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Siberian Survival est un ouvrage multidisciplinaire qui présente les Nénètses, peuple de l'ouest de l'arctique sibérien, sous différents angles (historique, ethnologique, économique et juridique). Il est le fruit de la collaboration d'une juriste américaine (Gail Osherenko) et d'un anthropologue russe (Andrei Golovnev), ayant effectué ensemble des recherches de terrain. S'ils sont de plus en plus nombreux, peu d'ouvrages sur les peuples sibériens — et en particulier sur les Nénètses — sont actuellement accessibles aux lecteurs non russophones et il convient de ce fait de saluer la publication de ce livre.

L'ouvrage se fixe comme objectif de comprendre pourquoi les Nénètses se trouvent dans une situation plutôt dynamique aujourd'hui, contrairement à la plupart des autres minorités sibériennes, et envisage les solutions d'avenir pour offrir aux Nénètses les moyens de s'inscrire durablement dans le 21e siècle.

L'introduction présente le peuple nénètse, le contexte et la démarche des auteurs. Les Nénètses pratiquent l'élevage de rennes extensif comme les Tchouktches et les Saami. Si, aujourd'hui, la population est divisée entre nomades et sédentaires, elle n'en demeure pas moins encore fortement marquée par l'élevage. L'hypothèse de A. Golovnev et G. Osherenko est que le système de gouverne joue un rôle dans la résistance ou la désintégration culturelle. L'approche se focalise en particulier sur quatre thématiques: le leadership, le genre (gender), la propriété et le changement institutionnel. Le livre est construit selon un principe chronologique auquel seul déroge le chapitre 2.

Le chapitre 1 analyse le passage de la chasse à l'élevage extensif, tout d'abord du point de vue des scientifiques, puis du point de vue du mythe nénètse “Five Yaptiks” autour duquel le livre se construit, chacun des chapitres suivant y faisant référence. Selon la théorie privilégiée par les auteurs, le développement de l'élevage extensif nénètse serait une conséquence de la colonisation russe: il aurait permis une plus grande autonomie pour s'éloigner des colons et aurait également été une réponse à la baisse du gibier, provoquée conjointement par la “surchasse” et un changement climatique.

Le chapitre 2 présente le mode de vie des Nénètses nomades, en particulier par la question transversale du genre. Comme le notent les auteurs, c'est un angle qui a auparavant été peu développé dans la littérature soviétique. Dans la société nénètse traditionnelle, l'homme a un rôle tourné vers l'espace de la toundra et la femme vers l'habitat. Ces rôles se retrouvent symboliquement dans la répartition des tâches dans le rituel (aspects que l'on peut également rencontrer dans d'autres sociétés sibériennes).

Le chapitre 3 retourne à une approche historique et présente le parcours des Nénètses de la conquête russe à la révolution bolchevik. Cette période comprend quatre événements majeurs: l'arrivée des Russes, accompagnée de rébellions, la christianisation, la réforme de Speranskij en 1822 et le développement de la pêche dans le Yamal, poussant une partie des Nénètses à pratiquer la pêche saisonnière et à se sédentariser partiellement.

Le chapitre 4 considère la période soviétique jusqu'aux années 50. A partir d'interviews et d'archives publiées sont présentées les rébellions qui ont eu lieu dans les années 1930 et 1940, événements méconnus et peu étudiés. Les rébellions des années 1930 sont les plus significatives, tirant leur source de la contradiction des réformes soviétiques avec le mode de vie et la culture traditionnelle nénètse. Cette pression monte également pendant la deuxième guerre mondiale alors qu'une grande quantité de viande de rennes est réquisitionnée. Mais étonnamment, c'est le KGB du district de Yamal qui organise le soulèvement, vraisemblablement afin de mieux le réprimer. Un autre événement décisif est la découverte du gaz et du pétrole en 1942 dans l'Okrug Yamal-Nénètse.

Le chapitre 5 évoque la période des années 50 jusqu'à la dissolution de l'URSS. L'élevage, ayant fortement souffert de la guerre et de la collectivisation, retrouve un fort dynamisme, avec pour conséquence l'apparition, dès les années 1980, d'un problème de surpâturage. En effet, la croissance des troupeaux, en particulier privés, d'exploitation désormais libre, entre en concurrence avec les industries d'extraction de ressources naturelles. Des années 1960 à 1980, les Nénètses doivent faire face à un ensemble de problèmes: scolarisation forcée, marginalisation sur leur propre territoire, mais aussi désastre écologique (essais nucléaires, enfouissements de déchets chimiques et radioactifs, exploitation du gaz et du pétrole). Dans ce contexte, les années 1980 voient réapparaître un leadership autochtone, qui se cherche à la croisée du “monde moderne” et du monde “traditionnel”, entre les autochtones sédentarisés et ceux de la toundra. Ce rôle d'intermédiaire est souvent assumé par les femmes, auxquelles la société soviétique a fourni une position nouvelle socialement valorisée. Le mouvement autochtone s'attaque en premier lieu aux problèmes écologiques et obtient des compensations ainsi qu'un moratoire du gouvernement retardant la construction de pipelines.

Le chapitre 6 envisage la situation actuelle des Nénètses et du nouvel état russe. Les auteurs, dans une approche à la fois analytique et militante, considèrent la situation des droits autochtones et leur avenir en particulier face aux industries d'exploitation du gaz et du pétrole. Trois domaines sont identifiés comme essentiels: les rennes, la terre, et l'infrastructure économique. Les auteurs encouragent l'organisation de coopératives familiales reprenant les droits et la responsabilité du sovkhoze. Ils affirment la nécessité de développer les droits de propriété pour renforcer l'économie locale et nationale, expliquant que, d'après les exemples du Canada et de l'Alaska, on peut accorder “une propriété substantielle et même des droits politiques aux autochtones sans empêcher le développement de l'exploitation du gaz et du pétrole” (p. 115). Selon eux, les investisseurs internationaux, tout en encourageant les réformes de l'économie de la Russie, devraient insister sur la nécessité de respecter les droits fondamentaux des autochtones, ce qui permettrait leur participation active aux décisions concernant le développement et les difficultés actuelles de leur région (notamment le problème du surpâturage).

Les chapitres 3 à 6 tentent de montrer que le leadership est traditionnellement lié à la fonction chamanique et que la société nénètse est profondément “démocratique”. Les chamanes auraient joué un rôle militaire important chez les Nénètses. Les auteurs mettent en avant le rôle de ceux-ci dans différentes rébellions (malheureusement de manière parfois imprécise), de la conquête à la période de collectivisation. Cet aspect chamanique serait encore caractéristique du leadership actuel (les auteurs semblent le lier au fait que les écrivains qui s'inscrivent dans les mouvements protestataires autochtones aujourd'hui comme Nerkagi ou Vaella-Aivaseda parlent du chamanisme dans leurs ouvrages, ce qui est peu convaincant). Le lien entre chamanisme et guerres se retrouve dans d'autres sociétés sibériennes comme chez les Bouriates, mais Roberte Hamayon (1990) montre cependant que si le chamanisme peut être le support d'un leadership provisoire, il ne peut servir de base à un pouvoir institutionnalisé: tant qu'un chamane est efficace, il exerce de fait une certaine forme de pouvoir, mais il ne peut être institué chef et le rester. En outre, si le chamanisme est présent actuellement dans la littérature autochtone, c'est certainement essentiellement comme vecteur identitaire.

Par ailleurs, pour une meilleure compréhension de l'organisation du pouvoir et afin de prouver l'assertion du caractère “démocratique” de la société nénètse, il aurait été utile de présenter l'institution traditionnelle du “clan”, structure à laquelle les auteurs font beaucoup référence sans jamais en donner le détail de fonctionnement. Cela aurait vraiment mérité d'être précisé d'autant plus que l'usage de ce terme est lui-même problématique: en russe, rod fait souvent référence à la fois au lignage, à la lignée, et au clan. L'usage qu'en font les auteurs est-il une traduction ou le fruit d'un choix terminologique en relation avec la réalité ethnographique? En voulant centrer leur attention sur la question du changement institutionnel et du leadership, les auteurs auraient dû s'intéresser de plus près à l'organisation traditionnelle du pouvoir.

De la même manière, les auteurs ont tendance à nous faire admettre que la société nénètse est “flexible” et “démocratique”, sans véritablement prouver cette affirmation par des faits ethnographiques. S'il paraît certainement fondé de présenter la société nénètse comme souple, comme d'ailleurs un grand nombre de sociétés sibériennes, peut-on vraiment la présenter comme “démocratique” au sens originel du terme? Ne plaque-t-on pas ainsi nos représentations sur leur système?

L'ouvrage en appliquant une démarche multidisciplinaire — et c'est sa force — se trouve aussi aux prises avec l'ampleur du programme défini. Il laisse parfois le lecteur frustré par l'absence de précision et d'argumentation de certaines assertions. En particulier, les représentations religieuses sont présentées avec flou. Les auteurs utilisent une terminologie instable et souvent connotée sans aucune justification (sacred, divine, impurity, sanctity, higher gods, sorcery, evil, gods, goddess, deities, etc.), ne recoupant vraisemblablement pas vraiment les termes vernaculaires auxquels on aurait souhaité un retour plus fréquent. On sent d'ailleurs que les auteurs eux-mêmes hésitent et ne se sentent pas à l'aise dans le vocabulaire qu'ils utilisent par un usage abusif de guillemets (par exemple p. 38). Une analyse plus précise des termes vernaculaires aurait peut-être aidé les auteurs — d'autant plus qu'elle est présente dans leur démarche — ou aurait souvent mérité d'être menée un peu plus loin. Dans le chapitre 2, par exemple, on voit que la notion de hae (“tourbillon”, “tonnerre”, mais aussi “force vitale”) semble être une clé de compréhension du système symbolique nénètse: si les auteurs nous le font percevoir, on reste cependant un peu sur sa faim dans l'analyse.

En conclusion, G. Osherenko et A. Golovnev considèrent que les Nénètses ont ainsi résisté culturellement du fait de la conjonction de conditions propices: le mode de vie nomade a favorisé la conservation de la culture; la flexibilité de la société fondée selon les auteurs sur un principe démocratique a facilité l'adaptation et l'adaptabilité; et l'indépendance vis-à-vis du monde et des produits extérieurs a permis l'autosubsistance menant à l'autonomie. Si ces arguments sont fondés, ils ne suffisent pas à expliquer la situation particulièrement dynamique des Nénètses et de leur élevage aujourd'hui. Ainsi, les Tchouktches, population “flexible”, autonome à l'origine, d'éleveurs de rennes nomades doivent cependant aujourd'hui faire face à une chute dramatique du cheptel qui risque de provoquer à moyen terme la perte de la culture associée à l'élevage. N'y aurait-il pas aussi d'autres facteurs, même si l'on comprend que le problème est complexe?

Pour finir, les auteurs plaident pour que les Nénètses obtiennent le droit de propriété et l'autodétermination, afin qu'ils puissent agir face aux deux menaces principales concernant leur avenir: le surpâturage et le développement de l'industrie du gaz et du pétrole. On ne peut que souscrire à la volonté des auteurs de donner plus de poids aux Nénètses dans les prises de décisions qui les concernent en premier lieu.