Corps de l’article

Quand on parle d’une lettre, à l’époque classique, on ne peut dissocier l’évocation de son contenu de l’image d’un objet matériel, qui donc se situe dans l’espace, en l’occurrence d’un manuscrit, plus précisément d’un feuillet où se lisent des traits portés par une main humaine, des lignes régulièrement disposées[1]. Ainsi, ne serons-nous pas ici, par exception, dans le seul domaine de l’imprimé. Car avant d’être imprimée, si elle l’est, toute lettre a été effectivement écrite à la main et expédiée à son destinataire. Quand même la lettre imprimée serait inauthentique voire fictive, du moins la présentation de ce fragment textuel viserait à faire croire à son caractère primitivement manuscrit, primitivement destiné à un lecteur déterminé. La lettre est une présence dans l’absence, elle rend proche, immédiat, le correspondant lointain. Sénèque a l’un des premiers formulé cette constatation qui est devenue un topos, rappelé aux premières pages de tous les manuels d’art épistolaire :

Tu m’écris souvent et je t’en sais gré, car ainsi tu te montres à moi par le seul moyen dont tu disposes. Chaque fois que ta lettre m’arrive, nous voilà tout de suite ensemble. Si nous sommes contents d’avoir les portraits de nos amis absents, [...] comme une lettre nous réjouit davantage, puisqu’elle apporte des marques vivantes de l’absent, l’empreinte authentique de sa personne[2] !

Héloïse par exemple, dans sa première lettre à Abélard, cite Sénèque et, comme lui, fait allusion au caractère d’autant plus émouvant de la lettre que celle-ci est autographe[3]. La main d’un secrétaire produirait un moindre effet. Mais sur ce point, les critères déterminants sont le genre de la lettre et la qualité du (de la) destinataire.

Ainsi, Guez de Balzac a ordinairement recours au service d’un secrétaire, qui non seulement écrit sous sa dictée, mais aussi copie certaines lettres, organise le courrier, classe les archives. Le secrétaire de Balzac s’appelle Totila. Quand Totila est absent ou malade, le « grand épistolier » prend lui-même la plume, et cela ne change rien à la valeur du message, dont la seule réception importe aux destinataires, comblés de l’honneur qui leur est ainsi fait.

Inversement, Mme de Sévigné tient évidemment elle-même la plume pour écrire à sa fille, comme d’ailleurs pour toute sa correspondance. Voilà cependant qu’un jour un douloureux rhumatisme à la main, qui se prolonge pendant plusieurs semaines, l’empêche d’écrire. Elle séjourne alors aux Rochers, en Bretagne. Son fils est là aussi. Il rédige sous la dictée de sa mère. Celle-ci croit bon pourtant d’ajouter quelques lignes, d’une écriture maladroite. Ces lignes pouvaient-elles « rassurer » Mme de Grignan, ou leur aspect devait-il au contraire l’« épouvanter » ? La question est textuellement posée. La réponse de la fille est : « il vaut mieux ne point voir de l’écriture de la personne qu’on aime que d’en voir de mauvaise. » Mais bien sûr dans les deux cas l’inquiétude est la même[4]. En l’absence de son fils Charles, la marquise a recours à l’aide de Jeannette, une petite voisine sans instruction d’une quinzaine d’années. Mais, reconnaît l’épistolière dans une lettre à son cousin Bussy, dictée à cette fille, à propos de la nomination d’un maréchal de France : « voilà sur quoi nous pourrions fort bien causer, si l’on causait avec la main d’un autre[5]. » Quand Mme de Sévigné emploie le terme causer, elle entend l’expression libre, et volontiers étendue, de réflexions personnelles qui ne sont pas une réponse à la lettre qu’elle vient de recevoir. Vous voyez que seul l’autographe, au sein du cercle familial, garantit l’authenticité, la validité, l’intimité du message. C’est à cet objet doublement personnalisé (destinateur / destinataire) qu’il faut penser quand on évoque l’espace épistolaire.

Un autre point à signaler dès le départ : l’adjectif épistolaire, aux siècles classiques, ne s’emploie guère qu’accolé aux mots commerce, genre ou, plus souvent, style. Des manuels existent, qui visent à enseigner aux jeunes gens, aux commerçants, à ceux qui veulent acquérir les bonnes manières, les règles élémentaires à observer dans la rédaction d’une lettre. Or, ces manuels ne se renouvellent guère, parce que les règles procèdent de principes qui depuis Érasme, et pendant des siècles, gardent leur valeur : il faut prendre garde au rapport — social — qui sépare l’auteur de la lettre de son destinataire ; il faut être naturel ; il faut se rappeler que la lettre est un don, qu’elle doit donc être agréable à qui va la lire. Pour obtenir cet agrément, on cultivera la variété, la précision, un ton vif, on se fera modeste et on n’oubliera pas les compliments. Les « secrétaires » associent généralement à un recueil de lettres, qui constitue pour l’utilisateur un florilège de modèles divers, de tels conseils — sans originalité — pour acquérir un style épistolaire aisé[6]. Par conséquent, si votre connaissance des rituels de la correspondance procède plutôt de la lecture d’épistoliers du XVIIIe siècle, vous en serez tout de même plus à l’aise pour décrypter Guez de Balzac, Voiture ou Mme de Sévigné.

Espaces épistolaires, qu’est-ce à dire ? Le domaine n’est pas homogène, et je vais être obligé d’aligner des remarques selon un plan énumératif beaucoup plus que démonstratif. Nous partirons, comme il se doit, du concret pour aller vers l’abstrait. Nos premiers espaces seront donc des espaces graphiques, liés à la matérialité de l’écriture épistolaire. Puis, toujours dans le domaine du réel, nous envisagerons les voyages de la lettre, question qu’on pourrait traiter aussi, mais d’un point de vue différent, à propos de la lettre de voyage ou du récit de voyage. Car la lettre elle-même a ses itinéraires et sa géographie. Après les espaces réels, une deuxième partie envisagera les espaces textualisés, soit par la description (lieux de l’ici, où je suis), soit par la mémorisation ou l’imagination (lieux du là-bas, où vous êtes) : les exemples les plus probants se trouvent sous la plume de Mme de Sévigné, imaginant le château de Grignan avant de le connaître, puis le ressuscitant par la mémoire dans les lettres postérieures à son premier voyage. Mais il y a au XVIIe siècle plusieurs correspondances qui se situent à la limite du réel et de l’imaginaire, qui deviennent du roman. Il faudra y observer le traitement des lieux (je pense à la Babet de Boursault, mais on peut s’interroger aussi sur les données géographiques présentes dans le texte des Lettres portugaises). La troisième partie nous mènera dans les espaces virtuels, ceux que crée la dynamique même de l’échange épistolaire, dynamique spatiale que l’on peut comparer à celle qui anime un assaut d’escrimeurs ou une partie de tennis. Lettre, réponse, réplique, duplique, reprise d’informations, allusions et conversation épistolaire dessinent un espace intérieur spécifique, souvent organisé autour d’images visuelles. On ira plus loin en évoquant une pragmatique de l’écriture épistolaire, une sorte de mise en scène du moi (on écrit « à la manière de soi », selon l’expression qu’emploie Bernard Beugnot dans un article souvent cité[7]), dans laquelle le texte mime le corps absent.

J’aborde donc la première partie avec les espaces graphiques. Une lettre n’est pas seulement un texte, elle est aussi une image composée, dans laquelle alternent d’une façon significative les lignes d’écriture et les espaces blancs, sur un papier de format variable. De quelle signification s’agit-il ? Du plus ou moins de respect porté par l’épistolier à son correspondant. C’est au premier coup d’oeil que celui-ci apprendra à quelle classe sociale appartient celui qui lui écrit, inférieure, égale ou supérieure à la sienne. La hiérarchisation de la société trouve ici un de ses terrains d’application les moins contestés. Si l’épistolier regimbe contre le protocole, il n’a d’autre solution que de ne pas écrire. Ainsi, Bussy-Rabutin refuse d’utiliser l’allocution « Monseigneur » en s’adressant à de nouveaux maréchaux dont la prétention sur ce point était tout à fait justifiée, mais qui avaient été auparavant, dans les armées de Louis XIV, ses égaux ou ses subalternes, alors que lui-même n’a jamais accédé au maréchalat[8] : il se condamne donc au silence avec ces personnages, ou alors se crée avec eux des querelles d’honneur. De même, Mme de Grignan ne veut pas donner de l’Altesse à la princesse de Tarente qui tient à cette appellation prestigieuse : elle s’abstiendra donc de répondre à sa lettre[9]. Que ces formules protocolaires entraînent une disposition particulière des lignes sur la page blanche, c’est ce que nous apprend, par exemple, la première édition, datée de 1671, du livre d’Antoine de Courtin intitulé Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens, en son chapitre « Ce qu’il faut observer en écrivant des lettres » :

Il est à remarquer pour la cérémonie de l’écriture, qu’il est plus respectueux de se servir de grand papier que de petit, qu’il doit être double et non simple, qu’après le Monseigneur, ou le Monsieur, que l’on met au commencement d’une lettre, on laisse beaucoup de blanc avant que d’écrire le corps de la lettre différemment pourtant selon la qualité des personnes[10]. À la fin de la lettre, on met pour marquer sa soumission, si c’est une personne simplement au-dessus de nous, Monsieur, et ce Monsieur doit être dans le milieu du blanc du papier et tout au bas de la page, votre très humble et très obéissant serviteur. Si c’est un prince ou une personne éminente en dignité, on met Monseigneur le plus bas que l’on peut, on n’a pas d’autre terme pour exprimer son respect : les autres regardent l’amitié, la reconnaissance, la familiarité[11].

Au premier coup d’oeil également, on reconnaîtra si le message qu’on vient de recevoir est une lettre ou un billet. Sans entrer ici dans l’histoire de l’invention du billet, au reste fort amusante, je rappellerai seulement que le « dessus » y est simplifié ou même absent, puisque le billet est porté à domicile par quelque domestique, que le texte en est généralement court et qu’on y fait l’économie des circonlocutions protocolaires et des formules de politesse. Mais l’usage du billet est limité à certains emplois, et par exemple est interdit en principe à un inférieur écrivant à une personne d’un niveau social supérieur.

Je n’insisterai pas, ces choses étant bien connues, sur la lisibilité de la lettre, sur l’écriture, sur le choix du papier. Je note rapidement que Mme de Sévigné se plaint de son amie Mme de Coulanges qui utilise pour lui écrire, contrairement à l’usage, de « petites feuilles volantes » qui la « font enrager », car elle s’« y brouille à tout moment », les feuilles « s’envolent et l’on ne peut leur pardonner de retarder et d’interrompre[12] » la lecture. Toujours de Mme de Sévigné, le plaisir de reconnaître l’écriture de sa fille, non celle d’un ou d’une secrétaire, sur le « dessus » de la lettre, lecture immédiatement rassurante : « cela fait respirer d’abord[13] », écrit-elle. Quant à Tristan L’Hermite, pour remercier une dame qui lui a adressé une lettre de félicitations sur son poème des Plaintes d’Acante, il l’asssure de « la force de [ses] beaux et doux caractères, [qui] ont […] rempli [s]on imagination de gloire et de bonne fortune[14] ». Louangeuse métonymie…

La lettre peut porter d’autres signaux que les lignes d’écriture et leur disposition. Dans la lettre d’amour, les larmes viennent souvent à l’appui du texte, mais il est bien difficile de vérifier l’authenticité de cette humidification, qui pourrait être réservée au roman. Quoi qu’il en soit, l’un des premiers exemples se trouve dans les Héroïdes d’Ovide, souvent traduites et imitées en France dans les années 1610 et 1620. C’est l’épître de Briséis à Achille, qui commence ainsi :

La lettre que tu lis vient de Briséis que l’on t’enleva ; ma main de Barbare put à peine en bien former les caractères grecs. Les taches que tu y verras, ce sont mes larmes qui les ont faites ; mais les larmes ont tout le poids de la parole[15].

Vous remarquerez au passage le réalisme avec lequel Ovide imagine la difficulté qu’a Briséis, faite prisonnière à Lyrnesse en Mysie, non loin de Troie, donc « barbare », à écrire en caractères grecs. Briséis, lors du pillage, a été attribuée à Achille et s’est éprise de son ravisseur. Mais celui-ci a dû la céder à Agamemnon. De là la plainte de la captive amoureuse. On oublie presque que tout cela est écrit en latin !

Un autre signal est évoqué par Mme de Sévigné : il s’agit d’un découpage pratiqué par Mme de Grignan au moment de confier sa lettre à la poste. Voici le passage :

J’ai tâché de deviner une ligne que vous avez coupée au bas de la feuille que vous écrivez ; c’est ensuite d’une tisane que vous dites que vous aimez. Je crois que vous disiez qu’elle apaisait le feu que vous avez dans la poitrine, et puis vous avez eu peur de m’effrayer et vous avez coupé la ligne entière avec soin. Ma bonne, dites-moi si j’ai deviné, ou si c’était encore pis, car sincèrement, c’était quelque chose que vous aviez écrit et dont vous vous êtes repentie. Je lis et je regarde et je retourne et je médite trop vos lettres pour m’en faire passer la moindre chose[16].

Une lettre, donc, non seulement se lit mais se regarde et se retourne. Les objets épistolaires, on le sait, font souvent l’objet de représentations iconographiques, s’associant soit à un portrait d’homme écrivant ou de femme lisant, pour prendre les attitudes les plus fréquentes au XVIIe siècle, en particulier dans la peinture hollandaise. Mais je pense aussi aux natures mortes, aux vanités et surtout aux trompe-l’oeil, qui font d’une lettre, tantôt pliée pour faire apparaître l’adresse, tantôt déployée pour en mettre en valeur la disposition des lignes comme pour quelque calligramme, qui font d’une lettre, accrochée aux rubans d’un cadre de bois, à la fois un objet décoratif et le symbole d’une communication avec le monde extérieur.

Il resterait, avant de clore ce point, à évoquer la provenance des lettres du XVIIe siècle qui sont parvenues jusqu’à nous. Celles de Guez de Balzac nous sont connues par l’imprimé du temps ; celles de Peiresc par les minutes établies par ses secrétaires ; celles de Chapelain par un cahier de brouillons utilisés comme des minutes-brouillons mais légèrement différents des originaux, comme on peut le constater lorsque ceux-ci ont été retrouvés ; celles de Mme de Sévigné par des copies infidèles, largement retouchées, établies au XVIIIe siècle ; celles de Racine en général par les autographes. Il ne faut pas oublier ces variantes, ces possibles manipulations, rendues aisées par le caractère fragile, par définition éphémère, d’un texte épistolaire, texte de peu de valeur auquel la société du XVIIe siècle n’accorde pas un caractère d’autorité. De conservation aléatoire, d’authenticité incertaine, de sincérité douteuse, la lettre peut finalement être considérée comme un objet transformable, à usages divers.

Du microcosme que constitue l’espace intérieur et matériel de la lettre, je passe brutalement au macrocosme de l’espace extérieur dans lequel la lettre circule. Une correspondance est un acte de communication, qui relie des lieux éloignés. Si le XVIIe siècle a été appelé « le siècle d’or des correspondances », ce n’est pas à cause de Voiture ni de Mme de Sévigné, mais parce que les échanges épistolaires ont représenté une forme primordiale de la communication intellectuelle et ont donc dans une grande mesure déterminé le mouvement des idées. Ces formules sont de Paul Dibon, et il convient de s’appuyer sur ses travaux puis sur ceux de Hans Bots et de Françoise Waquet, pour évoquer cette « Respublica literaria », à laquelle Marc Fumaroli lui aussi a consacré des leçons et des articles[17]. Je suivrai donc de près les analyses de ces maîtres. Dans la dynamique de la communication entre savants, les lettres prennent la première place, mais non la seule. Les « paquets », c’est-à-dire les envois — on disait parfois aussi les voitures — contiennent généralement les lettres de plusieurs personnes, expédiées à la même adresse. Ainsi, Chapelain et Jacques Du Puy font partir ensemble leurs missives à Nicolas Heinsius lorsque celui-ci est ministre résident des Provinces-Unies à Stockholm. Parfois aux lettres sont joints quelques livres, et les lettres expriment toujours une inquiétude à ce sujet, en attendant l’avis d’une bonne réception du « ballot ». Autres messages : les lettres de recommandation, qu’un érudit de la ville X remet à un voyageur qui se rend à Y et compte y rencontrer un autre érudit. Dans ce cas, la lettre voyage avec son porteur, mais le but est le même : favoriser une visite, qui elle-même contribuera à de précieux échanges d’informations scientifiques. D’autres lettres sont des invitations au voyage ou des annonces et des préparatifs de « pérégrinations académiques[18] ».

Paul Dibon fait allusion sur ce point au fait que l’action de ces correspondances était renforcée par l’existence des copies[19]. J’ai fait allusion aux registres de Peiresc, mais les correspondants de Peiresc pouvaient tirer copie des missives qu’ils avaient reçues de l’érudit de Belgentier, les faire circuler parmi leurs amis. Le travail des lettres est ainsi, au moins potentiellement, démultiplié de proche en proche. Dans le livre de Hans Bots et de Françoise Waquet, consacré à la « République des lettres », se trouve une carte d’Europe, sur laquelle des points indiquent les lieux de résidence des correspondants de Peiresc[20]. Hors de France, les pays les plus favorisés sont les Pays-Bas espagnols et les Provinces-Unies, puis l’Angleterre (Londres), puis l’Italie (Rome, Florence, Venise, Gênes) et l’Allemagne (Francfort, Nuremberg). Au Proche-Orient, Peiresc a des correspondants à Alep, Tripoli (dans l’actuel Liban), Damas, Alexandrie, Le Caire, Nicosie, Izmir, Istanbul, sans compter les ports méditerranéens de La Valette et d’Alger. En France, les lettres sont adressées à quelque deux cent cinquante destinataires, les villes privilégiées étant Paris, Aix, Marseille et Toulouse, parmi une soixantaine de sites. Et Peiresc n’est que l’un de ces nombreux savants recensés par Morhof dans son Polyhistor, aux chapitres « De epistolarum scriptoribus », et dont de grandes quantités de lettres — latines — ont été réunies par Burman dans les cinq gros volumes de ses Sylloges epistolarum[21].

Il existe donc en Europe, malgré l’incertitude des communications, due entre autres causes à la guerre de Trente Ans et aux guerres de Hollande, une circulation régulière des correspondances dessinant une géographie du savoir. Pourtant la « République des Lettres » ne saurait figurer sur quelque carte que ce soit, parce qu’elle ne se connaît pas de limites, son espace étant universel. « Répandue sur tout le globe terrestre, […elle peut] s’appeler également du nom de monde érudit, lettré, savant. » Elle est « une société universelle [dont] les membres étaient dispersés dans le monde entier » :

Jamais République n’a été ni plus grande, ni plus peuplée, ni plus libre, ni plus glorieuse. Elle s’étend par toute la terre et est composée de gens de toutes nations, de toute condition, de tout âge, de tout sexe, les femmes non plus que les enfants n’en étant pas exclues. On y parle toute sorte de langues vivantes et mortes. Les arts y sont joints aux lettres, et les mécaniques y tiennent leur rang. Mais la religion n’y est pas uniforme, et les moeurs, comme dans toutes les autres Républiques, y sont mélangées de bien et de mal. On y trouve de la piété et du libertinage[22].

Ces citations, réunies par Françoise Waquet, datent de la fin du XVIIe siècle et émanent de jeunes universitaires allemands et du polygraphe français Vigneul-Marville.

Les correspondances savantes, en parcourant les routes de cette République virtuelle, en prennent en charge l’idéologie. Elles sont animées d’un esprit de dévouement au bien commun, qui est l’avancement des connaissances. L’usage du latin permet d’ignorer les frontières nationales. Si un savant français apprend qu’un confrère hollandais recherche pour son édition d’Ovide de nouveaux manuscrits, et s’il a entendu parler de la présence d’un tel manuscrit à Oxford, plusieurs lettres et recommandations, au besoin transitant par des intermédiaires, aboutiront peut-être à la meilleure qualité, plus scientifique, plus définitive, de l’édition d’Ovide en question. J’ai souvenir d’une lettre de Chapelain à Nicolas Heinsius, au moment où celui-ci va rejoindre son poste dans « le Nord », à Stockholm. Les amis parisiens de Heinsius, apprenant cette nomination lors d’une de leurs réunions, s’en étaient réjouis : Heinsius allait les informer des événements culturels survenus dans le monde scandinave. Pour commencer, Chapelain transmettait une demande de La Mothe Le Vayer relative au Groenland : est-ce que Heinsius pouvait obtenir sur les populations et la civilisation du Groenland des renseignements plus sûrs que ceux dont l’on disposait à Paris ?

Un obstacle, ou plutôt un frein sur ces trajectoires épistolaires : le coût des envois. Il ne faut pas oublier que ce sont les destinataires qui acquittent les ports. L’expéditeur est donc partagé entre le scrupule de faire payer à son correspondant des tarifs toujours jugés exorbitants, et le sentiment que celui-ci attend de ses nouvelles avec impatience. Il existe deux moyens d’éviter cet inconvénient, tous deux fort recherchés et souvent pratiqués. Le premier consiste à avoir recours à ce que nous appelons aujourd’hui les valises diplomatiques : les ambassadeurs en poste à Paris se chargeaient volontiers des messages de savants français destinés à leurs ressortissants. Encore ne fallait-il pas les solliciter trop souvent, ni sans d’indispensables excuses, compliments et force remerciements. Le second moyen impose des délais malheureusement incertains : c’est l’ami qui part en voyage ou en mission, le libraire-éditeur ou le commis de librairie qui va livrer ses publications à des confrères en province ou sur des foires à l’étranger, ou le jeune homme qui rejoint sa famille après un séjour à Paris (pour ce dernier cas je pense à Christian Huygens, rappelé à La Haye par son père Constantin après son premier séjour d’initiation à Paris).

Mais il est temps d’ouvrir maintenant notre courrier et d’y découvrir des espaces plus intérieurs, ceux tout d’abord qu’évoque nécessairement, de part et d’autre, le dialogue épistolaire.

En janvier 1690, Mme de Sévigné réside dans sa propriété bretonne des Rochers. Elle répond à son cousin Guitaut, qui est à Rome, où il vient d’arriver dans l’entourage de l’ambassadeur de France, et d’où il a écrit à sa cousine. Voici les premiers mots de la lettre de la marquise :

Aux Rochers, le 8 janvier.
Quelle triste date auprès de la vôtre, mon aimable cousin ! Elle convient à une solitaire comme moi, et celle de Rome à celui dont l’étoile est errante et libertine, et qui
 Promène son oisiveté
 Aux deux bouts de la terre[23].

Une première remarque sur le sens du mot date. Ce vocable n’a ici aucun rapport avec le calendrier. Dater une lettre, c’est y porter, en haut ou en bas du feuillet, la double indication du lieu où, et du mois (parfois aussi du jour, et de l’année) auquel elle a été écrite. On garde le mot date lorsqu’il n’est question que du lieu, ce qui est le cas ici. Cette acception est encore attestée dans la correspondance de Stendhal. Le langage français a parfois de ces incommodités.

Mais revenons à la plume de Mme de Sévigné. Typiquement, la lettre commence par l’opposition entre l’ici et le là-bas, qui induit l’opposition entre le je et le vous. Je, aux Rochers, solitaire, triste. Vous, à Rome, étoile errante et libertine. Et l’épistolière poursuit longuement sur le même thème : « Je trouve que vous êtes le plus heureux homme du monde. Ce […] voyage de Rome est à mon gré la plus agréable aventure qui vous pût arriver : […] revoir cette belle maîtresse du monde, qu’on a toujours envie de revoir ! » C’est ici la considération des lieux qui donne l’impulsion au mouvement épistolaire, et le dialogue s’établit entre deux espaces.

La lettre est « remède à l’absence ». Madeleine de Scudéry le rappelle dans sa Conversation de la manière d’écrire des lettres : « les lettres sont la seule consolation des absents[24]. » Sénèque, dans la lettre à Lucilius que j’ai déjà citée, comparait la lettre au portrait de l’ami absent : celui-ci ne constitue qu’une consolation trompeuse, tandis que la lettre, écrite de la main même de l’ami, est une « empreinte authentique » laissée par lui, dont la vue seule procure du plaisir.

Héloïse reprend l’assertion, qui, traduite ou plutôt adaptée par Bussy-Rabutin, devient : « Si la peinture donne tant de plaisir, quelle joie n’inspirent point les lettres, elles qui parlent, qui allument et qui nourrissent le feu de nos passions[25] ! » La lettre reçue, donc, efface l’absence, donne l’illusion de la présence. Henri IV déclarait envier le sort de l’une de ses missives, qui, supposait-il, coucherait avec sa maîtresse. Plus symboliquement, rappelons-nous les tableaux hollandais représentant une ou des femmes lisant une lettre, dans une pièce sur le mur de laquelle apparaît une carte de géographie qui aidera à localiser l’endroit où se trouve l’expéditeur, ou un tableau représentant une mer agitée, qu’on interprète généralement comme l’emblème soit des dangers encourus par le navigateur, soit, plus finement, du caractère peu assuré des sentiments amoureux.

Dans le même ordre d’idées, qui est ici celui de la fiction, particulièrement parlante est cette illustration d’une édition du XVIIIe siècle des Lettres portugaises ou d’une de leurs nombreuses imitations : on y voit la religieuse assise devant son écritoire, la plume à la main, derrière elle, son lit, lit du souvenir, des bonheurs passés, et par la fenêtre s’aperçoit, toutes voiles dehors, le vaisseau sur lequel s’enfuit l’infidèle. Ovide, c’est-à-dire son épître d’Ariane à Thésée, est évidemment à l’origine d’une telle image.

Il ne s’agit pas dans les cas ici évoqués des allers-retours lettre / réponse, etc., que je comparais plus haut à une partie de tennis, mais seulement de lettres où se met en valeur, aidée par l’imagination, la volonté désespérée de nier l’absence, d’abolir la distance, d’installer le là-bas dans l’ici. L’aller-retour, c’est la pseudo-conversation. Sur ce point, le meilleur guide est Mme de Sévigné. La régularité incroyable du commerce entre la marquise et sa fille lorsqu’elles étaient éloignées l’une de l’autre — pratiquement il n’a jamais manqué une seule lettre ni une seule réponse, à chacun des courriers bi-hebdomadaires — et la ponctualité des services postaux — il y a parfois des retards, mais exceptionnels ou explicables — font qu’en règle générale, lorsque Mme de Sévigné prend la plume, elle a sous les yeux une lettre de sa fille, et qu’elle va modeler sa propre lettre sur les « articles » de la missive arrivée de Grignan. « Ce sont des conversations que vos lettres, écrit-elle ; je vous parle, et vous me répondez[26]. » Elle aurait aussi bien pu écrire : « vous me parlez, et je vous réponds. » Les deux femmes échangent des nouvelles, la Provence d’un côté, Paris ou la Bretagne de l’autre, elles échangent par la pensée leurs occupations, leurs domiciles, jusqu’à leurs corps : « La bise de Grignan […] me fait mal à votre poitrine[27] » n’est que la plus célèbre des nombreuses formules par lesquelles Mme de Sévigné exprime son souhait de pouvoir se substituer à sa fille dans les souffrances physiques qu’éprouvait celle-ci ; un autre exemple est la « réponse » à la lettre, tout au début de la séparation, dans laquelle Mme de Grignan raconte sa dangereuse traversée du Rhône vers le pont d’Avignon, un jour de mauvais temps : sa mère est tout bonnement affolée à ce récit, et consacre une trentaine de lignes (de notre édition) à revivre avec des frémissements d’horreur cette aventure dans laquelle sa fille a certainement montré beaucoup plus de sang-froid : « Ma bonne, je ne soutiens pas cette pensée ; j’en frissonne, et m’en suis réveillée avec des sursauts dont je ne suis pas la maîtresse[28]. »

Une autre façon d’exprimer ce transfert quasi physique de personnalité qu’autorise l’échange épistolaire, et auquel il prédispose, trouve principalement son accomplissement dans la lettre d’amour. Sans doute faut-il préciser, puisque nous sommes au XVIIe siècle, dans la déclaration d’amour adressée par un homme à une femme. Tristan L’Hermite a publié une cinquantaine de « lettres amoureuses » (c’est le titre qu’il leur donne) dans son recueil de Lettres mêlées, qui date de 1642. Depuis le début du siècle, précisément depuis 1602, date des Lettres amoureuses d’Antoine Du Périer, une quinzaine de publications ont porté ce titre ou un titre approchant. Il va de soi qu’on trouve dans ces lettres des éloges multiformes de la beauté féminine. En somme, l’épistolier annihile la distance qui le sépare de sa maîtresse en lui tendant un miroir, ou plutôt en lui ouvrant son coeur, dans lequel est gravé le portrait de la belle. Dans une de ses « lettres amoureuses », Antoine Du Périer évoque successivement « les neiges de votre gorge », « les flammes de vos beaux yeux », puis continue :

Si les larmes qu’amour tire de mes yeux en ce combat, de dépit et d’Amour étaient autres que blanches [comprendre : étaient des larmes de sang], je vous enverrais au lieu d’une lettre le portrait de mon coeur qui saigne en mille endroits[29].

Dans le style alambiqué de Du Périer, les métaphores sont souvent peu cohérentes. Quarante ans plus tard, sous la plume de Tristan L’Hermite, les tournures se sont un peu assagies, et peut-être ici ou là peut-on déceler un soupçon d’ironie. À une dame qui lui demande de ses nouvelles, il répond :

[…] je ne vous déguiserai rien des maux que me fait souffrir votre absence. Je vous dirai donc, Madame, qu’aux lieux où je suis, je me trouve toujours assiégé de la belle image de *** [vous-même]. Je vois mouvoir l’azur de ses yeux, j’entends résonner le corail de sa belle bouche ; et parmi la douceur que forme le son de sa voix, qui peut ranimer des cendres éteintes, je discerne des expressions de rigueur qui me font mourir[30].

Et là-dessus, il évoque différentes formes de suicide.

On voit que le va-et-vient épistolaire, dans la lettre amoureuse, ne se conforme pas au modèle de la conversation, qui est en principe équilibré et symétrique. L’amoureux envoie son portrait à sa belle qui se donne sous la forme d’une déité indifférente et cruelle, puis se présente lui-même en victime fascinée et impuissante. Échange non pas de mots mais de regards, dont l’un scelle la soumission, tandis que l’autre enchaîne. Encore quelques mots de Tristan : « Quiconque se laisse emporter à la témérité, d’oser considérer vos beautés, se trouve en même temps dans la nécessité de souffrir d’étranges supplices[31]. »

Au XVIIe siècle, la littérature connaît la mode du portrait. Quant à la description, non des êtres humains, mais des sites et des paysages, elle est infiniment plus rare. Ces descriptions, on en trouve dans le roman réaliste, dans la littérature burlesque, dans la satire, mais c’est sans doute dans les lettres qu’elles sont le plus attendues. Dans les lettres de voyage, bien sûr, mais beaucoup de lettres sont « de voyage » sans qu’on pense à leur conférer cette appellation. Quand Mme de Sévigné décrit à sa fille les effets du clair de lune dans le parc des Rochers ou les beaux ombrages automnaux de Livry, elle est chez elle, mais n’ignore pas l’agréable émotion que ressentira sa fille à cette lecture, qui va ranimer et renouveler ses souvenirs. La description de paysage est un ingrédient canonique de la lettre, même si les manuels du XVIIe siècle, ni Mlle de Scudéry, n’en parlent dans leurs traités. L’épistolier fait en sorte que son correspondant puisse imaginer l’environnement dans lequel la lettre a été écrite. Souvent Mme de Sévigné précise qu’elle est tranquille et seule auprès de son feu, ou au contraire que non loin d’elle une compagnie cause, joue aux cartes, et fait un bruit qui gêne sa rédaction. Mais le développement même de la lettre exige parfois un détail plus circonstancié. Guez de Balzac écrit un jour, en 1625, à Vaugelas. Il l’entretient de la guerre, qui sévit non loin de chez lui, sur la côte charentaise, entre les armées du roi et les protestants. Dans une action militaire, il vient de perdre un lointain cousin. « Je vous avoue  que le bruit des canons commence à m’importuner », écrit-il, et plus loin, il ajoute :

Je vous écris ceci au bord de la plus belle rivière du monde, et au pays des délices et des charmes. […] Sans faire le Poète je vous puis assurer que j’ai appris votre nom à tous les rochers de mon désert, et qu’il est écrit sur toutes les écorces de nos arbres[32].

Par ces quelques mots décrivant son domaine comme une oasis de paix où la nature a gardé ses droits, Balzac renforce l’argumentation de sa lettre, qui dans son ensemble critique certains vains aspects de la vie sociale. Il faut reconnaître qu’elles sont rares dans son immense correspondance, les lettres dans lesquelles Balzac ébauche une description, non de son logis, mais des terres qui l’entourent. Il se contente parfois de déclarer qu’il habite « aux Antipodes, où il n’y a que de l’air, de la terre, et une rivière[33] ». Une lettre à La Motte Aigron fait exception, elle est très connue et figure dans toutes les anthologies. Je ne résiste pas au plaisir de vous en citer un passage, où l’on retrouve le thème de la lettre à Vaugelas, celui d’un coin de terre où l’âge d’or s’est cantonné :

Nous sommes ici en un petit rond, tout couronné de montagnes, et où il reste encore quelques grains de cet or dont les premiers siècles ont été faits. Certainement quand le feu s’allume aux quatre coins de la France, et qu’à cent pas d’ici la terre est toute couverte de troupes, et les armées ennemies d’un commun consentement pardonnent toujours à notre village, et le Printemps, qui commence les sièges et les autres entreprises de la guerre, et qui depuis douze ans a été moins attendu pour le changement des saisons que pour celui des affaires, ne nous fait jamais rien voir de nouveau que des violettes et des roses[34].

Ce sont là en somme des voyages immobiles. La lettre, elle, n’est pas immobile[35], bien que dans le dernier cas, elle n’ait franchi qu’une dizaine de kilomètres, pour aller à Angoulême où résidait La Motte Aigron.

Revenons aux vraies lettres de voyage, qui décrivent, à l’intention d’un correspondant resté au logis, comme le pigeon de La Fontaine s’il avait su écrire, des paysages nouveaux :

Mon voyage dépeint
Vous sera d’un plaisir extrême
Je dirai : J’étais là ; telle chose m’avint ;
Vous y croirez être vous-même[36].

On peut énumérer Voiture en Espagne et au Maroc, Racine à Uzès, Descartes expliquant à Balzac, avec des images somptueuses, le charme de la ville d’Amsterdam et le bien-être que l’on y ressent, Guilleragues décrivant le site de l’antique Troie dans sa lettre à Racine, et naturellement les lettres que La Fontaine envoie à sa femme pendant son voyage en Limousin.

La lettre de Racine à La Fontaine, datée d’Uzès, le 11 novembre 1661, est pleine de charme. Le jeune voyageur a vingt-et-un ans, et quelque naïveté encore. Il découvre le Midi. Il ne comprend pas le parler d’oc et d’ « adiousias », et doit utiliser des bribes d’italien et d’espagnol pour se faire à peu près entendre. Il croit qu’on croque les olives après les avoir cueillies sur l’arbre, et pendant quatre heures souffre de la terrible amertume que lui a fait ressentir cette consommation. Il apprécie la cuisine à l’huile. Mais surtout il est plein d’admiration pour la beauté physique des femmes du pays, leur éclat, le naturel de leur ajustement, leur teint dépourvu de fard et leur robustesse. La situation d’Uzès est évoquée en trois lignes : la ville est juchée sur un rocher, on peut donc s’y promener à pied sec, ainsi qu’aux alentours, même quand il pleut. Voilà qui change de Paris ! Racine rassemble donc quelques indications destinées à étonner, à amuser son « compère » parisien, il souligne les différences géologiques, linguistiques, culinaires, et la différence des types physiques, il cherche à saisir quelques traits du pittoresque local.

Quand La Fontaine part pour le Limousin, moins de deux ans après avoir reçu la lettre de Racine, son projet épistolaire est tout autre. Il écrit à sa femme, et ses lettres, car il y en a six, sont écrites sans doute autant pour lui-même que pour elle, puisque enfin il est sûr de les retrouver à son retour, il pourra donc éventuellement les retoucher et songer à leur publication. Publication, on le sait, qui n’eut pas lieu de son vivant. Ces lettres, malgré l’usage fréquent du vous, malgré des allusions familiales, malgré des plaisanteries destinées à séduire les amis de Marie Héricart à Château-Thierry, s’apparentent en réalité à un journal de voyage. La Fontaine y parle beaucoup de lui-même, de ses goûts en matière de paysages, d’architecture, de nourriture ; il fait plusieurs allusions à sa propension au sommeil et à ses fâcheuses distractions. Choses dont sans doute Marie Héricart, et même son marmot de neuf ans, sont convenablement informés ! En revanche, les lieux, les monuments, les bords de la Loire, le pont d’Orléans, surtout le château de Richelieu, sont l’objet de descriptions minutieuses qui font penser à celles de ce voyageur allemand dont se moque Saint-Évremond dans sa comédie Sir Politick Would-Be, qui partout où il passe veut « tout voir », et « jamais […] ne s’est couché sans avoir mis sur le papier ce qu’il a vu durant la journée[37] ».

Il y a donc des espaces découverts, explorés, dont le voyageur fait partager à son correspondant la surprise et le plaisir qu’il a éprouvés à les contempler. D’autres espaces sont évoqués pour susciter une remémoration et rendre sensible l’écoulement du temps. Ainsi, de la forêt abattue par Charles de Sévigné pour subvenir à des besoins d’argent, et dont la disparition consterne la marquise, consternation et colère qu’elle essaye de faire partager à sa fille. Ainsi encore, de l’abbaye de Livry, tant aimée de la mère comme de la fille, et dont la mort de l’oncle, abbé de Coulanges, en 1687, leur enlève l’usage. De l’une à l’autre s’échangent les souvenirs nostalgiques. Quinze mois après ce décès, la marquise écrit à sa fille : « J’avoue que tous les souvenirs que vous en conservez [de Livry] flattent l’attachement que j’ai eu pour cet aimable séjour, et le regret que j’ai de ne l’avoir plus[38]. » Et dans la lettre suivante : « Les souvenirs que vous avez de notre petite abbaye me vont droit au coeur ; il me semble que la tendresse que vous avez pour elle est une branche de celle que vous avez pour moi[39]. »

Je voudrais maintenant faire une incursion vers les espaces textualisés à partir de l’observation ou du souvenir, non plus en direction d’un correspondant unique qu’il faut intéresser ou émouvoir, mais en direction d’un lecteur collectif. Car je crois qu’il faut ici poser la question de ces romans épistolaires construits à partir d’une correspondance très probablement authentique, qu’on pourrait donc appeler des semi-fictions épistolaires. Plusieurs exemples se présentent à notre attention : les Lettres et billets galants de Marie-Catherine Desjardins, volume paru en 1668 et, pour l’essentiel, constitué de lettres authentiques de Marie-Catherine à son amant et presque mari Antoine de Villedieu, Villedieu qui a vendu à l’éditeur Barbin les lettres de sa maîtresse[40] ; puis la correspondance échangée entre Edme Boursault et son amie Babet, dispersée dans un recueil de Boursault intitulé Lettres de respect, d’obligation et d’amour (1669), réunies beaucoup plus tard, toujours au sein d’un recueil composite, sous le titre de Lettres de Babet[41] ; enfin, les lettres amoureuses d’Anne Bellinzani, présidente Ferrand, adressées au baron de Breteuil, et publiées par elle en 1691[42]. Le « commerce galant[43] » de Boursault et Babet est celui qui fait la plus grande place, dans un contexte empreint de gaîté (si l’on excepte le dénouement), aux descriptions et donc à un certain réalisme spatial. Le roman (appelons-le ainsi) se déroule dans le quartier du Marais à Paris. Parmi les lieux qui sont cités, où les deux jeunes gens se donnent rendez-vous, font des visites ou vaquent à leurs occupations, on trouve l’Hôtel de Bourgogne où est jouée une pièce de Boursault et le Palais-Royal où l’on représente l’Attila de Corneille, Bagnolet où le père de Babet passe ses dimanches, l’église paroissiale Saint-Paul où Babet assiste aux offices, le couvent des Célestins, la chapelle des Blancs-Manteaux et l’église Saint-Benoît, une boutique dans la Galerie du Palais, la rue des Tournelles qui est l’adresse de Ninon de Lenclos, et Versailles où le groupe des amis et des amies organise une « partie » dans le parc. Ce décor en apparence authentique constitue exactement un « espace épistolaire » puisque, cité dans une lettre, il est régulièrement repris en écho dans la réponse, et constitue ainsi un élément d’appel, d’acceptation, de commentaire de l’un ou de l’autre des deux jeunes gens. Ces lieux aident à connaître les personnages, parce qu’ils permettent d’imaginer leurs rencontres, le ton de leurs conversations dans les réunions d’amis, le statut familial de la jeune Babet.

Semi-fiction ou fiction tout entière : oserai-je dire quelques mots des Lettres portugaises ? On sait que la discussion n’est pas close, sur le point de qualifier, disons le degré d’inauthenticité de ces lettres. Certes, l’existence de Mariana Alcoforado est prouvée, mais on peut s’interroger sur la part d’invention de l’« auteur » Guilleragues, comme sur la probabilité — je cite la prudente formule de Jean Rohou — de « renseignements fournis par Chamilly (ou un autre), peut-être le récit d’une aventure, ou d’un fantasme[44] ». Mais enfin ce qui nous intéresse ici ce n’est pas l’aventure, c’est le Portugal, c’est le titre, Lettres portugaises traduites en français, et dans le texte, les nombreuses allusions à une France imaginaire, lointaine, aux moeurs différentes, sans parler de quelques références proprement lusitaniennes, parmi lesquelles surtout « le balcon d’où l’on voit Mertola », dans la IVe lettre. Ce sont là d’incontestables points d’ancrage géographique, et de plus, comme le remarque Du Plaisir quelques années plus tard, c’est seulement l’origine supposée portugaise des lettres qui autorise leur style exclamatif, leurs phrases hachées, leurs répétitions, leur allure désordonnée, et jusqu’à cette première phrase : « Considère, mon amour… », dans laquelle l’épistolière s’adresse en somme, contrairement à tous les usages, à un sentiment (on sait d’ailleurs que sur ce point aussi l’interprétation n’est pas unanime). Du Plaisir commente à ce propos : « Je veux bien croire qu’en Portugal on puisse parler à son amour, […] mais […] en France […] l’esprit est plus naturel et plus rapide[45]. » Le dialogue épistolaire qui fonde le roman de Guilleragues est donc bel et bien, sous l’un de ses aspects, un dialogue géographique confrontant deux pays, deux manières d’aimer, deux manières d’écrire.

Dans le même ordre d’idées, il ne faut pas oublier que la forme épistolaire est par définition celle des dépêches et divers rapports expédiés à leur ministre par les diplomates en poste à l’étranger. Il en va de même pour les espions. J’ai étudié à plusieurs reprises ce bizarre ouvrage dont la publication s’est prolongée de 1684 jusqu’aux années 1750, qui s’est intitulé successivement L’espion du Grand Seigneur et ses relations secrètes […], puis L’espion dans les Cours des princes chrétiens. Le premier auteur est un Génois vivant à Paris, nommé Jean-Paul Marana. Le héros, Mahmut, est un espion turc basé à Paris, qui officie au centre d’un réseau d’honorables correspondants installés dans les grandes villes d’Europe et du Proche-Orient. On sait que l’ouvrage est la principale source des Lettres persanes de Montesquieu. Ici, les lettres, leur datation, leurs adresses, les titulatures exotiques à employer à l’endroit des très nombreux destinataires, les rites catholiques comparés aux rites musulmans, la relation des batailles navales en Méditerranée, tout un jeu d’allusions oriente le lecteur vers la confrontation, ou plutôt la rivalité, de deux espaces, mais ici il s’agit essentiellement d’espaces politiques et religieux, à la tête de chacun desquels se dressent le sultan Mourad et le roi Louis XIV. J’ajouterai que la science ottomane de l’auteur paraît être entièrement de seconde main, ce qui fait que l’on considère parfois sa chronique (l’action se passe dans les toutes premières années de la vie de Louis XIV) comme une sorte de roman par lettres.

J’aborde maintenant ma troisième partie, qui sera brève, et traitera des espaces virtuels. La lettre est un acte de communication, donc un engagement, une interaction qui suppose que chacun des deux correspondants ouvre une brèche occasionnelle dans le monde fermé de son intimité, pour lancer vers l’autre une excroissance, une « sortie » chargée de l’atteindre. La communication est, au XVIIe siècle, le premier devoir de la civilité. Je cite et résume un passage de l’« Introduction » d’Alain Pons à son édition du Galatée de Giovanni della Casa, traité paru en 1558, mais dont le succès ne s’est pas démenti tout au long du XVIIe siècle, en France particulièrement (troisième traduction française en 1667) :

Pour Della Casa, l’homme n’est pas « un loup pour l’homme », et aussi bien sa nature que sa raison (qui est une fonction naturelle) le poussent à vivre « agréablement », c’est-à-dire « au gré » des autres, (gré vient de gratus, agréable). […] En tant que socius, il a un appétit spécifique qui est de « communiquer et d’avoir des relations […] », car la communication peut seule lui donner ces biens précieux que sont « la bienveillance, le respect, le divertissement »[46].

Pour parvenir à cette propension à la communication (je cite encore Alain Pons),

il n’y a qu’un seul moyen, se décentrer, abandonner la position instinctivement égocentrique et solipsiste que les hommes adoptent et qui leur fait voir toute chose de leur point de vue personnel, pour adopter au contraire le point de vue de l’autre[47].

Ce commentaire porte sur le chapitre 9 du Galatée. Il me paraît concerner singulièrement ces deux formes de la vie civile que sont la conversation et le commerce épistolaire, qui toutes deux sollicitent une projection de l’univers intérieur vers un autre qu’il faut approcher pour tenter une sorte de phagocytose, une intégration qui sera source d’enrichissement. Le lieu où s’opère cette combinaison morale est le champ du dialogue. C’est dans le domaine de la lettre passionnée (type Desjardins, Portugaises ou présidente Ferrand) que ce champ est parfaitement identifiable, tant s’est rétréci le for intérieur égocentrique, laissant libre l’espace du dedans qu’envahit alors presque totalement la figure de l’étreinte, fusion amoureuse ou combat à l’issue incertaine. Je prends quelques exemples dans les Lettres portugaises[48]. Dans la première lettre : « J’envoie mille fois le jour mes soupirs vers vous, ils vous cherchent en tous lieux, et ils ne me rapportent, pour toute récompense de tant d’inquiétude, que [etc.]. » Plus loin :

Comment se peut-il faire que les souvenirs des moments si agréables […] ne servent qu’à tyranniser mon coeur ? Hélas ! votre dernière lettre le réduisit en un étrange état ; il eut des mouvements si sensibles qu’il fit, ce semble, des efforts pour se séparer de moi et pour vous aller trouver.

Plus loin encore : « Puis-je jamais être sans maux tant que je ne vous verrai pas ? Je les supporte cependant sans murmurer, puisqu’ils viennent de vous. » On voit très clairement le territoire de la lettre, l’enlacement symétrique, les mouvements coordonnés du je et du vous. Dans la troisième lettre : « Que je suis à plaindre de ne partager pas mes douleurs avec vous, et d’être toute seule malheureuse. »

Dans la quatrième lettre apparaît la tentation de l’abandon, du repli sur soi :

Que ferais-je, hélas ! sans tant de haine et sans tant d’amour qui remplissent mon coeur ? Pourrais-je survivre à ce qui m’occupe incessamment, pour mener une vie tranquille et languissante ? Ce vide et cette insensibilité ne peuvent me convenir.

À la fin de cette quatrième lettre se lit l’aveu : « J’écris plus pour moi que pour vous, je ne cherche qu’à me soulager », qui se résoudra dans la dernière lettre : « J’ai éprouvé que vous m’étiez moins cher que ma passion, et j’ai eu d’étranges peines à la combattre, après que vos procédés injurieux m’ont rendu votre personne odieuse. »

Défaite ? Non, victoire. Au combat avec l’infidèle s’est substituée une lutte entre les deux parties d’un moi déchiré, qui s’est soldée par un arrachement ; l’« enchantement » a été rompu ; l’intégrité morale est retrouvée. Le champ n’est plus libre pour le dialogue épistolaire.

Voulez-vous une métaphore plus parlante pour désigner ce territoire de la lutte amoureuse ? Je prends cette fois un exemple masculin. C’est Tristan L’Hermite qui répond, lui aussi triomphant, à une dame « qui lui redemandait son portrait, ses cheveux, et ses lettres » :

N’espérez pas de retirer votre portrait, il y a déjà longtemps que je n’ai plus rien qui vous ressemble. Pour vos lettres et pour vos cheveux, ils furent réduits en cendre dès l’heure que mon amour fut éteinte, et que ma colère fut allumée. […] Depuis que vous m’avez donné matière de secouer le joug de votre Empire, je me suis défait aussitôt des marques de votre tyrannie. Ma raison vous a condamnée comme infidèle, et mon juste dépit vous a brûlée en effigie : le calambour de votre éventail a servi de bûcher pour faire consumer votre image ; et toutes vos lettres, condamnées comme d’une nouvelle hérésie, ont éprouvé la même rigueur[49].

L’espace amoureux ainsi violemment détruit était un empire régi par un tyran cruel, qui faisait rendre à son image un culte insensé. La vigueur de la révolte a rétabli l’ordre dans l’univers intérieur du poète. Mais plus souvent au siècle classique, l’usage impose que les images s’entremêlent sans beaucoup de cohérence, les feux s’éteignent par des larmes, les neiges accompagnent les roses, les fièvres se soignent d’un regard, les chaînes sont un supplice délicieux. Figures qui remplissent l’espace de la lettre passionnée, elles sont créées sous l’impulsion de ces conduites duelles que sont la flatterie, la jalousie, les reproches, la fidélité ou l’infidélité.

J’aurais voulu terminer cette étude par des considérations un peu plus modernes. On sait que, depuis Érasme jusqu’à nos jours, la théorie épistolaire s’appuie volontiers sur une esthétique de la conversation mondaine, où règnent la civilité, l’aisance, l’enjouement. Mais aujourd’hui, les conversations ne sont plus ce qu’elles étaient, les temps de parole sont minutés, les attitudes, les gestes, les comportements sont analysés selon des critères scientifiques. Dans le domaine des correspondances, les messages électroniques, télécopies, « courriels », « textos » ont remplacé les billets. Certaines études récentes, dans lesquelles sont comparées correspondance et conversation, s’intéressent quasi exclusivement aux situations contemporaines[50]. Dans d’autres, la réflexion porte sur des textes des XVIIe et XVIIIe siècles[51]. Les espaces épistolaires de l’âge classique peuvent-ils donc se trouver éclairés par ces nouvelles techniques d’analyse ? Je reste assez sceptique. La dimension interactionnelle[52] ne saurait échapper à l’attention dans les correspondances dont nous pouvons suivre l’alternance (par exemple Chapelain et Nicolas Heinsius, ou Mme de Sévigné et sa fille, ou, dans le domaine semi-romanesque, Boursault et Babet), et elle révèle évidemment cette mise en scène de soi, ce discours « à la manière de soi » dont a parlé Bernard Beugnot[53].

Mise en scène, car la lettre d’amour au XVIIe siècle est bien moins l’ouvrage d’une personne que d’un personnage, fidèle à son rôle dans une « commedia dell’arte » qui lui laisse une certaine liberté d’expression, mais lui impose une pseudo-gestuelle de convention et le vocabulaire afférent. Écoutons, et aussi regardons jouer Tristan L’Hermite :

Je vous confesse ingénument mon crime, et je me viens jeter à vos pieds pour vous en demander le pardon.
Moi, Madame ? je ne vous aime pas ? et j’ai tenu les yeux un seul moment sur le visage de Roxane ?
Vous avez plus de part que vous ne croyez, aux troubles de mon esprit, et au changement de mon visage. Si je pâlis souvent de ma douleur, je rougis aussi quelquefois de votre honte.
(À une dame affligée d’un deuil) J’ai transi de vos saisissements de douleur ; j’ai pleuré de vos larmes, et je vais sécher de vos ennuis[54].

Dans son langage, la lettre fait donc apparaître un double sémiotisme corporel, mais la confrontation qu’elle organise « ne saurait être conçue comme le reflet ou le prolongement d’une communication orale et face à face, [elle s’en] différencie par son caractère prémédité, la situation non partagée des participants et la nature simulée des interventions de l’autre[55] », conditions qui découlent de l’asynchronie constitutive du commerce épistolaire. Si les règles de la conversation prennent en compte les mimiques propres à « l’éloquence du corps[56] », qui fait dessiner des gestes dans l’espace, ces gestes ne sont pas ceux que représente, ou plus exactement que feint de transcrire l’écriture épistolaire.

« À la manière de soi », parce que l’acteur finit par se confondre avec son rôle, parce que le miroir que lui tend son correspondant le conforte dans ses rites de présentation, dans son style, dans son habituel moyen de plaire.

J’en resterai donc là, bien conscient que dans l’espace épistolaire pouvaient se loger d’autres perspectives, se tracer des pistes plus ambitieuses, s’ériger de plus grandes figures symboliques. Mais chaque épistolier a son répertoire, sa propre écriture, chaque destinataire sa propre lecture. C’est dans ce laboratoire intérieur que l’espace textuel de la lettre se fait rêverie, que s’opère la transmutation continuellement inversée du concret à l’abstrait, de l’abstrait au concret. Proust l’a bien compris, qui nous décrit son jeune narrateur, dans les Jeunes filles en fleurs, comme terrassé par le bonheur inattendu d’avoir reçu une lettre de son amie Gilberte Swann. Je cite ce passage pour conclure :

Le bonheur, […] c’était une chose à laquelle j’avais constamment songé, une chose toute en pensées, c’était, comme disait Léonard de la peinture, cosa mentale. Une feuille de papier couverte de caractères, la pensée ne s’assimile pas cela tout de suite. Mais dès que j’eus terminé la lettre, je pensai à elle, elle devint un objet de rêverie, elle devint, elle aussi, cosa mentale et je l’aimais déjà tant que toutes les cinq minutes il me fallait la relire, l’embrasser. Alors, je connus mon bonheur[57].