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Prendre la direction d’une revue au moment où, dans cette pratique ritualisée d’autocommentaire qu’analyse ici même Michel Lacroix, elle célèbre son 50e anniversaire, incite à réfléchir à la question, si souvent posée par la critique actuelle, de l’héritage et de sa responsabilité. Cette analyse le montre avec acuité, l’histoire de la revue Études françaises est liée de manière large au développement de l’institution littéraire québécoise, à la transformation de l’Université, aux reconfigurations de la discipline et aux variations de ses rapports avec la théorie, mais aussi, de manière plus étroite, au destin du Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. Pour les professeurs qui, comme moi, ont été recrutés au début des années 1990, alors que la génération fondatrice et du département et de la revue, y était encore en fonction et, pour parler la langue de la sociologie, y détenait encore le pouvoir symbolique, hériter s’est d’emblée présenté comme notre première tâche. Si, pour ma part, venant de l’Université McGill et de plus loin encore, j’ai pu me réfugier dans l’illusion d’une certaine bâtardise, nous avions là des maîtres, pères surtout et mères aussi[1], dont il nous fallait être dignes, que nous devions tenter d’égaler et de dépasser, de reconnaître et d’effacer comme il en va toujours de cette économie du legs. Peut-être était-ce encore plus vrai des québécistes parmi nous, comme permet de le comprendre l’étude que propose ici Martine-Emmanuelle Lapointe.

Par-delà les expertises diverses et les choix théoriques, par-delà les corpus (alors que littérature québécoise et littérature française communiquaient aussi bien dans les programmes que dans les spécialisations individuelles), par-delà les questions de chacun, la marque propre du département consistait dans une sorte d’esthétique de la lecture comprise comme le rapport vivant d’un sujet lecteur avec un texte, une herméneutique pour laquelle tous les chemins méthodologiques étaient permis, mais qui devait se réaliser dans l’écriture d’une lecture. L’essai, dès lors, plus qu’« une pente » ou « une tentation »[2], était un horizon. On nous le reprochait d’ailleurs, hors les murs. Or, en même temps, l’obtention de subventions de recherche s’imposait, avec l’autorité de l’évidence, comme l’une des premières exigences d’un poste à l’université. Nous ferions donc les deux : concevoir des projets, réunir des équipes et, à la mesure de nos possibilités, écrire, « maintenir, comme l’écrit Michel Lacroix du mandat que s’étaient donné les premiers directeurs de la revue, l’exigence conjointe du rattachement au discours du savoir et du non-enfermement dans la seule logique de ce discours[3] ». Hériter aura voulu dire pour nous concilier une certaine tradition essayistique que nous admirions avec ce qui était alors le nouveau — et l’obligatoire — mode de fonctionnement de la recherche. Nous aurons navigué entre ceux qui nous disaient que nous vendions notre âme et ceux qui nous menaçaient de non-existence universitaire.

Études françaises porte encore fortement la trace de cette volonté de réunir la réflexion théorique, la recherche et la lecture des textes. Il en reste, me semble-t-il, de fortes exigences de méthode, dont la première est la clarté, le choix d’une discussion théorique qui ne néglige pas l’érudition et d’une érudition qui ne fasse pas l’économie de la discussion théorique. Demeure également la conviction que l’écriture d’un texte critique n’est pas l’emballage plus ou moins séduisant d’une pensée, mais son lieu propre. À ce titre, je ne peux que reprendre à mon compte et dérouler à mon tour cette « chaîne citationnelle » qui va de Georges-André Vachon à Ginette Michaud et définit « l’esprit d’Études françaises[4] ». De ces tensions assumées entre des manières différentes de concevoir le travail sur et dans la littérature, reste aussi le doute, le réflexe de retourner les questions avant d’y répondre, la méfiance à l’égard des systèmes, la conscience de la résistance singulière que l’oeuvre littéraire oppose à nos lectures. Il y a là quelque chose comme la signature de la revue et elle ne saurait la renier.

Martine-Emmanuelle Lapointe montre comment a évolué à Études françaises la place ménagée, depuis sa création, à la littérature québécoise[5]. Après avoir contribué à la « faire » dans les années 1965-1970, la revue en traite désormais à l’égal de toute littérature, revenant périodiquement sur quelques-uns de ses textes les plus forts à l’occasion de « relectures », intégrant ses oeuvres à des dossiers thématiques où elles croisent d’autres corpus et dialoguent avec eux. Certes, comme le souligne encore Martine-Emmanuelle Lapointe, il ne s’agit plus de fonder, de légitimer ni même de définir une spécificité, mais sommes-nous pour autant, tout à fait quittes avec un souci plus particulier de cette littérature ? L’institutionnalisation d’une littérature, si florissante qu’elle soit, n’assure à elle seule ni la vie des textes littéraires ni le renouvellement des discours critiques. Aussi Études françaises va-t-elle continuer de donner voix aux travaux qui explorent aujourd’hui les textes québécois, passés et contemporains, à partir de diverses perspectives, en tâchant de faire droit autant aux relectures des classiques qu’aux nouvelles avenues, interdisciplinaires notamment, que prend actuellement la recherche en littérature québécoise.

Mais la réussite sans doute la plus précieuse de cette revue est de s’être constituée comme point de vue québécois sur la littérature, la critique, la théorie. Que le Québec ait cessé d’y être un objet d’étude pour devenir un lieu de pensée à partir duquel explorer différemment les questions de la discipline me semble le résultat le plus manifeste du travail effectué à Études françaises au cours de ses 50 ans d’existence et celui qui, au regard de la littérature au Québec, exige le plus d’être poursuivi et développé. En cela, je crois, se trouve réalisé par des chemins qu’il n’avait sans doute pas prévus, le voeu de Georges-André Vachon. En témoigne, par exemple, le dossier à paraître sur Jean Genet en Amérique qui croise des lectures européennes, américaines et québécoises de cette oeuvre. L’attention de la revue à la littérature d’Ancien Régime qui a fait et continuera de faire l’objet de dossiers, s’inscrit dans le même objectif et rappelle qu’il existe au Québec des traditions de médiévistes, de seiziémistes, dix-sept et dix-huitièmistes dont les travaux ont fait date.

L’histoire du prix de la revue Études françaises que retrace Francis Gingras au seuil du numéro double du volume jubilaire[6] montre la place importante qu’occupe la littérature de la francophonie dans la création de la revue et dans les premiers exposés de ses objectifs. En 50 ans, les contours de ce corpus et les perspectives à partir desquelles il est envisagé ont changé et, tout autant, les rapports que recouvre aujourd’hui le terme « francophonie » entre les collectivités dont le français est la langue. S’il ne faut pas entretenir trop d’illusions à l’endroit d’une « littérature-monde » qui aurait dépassé aussi bien les tensions centre-périphérie que l’histoire des dominations et des exclusions, les textes de la francophonie et les questions qu’ils soulèvent conserveront la place qui leur a été faite, très tôt[7], à Études françaises. Plusieurs dossiers, réalisés notamment pendant le mandat de Lise Gauvin à la direction de la revue, sur la question du récit africain[8], de sa critique[9] et de l’inscription du corps dans les textes[10], trouveront un prolongement dans un numéro en préparation sur Aimé Césaire[11].

L’ouverture aux autres champs, et plus particulièrement aux arts, s’opère dès les années 1980 à Études françaises. Ainsi, plusieurs numéros ont été consacrés aux rapports entre texte et image[12], texte et musique[13], littérature et arts visuels[14], ainsi qu’aux Automatistes[15] ; un important dossier se prépare sur l’ekphrasis qui indique bien la persistance de cet intérêt à la revue. Sur ce plan, son défi consiste à continuer de penser une pratique de l’interdisciplinarité qui fasse de la littérature son point focal et mette à profit ses ressources propres. En ce sens, elle continuera à explorer ces accompagnements entre les arts dans les questions théoriques qu’ils soulèvent et dans les expérimentations auxquelles ils ont donné lieu.

Études françaises adopte, dès la fin des années 1970, une publication « thématique », par dossiers qui est désormais celle de la plupart des revues universitaires. La section des « articles libres » intitulée « Exercices de lecture » vient contrebalancer un des effets de ce tournant des revues savantes en offrant un lieu de publication à des travaux qui ne trouveraient pas forcément place dans les différents dossiers. Cette rubrique permet de continuer de diffuser des articles, de chercheurs débutants et confirmés, d’ici et d’ailleurs, qui apportent à la revue et à ses lecteurs la nouveauté et la singularité de leurs voix. Les « Exercices de lecture » n’ont rien d’un supplément ou d’un appendice aux numéros et ils remplissent l’un des principaux mandats de la revue.

Mais le tournant qu’aborde aujourd’hui Études françaises comme toutes les autres publications est, Marcello Vitali-Rosati et Benoît Melançon le disent ici fortement, celui du numérique. Il est frappant de voir à quel point la discussion sur ce sujet reprend les termes de discussions anciennes, et tout particulièrement leur rhétorique autoritaire. Le numérique a ses contempteurs et ses thuriféraires, ses croyants et ses sceptiques. Plus encore que la nécessité de la recherche subventionnée, le tournant numérique des publications savantes se présente, parfois s’abat sur nous, comme une évidence irrécusable, quand ce n’est pas comme une vertu. Pour éclairer ce débat, nous avons retenu l’approche pragmatique de Marcello Vitali Rosati, spécialiste du domaine, et de Benoît Melançon, éditeur. Études françaises, comme la plupart des revues universitaires, existe déjà en format numérique et ce mode de diffusion, désormais le principal si l’on en juge par les statistiques de consultation, accroît sa circulation, internationale notamment. Nul ne saurait s’en plaindre. De même, le site web de la revue, abrité par celui des Presses de l’Université de Montréal et actuellement strictement informatif, doit rapidement faire l’objet d’une exploitation plus judicieuse. Nous souhaitons investir ce lieu pour dynamiser le riche patrimoine de la revue qui ne peut que gagner à une mise en valeur plus dynamique et, notamment, permettre ces parcours individuels par lesquels chaque lecteur créé sa propre anthologie, fabrique, à sa mesure et selon ses besoins, de nouveaux recoupements d’articles que Marcello Vitali-Rosati appelle de ses voeux. Profitant de sa nature interactive, ce site pourra également devenir celui de débats autour de questions traitées dans des dossiers de la revue, comme le suggère Benoît Melançon. Le numérique offre ainsi aux revues un éventail de possibilités et un espace où, chacune à leur manière et selon leur voie propre, elles peuvent affermir et diversifier les liens avec leurs lecteurs, car, Marcello Vitali-Rosati a raison de le souligner, les principaux changements qu’il apporte à la vie d’une revue tiennent moins à un transfert de support qu’à « la mise en place et la diffusion du réseau Internet et, plus encore, [au] développement du web[16] ».

Qu’on me permette pourtant de souligner ici la relativité de la nouveauté : toute bibliographie constitue le parcours personnel d’un lecteur dans des textes dont il reconfigure le groupement selon la logique de son travail, infléchissant donc le sens de ces articles qu’il s’approprie. De même, des lecteurs qui ne se connaissent pas n’en forment pas moins communauté autour de textes qu’ils ont lus. N’est-il pas dans la nature du texte de susciter des communautés virtuelles et n’est-ce pas précisément ce que produit la lecture ? Pour autant qu’elle soit lecture et non consommation utilitaire d’un texte. Certes, « l’éditorialisation » dont Marcello Vitali-Rosati décrit les grands axes réalise cette communauté de lecteurs, la rend visible, la transforme sans doute, mais elle ne l’invente pas. Aussi le numérique continuera-t-il d’être à la revue, comme l’a montré le numéro pionnier paru il y a presque quinze ans[17], un objet d’étude et de réflexion autant qu’un espace et une socialité à explorer et occuper.

Il serait évidemment aberrant de priver Études françaises de la place qu’elle peut se faire dans ce nouvel espace, de l’expansion et du renouvellement de son lectorat qu’elle peut en espérer. Mais, de nouveau, on ne manquera pas de noter, dans la définition de ce que doit être une revue, la continuité métaphorique du « caffè des frères Verri dans la Lombardie du xviiie siècle[18] » avec « le café, le cabaret — un lieu où la littérature se fait » de Georges-André Vachon que Martine-Emmanuelle Lapointe place en exergue de son texte. Pourtant, Études françaises, comme d’autres publications actuelles, maintient son choix de continuer à paraître, à un tirage limité[19], en format papier et donc à investir argent, temps et soin à la confection de chacun des numéros. En effet, l’attention investie dans l’édition des articles, dans le choix de la couverture et de l’iconographie, la satisfaction de produire un bel objet bien fait, dont la facture matérielle soit à la hauteur de l’investissement dans l’écriture des auteurs et des attentes des lecteurs, ce processus dont nous partageons les étapes avec les Presses de l’Université de Montréal, fait partie de l’existence même de la revue. Ce choix ne tient ni à un combat d’arrière-garde dans lequel on s’obstinerait ni au fétichisme du livre qui caractériserait le milieu littéraire, il s’apparente à l’artisanat et ses valeurs et, s’il coûte, c’est pour donner à l’écriture et la lecture un prix, si les volumes ainsi réalisés encombrent parfois les locaux exigus de nos institutions, ils y protestent, de leur matérialité têtue, contre les amnésies menaçantes et autres autodafés toujours possibles. Ainsi, le comité rédaction d’Études françaises parie qu’il est possible de ménager, parmi toutes les lectures d’un texte, — lectures qui, quel qu’en soit le support ou le réseau de circulation, échappent à l’auteur comme à l’éditeur —, celle du regroupement singulier à laquelle correspond un dossier de revue, dans la logique particulière et discutable qu’il construit.

À Études françaises, hériter revient décidément à continuer de concilier des options et des manières de faire en refusant de les opposer. L’engouement critique dont bénéficie actuellement cette notion d’héritage en littérature québécoise fait peut-être, et de nouveau, écho à Georges-André Vachon, dans le contretemps qui est souvent celui de l’héritage. S’identifier à « la figure de l’héritier », selon le titre de l’un des dossiers récents d’Études françaises[20], c’est reconnaître l’existence de ces « traditions de lecture » dont il a déploré l’absence et qu’il a, avec d’autres, contribué à créer et s’engager par rapport à elles. Hériter, c’est aussi, à rebours de la table rase et de la terre brûlée, accommoder à son propre présent ce que l’on ne reçoit qu’en dépôt.