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L’espace de l’auteur des Entretiens sur la pluralité des mondes habités et de la Théorie des tourbillons est d’abord un espace cosmique, et il ne peut s’appréhender qu’en remontant à la philosophie générale de l’écrivain.

Fontenelle n’est nullement cartésien en métaphysique. Il l’est en physique et le demeurera jusqu’à sa mort. C’est dire que son monde ressemble au monde de Descartes, même s’il l’a enrichi de quelques touches personnelles.

Trois grands principes, souvent répétés, commandent tout. Le premier, qui n’est rien de moins que cartésien, concerne l’origine des idées. Reniant l’innéisme de son maître, revenant sinon à Aristote qu’il a souvent raillé, plutôt à saint Thomas, qu’il a souvent loué, il affirme : « L’ancienne Philosophie n’a pas toujours eu tort », ce qui est évidemment une litote — et il poursuit : « Elle a soutenu que tout ce qui étoit dans l’esprit, avoit passé par les sens, et nous n’aurions pas mal fait de conserver cela d’elle[1]. » Cela ne signifie pas que les sens ne nous trompent jamais. Nous sommes au contraire contraints de revoir leurs données et en les corrigeant notre esprit parvient à « de nouvelles (idées) plus justes et plus ressemblantes que les premières sur lesquelles il a travaillé[2] ». Ou, comme il l’explique à la Marquise des Entretiens sur la pluralité des mondes habités :

Toute la Philosophie […] n’est fondée que sur deux choses, sur ce qu’on a l’esprit curieux et les yeux mauvais : car si vous aviez les yeux meilleurs que vous ne les avez, vous verriez bien si les Etoiles sont des Soleils qui éclairent autant de mondes […]. Encore si ce qu’on voit, on le voyoit bien, mais on le voit tout autrement qu’il n’est. Ainsi les vrais Philosophes passent leur vie à ne point croire ce qu’ils voient, et à tâcher à deviner ce qu’ils ne voient point[3].

Ce n’est pas l’idéal. Les sens nous abusent et souvent nous nous abusons nous-mêmes en passant aux idées générales. Les systèmes sont encore plus trompeurs que les images. Le vrai est concret. Il n’appartient au fond qu’à Dieu qui a les yeux meilleurs que nous et connaît immédiatement tout l’univers. « Dieu n’a point d’idée universelle ; et son entendement infini embrasse distinctement tous les particuliers ensemble[4]. » Paradoxalement, il ressemble ainsi aux bêtes. Elles n’ont « que des idées particulières qui représentent […]. Les deux extrémités se rejoignent ; Dieu et les bêtes n’ont que des idées qui représentent, mais bien différemment[5] », car l’un connaît tout et les autres ne connaissent que ce qui leur est actuel. Entre les deux, l’homme n’a pas une condition enviable, et toute science est fragile et en danger de s’égarer par excès de précipitation ou de témérité…

Tel sera le critère essentiel. Le vrai et le réel coïncident en profondeur. « Tout est compris dans un ordre physique[6] », et la physique « a le secret d’abréger bien des contestations que la Rhétorique rend infinies[7] ». Une hypothèse ne peut être appréciée que selon sa conformité avec ce qui apparaît… Il faut que nos observations la confirment, ou en tout cas ne la contrarient pas trop violemment.

Deuxième principe : la matière est éternelle et divisible. Les corpuscules, les grains, dont elle est composée, ne meurent jamais, mais se séparent et se rejoignent dans des formes différentes qui composent les différents corps :

De quoi se forme un animal ? D’une infinité de corpuscules qui étaient épars dans les herbes qu’il a mangées, dans les eaux qu’il a bues, dans l’air qu’il a respiré : C’est un composé dont les parties sont venues se rassembler de mille endroits différents de notre Monde. Ces atomes circulent sans cesse ; et après avoir donné l’un, ils ne sont pas moins propres à former l’autre[8].

Ou, comme il dit ailleurs, « la Nature a entre les mains une certaine pâte qu’elle tourne et retourne sans cesse en mille façons, et dont elle forme les hommes, les animaux, les plantes[9] ». On peut donc affirmer que

nos corps ne sont composés aujourd’hui que des débris de ceux de nos pères ; les mêmes matériaux qui ont servi à former ceux qui ne sont plus, seront un jour employés à la composition de ceux qui ne sont pas encore. Le Seigneur a créé pour toujours une certaine quantité de matière qui n’est ni augmentée ni divisée, sur laquelle le néant n’a plus aucun droit. Cette matière a été divisée en éléments ; les éléments circulent, pour ainsi dire, et vont de la composition d’un cheval à celle d’un homme et de celle d’un homme à celle d’un arbre et ainsi des autres[10].

La mort n’est donc que la dislocation d’une forme, qui permet aux éléments d’accéder ainsi à une nouvelle structure…

Autre grand principe, cette fois parfaitement cartésien : le monde est plein ; imaginer que tout ce qui nous paraît vide, l’est vraiment, c’est supposer un « vide immense […]. Le Tout-puissant n’auroit rien versé dans ce vase[11] ». D’ailleurs, l’observation encourage cette croyance :

Nous voyons depuis l’elephant jusqu’au ciron […]. On a vu avec des lunettes de trés-petittes gouttes de pluie ou de vinaigre ou d’autres liqueurs remplies de petits poissons ou de petits serpens […]. Une feuille d’arbre est un petit monde habité[12].

Cela forme, malgré tout, une machine et Dieu « doit donc à toutes les parties de cette machine un premier mouvement » qui peut être aussi « inégal qu’il lui plaira, il n’importe[13] ». Le Seigneur ne s’est d’ailleurs pas borné à cette première chiquenaude. « Il faut que la main de l’Horloger s’applique sans cesse à l’Ouvrage[14]. »

L’univers est donc une masse de matière qui dure à travers tous les siècles, qui s’organise et se décompose pour former les divers corps, et dont tous les éléments sont emportés d’un mouvement que Dieu a lancé et qu’il ne cesse de contrôler.

On nous assure qu’à quatorze ou quinze ans « le petit Fontenelle, quand il était aux Andelys (chez son oncle, Thomas Corneille) s’étourdissoit souvent du cours des astres et du nom des étoiles[15] ».

Ce n’est peut-être qu’une légende, mais il est bien vrai qu’il semble fasciné par le firmament. Il ne se soucie guère, même dans ses Pastorales, de ce qu’on appelle en général la nature ; dans toute son oeuvre, on trouverait à peine deux ou trois descriptions de la campagne ou des villes. En revanche, dans maints de ses ouvrages, il revient sur le ciel, la lumière, le soleil, la lune et les planètes. Je ne pense pas seulement aux Entretiens sur la pluralité des mondes habités, auxquels il doit l’essentiel de sa gloire, ni à la Théorie des tourbillons, qu’il publia à quatre-vingt-quinze ans. Je peux encore citer une petite comédie de jeunesse, La comète (1680), les Pastorales, où est évoqué le crépuscule :

Alors du Dieu du jour
Le Char penchoit un peu vers la fin de son tour,
Mais le char de la Nuit n’avoit pas pris sa place[16],

où sont indiquées toutes les heures du jour qui rythment l’attente du berger amoureux :

— la fin de la nuit :

Les dieux qui du jour annoncent la naissance,
Laissoient encor les champs dans un profond silence […]
Il ne voit paraître
Ni les vives couleurs que l’Aurore produit,
Ni ce douteux éclat qui se joint à la nuit,

— l’aurore :

La Mère des Amours à peine renaissante,
Commençoit à jeter sa lumiere perçante,
Dont tous les autres feux n’ont point le doux brillant,

— la journée dans son ensemble :

Le tour que le soleil doit faire dans les Cieux
[…]
Que le grand Astre naisse,
S’eleve lentement et lentement s’abaisse
Et se perde à la fin derrière ces grands bois[17].

Je pense aussi au prologue de Thétis et Pélée, qui montre le lever du soleil, au petit opéra d’Endymion, qui chante les amours de la Lune et comment à la fin du jour elle succède au Soleil :

Du grand Astre du jour la mourante lumière

Va dans quelques momens s’eteindre au fond des mers,

— et le choeur des Heures appelle alors la déesse :

Répandez, répandez votre douce clarté,
Dissipez de la nuit l’obscurité profonde,
 Vous devez la lumière au monde,
 Lorsque le Soleil l’a quitté[18].

Parmi les poésies on rencontre une longue épître à Voltaire, consacrée à une éclipse du soleil[19], et dans la « Lettre au Marquis de La Fare » sont évoqués « les cieux et leurs luminaires » qui nous « marquent les heures[20] ».

Aux yeux de Fontenelle il n’est rien de plus beau que la marche des astres dans le ciel et l’inégal éclat que le soleil et la lune, dans leur cours, répandent sur le monde. Au début de la Pluralité des mondes se lit l’une des rares descriptions qu’il nous a laissée, et c’est celle d’une nuit constellée au-dessus des forêts normandes.

Cette splendeur se ramène aux principes élémentaires qui régissent l’univers : le plein et le mouvement. D’où les tourbillons où se retrouvent de grands corps, tels le soleil et les planètes, comme, dans un tourbillon de vent, une masse de grains de poussière. Avec une extraordinaire obstination, Fontenelle va défendre jusqu’en 1752 le système cartésien. Il verra les Lettres anglaises de Voltaire et les travaux de Maupertuis répandre en France l’attractionnisme newtonien. Il refusera jusqu’au bout de s’y rallier. Pourquoi ? Nous retrouvons cette fois le premier principe — l’empirisme des Anciens. L’impulsion que suppose Descartes s’accorde avec nos expériences. « Nous voyons très clairement que si le corps A mû chose le corps B en repos, il arrivera quelque chose de nouveau[21]. » En revanche, l’attraction est « inintelligible[22] ». « On ne voit point que les corps aient par eux-mêmes aucune disposition à l’attraction[23] », il est donc « une différence infinie entre ce qui reste d’obscurité dans l’idée de l’impulsion, et l’obscurité totale qui enveloppe celle de l’attraction[24] ». L’impulsion cartésienne n’est qu’une extrapolation parfaitement admissible d’un phénomène que nous observons quotidiennement, alors que l’attraction paraît un être fantastique, analogue au fond aux « sympathies », aux « horreurs », à « tout ce qui fait l’opprobre de l’ancienne Philosophie scholastique[25] ».

Va-t-on regretter que l’univers dans son fond n’accepte aucune magie ? Nous sommes bien loin des féeries que L’Arioste plaçait dans la lune, et c’est avec une sorte de nostalgie que Fontenelle les évoque dans la Pluralité des mondes[26]. « L’Univers [est] en grand ce qu’une montre est en petit[27]. » La Marquise se console et, théologienne qui a lu La recherche de la vérité, elle se félicite d’apprendre que « l’ordre de la Nature, tout admirable qu’il est, ne roule que sur des choses si simples[28] ». Son ami demeure plus réservé. La philosophie est devenue bien mécanique : « Si mécanique, dit-il, que je crois qu’on en ait bientôt honte[29]. » Il est bien triste de voir tomber dans le néant les lutins, les fées et les dieux qui font le charme des fables antiques et des contes modernes.

Nous en arrivons ainsi aux deux grandes métaphores fontenelliennes. Celle de l’opéra et celle de la dent d’or. À l’opéra, le vol de Phaéton est splendide, et sont fort flatteuses toutes les explications des sages de l’Antiquité. Malheureusement, le machiniste vient, qui ruine la beauté des décors et la magie des vieilles hypothèses. Il ne reste que des « roues » et des « contrepoids, qui font tous les mouvemens[30] ». Le monde est comparable à la dent de l’enfant de Silésie, sur laquelle on avait appliqué une « feuille d’or[31] ». Le philosophe découvre et arrache la feuille d’or. Il tue donc toute la splendeur et toutes les « rêveries », comme le machiniste de l’opéra.

C’est donc que la vérité, ainsi que le disait Renan, est « triste », en tout cas que l’univers, dans sa profondeur, n’a rien qui excite au rêve. On se console par des illusions : Souvent en s’attachant à des fantômes vains, / Notre raison séduite avec plaisir s’égare[32]. Même les bergers sont obligés d’orner et de fausser la nature, d’entrelacer « exprès des rameaux » pour venir s’ébattre sous « Les rayons dont ils étoient percés[33] ».

Le genre même de l’églogue est faux, comme toute poésie, toute littérature, sont fausses. Les vrais bergers ne connaissent que « les besoins grossiers de la vie[34] ». « La poésie pastorale n’a pas de grands charmes, si elle est aussi grossière que le naturel », et plus dogmatiquement « l’illusion et en même temps l’agrément des bergeries consiste[nt] […] à n’offrir aux yeux que la tranquillité de la vie pastorale, dont on dissimule la bassesse ; on en laisse voir la simplicité, mais on en cache la misère[35] ». Les héros des églogues n’ont pas grand-chose à voir avec les rustres qui peuplent la campagne. C’est comme dans les ballets : les danseurs, pour figurer des paysans, mettent des habits de soie, couverts de rubans, qui n’ont que la forme des vêtements portés par les vrais pâtres…[36]

Ainsi, l’univers est une montre et, quoi qu’en dise la Marquise, c’est triste. Au détour d’une phrase, Fontenelle peut avouer que l’éloquence et la poésie « ne sont pas en elles-mêmes fort importantes[37] » ; il doit malgré tout leur reconnaître un rôle qui n’est nullement négligeable : celui de dissimuler la tristesse du mécanisme. On peut donc peindre et magnifier dans un opéra les amours de Thétis et de Pélée, dans un conte ceux de Riquet à la houppe[38], et quand on tente de vulgariser la physique moderne, on doit la couvrir de fleurs, c’est-à-dire de métaphores et de plaisanteries ; ce que fait Fontenelle dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes habités. Ce qu’il fera avec autant de ténacité, mais plus de discrétion, tout au long de son Histoire de l’Académie des sciences, et même dans ses Éloges. On lui reprochera cette débauche d’esprit. Dans Micromégas, il sera « le nain de Saturne » que raille Voltaire, car il veut divertir, alors qu’on ne lui demande que d’instruire.

Un mécaniste timide. Un cartésien qui n’ose assumer la sèche rigueur du cartésianisme, qui croit indispensable de la dissimuler sous ce qu’il appelle les agréments. « Mais est-ce une erreur ? », répondrait Fontenelle. N’est-ce pas au fond imiter Dieu, qui nous a caché les roues et les contrepoids et a fardé la nature ? Relisons la description qui ouvre la Pluralité des mondes : les étoiles sont « attachées » sur un « fond bleu » qui relève leur éclat. Dieu n’est-il pas un exquis décorateur ? « On a disposé les décorations et les machines pour faire de loin un effet agréable […]. Les cordes sont parfaitement bien cachées[39] », les crépuscules sont d’ailleurs « une grâce que la Nature nous fait[40] ».

Au demeurant, si la nature cache son ordre sous des fanfreluches, l’artiste ne doit pas se contenter d’agréments. On lui demande de la rigueur. Dans une pièce bien faite

l’Art a déterminé que toutes les semences de dénouement seroient enfermées dans le premier acte, que tous les personnages y paroîtroient, ou y seroient annoncés […] la Piece forme un tout plus agréable à considérer, parce qu’il a plus de symmétrie, qu’il est plus renfermé en lui-même, mieux arrondi[41].

Bref, si la montre de la nature est couverte de fleurs, sous les fleurs de l’art doit se discerner une mécanique.

Et ce que le monde nous révèle, nous pouvons le retrouver dans notre existence et en tirer profit. La vie est triste et nous ne sommes pas libres. Nos actes sont aussi prévisibles que les éclipses[42]. Il faut fuir d’abord la présomption. « Celui qui veut être heureux se réduit et se resserre autant qu’il est possible […]. Il change peu de place et en tient peu[43]. » Si le réel ne peut que conduire à la mélancolie, la sérénité ne saurait s’atteindre, ou du moins s’approcher, que par une déréalisation, une sorte de renoncement à être. Et comme la littérature et les fables offrent leur fard pour parer la tristesse du monde, nous avons les plaisirs, ces « moments, dit Fontenelle, semés çà et là sur un fond triste, qui en sera un peu égayé[44] ».

Vision extrêmement cohérente, qui dépasse de loin les grâces du bel esprit, tout en les justifiant. Nous sommes des éléments de la matière, des amas éphémères de corpuscules, que les lois du mouvement guident inexorablement. Le monde est une montre et c’est presque impossible à accepter. Dieu nous l’a caché en nous offrant de riantes campagnes et des parcs sur lesquels jouent les rayons du soleil et puis ceux de la lune. Il nous a également permis, par des plaisirs rares et furtifs, de nous dissimuler autant que faire se peut la tristesse de notre condition.

Voilà l’univers fontenellien et voilà comment s’y justifient la littérature et la morale : des efforts qui réussissent, mais jamais très longtemps, à habiller les désespoirs du mécanisme universel.