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La galerie[1], espace aulique monumental, est encore rare en France au Moyen-Âge. Elle gagne de l’importance à la Renaissance et s’impose finalement au Grand Siècle[2] où elle reflète et atteste d’abord, et avec une certaine ostentation, la puissance de son commanditaire. Elle se montre, éclate aux regards de qui la parcourt et contribue à la réputation de son possesseur. Ouverte en partie sur l’extérieur puisqu’elle flanque le plus souvent l’édifice privé d’un palais ou d’un monument civil, elle consacre les plaisirs de la vue : décorations intérieures puis présence immédiate d’un jardin[3] et, de loin en loin, esquisse d’un paysage qui se profile.

Depuis la petite galerie du Louvre[4] d’où il contemple de magnifiques tableaux, Henri Sauval a, par exemple, le plaisir de découvrir un spectacle nouveau qu’il ne peut s’empêcher d’ailleurs de décrire :

À l’autre bout, sort en saillie un balcon sur le quai de l’École, d’où l’on jouit d’une des plus belles vues du monde. Là, d’un côté, les yeux roulent avec les eaux de la Seine, et se promènent agréablement sur le penchant imperceptible de ce long demi cercle de collines rampantes, qui vient en tournant à cet endroit-là, de même que la rivière, mais toutes jonchées de maisons de plaisance, de villages, de bourgs, de vignes et de terres labourables. D’un autre coté, la vue éblouie des beautés de campagne se vient renfermer dans la ville et, après s’être égayée sur le Pont-Neuf, le Pont-au-change et les maisons uniformes de la Place Dauphine, elle se perd dans ce grand chaos de ponts, de quais, de maisons, de clochers, de tours qui, de là, semblent sortir, pêle-mêle, du fonds de la Seine[5].

À l’âge classique, en effet, la galerie est l’un des lieux architecturaux privilégiés d’une expérience esthétique du monde. Son décor intérieur abrite une collection[6], et sa situation, sa configuration permettent que se réalise, dans l’idée d’une déambulation souvent liée à l’exercice de la conversation et de la description[7], l’expression de soi, laquelle ne se place plus seulement dans le registre de l’ostentation, mais aussi dans celui du goût[8].

Or, au XVIIe siècle, la galerie de peintures entre par spécularité dans le livre[9], lui-même objet d’agrément et de savoir, de plaisir et d’enseignement. Il ne s’agit pas seulement d’un motif que le discours s’approprie par enchâssement[10], mais d’une structure que l’espace livresque tente de dupliquer par imitation. Le livre peut alors soit reproduire la galerie avec fidélité et exactitude d’après un modèle qui lui préexiste dans la réalité, soit inventer une « galerie mentale », en quelque sorte, en recourant éventuellement à un ou à plusieurs modèles. Dans les deux cas, le livre-galerie mime une architecture, réelle ou imaginaire, et la réfracte par projection.

Notre premier travail aura une portée générique et historique : quelle est l’origine de la galerie, quels sont les modèles qui ont présidé à son apparition ? Nous nous intéresserons ensuite à la fabrique du livre-galerie au XVIIe siècle : invention d’un espace par appropriation mimétique, disposition et structuration des composantes, utilisation d’un arsenal élocutoire à des fins pragmatiques. Enfin, nous pourrons nous interroger sur les espaces rêvés ou imaginaires que le livre-galerie reproduit afin de déduire les diverses intentions qui ont pu conspirer à sa réalisation.

I. Invention, résurgence et prolifération d’un espace réel et textuel

Le mot « galerie » n’apparaît en France qu’au XIVe siècle, mais l’existence d’un espace ouvert, destiné à recevoir des tableaux peints, est bien sûr beaucoup plus ancienne.

C’est la Grèce qui, sans doute, est à l’origine de la galerie[11]. La « stoa », en effet, est un lieu d’agrément public dans l’agora, un péristyle destiné à la promenade et dont la fonction demeure liée à l’apprentissage d’un savoir. « Stoïkos », mot désignant les adeptes de la philosophie de Zénon, dérive d’ailleurs de « stoa ».

Ce souvenir est conservé dans un certain nombre d’ouvrages du XVIIe siècle dont le but est justement l’édification morale. Dans l’épître liminaire du premier volume des Peintures morales[12], Pierre Le Moyne met solennellement le nom du dédicataire sur « la porte[13] » de son livre qu’il présente comme une « galerie de peintures[14] », en mémoire de celles du Lycée et du Portique. En 1646, Gomberville publie chez Louis Sevestre une Doctrine des moeurs[15]. Dans une préface qui tient de la fable et de l’histoire, il présente son ouvrage comme la reconstitution de l’ancienne galerie de Zénon. Dans une moindre mesure enfin, en 1655, Michel de Marolles nomme « Tableaux » une mythographie illustrée de cinquante-huit gravures sur les dieux et les héros de la Grèce antique[16]. Dans son « Explication de la figure du commencement pour servir de préface[17] », il fait référence à un Temple des Muses « pentagonique » dont les cinq portiques ouvrent sur cinq galeries, et il présente son livre comme la reproduction de l’une d’entre elles, dédiée à l’Amour.

La « galerie » aurait donc pour lointain modèle ce monument grec que désigne le mot « stoa », ce que plusieurs auteurs de l’antiquité attestent clairement dans leurs écrits. Diogène Laërce rapporte, par exemple, que Zénon professait sa doctrine à Athènes, dans un lieu orné de peintures variées et propice à la déambulation :

Il se promenait dans le portique orné de fresques nommé le Poecile de Péisianax et décoré de peintures de Polygnote, y discourait, voulant purifier ce lieu des massacres, car sous les Trente, on y avait tué plus de quatorze cents citoyens. Il y venait nombre de gens pour l’écouter. Ils furent appelés Stoïciens, du mot stoé (le portique), car d’abord ils se nommaient Zézoniens (Voir Épicure, Lettres)[18].

Par ailleurs, la périégèse de Pausanias en Attique signale déjà la présence de tableaux ornant le Pécile d’Athènes et en attribue certains à Polygnote[19]. Quant à Philostrate, s’il situe l’action de ses Images dans les faubourgs de Naples, il note que cette ville italienne « mérite d’être regardée comme une ville grecque » et indique dans le prologue que l’action de son récit se situe dans « un portique à quatre ou cinq étages » qui tire « son principal éclat des tableaux [pinakes] encastrés dans les murs[20] ».

Tous ces témoignages, aussi divers soient-ils, convergent au moins sur un point : l’accès à ces espaces peints était à l’origine particulièrement aisé. Des Athéniens affluent, en effet, vers la « stoa » pour écouter Zénon, Pausanias parcourt sans le moindre obstacle un lieu chargé d’histoire[21] et si Philostrate quitte le centre de la ville, il est bientôt rejoint par le fils de son hôte qui épie facilement sa visite. Il semble donc que la galerie de peintures ait été d’abord, sinon un lieu public, à tout le moins un lieu ouvert et fréquenté. Dès l’époque hellénistique simplement, ce fut sans doute dans un cadre privé que s’effectua la décoration pariétale[22] des cryptoportiques[23] et des péristyles. En parallèle à la « stoa » de Zénon, lieu d’agrément mais d’apprentissage et de sagesse, ces galeries peintes qui appartenaient à des particuliers deviennent des espaces plus confidentiels qui intègrent l’intérieur tout en gardant leur fonction sociale. Certains récits de Pétrone et de Lucien[24] mettent ainsi en scène des promeneurs qui marquent des haltes devant des tableaux peints et s’enthousiasment de leur beauté.

De cette première analyse, il ressort que la galerie, ou les modèles dont elle hérite, remplit une double fonction. Fonction sapientielle d’abord : Zénon professe sa doctrine en arpentant la stoa d’Athènes, et Philostrate parfait l’éducation de ses interlocuteurs en pratiquant l’art de la rhétorique et en enseignant le génie de la peinture :

Mon intention n’est pas de nommer des peintres ou de raconter leur vie, mais d’expliquer des tableaux variés : c’est une conversation composée pour des jeunes gens, en vue de leur apprendre à interpréter, et de former leur goût[25].

Fonction plaisante ensuite : la stoa de Polygnote est dite par nature « variée » et ses bigarrures colorent sans doute la doctrine stoïcienne d’un certain charme puisque Zénon, le père de la sagesse sévère[26], choisit d’y officier[27]. Philostrate vante, quant à lui, les pouvoirs de la peinture et situe sa visite à Naples, ville qui prolonge à ses yeux les merveilles d’Athènes. La visite de la galerie peinte, outre qu’elle offre une vue saisissante sur la nature environnante, s’effectue d’ailleurs dans l’atmosphère festive des concours gymniques et musicaux. Le portique, « revêtu des plus beaux marbres que recherche le luxe », est ainsi sans aucun doute un espace d’attraction et de plaisir.

Or, l’étymologie du mot « galerie » atteste d’une conjonction similaire entre l’enseignement et l’agrément. L’origine grecque, pour être plaisante, demeure contestée, mais vaut sans doute pour le symbole, comme si Athènes, lieu où parole et beauté se rejoignent, pouvait seule avoir inventé la galerie[28]. Le mot « galeria » est attesté tardivement, en bas latin, dans le domaine italien, au IXe siècle. Il serait issu par dissimilation de « galilea », provenant lui-même de « Galilaea », nom propre désignant la « Galilée ». Par opposition aux Judéens, les Galiléens sont censés représenter le peuple des Gentils, des non convertis. L’apparition du mot français « galerie », au XIVe siècle, s’accomplit donc, au moins pour partie, dans un contexte chrétien. La « galerie » qui, nous l’avons vu, hérite sans doute du portique[29] dans sa configuration, désigne en France, au Moyen-Âge, un « porche d’église ». Or, cet espace de passage entre le profane et le sacré est à proprement parler un lieu d’enseignement. Le fronton et les chapiteaux qui flanquent les portails des édifices gothiques exposent, en effet, des sculptures et figurent des épisodes célèbres, habituellement inspirés de la Bible. Ces images, souvent peintes d’ailleurs de couleurs vives, servaient à l’éducation des païens et des illettrés, pour peu qu’une voix doctorale les sût commenter. Spectacle et profit, l’alliance fondamentale du doux et de l’utile est donc dès l’origine à la fois associée au portique peint de l’antiquité gréco-romaine, mais aussi au mot « galerie », qui désigne, dès le XIVe siècle, outre le porche d’une église, un lieu plaisant de passage et de promenade, espace couvert intégré au château ou au palais. Par contamination, « galerie » est bientôt senti comme un dérivé de « se galer[30] » au sens de « se réjouir ».

Dès le XIIe siècle, avant même donc que le mot ne soit attesté en français, des galeries sont édifiées en France dans les châteaux et les habitations privées de type seigneurial. Certains écrits attestent de leur existence[31]. Ces galeries ne comportent pas obligatoirement des décorations peintes[32]. La plus célèbre est sans doute celle des Merciers. Commandée par saint Louis, elle reliait la Sainte-Chapelle à ses appartements privés. Au XIVe siècle, Charles V fit également bâtir une galerie peinte dans les appartements de la reine, laquelle pouvait ainsi accéder directement à son oratoire[33]. Mais ces deux exemples, où la galerie dessine un espace de jonction entre sphère profane et privée, demeurent des exceptions. Le plus souvent, c’est — semble-t-il — à la réception festive que cet espace de déambulation se destine. Au XVIe siècle, c’est un fait avéré sans doute en Italie et, bien sûr, en France[34]. Le mot désigne alors un espace de réception plus long que large, fréquemment ouvert sur un côté par des menuiseries, et présentant, entre les travées, des peintures enchâssées ou plaquées, des motifs décoratifs divers et parfois, des sculptures. L’espace est dessiné pour recevoir des tableaux dont le sens allégorique est le plus souvent crypté. Cette composition, pour être comprise et appréciée par le visiteur, requiert bien sûr une culture et un savoir. Les livres d’emblèmes, qui essaiment alors en Europe[35], élaborent d’ailleurs, en parallèle, un système sémiologique complexe, où l’obscurité relative est érigée en règle et sollicite de fait une révélation. Sans doute ce genre livresque entretient-il avec la galerie de peintures à la Renaissance des liens de proximité formelle et signifiante : encadrements des figures, usages des devises et symbolique des chiffres, monogrammes, ordonnancement des images qui se répondent par associations. Les galeries que François Ier fait construire à Fontainebleau, décorées par Rosso et le Primatice, rejoignent d’ailleurs, dans leur configuration maniériste, le processus emblématique : recherche d’un sens supérieur qui sourd de la confrontation mêlée et de la contemplation méditée des textes et des images, finalité plaisante, morale et politique assignées aux représentations composites dont l’ordonnancement même témoigne d’un sens plus profond que ne le laisse supposer la simple apparence. Dans les peintures et les cartouches, dans les motifs des encadrements, l’actualité historique se mêle à la fable, le figuratif au symbolique, le passé au présent. Dans un esprit d’émulation, les spectateurs itinérants sont invités à deviner, derrière le voile obscur de l’allusion, un sens toujours plus haut.

C’est d’ailleurs l’originalité de la galerie Farnèse, décorée par Annibale Carrache de 1597 à 1601, d’avoir fait de l’esprit de rivalité et d’émulation justement le thème même de sa composition. Dempsey, à ce propos, parle de « traits d’esprit ». Il perçoit en effet dans les fresques de la voûte une réponse malicieuse[36] de Carrache aux motifs de Michel-Ange dans la Sixtine et aux Stanze de Raphaël. Carrache détourne l’esprit de ces réalisations, il substitue à l’héroïsme chrétien des livres sacrés l’hédonisme dionysiaque des fables païennes. Repoussant la satire, il choisit de représenter les amours des dieux dans un style élevé et noble. Rien de réellement moral donc, rien de démonstratif non plus, le détournement n’a d’autre signification que le tour spirituel dont il procède[37]. Le spectateur est invité à découvrir l’origine des railleries, le détail des facéties. Le peintre titille son intelligence et sa mémoire, et sollicite sa dextérité. La visite de la galerie équivaut ainsi volontiers à un jeu spirituel. Telle scène fait écho à une ecphrasis de Lucien, telle autre à une peinture de Raphaël, inspirée elle-même d’un récit de Philostrate, telle autre à une description de Pausanias, telle enfin à un buste de la collection Farnèse. La décoration picturale atteste bien ici d’un miracle de culture. Selon Dempsey, Carrache se sert des Métamorphoses comme toile de fond à sa galerie, mais il lit Ovide, qui demeure au XVIIe siècle le grand inspirateur de toutes ces peintures et images, dans la version spécifique d’Anguillera, lui-même fortement influencé par le Tasse. La galerie de Carrache est ainsi à l’image du thème fondateur dont témoigne l’ensemble de la décoration, tout entière consacrée à l’Amour. C’est Cupidon l’enfant espiègle qui, en effet, préside aux plaisirs et aux jeux, lui encore qui incarne l’esprit de rivalité et de chasse de ces « traits d’esprit » que la galerie sollicite[38].

Or, la parution du livre de Marino[39], sous le titre de Galeria, peut apparaître, Marc Fumaroli le suggère, comme le prolongement littéraire de l’oeuvre de Carrache. Le poète italien se situe bien sûr dans une tradition planudéenne en écrivant des épigrammes inspirées par des peintures, mais ses « traits » poétiques résonnent comme en écho au parcours d’une galerie[40]. Le poète témoigne certainement du désir de parole dont il fut saisi lors d’une ou de plusieurs visites et son recueil en restitue l’écho indéfiniment répercuté[41]. À l’oeil amoureux piqué par l’image charmeuse, répond la voix enjôleuse et riante de la belle parole. Avec Carrache et Marino, la galerie de peintures est donc tout entière soumise au principe supérieur de plaisir. Plaisir plus spirituel que personnel d’ailleurs, à la différence des grandes et illustres constructions françaises qui, poussant l’édification jusqu’à la propagande, érigent au XVIIe siècle des galeries d’État, destinées à immortaliser le commanditaire[42], par le recours à la fable allégorique ou par la peinture d’histoire[43]. Qu’il s’agisse de Richelieu, tout entier absorbé par l’admiration de soi dans sa galerie des Illustres[44], de Louis XIV qui, dans la galerie des glaces[45], démultiplie l’espace au point de l’abolir, tous utilisent la galerie à des fins spéculaires. L’image du roi et celle du grand se réfractent ainsi à loisir[46], incrustées dans un espace entièrement dévolu à la diffusion[47]. De fait, l’accomplissement de la visite ne se réalise plus vraiment, comme dans la galerie Farnèse, dans un esprit de communion spirituelle scellant la rencontre d’une intention et d’une révélation, mais dans une admiration quasi dévotieuse du spectateur pour le goût, la puissance et la personne même du commanditaire. La galerie se réduit alors à une effigie[48] et l’instruction qu’elle professe est essentiellement de nature politique[49]. Lors de sa visite, le spectateur est invité à accomplir finalement un acte d’allégeance.

Il apparaît donc que la galerie, en tant que lieu réel, a pour fonction la déambulation, la contemplation et l’apprentissage. Mais selon que l’utile l’emporte sur le doux, ou inversement, la nature et la fonction de cet espace varient. Quand la galerie a pour but la transmission d’un savoir philosophique ou religieux[50], la décoration est au service de l’enseignement doxologique. Ce modèle archétypal, où s’exerce à l’origine une entreprise de perfectionnement didactique, a pour origine la stoa de Zénon dans l’agora d’Athènes. Polygnote, peintre du Pécile d’Athènes, est d’ailleurs par tradition associé à l’idéalisation de la nature[51] et à la moralisation de l’art[52]. Dans les galeries réelles où l’agrément prédomine au contraire, les formes de plaisir, de rêverie ou d’apparat se dégagent quelque peu de la nécessité d’information et d’éducation. À l’évidence, la galerie Farnèse atteste de ce tournant puisqu’elle modifie la perspective austère de la galerie philosophique. L’enseignement que dispense la peinture mythologique de la voûte du Carrache n’a plus d’utilité morale, ce sont le sourire et l’agrément qui priment dans une décoration où l’ornemental contribue à promouvoir une parole hédoniste. Les galeries de la Renaissance, celles d’Oiron, d’Écouen[53] et de Fontainebleau par exemple, avaient tenté sans doute, dans un souci d’équilibre, de concilier cette dualité originelle, mais le culte du grand homme et le caractère ostentatoire que revêt bientôt la galerie française au XVIIe siècle contribuent à divulguer sinon toujours un savoir, à tout le moins une image, infiniment modulée et réfractée. Désormais l’espace de la galerie est moins dévolu à l’otium, à la cultura animi, qu’au negotium, aux affaires publiques.

Quant au livre-galerie, il est lui aussi des plus divers au XVIIe siècle. Sur le fond d’abord. C’est sans doute à la fois contre l’hédonisme et le culte de soi que réagissent un certain nombre d’ouvrages qui manifestent sinon leur hostilité du moins leur distance devant ce qui est perçu comme une double dérive. Ces oeuvres résonnent le plus souvent, mais à des degrés variables, comme des condamnations, des avertissements. La galerie de peintures, espace mondain à la mode[54], promenoir où éclate la collection fastueuse d’un seul homme divinisé par des images, est comme récupérée, détournée d’une finalité plus plaisante qu’édifiante vers une efficacité plus édifiante que plaisante. Le livre-galerie, dans sa tradition morale et même moralisatrice, est ainsi par exemple profondément réactif. La galerie, en tant qu’espace de déambulation et de loisir, est imitée afin de dispenser une doctrine qui vise justement à canaliser les plaisirs de la vue[55]. La doctrine chrétienne s’infiltre notamment, sous des formes diverses, dans un espace profane qui, jusque-là, était plutôt consacré aux beautés de l’art.

Sans doute le père Le Moyne a-t-il ainsi à la fois présent à l’esprit les ouvrages de Philostrate et ceux de Marino lorsqu’il publie ses Peintures morales en 1640. L’ouvrage poursuit l’ambition de débarrasser la théologie scolastique de ses épines, de redonner du lustre au Lycée en effaçant les obscurités de l’École. Le Moyne conserve ainsi, à des fins d’agrément, le beau motif de la galerie de peintures, mais il tente aussi d’en tirer profit. Son ouvrage projette davantage, à travers les textes en prose et en vers et les quelques gravures, une leçon morale qui invite non à la contemplation des phénomènes, mais davantage à la retraite réflexive. La galerie, en tant qu’espace monumental, se réalise, nous l’avons évoqué, dans une société de cour, elle s’épanouit le plus souvent dans un espace urbain propice aux arts et aux fastes du spectacle. Or, c’est la vie à la campagne que va surtout célébrer Le Moyne, stigmatisant le luxe et les tribulations de la grande ville, et rabrouant par la même occasion l’orgueil humain[56].

Vu dans cette optique, le Cabinet de M. de Scudéry, qui paraît en 1646, est au contraire comme une réponse ironique à « l’idée de galerie » du jésuite. L’ouvrage du gentilhomme mondain[57] étale la collection profuse d’un homme de lettres, amateur consommé de peintures qui, à défaut de révérer Dieu, célèbre le monde profane et ses grandeurs. Scudéry exclut sciemment la sphère religieuse de son livre et fait de son cabinet un enjeu esthétique et politique.

Les triomphes de Louis le Juste de Valdor[58], ouvrage collectif publié en 1649, répond encore à une autre intention. Ce recueil ne sacrifie plus à l’otium litteratum, il ne s’attache, en effet, ni à former l’esprit, ni à combler l’âme, il poursuit l’ambition d’inscrire dans la mémoire nationale le souvenir glorieux d’un roi défunt. À partir de galeries réelles qu’il a pu visiter, Valdor reprend à son compte, dans le sillage Le Moyne[59], l’idée du mausolée. L’ouvrage d’apparat est particulièrement ambitieux puisqu’il fait se succéder trois galeries, l’une qui célèbre les principales victoires de Louis XIII, l’autre qui répertorie les devises et les armes de ceux qui l’ont servi, la dernière qui expose une collection de cartes géographiques[60].

Mais le livre-galerie est également divers dans la forme qu’il revêt. Il peut soumettre, en effet, son parcours à l’ordre d’un classement, celui d’un cabinet ou d’une collection par exemple, dont il constituerait en quelque sorte le « catalogue » commenté : son principe de régulation lui est alors extérieur. Il peut aussi distribuer les toiles ou les gravures selon une logique propre. Dès lors, son principe de régulation est interne. Par ailleurs, il convient aussi, pour des raisons de clarté notamment, de distinguer le livre-galerie qui gère les collections attestées, constituées de tableaux identifiés[61], du livre qui métaphorise la galerie au contraire, même si, en pratique, ce nouveau classement n’est pas sans poser problème. En effet, les livres-galeries n’empruntent pas avec la même « intensité » à la réalité. Marolles et Gomberville ne reproduisent pas de vraies galeries par exemple, mais ils n’inventent pas non plus toutes leurs gravures, loin s’en faut. Gomberville, avec la complicité du graveur Pierre Daret, s’approprie les illustrations d’un livre d’emblèmes d’Otto Van Veen, publié à Anvers en 1607, et Marolles emprunte ses images à la collection d’un curieux, Favereau[62]. Dans le De pinacotheca sua de Loménie de Brienne, la part de l’imaginaire fait partie des plaisirs de la description, l’ouvrage, à la fois « poème et […] inventaire », ne reproduit d’ailleurs qu’en partie les tableaux du collectionneur[63].

Au XVIIe siècle, le livre-galerie accueille et suscite donc la variété dans sa fabrique même. Comme il est à la fois métaphorique et mimétique, mais à des degrés variables, il convient, pour apprécier ses intentions, d’user sans doute de beaucoup de prudence. La dynamique qui prévaut à sa réalisation : invention créative, distribution régulatrice et élocution adaptée, procède, en effet, d’une exigence qui, pour être triple, n’en est pas moins modulable.

II. Un espace d’écriture ambulatoire : « inventio, dispositio, elocutio »

La transposition d’un lieu tridimensionnel dans un espace sans profondeur nécessite à l’évidence une grande inventivité. Le livre-galerie réalise cette curieuse alchimie par des effets redoublés d’imitation et d’illusion qui font de lui une véritable curiosité.

Outre le titre, bien sûr, qui peut explicitement témoigner du projet de transfert, le choix du format a toute son importance. L’in-folio et, dans une moindre mesure, l’in-quarto donnent au livre un caractère immédiatement monumental. Le lecteur, en ouvrant les larges pans de la reliure, peut alors, pour peu qu’il le veuille, s’imaginer franchir le premier seuil d’un édifice, son porche en quelque sorte, espace frontière entre le monde réel et son artefact. Ces « gestes propitiatoires[64] » confèrent sans doute à la lecture une certaine solennité, ils entérinent la coupure avec le temps et l’espace profanes.

Les frontispices gravés, bornes topographiques, signalent par ailleurs au lecteur qu’il est au début d’un voyage et qu’il évolue désormais dans un espace spécifique. Placés en position liminaire, ils accentuent le plus souvent l’effet d’illusion de titres programmatiques à consonance picturale et architecturale. Le frontispice des « livres-galeries », loin de représenter un espace plat, un portail ou un panneau, figure en effet le plus souvent une entrée de palais ou de temple où se devinent, en point de fuite des galeries justement[65]. L’ouvrage qui réalise sans doute le premier cet effet d’illusion est l’édition illustrée des Images de Philostrate, traduites et commentées par Blaise de Vigenère[66]. Cette version, qui insère les épigrammes françaises d’Artus d’Embry, paraît à Paris chez les Veuves Abel l’Angelier et Guillemot en 1614 et présente, sur une page entière, un frontispice gravé par Jaspar Isac. Sous le regard de Dieu, symbolisé par le soleil, et sous l’égide du roi Henri IV, Apollon et les Muses investissent un palais dont une des deux ailes est décorée de tableaux peints. Le loisir lettré (otium litteratum) consacre un mode de vie idéal et la galerie expose les liens profonds qui l’unissent à la triade allégorique exhumée par Marc Fumaroli[67], celle du Parnasse, de l’Arcadie[68] et de l’Académie. En outre, quelque chose de l’idéal antique de la parole socratique semble également suggéré dans cette représentation. Reprenant l’idée d’une translatio studii d’Athènes à Paris, la gravure évoque en effet, par les cartouches placés au bas de l’image, la question de la traduction, puis elle signale que c’est dans l’espace de la galerie française que s’accomplit désormais le transfert de la parole philosophique. Cette gravure servit certainement de modèle aux frontispices de certains traités d’éloquence qui, à partir des années 1635, représentent volontiers des personnages s’apprêtant à franchir le seuil d’un palais. Elle inspira peut-être aussi Grégoire Huret qui illustra en 1640 les Peintures morales de Pierre Le Moyne. Comme dans l’édition de 1614, c’est seulement un pan du palais qui semble consacré aux peintures, mais la perspective en biais permet, à la différence du point de vue central, de distinguer les contours de trois tableaux que le lecteur n’a aucun mal à identifier puisqu’il les retrouve, dans le même ordre, dans le corps du livre. Le frontispice de Pierre Daret, pour la Doctrine des moeurs de 1646, reprend ces illustrations mais innove en bien des points. Daret tente lui aussi de figurer la déambulation dans une galerie : il représente ainsi, peut-être à l’imitation du frontispice du Palatium Reginae Eloquentiae du Père Pelletier et de la traduction par Baudoin des Guerres civiles de Enrico Caterino Davila[69], des personnages réels et historiques qu’il associe à des allégories[70]. Mais à la différence de ses prédécesseurs, Daret disjoint totalement l’inscription du titre du frontispice, lequel devient, en quelque sorte, une gravure autonome[71]. En fait, les illustrations de Daret, jointes aux paratextes de Gomberville, tentent, pour la première fois, de donner l’illusion d’une déambulation dynamique. Le titre de l’ouvrage et la petite gravure qui lui est associée ont une fonction d’annonce programmatique : la Doctrine des moeurs tirée de la philosophie des stoïquesreprésentée en cent tableaux et expliquée en cent discours pour l’instruction de la jeunesse se lit en parallèle avec cette vignette qui représente Hercule, figure héroïque du stoïcisme, chassant le Vice du temple des Muses. Mais jusque-là l’idée de galerie n’est pas indiquée, tout simplement est-elle évoquée par le mot « tableaux ». L’inscription redoublée du titre, dans la gravure qui suit, tout en suscitant l’interrogation, est un nouvel indice : ce titre, en effet, figure sur un linge recouvrant lui-même un tableau tenu par deux putti. La gravure suivante éclaire encore cette mise en scène voilée : elle représente de fait une galerie de peintures. La vue n’est pas globale, comme dans l’édition de Philostrate, elle ne repose pas non plus sur la perspective, comme chez Le Moyne, mais elle offre en quelque sorte l’avantage du gros plan. Elle représente les dédicataires de l’ouvrage qui, ayant franchi le seuil de la galerie, poursuivent leur promenade. Le jeune Roi est accompagné de sa mère, Anne d’Autriche, et de son parrain, Mazarin, qui confie d’ailleurs à la même époque la décoration de la galerie haute de son hôtel particulier à Romanelli. À l’évidence, Daret et Gomberville innovent dans les procédés d’illusion. En effet, ils balisent le commencement du livre de gravures liminaires qui jouent le rôle de bornes spatiales, figurant ainsi une déambulation itinérante et, pour la première fois sans doute, progressive. La double préface de Gomberville signale, qui plus est, que la galerie de peintures de la Doctrine des moeurs comporte, peut-être à l’instar de la galerie Médicis peinte par Rubens de 1622 à 1625, et elle aussi d’inspiration héroïque, deux ensembles distincts, se faisant vis-à-vis. Les gravures de Daret et le paratexte stipulent enfin explicitement le nouveau statut du lecteur, celui d’un viator et d’un disciple.

Le livre-galerie donne ainsi prioritairement l’illusion d’un voyage et d’une pérégrination dans un espace monumental. Il tente aussi, par souci d’imitation avec le modèle réel de la stoa, de faire apparaître des peintures. Dans une tradition héritée de Philostrate et de la seconde sophistique, ces images sont d’abord de nature verbale. Il va s’agir, dans un exercice habile de substitution, de conférer aux mots un pouvoir de représentation afin de réaliser ce qu’Étienne Binet appelle de « riches peintures[72] ». Grâce à l’ecphrasis rhétorique et aux techniques d’enargeia, la parole fait alors surgir l’image : les figures et les mines des personnages deviennent perceptibles à l’auditeur qui croit les voir. Dans la tradition humaniste, la rhétorique demeure encore, selon la belle expression de Jean-Marc Chatelain, « ce lieu privilégié où la vérité des mots a universellement vocation à rejoindre la vérité des choses[73] ». Mais si le livre-galerie se réalise dès l’origine par la peinture parlante, l’image gravée peut également jouer un rôle important dans son accomplissement. L’ecphrasis rhétorique participe d’ailleurs parfois de l’invention de l’image : les gravures de l’édition de 1614, dans la traduction de Vigenère, sont des illustrations des peintures parlantes de Philostrate. Dans une lettre, Marino dit d’ailleurs son désir de voir ses épigrammes accompagnées de figures gravées, il remercie le cousin d’Annibale Carrache, Lodovico, pour un dessin réalisé à partir d’une pièce de son recueil, et lui conseille de dessiner en s’inspirant des récits fabuleux de l’Antiquité[74]. Il arrive aussi, c’est le cas pour Gomberville et Marolles, que le livre-galerie soit conçu comme un commentaire d’images préalablement gravées, les textes répondent alors à la présence d’images qui leur préexistent et auxquels ils tentent de donner un sens, une explication.

En matière d’invention purement rhétorique, le livre-galerie procède donc souvent par réaction. Marino répond ainsi aux images qui ont aiguisé son esprit ou qui ont surgi de sa mémoire. Dans le processus d’illustration, le peintre ou le graveur répond semblablement au poète et tente de rivaliser avec lui : c’est bien sûr l’esprit qui préside à l’illustration des Images de Philostrate. Lorsque l’image peinte investit seule l’espace de la page, la glose textuelle se superpose à elle, tente de la circonvenir, d’en rendre compte. Chez Gomberville par exemple, le motto, le commentaire explicatif et l’épigramme gnomique font face à la gravure de Van Veen.

Outre l’invention, la disposition. La galerie réelle est le plus souvent un espace organisé. Quelles que soient son orientation et sa finalité, quelle que soit la part accordée à la fantaisie, sa visite dessine un parcours calqué sur l’ordre des tableaux, depuis la figuration de la porte d’entrée jusqu’à l’image ultime de la sortie[75]. L’étude iconologique de la galerie François Ier à Fontainebleau par Panofsky[76] laisse clairement apparaître une logique dans la disposition des toiles et des encadrements [inquadratura][77]. Ce souci d’ordre se double au XVIIe siècle en France, où s’élabore l’esthétique classique d’une admiration toute particulière pour la symétrie et pour l’harmonie. Ainsi, l’engouement dont Sauval témoigne pour la petite galerie du Louvre, ou bien encore pour celle de Mazarin, laisse place à l’enthousiasme dès qu’il rend compte du bâtiment de La Vrillière[78], considéré par lui comme un chef-d’oeuvre d’art et d’équilibre. Pour Sauval, cette galerie est un modèle de perfection dans la mesure où elle dessine une histoire dont la cohérence transparaît dans la disposition étudiée des tableaux muraux et des motifs à fresque de la voûte peinte. La galerie des Illustres de Richelieu, qui entérine la vision politique du géographe d’Henri IV, Antoine de Laval[79], souffre au contraire, aux yeux de Sauval, non seulement d’une enflure narcissique, mais aussi d’un manque de rigueur dans l’apparition des tableaux.

La galerie est d’autant mieux ordonnée qu’elle tente d’inculquer au plus grand nombre un savoir univoque, une leçon. De ce point de vue, le cabinet de curiosité[80], oeuvre d’un seul et destinée à un petit cercle, est certainement un cas à part[81]. Dans la réalité du XVIIe siècle, le cabinet constitue un espace privé et confiné dont l’originalité résulte de son aptitude à recevoir une collection de tableaux et d’objets, attestant du goût et de l’humeur de son possesseur. Sa disposition n’est pas forcément dictée par un souci d’ordonnancement, mais bien davantage par une volonté de diversité[82]. En témoigne, à titre d’illustration, le frontispice du Cabinet de M. de Scudéry. La multiplicité thématique et formelle des tableaux sature l’espace des murs et exclut toute disposition programmatique stricte. Bustes, statues en pied, aiguières et bijoux s’exposent à la vue en même temps que les nombreux tableaux qui tapissent les parois. Tout évoque, sinon la fureur d’accumuler, du moins la tentation plaisante du collectionneur, animé par le désir de possession. L’on est proche, sur ce point au moins, de l’esprit de la galerie Mazarin, que Henri Sauval présente comme un concentré merveilleux, car quasiment exhaustif de la peinture mondiale. Le projet de La Vrillière ne relève pas de cette dynamique de curiosité[83], au contraire, puisque la plupart des peintures furent commandées d’après un projet initial, afin de donner sens et ordre à l’ensemble.

Ce souci fondamental de la disposition est une constante dans le livre-galerie. Même dans sa version hédoniste, celui-ci demeure, en effet, soumis à un ordre. Marc Fumaroli propose de lire la Galeria de Marino en différentes sections, d’après la distribution des figures et des tableaux de la galerie Farnèse[84]. L’ouvrage de Philostrate, dont le but n’est guère moral, témoigne dans son organisation volontairement lâche et peut-être obscure, d’une volonté de mettre le spectateur dans un état d’inconfort, en le disposant à rechercher justement un sens ordonné[85]. L’ordre d’apparition des peintures parlantes, qui demeure en effet le même dans les éditions, 31 et 34 tableaux précédés d’une préface, invite le lecteur à reconstituer des symétries logiques, à révéler une dynamique, à déduire une interprétation sur le protocole d’apparition et de description. Mais l’effet d’ordonnancement est d’autant plus strict que l’ouvrage a ou non une orientation morale et édifiante. Les Peintures morales disposent les rares images gravées en fonction de la démonstration d’ensemble sur les passions. Marolles qui tente de donner une coloration chrétienne aux fables païennes fait naturellement de la disposition la pièce maîtresse de son travail. Dans l’« Avertissement » liminaire, il confesse la difficulté qu’il a rencontrée dans l’organisation des nombreuses gravures commandées par Favereau, parmi lesquelles il fut conduit à opérer un choix. Modifiant à sa mort le projet de l’érudit, lequel avait décidé à l’origine d’adjoindre aux images des épigrammes et des explications pouvant emprunter à la morale mais aussi à la physique et à la politique, Marolles se heurte à l’impossibilité d’une classification chronologique des gravures, et opte finalement pour une disposition thématique. Il divise ainsi son ouvrage en « livres », afin de donner, par le biais d’une dynamique dramatique, sa vision historique et diachronique de l’histoire de l’homme. Le parcours débute ainsi par l’image du Chaos et se termine par l’évocation du Sommeil. Le cas de Gomberville est encore plus probant. Conservant les cent trois gravures d’Otto Van Veen, il en redistribue l’ordre d’apparition afin de donner un sens plus logique à sa galerie. Le peintre anversois choisissait de faire figurer la Vertu glorieuse, terrassant la Fortune en position liminaire du recueil ; Gomberville, en une démarche proche de François de Sales dans son Introduction à la vie dévote, tient au contraire à inscrire le voyage humain dans une temporalité, il insère ainsi cette gravure dans le dernier tiers du recueil afin de signaler que la Vertu s’acquiert de haute lutte et que ce n’est qu’à la fin du périple que le viator en peut admirer l’entière réalisation.

Car de la disposition d’ensemble dépend bien sûr une lecture qui engage l’oeuvre tout entière et lui donne un sens. Les ecphraseis de Philostrate par exemple, ainsi que les épigrammes de Marino, du fait de leur autonomie sémantique, autorisent, malgré un ordre d’apparition, une lecture fragmentée et aléatoire qui laisse au lecteur la possibilité d’un choix, en dehors même de la linéarité qu’elles dessinent. Mais ces galeries, sans doute mimétiques de galeries réelles, sont globalement vouées au plaisir. La disposition de l’emblème, qui met chez Gomberville textes et image en vis-à-vis, constitue un cas d’espèce sensiblement différent. En effet, si les gravures de Gomberville peuvent se feuilleter dans le désordre de leur apparition, les commentaires moraux tendent à contrecarrer cette liberté. En enserrant l’image peinte dans une glose qui lui donne un sens et l’inscrit dans la temporalité du récit, la lecture, soumise à la linéarité, se met alors au service de la démonstration. Paradoxalement, l’ecphrasis rhétorique décuple les pouvoirs de l’image en permettant son épiphanie. La concomitance du texte et de la gravure illustrative peut viser au contraire à contrôler une image dont l’enjeu n’est plus l’apparition mais l’explication.

Mais dès lors qu’il s’agit de faire naître l’image par la parole, ou d’en maîtriser les effets par le discours, ce n’est plus vraiment la disposition qui est en jeu, mais bien davantage l’élocution. Car le livre-galerie demeure essentiellement un espace dévolu au pouvoir des mots. Il consacre à l’évidence la suprématie de la parole, et le plus souvent de la parole prononcée, professée. Philostrate révèle la vérité de la peinture par l’usage d’une voix subjective, Marino consacre la miraviglia de l’image en multipliant ses saillies épigrammatiques, Gomberville, Marolles et Le Moyne tentent d’en révéler surtout l’utilité. D’où la nécessité, selon le but assigné au livre-galerie, d’adapter un discours en conséquence. L’ecphrasis rhétorique réalise par exemple la magie de la peinture en consacrant paradoxalement la suprématie de l’éloquence. Elle accomplit ce miracle qui veut que l’être ou la chose jaillisse de l’ordonnancement même des mots. Elle s’appuie souvent sur l’enargeia et l’hypotypose, figures qui contribuent à l’illusion. La prosopopée actualise par ailleurs une présence dans le surgissement de la parole. Les apostrophes et les interjections, les effets de dialogisme, les pointes épigrammatiques miment encore le déroulement d’une conversation et jaillissent dans la fulguration de la parole vive. Ainsi, la voix du guide, du commentateur ou du spectateur, semble s’adresser directement au lecteur en sollicitant son attention et son approbation[86]. Les modalités de discours et la tonalité des propos esquissent progressivement un caractère. Le guide se fait tour à tour contemplateur ou contempteur.

Or, la diffusion de cette parole, qu’elle soit pathétique ou didactique, contribue à faire du livre-galerie un médium de transmission. Dans les Images de Philostrate et dans le livre mimétique en général, la parole contribue à l’enseignement rhétorique et esthétique ; l’illusion trouve ainsi sa légitimité dans le fait qu’elle donne lieu à un exercice de virtuosité langagière et qu’elle participe d’une expérience de la beauté. Dans le livre-galerie à orientation morale au contraire, la parole dispensée a une fonction principalement explicative. C’est donc davantage à travers l’amplification descriptive[87] et le rythme de la période qu’elle se réalise. Le commentaire en prose de Gomberville déploie par exemple l’image gravée au fur et à mesure de son apparition et en évalue la portée morale. Quant à l’épigramme, elle redouble le sens du commentaire. Dans un fonctionnement proche de la parastase, elle module en vers un message dispensé en prose et contribue, par un effet de répétition, à l’intrusion doctrinale. Ce débordement discursif signale, qu’en marge d’une transposition fondée sur l’illusion mimétique, des projets et des présupposés divers font du livre-galerie, non seulement un espace de représentation, mais également un espace d’intentions.

III. Un espace u-topique ou l’imaginaire de la galerie

Le processus de transfert d’un lieu réel comme la galerie dans l’espace du livre ne relève pas d’une simple duplication, loin s’en faut. Fidèle au principe de vraisemblance qui la constitue, l’esthétique classique épure la réalité, la corrige, la subsume afin d’en restituer l’idée et de l’adapter au public qui la reçoit[88]. Ainsi, en entrant dans les livres, la galerie de peintures se donne à voir aussi comme un objet fondamentalement autre. Il est donc légitime de parler d’elle comme d’un espace u-topique, espace sans lieu véritable, espace qui renvoie, ou qui évoque, un ailleurs. Car, si un certain nombre de modèles architecturaux et rhétoriques contribuent à la création du livre-galerie, il est certain que sa fabrique procède aussi d’un imaginaire, hérite de structures mentales, et projette des espaces idéaux.

La disposition d’images dans un cadre clos et la visite ordonnée de ces images évoquent d’abord le fonctionnement et la dynamique des anciens arts de mémoire[89]. L’élaboration en pensée d’une architecture imaginaire ou véritable et la répartition ordonnancée d’images pouvant agir sur la mémoire pour l’impressionner, l’activer et l’animer, ne sont pas sans rappeler le dispositif déambulatoire mis en place par Philostrate : son discours donne, en effet, l’illusion d’une promenade et l’émotion du spectateur est constamment sollicitée lors de la visite des tableaux. Les images agissantes et les peintures du sophiste représentent ainsi le plus souvent des personnages engagés dans une action dramatique, dont l’apparence a quelque chose de frappant, d’insolite, d’extraordinaire. En outre, la pratique mnémotechnique de l’art de mémoire et les descriptions de Philostrate poursuivent à l’évidence une même finalité en contribuant en priorité à l’éducation rhétorique. Les loci mémoriels servaient originellement de réservoirs topiques commodes et accessibles. Les ecphraseis rendaient semblablement service aux apprentis rhéteurs.

Comme les livres-galeries, les arts de mémoire furent aussi utilisés à des fins morales. Au Moyen-Âge, l’église et la cathédrale servaient volontiers de réceptacles mémoriels. Les nombreuses scènes de Paradis et d’Enfer pouvaient jouer le rôle de « patron et burin[90] » et contribuer à la fabrique intériorisée de tableaux et de scènes mentales. L’art de mémoire entrait ainsi dans une logique de conversion et de méditation. Avec le livre-galerie, la convocation mentale d’images agissantes disparaît du fait de l’ecphrasis, ou de la gravure, qui s’impose à la vue sans effort, mais l’application des sens, prisée par saint Thomas, demeure capitale. Gomberville, par exemple, ne cesse d’apostropher son spectateur, d’attirer son regard afin de le convaincre. Cet enseignement par intrusion se réalise chez lui autour de cent trois tableaux organisés en deux séries qui forment une ars ascendendi dont la configuration n’est pas sans rappeler les images frappantes recommandées dans les plus anciens arts de mémoire : recours à la fable et à son magasin de merveilles et d’horreurs, prédilection pour le combat des vices et des vertus, pour les images de mort et de salut.

Le livre-galerie hérite enfin aussi, au XVIIe siècle, de l’esprit encyclopédique de la Renaissance. Certes, c’est moins l’organisation des connaissances, la mathématisation de l’univers qu’un chemin d’accès au savoir qu’il dessine. Le livre-galerie rappelle le principe de la somme, en témoignent à l’évidence la traduction et l’annotation de Philostrate par Vigenère[91]. Mais à l’époque classique, l’accumulation des connaissances est subordonnée à la nécessaire adaptation à un public spécifique. Gomberville dédie ainsi son ouvrage au jeune Louis XIV, fabrique de prime abord un cadeau personnel, mais tente aussi, dans une perspective éducative plus large, de s’adresser à tous les jeunes hommes de la noblesse française, frange sociale avide de grandeur et d’héroïsme[92]. Le Moyne, attentif à la christianisation de la cour, tente, quant à lui, de tracer un chemin de dévotion dans la lignée de François de Sales. Ainsi les Peintures morales s’adressent-elles aux hommes et aux femmes, aux libertins et aux dévots, pourvu qu’ils soient mondains. L’idée si chère à la Renaissance, très perceptible chez Vigenère par exemple[93], d’une correspondance entre microcosme et macrocosme se retrouve sans doute dans cet idéal de perfection que tracent les morales de l’honnêteté et les pratiques de la civilité. D’où le fait qu’il y ait là un enjeu de taille, notamment pour des moralistes religieux ou des prédicateurs mondains. Le Moyne, à la suite de Richeome dans les Peintures spirituelles[94], a pour dessein d’élaborer une cour sainte suffisamment versée dans la dévotion pour mériter l’accès à cette terra incognita qu’est l’Érotie, lieu utopique, « palais de chasteté[95] » où s’accomplira l’amour divin. Marolles s’inscrit dans la lignée des mythographes de la Renaissance comme Gaultruche et Pomey, et réalise un tour des fables, mais il sacrifie l’exhaustivité à l’agrément, adoucit la doctrine par des gravures plaisantes, quitte à condamner de façon continue les licences du peintre[96].

Le livre-galerie réalise ainsi au XVIIe siècle, mais en l’adaptant aux airs de la cour, une idée chère de la Renaissance, celle du petit monde, reproduction en concentré et dans un espace restreint d’une totalité[97]. Totalité plus « spécialisée » parfois peut-être, comme l’atteste, en parallèle aux galeries morales qui, notamment chez Gomberville, s’intéressent essentiellement à l’homme, des galeries religieuses qui intéressent l’homme à Dieu. Certains ouvrages de Richeome comme les Peintures spirituelles[98] et les Tableaux sacrés[99], d’Antoine Girard comme Les peintures sacrées de la Bible[100] et d’Antoine Godeau comme Les tableaux de la pénitence[101] témoignent de cette intention. Richeome et Godeau, surtout, réalisent de véritables livres-galeries de spiritualité, ouvrages destinés à la méditation et à la prière[102] et censés représenter, dans un espace des plus circonscrits, la totalité de la sagesse chrétienne par l’accumulation de tableaux exemplaires[103]. Il convient sans doute enfin d’associer à ces recueils La galerie des femmes fortes de Le Moyne qui s’inscrit aussi dans une tradition galante de la prédication[104] : la succession des gravures représentant des personnages exemplaires introduit en effet à des peintures verbales qui ont pour fonction d’exposer au lecteur la magnificence d’illustres destinées et de provoquer chez lui une admiration continue « par une sorte de vertige pathétique[105] ».

Dans sa tentative de représentation du monde sublunaire ou dans l’évocation des vérités du christianisme, le livre-galerie témoigne ainsi d’une volonté de disposer les savoirs, d’organiser un sens et de lutter contre l’espace qui fuit, celui angoissant d’une nature brute, d’un lieu sans limites. Il organise le monde en le nommant, en le classifiant, un peu à la manière dont Étienne Binet concevait son traité des Merveilles de Nature[106]. À l’opposé du labyrinthe, lieu d’illusion où l’on se perd, en marge du cabinet, lieu de savoir où l’on apprend, la galerie est ainsi un lieu de révélation où l’on se trouve, un lieu de déambulation qui fraye un chemin. Qu’il s’agisse de parachever la formation de l’orateur, d’accomplir le héros ou d’achever l’éducation de l’honnête homme en en faisant un fidèle courtisan ou un parfait chrétien[107], les livres-galeries signalent la trace capitale d’un passage, comme si le visiteur — nombreux sont les auteurs qui y insistent — ne pouvait pas ressortir indemne de sa traversée. La galerie, en effet, est un espace fondamental dans la réalisation de la paideia et les livres-galeries entérinent naturellement le prestige de l’échange, du dialogisme, réel ou feint. Les Images mettent ainsi en scène Philostrate dans le rôle d’un mentor en exercice. C’est à de jeunes gens qu’il s’adresse et plus particulièrement au fils de son hôte qui devient, chemin faisant, un disciple à initier. Gomberville reprend à son compte le lieu commun du puer-senex[108] et construit une Doctrine des moeurs destinée au jeune roi. Ses commentaires miment également un échange entre un mystagogue et un disciple. L’enjeu de l’itinéraire est bien ici de nature pédagogique : il s’agit de faire du jeune garçon un héros, de lui apprendre, en visitant une galerie idéale, à transcender sa nature d’homme.

Alors que Marolles entreprend une conversation illustrée avec la jeunesse afin de la détromper des mensonges mythologiques, Le Moyne tente sans doute une édification de l’âme. Il invente un cercle des devisants lui permettant de s’adresser aux hommes et aux femmes de la cour puis tente de les séduire sur leur propre terrain, celui de l’illusion. Les images gravées des passions, qui sont enchâssées dans les Peintures morales, représentent, en effet, le plus souvent des scènes légendaires d’égarement. Mais contrairement à ce que le titre de l’ouvrage pourrait laisser penser, ces gravures sont fort peu nombreuses[109]. Cette parcimonie est révélatrice, sans doute, d’une volonté de réduire les pouvoirs de délectation de l’image peinte[110]. C’est d’ailleurs la poésie que Le Moyne nomme par substitution « peinture morale[111] ». L’idée d’une galerie constituée de peintures variées est ainsi insidieusement détournée[112]. Parmi les devisants qu’il met en scène dans l’avant-propos de son ouvrage, Le Moyne nomme de fait l’un d’entre eux du nom d’Ampèle. Or, ce dernier a une obsession, réaliser la décoration d’une galerie. Ampèle, grand amateur de tableaux peints, est irrité au plus haut point par l’attitude d’Éranthe, son ami poète, qui lui refuse ses textes. Excédé, il envisage alors de lui voler ses poésies afin de les enchâsser au bas des peintures murales. Or, ce refus a une double signification. Il atteste d’abord symboliquement d’une entreprise condamnable aux yeux de Le Moyne : Ampèle, qui est philosophe, et qui prétend donc à la sagesse, se discrédite par son attitude extravagante. Son « désir de galerie » témoigne en effet des dérives de l’amour de soi[113]. Mais ce refus d’Éranthe permet aussi, dans la mesure où il constitue un obstacle dramatique de première importance, de dépasser la dispute qui s’installe et de faire que se réalise la véritable galerie du livre, à savoir la peinture éloquente, raisonnée et variée des passions humaines et des bons désirs entre gens de compagnie :

Je consens donc, déclare Éranthe, à la conférence que me propose Ampèle à condition que vous n’y assisterez pas seulement en qualité d’arbitres oisifs et muets, mais que chacun de vous y entrera pour sa part. Outre qu’elle en sera plus riche, mieux remplie et moins ennuyeuse, j’en recevrai une instruction plus entière et plus parfaite et d’ailleurs votre attention étant partagée entre ce que vous aurez à dire et ce qui se dira, il vous en restera moins pour remarquer les défauts de mes mauvaises peintures[114].

C’est dans le dialogisme en effet, dans la confrontation de la poésie et de la glose démonstrative qu’une galerie supérieure se construit. Par le biais d’une prédication galante, Le Moyne restitue finalement à la galerie sa fonction initiale : celle d’un espace philosophique où l’image plate trouve son accomplissement dans la parole qui l’explicite et la circonscrit. En s’adressant aux mondains, il cherche moins, sans doute, moins à générer une émotion par le moyen de l’image gravée qu’à susciter une réflexion sur l’artifice. Le frontispice des Peintures morales représente certes un espace délectable, mais il figure surtout la manière dont il convient d’en user[115]. La perspective de biais suggère par exemple qu’il est un au-delà de la galerie, non représentable. Le texte seul, en effet, dit clairement par la suite que ce lieu est l’Érotie, espace divin résolument autre que l’illusion de la plate peinture ne peut même pas prétendre esquisser. La gravure de Huret, « miroir mystique du livre[116] », signale ainsi sans doute que, pour Le Moyne, la vénération de l’image n’est légitime que dans son absence[117].

Pourtant, si le livre-galerie a souvent pour enjeu la formation et la transmission d’un savoir, il peut être aussi le lieu d’une expérience esthétique. Les Images et, d’une certaine façon, les épigrammes de la Galeria de Marino rapportent, par exemple, des scènes où l’observateur devient victime du spectacle qu’il observe. Emprisonné par une beauté qui le fige, par une émotion qui le stupéfie, il est transporté dans un ailleurs. Immobile, il s’adonne alors à la contemplation d’une étrange merveille qui n’annihile pas la raison, mais la suspend et la contient. L’image, qui parle à celui qui sait la regarder[118], professe alors un enseignement qui, pour n’être pas moral, n’en est pas moins authentique. Exemple de cet effet de suspension, qui révèle celui qui la subit à sa propre intimité, l’extrait de la vingt-huitième ecphrasis[119]. Surpris, le spectateur a une double révélation, celle de sa propre fascination et celle de son anéantissement dans l’altérité de la beauté. Cette expérience paradoxale, pathétique et spirituelle, où l’intimité du moi surgit, se réalise et se dérobe dans le spectacle projeté du beau, s’accomplit à l’intérieur de la galerie, espace de l’immanence, mais aussi lieu de mystère et d’épiphanie.

Il va sans dire que pareille rencontre n’est pas envisageable dans la galerie morale à finalité religieuse, où l’idée d’extase demeure évidemment ordonnée à une transcendance. Les propos conclusifs de Le Moyne, par la bouche de Théotime, sont de ce point de vue sans appel. Ils constituent une condamnation du plaisir esthétique et invitent le lecteur à une prise de conscience sur la vanité des phénomènes. L’ouvrage du jésuite constitue ainsi la démythification de la galerie de peintures en tant que curiosité et sa réhabilitation en tant qu’idée transposée. La galerie d’Ampèle était un phantasme, une toquade. La galerie morale, qui se constitue dans la confrontation dialogique des devisants, en proclame in fine la vacuité :

Avouons donc que Dieu est aux âmes justes une source de beautés qui passent tout ce que peut donner la nature et tout ce que l’art peut contrefaire. Toutes les autres ne sont au prix que d’agréables impostures et des sophismes de blanc et de rouge, et si nous avions les yeux assez purifiés pour en voir seulement un rayon, nos plus chères idoles après une vue si ravissante, ne nous seraient plus que des fantômes et des spectres[120].

Selon Le Moyne, et d’un point de vue théologique, l’artifice de la galerie procéderait donc de l’opposition paulinienne entre le « voir en miroir » et le « voir en face-à-face ». Les plates peintures projettent, en effet, un agréable mensonge dont le livre-galerie, qui les imite, redouble le simulacre. Mais ce faisant, l’ouvrage tire aussi sa légitimité : en redoublant l’artifice de la galerie, il en contient l’hédonisme ; en soulignant ses limites, il est plus à même d’en exploiter les vertus.

La galerie de tableaux se définit au XVIIe siècle en France comme un espace destiné à l’ostentation, à la déambulation et à la formation. Sa transposition dans le livre tient de l’alchimie : l’ouvrage mime une architecture, accomplit l’épiphanie de l’image dans le temps de la parole ou bien enchâsse des figures gravées dans un parcours qui s’apparente à une visite. Ce type d’ouvrage invite à l’action, à l’adhésion, ou à la prise de conscience ; il professe, dans un optimisme philosophique, le dépassement de soi et la foi en l’éternité[121]. Comme en propédeutique à l’accomplissement de l’être dans l’espace de la cour et du monde, le livre-galerie programme ainsi dans le temps la réalisation de la nature supérieure de l’homme. Il atteste de la grandeur de l’esprit sur la matière, de la survivance de la mémoire sur l’oubli[122] dans un lieu où se réalise l’alliance de la conversation, de l’initiation, de la communion, de la coopération et de la remémoration.

Or, ce livre-galerie, qui fonde sa spécificité sur l’alliance de l’utile et de l’agréable, se délite et disparaît avant même la fin du siècle[123], à une époque où le discours moral est majoritairement enclin à constater les faiblesses de l’homme, où l’allégorisme perd de son efficace, où l’analyse introspective rend caduque l’optimisme héroïque, où les jeux de l’esprit sont suspects de dérives vaniteuses. L’entretien philosophique déserte ainsi progressivement un cadre jugé ostentatoire, impropre à la conversation galante[124] et peu propice à la vérité[125]. Les vertus pédagogiques de l’illusion fabuleuse ou mythologique, sur lesquelles s’appuyait notamment l’allégorisme[126], sont supplantées définitivement par une tradition figurative plus réaliste[127], jugée aussi plus efficace et plus authentique.

La galerie elle-même, en tant que lieu réel, n’est d’ailleurs plus totalement perçue comme l’espace privilégié de la rencontre et de la conversation. Elle passe de mode[128]. En commandant la galerie des glaces, Louis XIV redéfinit sans doute les limites de l’ancien monument[129]. Cette construction nouvelle témoigne d’autant mieux d’une évolution qu’elle accompagne symboliquement la désaffection du Louvre qui, à proprement parler, cesse à la fin du siècle d’être un espace aulique. En devenant en 1692 le siège de l’Académie de Peinture et de Sculpture, la Grande Galerie perd de fait son prestige d’apparat, et se fige désormais dans une architecture de musée[130].