sont mises en place pour rendre disponibles en numérique des ressources papier. On peut citer en particulier Érudit (1998), Revues.org (1999), puis Persée (2003) et Cairn (2006)[2]. L’idée à la base de ces plateformes est de donner une diffusion numérique à des revues académiques en sciences humaines et sociales. Il est facile de comprendre que l’intérêt du support numérique s’accroît de façon décisive vers le milieu des années 1990, à la suite du développement des accès Internet et la naissance du web. Le plus grand avantage du format électronique est sa facilité de distribution. S’il était déjà possible dans les années 1970 de faire circuler des contenus en numérique — sur des supports tels que les disquettes —, c’est l’immédiateté d’accès rendue possible par Internet qui détermine l’explosion de la course à la numérisation.

Dans le domaine littéraire, Érudit donne accès à une quinzaine de revues (parmi lesquelles Études françaises, Études littéraires, Protée, Tangence, Urgences[3]), Revues.org à une soixantaine (par exemple Babel, Cahiers de littérature orale, Narratologie, COnTEXTES, Perspectives médiévales[4]), Persée, une vingtaine (Gaia, Romantisme, Seizième siècle[5]) et Cairn, une trentaine (Critique, Dix-septième siècle, L’information littéraire, Littérature, Poétique, Revue de littérature comparée[6]).

Concrètement, ces plateformes numérisent des contenus qui ont précédemment paru en format papier — pour les numéros de revues publiés avant leur création — ou acquièrent et publient la version numérique de chaque numéro de revue au moment même de la sortie papier. Pour les numéros récents, la sortie en numérique est évidemment plus facile, car les fichiers de mise en page peuvent être fournis, rendant ainsi le travail de publication numérique plus simple et plus rapide. Le processus de numérisation ne se limite pas à la mise en forme du texte au format numérique — que ce soit en html ou en pdf —, mais implique aussi la production des métadonnées qui permettront le référencement et l’indexation du contenu, et l’insertion du texte dans l’ergonomie de la plateforme. Or la question qu’il faut alors se poser est celle de savoir en quoi ce passage au numérique touche le sens des contenus des revues. Est-ce seulement une question de support et de modes différents de lecture ? Ou bien le contenu lui-même, son sens et sa valeur en sont-ils affectés ?

Penser que la version électronique peut être « homothétique » à la version papier est une simplification grossière de ce qui se produit durant le processus de numérisation. Et cela, pour deux raisons fondamentales. En premier lieu, la réception d’un contenu ne peut jamais être la même à la suite d’un changement de support. Dire que la version électronique est homothétique signifie au contraire imaginer l’existence d’un contenu idéal, désincarné, non inscrit, qui peut ensuite s’incarner dans un support comme dans un autre. Or il n’y a pas de contenu idéal, un contenu n’existe que dans l’inscription dans un support particulier[7]. En second lieu, comme je l’ai déjà souligné, le numérique n’est pas simplement un ensemble d’outils, ni, à proprement parler, un support comme les autres. Il est un environnement très vaste et complexe qui touche profondément nos catégories culturelles : cela signifie non seulement que lire ou écrire en numérique est très différent de lire ou écrire sur papier, mais, plus généralement, que lire ou écrire à l’époque du numérique — même si l’on continue à lire sur papier — est très différent de lire ou écrire avant la diffusion de la culture numérique.

La production d’un contenu numérique relève d’un processus complexe que nous appelons « éditorialisation[8] ». On peut définir l’éditorialisation comme un ensemble d’appareils techniques (le réseau, les serveurs, les plateformes, les CMS, les algorithmes des moteurs de recherche), de structures (l’hypertexte, le multimédia, les métadonnées), de pratiques (l’annotation, les commentaires, les recommandations via les réseaux sociaux) qui permet de produire et d’organiser un contenu sur le web. L’éditorialisation est donc une instance de mise en forme et de structuration d’un contenu qui ne se limite pas à un contexte fermé et bien délimité (une revue, par exemple) ni à un groupe d’acteurs prédéfini (les éditeurs), mais qui implique une ouverture dans l’espace (plusieurs plateformes) et dans le temps (plusieurs acteurs et sans limitation de date). Cette ouverture est une des principales différences entre l’édition et l’éditorialisation. La mise en forme, la structuration et la diffusion d’un contenu dans le modèle papier sont prises en charge normalement par un éditeur — ou plus généralement par une instance éditoriale — bien défini. L’éditeur s’occupe de préparer le contenu pour la lecture — il le choisit, le valide, le met en forme — puis de le diffuser. Une fois ces opérations effectuées, l’édition est terminée. Le processus éditorial est bien concentré dans l’espace de la publication : quand il s’agit d’une revue, il faut mettre en page des contenus dans le format de la revue, en produisant et en respectant des normes qui définissent cette revue — thématique, processus de validation, longueur des contenus, normes graphiques, maquette, etc. Le processus éditorial est également cadré dans un temps défini : il commence quand on décide de produire un numéro de revue, il finit lorsque la revue est en librairie ou en bibliothèque. Les acteurs de ce processus sont un groupe de personnes déterminé — les auteurs, le directeur du numéro, les correcteurs, le maquettiste, etc. Dans le cas de l’éditorialisation, le processus de mise en forme des contenus est fortement hétérodéterminé et surtout il ne se limite pas à une plateforme. Tout d’abord parce que l’existence d’un contenu dépend de sa visibilité. Si tous les contenus publiés sur le web sont potentiellement accessibles, seule une petite minorité est visible. Pour qu’un contenu soit visible, il est indispensable qu’une série de dispositifs soient mis en place : à partir des métadonnées qui permettent le référencement, jusqu’à la dissémination du contenu sur les réseaux sociaux ou dans des agrégateurs de contenus[9]. Or ce travail est en même temps une question de mise en forme et de diffusion — deux étapes qui commencent à empiéter l’une sur l’autre — et se fait à l’intérieur de la plateforme de diffusion, mais aussi — et surtout — à l’extérieur, impliquant des acteurs qui ne font pas nécessairement partie de l’équipe éditoriale[10]. Prenons un exemple. L’article que l’on est en train de lire est écrit pour la revue Études françaises qui est destinée à être numérisée et mise en ligne sur la plateforme Érudit. L’éditorialisation de cet article comportera en premier lieu la mise en forme en plusieurs formats électroniques, notamment pdf et html. Ensuite l’article pourra être publié sur le serveur d’Érudit et par conséquent rendu accessible. Mais il ne s’agit que du début du travail d’éditorialisation : sans un balisage approprié, l’article resterait complètement invisible. Il serait uniquement accessible à ceux qui en connaîtraient l’url. Il faut souligner que des contenus de ce type sont considérés, dans le jargon du web, comme « privés ». Quand nous décidons, par exemple, qu’une vidéo sur YouTube doit être privée, nous ne faisons que limiter son accessibilité à ceux qui en ont le lien. Le contenu n’est pas indexé par des moteurs de recherche ni signalé dans la plateforme d’appartenance ou ailleurs. Or bien évidemment, l’éditorialisation comprend le processus qui permet de rendre vraiment visible — et public — un contenu. L’équipe éditoriale d’Érudit s’occupera donc du balisage de l’article : des métadonnées seront créées qui permettront d’indiquer aux machines (moteurs de recherche, agrégateurs de contenus, outils bibliographiques, etc.) de comprendre qu’il s’agit d’un article, d’en déterminer les thématiques (à travers les mots-clés, le titre, etc.) et l’auteur. Ensuite le contenu sera relié aux autres contenus de la plateforme : il fera par exemple partie de la liste des articles publiés dans ce numéro d’Études françaises, dans la page de la table de matières. Mais on pourra également le trouver via le moteur de recherche d’Érudit, ou parce qu’il sera relié à d’autres articles publiés sur la plateforme, ou même dans d’autres revues ou dans d’autres numéros — par exemple, avec un système de mots-clés, on pourrait mettre un lien renvoyant à cet article à côté d’un article publié dans Protée qui parle aussi de revues numériques. Mais l’éditorialisation dépasse largement ce travail de l’équipe éditoriale. Cet article sera avant tout visité à partir de son référencement sur des moteurs de recherche spécialisés (comme rechercheisidore.fr[11]) ou généraliste (Google, Yahoo !, Bing, etc.). Il sera placé par ces moteurs dans une liste qui constituera une alternative à la table des matières de la revue : la liste des résultats d’une recherche. Cette liste fait partie de l’éditorialisation (tout comme la production d’une table des matières), mais elle est faite par un autre acteur et sur une autre plateforme. De plus, elle est faite à nouveau à chaque recherche : elle est dynamique. Au-delà de cette présence sur des moteurs de recherche, il y a, par exemple, celle sur les réseaux sociaux — qui deviennent de plus en plus des environnements de diffusion, mais aussi de structuration de la recherche. Un chercheur pourra parler de l’article sur Twitter, en le mettant en relation avec d’autres contenus. Un autre pourra l’insérer dans un agrégateur de contenus où il rassemble des textes sur le numérique à des fins pédagogiques, par exemple. Cette réalité oblige l’équipe éditoriale à ne pas abandonner les contenus une fois publiés : un contenu qui ne change plus et auquel on ne consacre plus aucun effort après sa publication est destiné à disparaître. Le processus d’éditorialisation est donc ouvert dans le temps et dans l’espace.

L’ouverture de l’éditorialisation par rapport à l’édition papier implique une certaine perte de contrôle de l’éditeur sur les contenus. On pourrait dire que l’éditeur ne représente plus qu’une partie de l’instance éditoriale qui est devenue beaucoup plus large. Cette perte de contrôle entraîne deux effets majeurs dans le cas d’une revue : en premier lieu, une relative perte de l’unité éditoriale du numéro, en second lieu, une crise des dispositifs de validation et de production de l’autorité des contenus.

Commençons par le premier effet, qui semble aussi le plus évident. Un article, inséré dans le numéro d’une revue, devrait avoir un sens par rapport au reste du numéro et aussi par rapport à la revue dans sa totalité — sa ligne éditoriale, les idées qu’elle propose, etc. Or il est évident que, lorsqu’il est déposé sur Internet, sur une plateforme comme Érudit ou Revues.org, il n’est plus simplement lié au numéro de la revue, ni à la revue elle-même, mais plutôt à la plateforme, ou, si l’on veut être plus juste, au web tout entier. La quasi-totalité des lecteurs arrive à l’article via des moteurs de recherche généralistes (comme Google) et ne prend en considération ni l’appartenance de l’article à un numéro de revue ni le fait qu’il soit hébergé par une plateforme ou par une autre[12]. L’article ne fait plus partie de la liste proposée dans la table des matières, mais d’une autre liste : celle donnée par le moteur de recherche. Le problème que pose ce changement n’est pas tant la perte de contrôle de l’équipe éditoriale que le risque d’uniformisation des points de vue. En effet, l’appartenance d’un contenu à une revue le reliait à un point de vue particulier. Selon le lieu de publication, on pouvait avoir — et comprendre — des visions différentes du monde, des disciplines, des valeurs… Si tous les contenus font partie d’une seule plateforme — par exemple Google —, les points de vue sont écrasés au profit d’une sorte d’étrange consensus global. On ne peut pas affirmer que cette situation est réelle, mais il est indéniable qu’elle se présente comme un risque à long terme. C’est pourquoi une réflexion sur de nouvelles formes d’éditorialisation des contenus des revues s’avère indispensable. Il faut imaginer des dispositifs d’éditorialisation qui prennent en compte l’ouverture du processus et la perte de contrôle de l’équipe éditoriale sur les contenus, mais qui en même temps proposent des lieux alternatifs aux moteurs de recherche généralistes ou aux réseaux sociaux. En d’autres termes, il est urgent de s’interroger sur la façon de récupérer certaines caractéristiques de la revue dans l’environnement numérique. Cela sera l’objet de la dernière partie de cet article.

Passons au second effet qui est, à bien y regarder, étroitement lié au premier. Si un contenu n’est plus perçu comme étant lié à un numéro de revue, mais plutôt comme faisant partie d’une plateforme et finalement du web, qu’en est-il des dispositifs traditionnels de validation des contenus ? Dans notre culture académique, nous sommes habitués à évaluer la fiabilité d’un contenu à partir de l’instance éditoriale : l’article d’une revue comme Études françaises répond aux critères de validation universitaires (évaluation par les pairs, comité scientifique, etc.) : c’est ce qui confère une autorité aux articles. Mais que faire quand l’article se présente tout seul ? Bien évidemment, la plateforme est un critère d’attribution d’autorité : Érudit, Revues.org, Cairn, Persée, etc. sont une série de plateformes qui publient des contenus académiques et qui sont donc d’une certaine façon « validés ». Si cela produit déjà une uniformisation excessive, que dire du fait que, dans la réalité des pratiques, c’est plutôt le moteur de recherche ou le réseau social qui produit l’accès et, par là, la fiabilité d’un contenu ? Il ne s’agit pas de dire ici que les dispositifs de validation académiques n’existent plus, mais que nos pratiques sont en train de les mettre en crise. Quand on affirme avoir trouvé une information « sur Google » ou « sur Facebook », on déplace l’instance de validation de l’information de l’auteur ou l’équipe éditoriale vers la plateforme qui a donné effectivement accès à l’information. Les moteurs de recherche, les réseaux sociaux et les agrégateurs de contenus sont en voie d’assumer par ce biais des fonctions éditoriales. Ces changements finissent par toucher le sens même d’un article : son contexte et son cadre sont différents, ainsi que sa fiabilité, sa lisibilité, son accessibilité. Il ne s’agit plus du même contenu : aucune homothétie n’est possible.

Les revues d’emblée numériques

Le cas des revues numériques dès leur fondation est quelque peu différent. Il s’agit de revues qui ont été pensées pour exister exclusivement en format numérique et dont la structure et les dispositifs de production et de distribution sont — ou devraient être — adaptés à cet environnement. Ce sont des pratiques très récentes et qui ne sont pas encore institutionnalisées, ce qui pose un certain nombre de problèmes quand on essaie d’en tracer une histoire et de faire un état de la question. Il est tout d’abord très difficile de traiter de ce type de revues comme si elles faisaient partie d’un tout uniforme et défini. Les pratiques montrent des expériences différentes et hétérogènes qui parfois même peuvent difficilement être considérées, à proprement parler, comme étant des « revues ». Dans cet article, j’essaie de tracer une frontière entre les revues savantes numériques et des expériences qui proposent des modèles trop éloignés de celui de la revue pour être considérées comme telles. Mais cette frontière est impossible à définir de façon nette, et nous verrons que cette distinction est assez arbitraire. La raison en est que, comme je l’ai souligné, ces pratiques mettent en discussion l’idée même de revue en produisant de nouvelles catégories qui ne se sont pas encore cristallisées et encore moins institutionnalisées. Cela pose évidemment une série de questions, comme celle de la fiabilité des contenus, de l’acceptabilité de ces pratiques de production de contenus dans le cadre, par exemple, des financements publics, du rôle et de la place qu’elles peuvent ou doivent avoir dans notre panorama culturel.

Une des premières revues électroniques en littérature[13], probablement la première francophone, a été Surfaces, fondée en 1991 au Département de littérature comparée de l’Université de Montréal par Jean-Claude Guédon[14]. Il s’agissait d’une revue bilingue — anglais et français — qui a été en activité entre 1991 et 2001. L’histoire de la création de cette revue peut nous aider à saisir certaines caractéristiques des revues électroniques. Il faut tout d’abord remarquer que l’idée d’une revue numérique est née en premier lieu pour des raisons économiques[15]. L’enjeu était de créer une revue sans avoir les moyens de financer une publication papier. À cette considération s’ajoutait une remarque sur les pratiques des chercheurs : parmi les nombreux articles d’un numéro de revue, les chercheurs n’étaient intéressés que par une minorité de contenus : il était inutile d’avoir un numéro entier de revue pour n’en consulter qu’un article. La diffusion numérique permettait un accès sélectif aux contenus désirés. Or ces idées tenaient en 1991 du pari sur le futur. Les infrastructures nécessaires pour la publication numérique étaient encore très chères et ces publications encore très peu diffusées. La création de Surfaces a dû être soutenue par un don de matériel de la part d’Apple (équivalant à environ 40 000 dollars) et par des financements universitaires assez importants. La diffusion se faisait initialement via FTP — le web ne s’est développé que trois ans plus tard — et il fallait envoyer par la poste l’annonce de la parution des numéros et les modalités d’accès aux serveurs. Des complications majeures à propos des standards d’encodage se posaient : les signes diacritiques du français n’étaient pas supportés par les standards et il fallait produire plusieurs versions du même fichier pour PC (en WordPerfect) et pour Mac (en Word, qui n’existait que pour Mac à l’époque).

À partir de ces considérations, essayons de saisir les caractéristiques fondamentales et récurrentes de ce type de « revues » pour tenter de comprendre leur rapport à la notion de « revue savante » plutôt bien définie dans le cadre de l’édition papier. On peut en établir quatre qui reviennent fréquemment même si elles ne sont pas universelles.

1. La publication de contenus sur le web est « facile » par rapport à la publication papier. Cette affirmation est désormais devenue un lieu commun et, en tant que tel, elle est en partie vraie, mais cache une complexité qui n’est pas prise en compte dans le discours courant. Publier sur le web est facile en premier lieu du point de vue des coûts et des techniques nécessaires : en ce sens, l’intuition de Surfaces était bonne. Essayons d’énumérer les besoins de la publication électronique aujourd’hui et d’en comprendre la nature. Cela pourrait sembler évident, mais il faut d’abord posséder un ordinateur et une connexion. Il est indéniable que l’accès à ce type de matériel est devenu de plus en plus courant dans le monde occidental et que les coûts liés à cet équipement au début des années 1990 sont incomparables avec la réalité de ces dernières années. Mais il ne faut pas oublier le fait que l’on ne peut pas universaliser cette situation au reste du globe. L’omniprésence du numérique est limitée aux pays industrialisés et l’accès aux technologies qui font désormais partie du quotidien de la quasi-totalité des habitants de pays comme le Canada ou la France comporte aussi l’exclusion de plusieurs parties du monde où même l’accès à l’électricité pose problème. Si récemment on a entendu parler d’Internet comme d’un droit fondamental[16], cette affirmation risque de nous faire perdre de vue la situation bien plus complexe qui caractérise les pays non industrialisés où il est encore parfois plus facile d’accéder à un livre en papier qu’à une machine numérique. Mais, si on limite cette observation aux pays industrialisés, il est vrai que l’accès à un ordinateur et à une connexion est devenu pratiquement universel depuis la fin des années 1990. Avec cette généralisation de l’accès s’est produite aussi une universalisation d’une literacy numérique : à savoir des compétences de base nécessaires pour s’orienter dans l’environnement numérique[17]. La deuxième condition pour pouvoir publier est un serveur où déposer les documents, un hébergement. Le prix d’un serveur partagé est très bas — à partir de quelques dizaines de dollars par an — et plusieurs solutions non payantes sont offertes. Par ailleurs, la simplification des techniques et des interfaces a rendu plus facile encore l’accès à la publication. Dans les années 1990, il fallait au moins avoir des compétences en html, savoir se servir d’un logiciel de ftp pour transférer les fichiers, etc. Publier en ligne était plus ou moins réservé aux « geeks ». Avec le développement de CMS (Content Management System) tel que Wordpress[18], aucune compétence particulière n’est nécessaire. Les CMS offrent la possibilité d’écrire en mode WYSIWYG (What You See Is What You Get) et de publier en un clic sans passer par une seule ligne de code html ni même devoir se servir d’un autre logiciel que le simple navigateur. Certains CMS (et notamment Wordpress qui est probablement l’un des plus utilisés pour les revues[19]) offrent en plus un hébergement gratuit sur leurs serveurs. Pour le dire en une phrase, avec un lieu commun : « sur Internet n’importe qui peut publier ». Or, en réalité, ce point de vue n’est qu’à moitié vrai. Car à cette facilité indéniable se mêlent plusieurs difficultés. En premier lieu le fait que, justement à cause de la facilité de publication, il y a désormais une différence profonde entre rendre un contenu potentiellement accessible et avoir une véritable visibilité. Créer un site et y publier des articles n’équivaut pas à être vraiment « publié ». La surabondance de contenus détermine un écart important entre des publications visibles et d’autres invisibles. Mais de quoi dépend dès lors la visibilité ? La question de l’investissement et des compétences revient : un site mieux structuré, avec un travail d’éditorialisation plus important, avec une activité de communication et d’animation sera plus visible qu’un site qui n’a pas en amont une équipe qui le développe et le soutient. Ce n’est pas tellement — dans le cas des revues — une question d’infrastructures : pour une revue littéraire, les besoins en termes d’infrastructure restent minimes et un serveur partagé suffit largement. D’un point de vue de développement technique, les coûts sont très limités. Dans le domaine francophone, par exemple, des CMS comme Spip sont très souples et très facilement configurables pour arriver à d’excellents résultats. Si ces systèmes ne sont pas totalement gratuits, il s’agit là d’investissements qu’il est facile de soutenir (quelques milliers de dollars). Mais la véritable différence se fait au moment de l’éditorialisation : une revue en ligne ne peut exister que s’il y a une équipe éditoriale qui anime le site dans le temps, avec continuité et beaucoup d’efforts. Les coûts pour une revue papier s’arrêtent au moment de la distribution, pour une revue en ligne ils ne s’arrêtent jamais. Sans suivi éditorial, sans mise à jour du site et des plateformes, sans veille sur le serveur (etc.), le site disparaît. Se pose aussi, dans la continuité de ce raisonnement, la question de l’archivage : dans le cas des revues papier, il n’y a pas d’investissement à prévoir pour que les contenus ne soient pas perdus, ou mieux, cela ne fait pas partie des responsabilités de l’éditeur. Le problème se pose dans le cas des revues numériques. Une revue peut littéralement disparaître si les éditeurs ne s’occupent pas de l’entretien et de la mise à jour du site. S’il y a des dispositifs de dépôt légal du web qui commencent à se mettre en place[20], c’est pour le moment à l’éditeur de s’assurer que ses contenus restent disponibles[21].

2. Les revues en ligne ne sont pas liées à la sortie par numéro[22]. C’est le dispositif technique lui-même qui rend inutile la notion de numéro, souvent remplacée par l’idée de dossier thématique. L’idée du numéro de revue est bien évidemment profondément liée au dispositif technique de la publication en papier avec ses caractéristiques et ses obligations. La notion de revue est façonnée par ce modèle. C’est la matérialité des conditions de fabrication et de diffusion de l’objet livre imprimé qui produit la notion de revue. Il est donc absolument normal que ce modèle soit mis en question lorsque la distribution papier n’est plus la seule possible[23]. La publication en ligne est une publication à flux continu. Cela signifie qu’il est tout à fait faisable pour une revue de publier les articles au fur et à mesure qu’ils sont prêts, sans attendre d’en avoir un ensemble. Cette pratique, qu’on appelle en anglais rolling release, est par ailleurs probablement préférable à la publication d’un ensemble d’articles, car elle permet de faire suivre au lecteur l’actualité d’une revue de façon continue — de le fidéliser donc — sans jamais le submerger d’informations et de contenus. La vie d’une publication en ligne dépend de son dynamisme et de son activité : il est nécessaire qu’un site soit mis à jour de façon très régulière pour qu’il reste visible. Il est donc préférable de publier un contenu par jour que sept contenus à la fin de la semaine. La publication à flux continu n’empêche pas la création d’ensembles cohérents d’articles. C’est l’idée du dossier thématique. Concrètement, ces dossiers sont gérés au moyen d’un système de mots-clés qui rassemblent tous les contenus traitant d’un même sujet. Ce qui différencie le dossier thématique numérique du numéro monographique de la revue papier est que le premier est ouvert : on peut toujours ajouter des contenus, enrichir le dossier avec de nouveaux articles. De plus, un même article peut avoir une fonction multiple et appartenir à plusieurs dossiers thématiques. Cela permet une dissémination du contenu qui devient, par ce biais, plus visible. Cette dissémination peut s’étendre jusqu’à la diffusion d’un même article sur plusieurs plateformes. L’article devient, de plus en plus, indépendant de la plateforme qui l’a produit et commence à circuler via des agrégateurs de contenus, sur des réseaux sociaux, etc. qui le mettent en relation avec d’autres articles et d’autres contenus en produisant potentiellement d’infinis dossiers thématiques qui sont en même temps autant de points d’accès à l’article.

3. L’accès aux revues numériques est souvent gratuit, ce qui est bien sûr lié à la facilité de publication. La gratuité est le modèle qui s’est imposé pour les contenus en ligne. Ce modèle est conforté par la surabondance des contenus : un usager sera difficilement prêt à payer pour un contenu quand il peut trouver plusieurs contenus semblables gratuitement. C’est le passage d’une économie de la rareté (qui caractérisait le modèle papier) à une économie de l’abondance. Or il est évident que le libre accès est un excellent modèle pour des publications issues d’un milieu académique. Comme l’a montré à plusieurs reprises Jean-Claude Guédon[24], la vocation même des publications savantes est le libre accès et la libre circulation pour alimenter la « Grande Conversation scientifique ». Si le besoin de libre accès s’est manifesté depuis toujours dans la communauté scientifique, il ne devient possible qu’avec le numérique et Internet. Cela, selon Guédon, pour deux raisons : « on peut produire des copies parfaites à un coût marginal proche de zéro, et la présence des réseaux ouvre la possibilité d’une dissémination à un coût marginal à peu près nul[25] ». Il s’agit donc de deux raisons économiques. À cela s’ajoute, bien évidemment, le fait que la production des articles est déjà payée par l’institution par laquelle le chercheur est financé — mis à part le rare cas des chercheurs indépendants.

Mais la question du libre accès devient plus compliquée lorsque l’on pense à des revues qui ne sont pas issues du milieu universitaire. S’il est vrai que les coûts de publication et de diffusion sont inférieurs à ceux du papier, il reste néanmoins un certain nombre de dépenses à prendre en compte. Pensons à remue.net[26], revue de création littéraire fondée par François Bon en 1996, ou Poezibao[27], revue sur l’actualité de la poésie créée en 2004 par Florence Trocmé : des expériences de ce type ne peuvent survivre que grâce au bénévolat et entraînent également des coûts assumés la plupart du temps par leurs créateurs, sans compter qu’elles sont continuellement exposées au risque de disparition. Limiter l’existence des revues aux contenus publiés et gérés par les institutions universitaires impliquerait la perte de la multiplicité des approches et de l’hétérogénéité des points de vue, pourtant il est aujourd’hui très difficile pour une revue en ligne de trouver un modèle économique durable. S’il est sans doute vrai que le numérique augmente les possibilités de publication et rend plus facile l’accès aux contenus publiés, il est aussi vrai qu’il ne fait pas disparaître les difficultés pour des expériences de publication extra-institutionnelles et qu’il met directement en concurrence des contenus financés avec des contenus qui n’ont aucune source de financement. On pourrait objecter que je suis en train de confondre deux types différents de revues : des revues savantes et des revues généralistes, destinées à un public différent et touchées par une histoire et des problématiques qui n’ont rien à voir avec les revues universitaires. Mais cette observation, qui aurait été probablement vraie dans le contexte de l’édition papier, l’est moins dans le domaine des publications en ligne, comme on le verra dans le prochain point.

4. Les revues en ligne sont souvent caractérisées par des frontières institutionnelles plus floues. Concrètement, le contenu et la forme des publications sont souvent hétérogènes et le positionnement par rapport à l’institution n’est pas toujours défini. Cela est déterminé en premier lieu par le fait qu’il est très difficile d’isoler des contenus sur le web. Comme je l’ai déjà souligné, un contenu n’appartient pas vraiment à la plateforme où il est initialement publié, mais il finit par être, tout simplement, sur le web. Ce mélange de contenus implique aussi que les frontières d’une plateforme de publication spécifique ne sont plus nécessairement rigides. Une revue peut accueillir des contenus savants — évalués par les pairs, écrits par des universitaires, etc. — et les publier à côté d’autres contenus, comme des chroniques ou des textes de création[28]. Les articles publiés sont très hétérogènes. Cette indétermination relative du type de contenus publiés produit une fluctuation dans le positionnement de la revue par rapport à l’institution : s’agit-il de contenus qui peuvent être considérés comme « académiques » ? La question n’est pas oiseuse, car de la réponse qu’on y apporte dépend la possibilité d’un modèle d’évaluation de la fiabilité des contenus, mais aussi l’admissibilité à des financements publics. Se poser cette question revient à s’interroger sur la notion même de revue et de revue savante. C’est ce à quoi je consacrerai les dernières pages de cet article.

Le réseau d’intelligences

Définir une revue littéraire n’est pas chose facile, surtout à l’époque d’Internet. Paul Aron le souligne bien dans son article « Les revues littéraires : histoire et problématiques » :

S’agit-il d’une revue qui publie de la littérature ? Si c’est le cas, les journaux quotidiens et nombre d’hebdomadaires généralistes devraient faire partie du corpus. S’agit-il de périodiques affichant en titre ou en sous-titre le mot littérature ou un terme comparable ? Dans ce cas, nombre de petites revues artistiques, par exemple proches du dadaïsme, devraient en être écartées. Par ailleurs, de nos jours, la notion de publication même fait problème puisqu’il existe des revues virtuelles sur Internet[29].

La revue littéraire est par nature souple, changeante, adaptable. Ce n’est pas par hasard, continue Aron, que ce type de publication a survécu pendant plusieurs siècles. Ce qui fait la fortune de la revue littéraire, c’est justement le fait qu’il s’agit d’un objet capable de s’adapter aux exigences de différentes époques. Agrégateur de contenus disparates, recueil d’articles sur une thématique spécifique, ensemble hétérogène d’écritures, publiée sur papier, périodiquement ou en flux continu sur Internet, avec des frontières plus ou moins claires, savante ou non, la revue littéraire semble un objet insaisissable. Mais quelle est sa fonction primaire ? Est-il possible d’identifier une nature de la revue littéraire, une caractéristique inaliénable, sans laquelle son intérêt disparaîtrait ?

Il me semble que la première fonction d’une revue est de créer un réseau. La revue est un point de convergence — un hub, pourrait-on dire en utilisant le mot technologique, un concentrateur. C’est un lieu de rencontre et de discussion, de partage, de mise en question, d’échange, mais aussi, comme dans le cas du hub Ethernet[30], un lieu qui fait ressortir et qui rend publics les résultats des rencontres et des échanges[31]. C’était l’idée à la base d’une revue comme Il caffè des frères Verri dans la Lombardie du xviiie siècle : le nom de la revue faisait référence au lieu de rencontres et de discussions ouvertes qu’était le café, un lieu où l’on pouvait croiser des personnes venant d’autres horizons, ayant des idées et des points de vue différents. Le café était le lieu d’une rencontre qui pouvait porter à changer d’avis, à produire de nouvelles idées. Pour résumer : la vocation d’une revue est de produire un réseau de personnes et d’idées. C’est ce que je propose d’appeler un « réseau d’intelligences ». La revue doit mettre en relation, permettre l’échange et la cohérence de cet échange, le rendre compréhensible : elle ne peut le faire qu’en créant un cadre. Encore une fois, comme le café, la revue doit être un lieu et ce lieu est l’espace architectural qui constitue le cadre de la rencontre et de l’échange.

Internet a profondément changé notre rapport au concept de réseau. Dès lors, comment faire un réseau dans le réseau des réseaux ? Comment jouer le rôle d’un lieu de rencontres dans l’espace complexe du web ? Nous avons vu d’une part que le web est en partie la cause d’une dissémination des contenus des revues qui n’arrivent plus à être un centre de cohérence : chaque article, chaque contenu est une île pour laquelle la revue n’est plus — ou pas toujours — un point d’accès privilégié. D’autre part, plusieurs activités très différentes de ce que l’on appelle « revue » dans le modèle papier jouent un rôle fondamental aujourd’hui dans la production de réseaux d’intelligences. Prenons l’exemple du blogue Le tiers livre de François Bon[32]. Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une revue littéraire. Ce n’est pas un ensemble d’articles savants, il n’y a pas de comité de lecture, il n’y a qu’une seule personne qui écrit — à quelques exceptions près. Mais Le tiers livre est un véritable hub littéraire. Par ce site, François Bon arrive à construire une communauté de personnes venant de domaines et d’endroits très différents et à les mettre en relation, à produire un échange d’idées et un lieu d’entrée vers une grande quantité de contenus hétérogènes mais cohérents. À travers le site, on découvre une large communauté d’écrivains francophones — le blogue propose toujours une veille sur les activités d’écriture, surtout en ligne —, on suit le débat sur des problématiques littéraires telles que les nouvelles formes d’édition, les questions de droits d’auteur, tout en gardant une diversité de perspectives rendues cohérentes par un point de vue partagé — par la communauté qui se développe autour du site. Bien évidemment, pour comprendre ce phénomène, il faut sortir de la plateforme et naviguer sur l’ensemble des autres plateformes — sites, blogues, etc. — reliées en réseau. On entre de cette manière dans une grande nébuleuse composée de réseaux sociaux — l’activité de ces écrivains sur Twitter est fondamentale et permet de suivre les actualités tout comme d’accéder à des contenus —, de véritables revues — remue.net, Nerval, etc. —, de blogues personnels, d’activités d’échanges entre différents blogues[33].

À la place d’une revue, on a un ensemble d’activités d’éditorialisation — dans le sens que j’ai défini plus haut — qui permettent l’accès à une série hétérogène mais cohérente de contenus. Cette activité est le fruit du travail d’une communauté qui se forme et se développe justement par le biais de ce travail commun. Voilà ce qu’est un réseau d’intelligences : un lieu qui devient cohérent grâce à l’échange productif des différents noeuds reliés au réseau. L’activité commune permet de produire des narrations qui ont un sens : le réseau devient comme une table des matières d’un numéro de revue ; c’est le dispositif qui donne un accès cohérent à des contenus disparates, le lieu qui engendre une vision d’ensemble et un point de vue éditorial.

Dans cette perspective, il faut, à mon avis, se poser à nouveau la question du rôle de la revue savante universitaire. Car sa vie, et surtout son utilité, dépend de sa capacité à se renouveler pour continuer à avoir la fonction qu’elle a eue auparavant. Il faut impérativement que la revue universitaire ne soit pas simplement une série d’articles publiés dans un numéro, monographique ou pas : il est nécessaire que l’activité de la revue se fonde sur la production d’un réseau d’intelligences, qu’elle soit un lieu de rencontres et d’échanges, et, par ce biais, un moyen privilégié d’accès aux contenus. Pour ce faire, il faut s’interroger sur les formes d’éditorialisation les plus adaptées. La simple publication en numérique des numéros papier ne suffit pas : elle ne fait que multiplier le risque de disparition de l’unité de sens que la revue devrait garantir. Il faut faire vivre les contenus ailleurs pour qu’ils soient le matériel de base d’une discussion, d’une conversation et d’une rencontre. Il faut aller au-delà des dispositifs traditionnels des revues papier. Plusieurs exemples sont possibles, j’en fournis quelques-uns :

– En premier lieu, le processus de préparation d’un contenu devient central : la revue n’est pas seulement un endroit qui accueille le résultat final de la recherche, elle doit être le lieu qui la rend possible. Internet est caractérisé par le flux continu, le work in progress. Un contenu fini, sur lequel on ne travaille plus est destiné à disparaître rapidement. Des expériences comme celles de culturevisuelle.org ou hypotheses.org sont très significatives pour expliquer la place centrale du processus de création d’un contenu de recherche. Il s’agit de plateformes qui hébergent plusieurs blogues de recherche et qui permettent aux chercheurs d’échanger à propos des contenus sur lesquels ils sont en train de travailler. Les blogues sont faits pour publier des idées non encore finalisées ; les plateformes multiblogues permettent d’avancer dans ses propres réflexions en profitant des réactions des autres chercheurs. La recherche devient un processus ouvert et ce processus induit un partage et aide à construire une communauté, un réseau.

– Le moment de l’évaluation des contenus doit être une autre possibilité d’échange. L’évaluation par les pairs est aujourd’hui mise en crise par l’émergence de modèles différents. Le dispositif traditionnel d’évaluation a rarement une valeur ajoutée. S’il permet de valider ou non les contenus, il n’arrive pas à mettre en place un véritable échange pour que la recherche puisse avancer. Bien sûr, il est difficile pour le moment de trouver des systèmes alternatifs stables et fiables, mais des modèles commencent à se développer. L’un d’entre eux est le open review[34], méthode qui permet à la communauté des chercheurs de commenter un texte au fur et à mesure qu’il est rédigé[35]. Les commentaires sont ouverts et l’éditeur se charge ensuite de décider avec l’auteur des modifications ou des changements à apporter au texte. Ce qui est intéressant dans cette méthode est le fait que le processus d’évaluation est un moment de rencontres et d’échanges — et non un simple accord ou désaccord quant à la publication. D’autres dispositifs sont possibles, comme celui de la discussion en comité via un groupe de discussion électronique[36]. Chaque article est envoyé dans une liste de diffusion composée par l’ensemble des lecteurs. Il s’agit d’un groupe assez large — quelques centaines de personnes — qui se forme autour de la revue (chercheurs qui ont participé d’une manière ou d’une autre aux activités de la revue, auteurs, etc.). Les chercheurs intéressés lisent et postent leurs commentaires. Une discussion via la liste de diffusion s’ensuit et les résultats de cette discussion sont transmis à l’auteur. Ce modus operandi a tout d’abord l’avantage de la rapidité — un contenu est habituellement évalué en une dizaine de jours. Mais surtout, il permet de générer un échange et une discussion interne au comité ; cette discussion engendre souvent des réactions et d’autres publications sur le même sujet. Par ailleurs, chaque contenu produit la mobilisation d’un nombre assez élevé de chercheurs qui lisent, commentent et réagissent.

– Pour finir, les activités après publication deviennent fondamentales. Les discussions sur les contenus publiés peuvent animer des blogues, être relayées sur les réseaux sociaux ou devenir le centre de projets éditoriaux parallèles. Par exemple, la création d’un site Internet pouvant être un lieu de rencontres et de discussions sur une thématique monographique d’un numéro de revue offrirait la possibilité de poursuivre les échanges et de faire vivre plus longtemps la publication. Un site de ce type pourrait être une sorte de nouvelle table des matières qui donne un accès cohérent aux contenus. Bien évidemment, un tel projet devrait permettre d’aller au-delà du numéro de revue, en reliant les contenus publiés à d’autres contenus disponibles ailleurs.

Aucune de ces propositions n’est une solution garantie : les pratiques sont en train de changer rapidement et l’institution universitaire se trouve parfois dans l’impossibilité d’intégrer ces expérimentations dans ses systèmes d’évaluation, ce qui ralentit fortement le développement de dispositifs innovants. Mais poursuivre la réflexion sur ces questions est nécessaire pour assurer dans le futur la possibilité d’une production savante riche, dynamique et différenciée.