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À l’heure où Javert ressuscité provoque l’ire des ayants droit de Victor Hugo, et vaut à la littérature de comparaître une fois de plus devant les tribunaux[1], il me semble pertinent d’examiner avec attention les tenants et aboutissants des écritures doubles, en vue d’en dégager les implications — sur les plans poétique, socio-psychologique, socio-historique et épistémologique — sans pour autant perdre de vue leur dimension proprement esthétique. Sous la dénomination commune d’écritures doubles, j’entends rassembler ici les pratiques de réécriture que Gérard Genette a analysées il y a une vingtaine d’années comme relevant de l’« hypertextualité » — ce qui contribue en quelque façon à faire du présent article un hypertexte théorico-critique (plus précisément une forme de continuation paraleptique) dont l’hypotexte principal sera l’ouvrage fondateur que constitue Palimpsestes (La littérature au second degré).

Limites de l’hypertextualité

Il est tout d’abord nécessaire de rappeler que pour Gérard Genette, l’hypertextualité, conçue comme « toute relation unissant un texte B ([…] hypertexte) à un texte antérieur A ([…] hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire[2] », et subdivisée en pratiques transformatives (parodie, travestissement) et imitatives (pastiche, charge, forgerie), à leur tour partiellement déterminées par une diversité fonctionnelle correspondant à une pluralité de régimes (essentiellement ludique, satirique et sérieux, mais encore ironique, humoristique ou polémique), ne représente qu’un cas particulier de relation de transtextualité — aux côtés de l’intertextualité, de la métatextualité et de l’architextualité, sans oublier les échanges interactifs du texte et de son paratexte. Pour qui souhaite mettre au jour les spécificités (notamment esthétiques) de l’hypertextualité, il est nécessaire de débuter par une confrontation avec certaines de ces pratiques limitrophes, afin, sur fond de similitudes partielles, de voir émerger quelques divergences « incompressibles » — sans toutefois s’exagérer la fiabilité à long terme de ces distinctions.

Ainsi, selon Gérard Genette, si l’hypertextualité se distingue de l’intertextualité, c’est en raison de l’ambiguïté qui serait consubstantielle à la première de ces deux pratiques ; au lieu que la définition riffaterrienne de la relation intertextuelle par un effet de syllepse contribuerait à dissiper ou du moins à atténuer ladite ambiguïté. L’opposition ne me semble qu’à demi convaincante, du moins quant à son impact sur l’articulation de l’écriture et de la lecture, car s’il est incontestable qu’« un hypertexte peut à la fois se lire pour lui-même, et dans sa relation à son hypotexte[3] », et fort probable qu’il « gagne […] toujours à la perception de son être hypertextuel[4] », on peut en dire autant d’un texte inscrit avec un ou plusieurs autres textes dans la relation d’interlocution caractéristique de l’intertextualité. La différence fondamentale entre ces deux pratiques réside bien plutôt dans la dimension (généralement) discrète[5] et ponctuelle des mécanismes allusifs et citationnels définitoires de la relation intertextuelle, quand non seulement l’hypertextualité tend à exhiber son essence relationnelle, mais encore et surtout, comme l’écrit Pascale Hellégouarc’h, parce qu’en tant que « réénonciation d’un texte[6] », elle trouve là son « principe d’existence[7] ». Toutefois, le constat de cette différence ne doit pas conduire à inférer que les deux pratiques seraient exclusives l’une de l’autre : tout au contraire, leurs ressemblances l’emportant sur leurs dissemblances, il est fréquent que les opérations intertextuelles soient mises à contribution pour la production d’un hypertexte. En outre, cette proximité de l’intertextualité et de l’hypertextualité informe pareillement leurs implications épistémologiques. Ces pratiques ont, en effet, en commun de constituer des réfutations en acte des hypothèses structuralistes internalistes, puisque la dynamique relationnelle qui les fonde récuse la prétendue autonomie ou clôture de chaque texte singulier sur lui-même. Et l’on verra ultérieurement qu’à rebours des idées reçues, cette première brèche dans la circularité immanente peut paradoxalement favoriser la réhabilitation partielle d’une problématique longtemps bannie : celle de la référentialité du texte littéraire.

La distinction entre hypertextualité et métatextualité, quant à elle, découle en grande partie des spécificités de la définition que le poéticien propose du second de ces deux pôles. Sa conception de la métatextualité comme « la relation […] de “ commentaire ”, qui unit un texte à un autre texte dont il parle[8] », le voue à ne considérer ces échanges que dans une perspective hétérogène ou mieux, exogène. Et c’est, de façon d’ailleurs tout à fait cohérente, ce qui le conduit à affirmer que « la métatextualité n’est jamais en principe de l’ordre de la fiction narrative ou dramatique, alors que l’hypertexte est presque toujours fictionnel[9] ». Il ne s’agit donc aucunement de reprocher à Genette sa conception de la métatextualité, mais de la confronter aux travaux plus récents consacrés à ce que l’on nommera plutôt le métatextuel. En effet, les analyses d’un chercheur comme Bernard Magné ont permis d’établir que la relation de glose caractéristique des opérations métatextuelles peut non seulement survenir dans une perspective hétérogène-exogène (d’un texte à l’autre), mais encore dans une perspective homogène-endogène (au sein d’un même texte). Et ce métatextuel, dès lors redéfini comme l’ensemble des moyens dont dispose un texte « pour assurer dans son corps même la désignation de tout ou partie de ses mécanismes constitutifs[10] », présente, contrairement à la métatextualité genettienne, une forme d’ambiguïté statutaire. En effet, dès lors qu’elles reposent au moins pour partie sur l’exploitation de ressources linguistiques connotatives[11], ces opérations manifestent une spécificité sémantique qui relève précisément d’un phénomène d’articulation du fictionnel et du non fictionnel. Au niveau dénotatif, les éléments constitutifs de ces séquences peuvent bien être dits « fictionnels » puisque leur signifié concerne l’univers de la fiction (la diégèse) ; mais au niveau connotatif ils revêtent une valeur non fictionnelle de commentaire, puisque leur signifié concerne alors la narration, la scription, l’inscription[12] ou le protocole de réception. Ce changement de perspective incite donc à relativiser l’affirmation genettienne selon laquelle, par opposition à l’hypertexte, « le métatexte, lui, est non-fictionnel par essence[13] ».

Toutefois, il faut immédiatement préciser que, dans le champ des mécanismes métatextuels, la frontière entre perspectives exogène et endogène, c’est-à-dire également entre ouverture et clôture, transcendance et immanence, est souvent très ténue. Cette porosité du cloisonnement apparaît ainsi très clairement à qui s’efforce d’analyser les phénomènes de citation implicite ou d’« impli-citation[14] ». Si Bernard Magné, dans la perspective qui est la sienne, identifie légitimement dans ces opérations autant de « synecdoques métatextuelles[15] », il n’en faut pas moins préciser que leur déchiffrement par les lecteurs implique le passage d’une position immanente à une position transcendante, c’est-à-dire la production d’une lecture relationnelle, puisque la perception de la dimension métatextuelle de la synecdoque (que j’appellerais volontiers son « encrage ») implique de confronter l’ancrage originel de la formule prélevée dans le « texte-source » au nouvel ancrage que lui attribue son interpolation dans le « texte-cible ». J’évite ici de parler d’« hypotexte » et d’« hypertexte », car le phénomène, en raison de sa ponctualité, relève clairement de l’intertextualité ; mais l’on conviendra sans doute qu’il n’en génère pas moins une lecture qu’à la suite de Philippe Lejeune, on pourrait elle aussi qualifier de « palimpsestueuse[16] ». Malgré les différences précédemment établies entre hypertextualité et intertextualité, si un texte multiplie en son sein les impli-citations d’un texte ou d’une oeuvre antérieure (comme c’est le cas pour nombre de « sherlockeries » ou continuations entées sur le vaste corpus holmésien), il finit alors par devenir l’hypertexte de cet hypotexte restreint ou étendu. Et, généralement, à cette relation d’interdépendance s’ajoute son autodésignation par le recours aux ressources du métatextuel (métaphores de la greffe, du tissage ; développements à l’origine locutive variable — c’est-à-dire assumés par des instances situées à des niveaux narratifs divers : narrateur, personnages — où s’ébauche une dialectique de l’identité et de l’altérité[17], etc.). On voit donc qu’en dépit des traits définitoires spécifiques qui permettent de les distinguer, les mécanismes hypertextuels, intertextuels et métatextuels sont appelés à entrer dans une relation de coopération dans le cadre des écritures doubles.

D’ailleurs, parvenu au terme de son enquête, Gérard Genette avait lui-même signalé l’amalgame fonctionnel de certains de ces procédés :

[…] l’hypertexte a toujours peu ou prou valeur de métatexte : le pastiche ou la charge sont toujours de la « critique en acte », Vendredi est évidemment (entre autres) un commentaire de Robinson Crusoé. L’hypertexte est donc à bien des égards, en termes aristotéliciens, plus puissant que le métatexte : plus libre de ses allures, il le déborde sans réciproque[18].

Ne nous attardons pas sur la hiérarchie esquissée en fin de citation, qui comme il l’a déjà été signalé découle de la définition genettienne de la métatextualité : dans une perspective endogène, les termes pourraient être inversés, puisque les ressources métatextuelles sont en mesure de contribuer à la désignation de l’hypertextualité du texte où elles s’insèrent. Ce qui importe ici est bien plutôt cette caractérisation des réécritures imitatives comme dotées d’une capacité critique, quand bien même la modalisation par l’usage de guillemets de précaution signale que cette critique fictionnelle (« en acte ») demeure partiellement implicite : à charge pour les lecteurs de l’inférer au cours d’une confrontation de l’hypertexte et de son hypotexte[19].

Ce que la notion de « critique en acte » permet de mettre en évidence, c’est que toute activité de réécriture hypertextuelle repose sur un jeu, au sens mécanique du terme, entre hypertexte et hypotexte : si l’hypotexte constitue un point de départ, ou du moins un pôle de référence, cela ne suffit pas à en faire nécessairement un modèle, et l’éventail des pratiques hypertextuelles couvre tout l’intervalle qui va de la phase au déphasage le plus contestataire. Ne prétendant pas faire concurrence au panorama remarquablement érudit dressé par Genette, je me contenterai de signaler que la relation de proximité variable, et même dans la pratique indéfiniment modulable, entre hypertexte et hypotexte, contribue à fonder les différences de régime qui permettent de distinguer les réécritures imitatives. Il importe ici de remarquer que, définissant ces variations de régime (ludique, satirique, sérieux, etc.) en termes de « fonction dominante[20] », le poéticien tend à valoriser, au moins en ce qui concerne ce point précis de ses analyses, le versant de la scription (conçue comme acte producteur d’une écriture) : mesurer ces mêmes variations en termes d’écarts permet, me semble-t-il, d’ajouter aux analyses genettiennes le complément indispensable d’une prise en compte du versant « symétrique inverse » que constitue(nt) le(s) protocole(s) de réception. Lisant quelque hypertexte, pour peu bien sûr que nous percevions sa dimension hypertextuelle, nous sommes ainsi conduits à évaluer sa tonalité non pas seulement sur la base de telle intuition purement impressionniste, mais en fonction de la plus ou moins grande distance qui le sépare de son hypotexte. Et à son tour cette distance plus ou moins importante (c’est-à-dire cet écart d’amplitude variable) sera définie par l’intersection de paramètres stylistiques, structurels, mais aussi thématiques et axiologiques.

Aussi, sous l’angle de sa réception, l’écart en question ne relève pas exclusivement du domaine esthétique, mais possède une dimension que faute de mieux je dirai « éthique », dans la mesure où il est également appréhendé en termes de fidélité ou d’infidélité à l’hypotexte (et à la conception de la littérature de son auteur, comme plus généralement aux valeurs qui sont les siennes), lui-même implicitement localisé en un point de l’échelle qui va du modèle au repoussoir. Reste que dans le réseau complexe des relations qui l’unissent à l’esthétique, l’éthique possède ses paradoxes : ainsi le plus haut degré de fidélité esthétique à l’hypotexte aboutit-il au cas extrême de l’apocryphe frauduleux, le faux, effet d’imitation optimal obtenu par un effort de transformation minimal — et l’on sait le blâme (et les poursuites) qu’encourent les auteurs de ces imitations jugées exagérément fidèles en l’absence de proclamation de leur statut hypertextuel. C’est qu’ici l’esthétique et l’éthique sont débordées par les enjeux économiques, dont l’institution judiciaire joue dès lors le rôle de garant : pour qui souhaite mesurer la complexité de ses enjeux également, l’hypertextualité requiert l’adoption d’une lecture constitutivement relationnelle…

Si l’on excepte ce cas particulier, tout de même plutôt rare dans le domaine littéraire, il n’en reste pas moins qu’à l’heure actuelle, dans le cas des hypertextes déclarés, fidélité éthique et esthétique entretiennent des rapports fort ambigus, notamment parce qu’il importe ici de dissocier la performance imitative proprement dite, l’attitude qui la sous-tend, et son rendement. Si la modernité est caractérisable par la valorisation d’esthétiques de la rupture, dans le champ de la littérature contemporaine le « meilleur » de l’hypertextualité relèverait d’une dialectique de la fidélité et de l’infidélité : fidélité dans l’infidélité, infidélité dans la fidélité… Que l’on pense aux réécritures de Jean Lahougue, dont la plupart des récits sont écrits à partir d’auteurs antérieurs : à partir d’Agatha Christie (Comptine des Height), de Georges Simenon (La doublure de Magrite), de Vladimir Nabokov (« La ressemblance[21] »), de Jean-Henri Fabre (« Histoire naturelle[22] »), de Jules Verne (Le domaine d’Ana). Dans tous ces hypertextes, la fidélité « technique » (variable) à l’hypotexte élu fonctionne comme une contrainte générative parmi d’autres (elle peut même n’être que seconde et contingente), et est mise au service d’un projet authentiquement personnel, qui se situe parfois aux antipodes des convictions esthétiques de l’auteur de l’hypotexte. Ainsi, dans La doublure de Magrite où le décalque apparent du réalisme psychologique simenonien est, de façon savoureuse, dévoyé pour servir à l’édification d’un roman policier métatextuel, dont la résolution de l’énigme passe par la découverte de la principale contrainte générative (identification successive du protagoniste à tous les personnages rencontrés). Des textes comme ceux de Jean Lahougue, ou encore, en dépit des différentes conceptions de la littérature qu’ils illustrent, Dans l’intervalle de Daniel Oster, Bravoure d’Emmanuel Carrère, Omnibus de Benoît Peeters, Club-Dumas d’Arturo Pérez-Reverte ou Ferdinaud Céline de Pierre Siniac, qui tous exhibent leur identité hypertextuelle, conquièrent leur spécificité à la faveur du mixte de consonances et de dissonances qui simultanément les rapproche et les éloigne de leurs hypotextes respectifs.

Double jeu

Car là réside la particularité du plaisir dispensé par la lecture de ces écritures doubles[23] : une telle lecture est elle-même, à la fois, lecture redoublée et dédoublée. Attentifs aux frictions de l’hypertexte et de son hypotexte, voire au télescopage de leurs diverses implications, les lecteurs sont conduits à lire non seulement tel texte particulier mais, pour le moins, un entre-deux : celui que délimite l’intervalle fluctuant inhérent à toute relation d’hypertextualité. Par conséquent, on mesure tout l’intérêt épistémologique de ces pratiques particulières, trop souvent ravalées de façon abusive au rang d’aimable divertissement ou de « farce culturelle[24] » : pour qui accepte de les analyser sans a priori dépréciatif, les écritures doubles présentent au contraire l’avantage notable d’illustrer la pluralité et la complexité constitutives du phénomène littéraire. L’hypertexte, en effet, ne fait pleinement sens qu’à la croisée de l’écriture et de la lecture, au point qu’il finit par rendre contestable la dissociation (hélas trop fréquente) de ces activités complémentaires : l’écriture hypertextuelle est ainsi lecture, ou plutôt relecture (« en acte », dirait Genette) de son hypotexte fondateur ; et symétriquement la lecture exégétique qu’implique l’hypertextualité (nécessaire va-et-vient critique de l’hypertexte à l’hypotexte — et inversement) se rapproche au plus près, dans les particularités de son parcours, de l’itinéraire d’écriture qui l’a précédée. Les pratiques hypertextuelles permettent donc de rappeler que l’espace littéraire est par essence un espace mixte, celui de l’écriture-lecture. Et ce rappel, à son tour, repose pour partie sur une sensibilisation du lectorat aux spécificités de l’activité d’écriture : si l’auteur d’un hypertexte doit, préalablement à la phase de rédaction, dégager de l’hypotexte qu’il entend exploiter un modèle de compétences qu’il lui sera loisible d’imiter plus ou moins fidèlement en fonction de ses objectifs personnels, de même les lecteurs, sitôt avertis contractuellement de l’existence d’une relation d’hypertextualité, seront conduits à évaluer l’amplitude des écarts entre hypertexte et hypotexte sur la base d’un modèle de compétences similaires — dont l’élaboration leur incombe. Certes, statistiquement, cette élaboration est sans doute majoritairement partielle et intuitive, mais elle permet déjà (au moins potentiellement) aux lecteurs de comprendre que ce qui fonde « l’identité » d’un texte littéraire, c’est non pas quelque absolu ineffable autant qu’indicible à rechercher dans le code génétique de l’auteur, mais la combinaison, éventuellement reproductible, d’un ensemble de stylèmes, de choix structurels, de thèmes et de valeurs. En d’autres termes, compte tenu de sa dimension constitutivement relationnelle, l’hypertextualité constitue (entre autres) une incitation à passer graduellement d’une lecture empathique à une lecture stratégique ; ou plutôt à concilier ces deux approches, c’est-à-dire à continuer à jouir des effets esthétiques produits par le texte, mais à apprécier en outre les mécanismes producteurs de ces effets. L’hypertextualité a en effet selon moi toutes les chances de générer des productions littéraires dont la réception favorise un investissement globalement équitable de toutes les composantes de l’activité lectorale : « lu », « lisant », « lectant jouant » et « lectant interprétant[25] ». La lecture d’un hypertexte, si elle satisfait nos dispositions imaginaires et projectives (comme celle de tout texte de fiction), mobilise de surcroît à un haut degré nos capacités analytiques et interprétatives — sans lesquelles l’effet d’hypertextualité n’advient pas.

Mais là ne se bornent pas les intérêts de l’hypertextualité. Comme le signale Gérard Genette, « l’hypertextualité a pour elle ce mérite spécifique de relancer constamment les oeuvres anciennes dans un nouveau circuit de sens[26] » ; ce qui incite à y identifier une pratique de recyclage consistant à « faire du neuf avec du vieux[27] » — relevant donc, au moins partiellement, du bricolage. On voit sans doute — il faudrait être aveugle — où je veux en venir : si l’hypertextualité permet de rappeler, comme on le verra ultérieurement, que les textes littéraires sont inscrits dans l’Histoire, et que leur interprétation varie en fonction des différents contextes socio-culturels, mais aussi socio-économiques qui régissent leur production et leur consommation, si elle induit également un questionnement digne d’intérêt relatif aux paramètres qui élèvent telle oeuvre à la dignité de « classique », ses mérites n’en sont pas moins très fréquemment minorés.

Une esthétique décriée

Pour comprendre les raisons variables mais connexes de ce rejet, il est donc à présent nécessaire de passer en revue les principaux griefs adressés aux écritures doubles. Recyclage, bricolage : si j’ai traduit les formules laudatives de Genette par ces deux substantifs, c’est bien sûr en raison de leurs connotations péjoratives — du moins lorsqu’on les utilise pour qualifier une pratique littéraire. Et les motivations idéologiques de cette dépréciation sont transparentes : le bricolage, tout d’abord, relève d’une pratique artisanale, qui peut sembler modeste en comparaison avec des activités plus « nobles ». Aussi, dès lors qu’il intègre le champ du littéraire avec rang de métaphore, ce terme désigne une pratique humble et besogneuse qui ne saurait rivaliser avec les productions spontanées du Génie. Récuser cette hiérarchisation implicite (héritée de l’époque romantique, dont les valeurs ne me semblent guère reconductibles sans réajustement à l’époque contemporaine) ne prendra que le temps nécessaire pour rappeler la parenté étymologique d’artisanat et d’art. Compte tenu de l’état d’avancement actuel des sciences humaines, définir la littérature comme art du langage ne devrait pas passer pour une audace particulièrement iconoclaste. Il s’ensuit que, comme tout produit de l’activité humaine (artefact), l’oeuvre d’art résulte d’un labeur. L’hypertextualité ne saurait donc en aucune façon faire, sur cette base, les frais d’une dévalorisation recevable.

En tant que métaphore de l’activité littéraire, le recyclage relève d’une problématique tangente à celle qui vient d’être exposée : le sujet de l’écriture, et sa part dans la création. Ce qui semble blâmable dans l’hypertextualité conçue comme entreprise de recyclage littéraire, c’est en effet sa dimension parasitaire : utiliser les créations d’autrui pour alimenter les siennes — ce qui traduirait une forme de déficit ontologique (renoncement à l’accomplissement de son identité individuelle) de la part de l’auteur de l’hypertexte. Si un tel grief ne convainc guère, c’est qu’il relève d’une conception obsolète de la littérature comme expression du moi, aggravée d’une mystique de l’authenticité, quand le fait que tout écrit repose sur du déjà-écrit devrait aujourd’hui constituer un poncif bien banal, de même que la part de feintise ludique inhérente à l’activité littéraire. Mais il faut ajouter que le paramètre esthétique rencontre ici le paramètre économique : au nom de la valorisation bien connue de l’origine comme fondement de la propriété, ce qui est aussi (surtout ?) reproché à l’auteur de l’hypertexte, c’est le larcin perpétré sur le « bien » d’autrui. Les fréquentes accusations de plagiat, plus ou moins fondées, sont là pour confirmer cet amalgame malheureux.

Autre reproche récurrent formulé à l’encontre des écritures doubles : leur dimension ludique, qui les distinguerait des productions authentiquement littéraires, a contrario valorisées pour leur sérieux. Force est pourtant de constater que si le jeu au sens mécanique du terme constitue le principe fondateur de l’hypertextualité, le jeu au sens ludique y occupe une importance fort variable, du moins comme tonalité. Pour s’en convaincre, il n’est par exemple que de lire ou relire Dans l’intervalle de Daniel Oster, dont la teneur métaphysique trouverait aisément grâce aux yeux des amateurs de gravité. Toutefois, il faut convenir que la dimension ludique est généralement le corollaire de l’activité mécanique. Comme l’écrit Genette, « le plaisir de l’hypertexte est aussi un jeu. La porosité des cloisons entre les régimes tient surtout à la force de contagion, dans cet aspect de la production littéraire, du régime ludique[28] ». Mais, une fois encore, cette dimension ludique ne me semble ni surprenante ni dommageable, dans la mesure où la feintise[29], caractéristique de l’activité littéraire (du côté de l’écriture comme du côté de la lecture), peut être précisément définie comme jeu. L’hypertextualité ne fait donc, en quelque sorte, qu’intensifier et exhiber la part ludique inhérente à la production comme à la consommation de littérature.

Enfin, ce qui dans l’hypertextualité (comme d’ailleurs dans l’intertextualité) est très souvent décrié, c’est le congédiement de la problématique de la référentialité du texte littéraire, dans la mesure où de telles pratiques semblent substituer le monde des livres (ou des lettres) au monde tout court. Cet enfermement dans l’immanence du « tout livresque » déboucherait donc sur une autoreprésentativité forcenée, assimilée par un raccourci hâtif à une équivalente antireprésentativité. L’accusation a déjà été en partie prévenue par Genette lui-même :

J’entends bien — il faudrait être sourd — l’objection que ne manque pas de soulever cette apologie, même partielle, de la littérature au second degré : cette littérature « livresque », qui prend appui sur d’autres livres, serait l’instrument, ou le lieu, d’une perte de contact avec la « vraie » réalité, qui n’est pas dans les livres. La réponse est simple : comme nous l’avons déjà éprouvé, l’un n’empêche pas l’autre, et Andromaque ou Docteur Faustus ne sont pas plus loin du réel qu’Illusions perdues ou Madame Bovary[30].

En effet, la suggestion de la commune appartenance à la littérature (synecdoque métatextuelle) des deux textes engagés dans une relation d’hypertextualité ne suffit pas à priver l’hypertexte de toute dimension représentative : comme son hypotexte (Robinson Crusoé), Vendredi ou les limbes du Pacifique raconte l’histoire d’un naufragé sur une île déserte et représente ses actions successives — de sorte que le héros de Tournier possède le même degré de « réalité » que tout autre personnage de roman, avec qui il partage son mode d’existence.

Mais, cela précisé, il me semble que la position genettienne peut être radicalisée : non seulement l’hypertextualité ne récuse pas la problématique de la référentialité du texte littéraire, mais au contraire elle est susceptible de favoriser, certes indirectement, sa réhabilitation. On sait que la mise à distance (ou le refus) de la représentation n’est qu’un des éléments d’une liste (« exaltation de “ la productivité dite texte ”, dénonciation des captations “ bourgeoises ” du langage, mort de l’auteur, visée autotélique de la littérature[31] ») qui constitue une vulgate historiquement déterminée (correspondant grosso modo aux années 60-70) ; vulgate dont la pierre de touche résidait dans le principe de la clôture textuelle, à son tour à l’origine des approches structuralistes internalistes. Or, dans cette « pierre de touche », l’hypertextualité (comme l’intertextualité) révèle bien plutôt un point d’achoppement. En effet, ces écritures doubles, constitutivement relationnelles et impliquant un cheminement lectoral symétrique et homogène, ruinent l’hypothèse d’une clôture de chaque texte singulier sur lui-même, et appellent donc sur le plan méthodologique l’adoption d’un structuralisme ouvert. Au relatif statisme des analyses immanentes, cette « incessante circulation des textes[32] » incite à substituer le dynamisme d’approches transcendantes ; et il ne semble pas exagéré d’estimer que dans la brèche ainsi ouverte, la problématique de la référence puisse effectuer son retour. Ce serait donc là l’un des mérites de l’hypertextualité, et non le moindre, que d’empêcher que les avancées épistémologiques d’hier, ou d’avant-hier, ne finissent tristement par se figer pour constituer la doxa d’aujourd’hui.

Le salut, c’est les autres

Recyclage, bricolage, jeu gratuit, farce culturelle, lieu présumé d’une perte de contact avec le réel extralittéraire, indice d’un renoncement de l’auteur à son identité individuelle comme à son accomplissement personnel : ces divers griefs formulés à l’encontre de l’hypertextualité suffisent à révéler la conception de la littérature qui les sous-tend. Cette théorie qui ne dit pas son nom, sinon dans le creux que dessinent ses accusations, repose donc sur les notions de sérieux, de représentation et d’expression du moi. Et ce dernier point nécessite de délaisser les implications proprement esthétiques de l’hypertextualité, pour tenter de cerner ses fondements socio-psychologiques. En d’autres termes, qu’impliquent les pratiques hypertextuelles pour l’écrivain, conçu à la fois comme sujet écrivant et sujet vivant — comme tel évoluant au sein d’une conjoncture sociale, économique, politique et culturelle particulière ? Pour tenter de répondre à cette épineuse question, commençons par momentanément déléguer la parole à un praticien-expert des écritures doubles, Jean Lahougue, qui analyse avec acuité les réticences suscitées par ses choix esthétiques. La condamnation de l’hypertextualité provient selon lui d’une déformation du credo de Buffon (pour qui le style était l’homme même), aboutissant à une conception du style comme « empreinte originelle et distinctive du discoureur[33] », qui alimente une théorie spontanéiste et essentialiste de la littérature. D’où la conviction d’un primat du style dans les divers ordres de la lecture, de la qualité littéraire et de l’écriture, dont Lahougue démonte les successives inférences, et qui génère cette autre certitude : « Nul ne doutera […] que le rôle déterminant du style personnel dans l’étalonnage de la grandeur littéraire ne voue l’imitation du style d’autrui à l’extrême petitesse[34] », ou encore « force restera à […] la ressemblance en tous ses états […] de désigner la faute en soi, la non-valeur par excellence[35] ». Le choix d’une esthétique hypertextuelle renverrait donc à une incapacité de l’individu-auteur à assumer sa « personnalité » (notion essentialiste par excellence), correspondant ainsi à une forme de démission psychologique autant qu’existentielle qui tomberait sous le coup de la question « quand donc oserez-vous être vous-même[36] ? ».

Jean Lahougue balaie aisément ces objections psychologistes en proposant une « relégation du style[37] » dans les trois ordres précédemment passés en revue (écriture, qualité littéraire, lecture), renversement qui repose sur une définition du style (renouant au passage avec l’idéal classique) comme « un choix de procédures qui devront s’adapter à la finalité du discours[38] ». Et, dans la perspective qui est la sienne, celle de l’écriture de romans à contraintes, il peut alors démontrer que la dimension proprement imitative (élection d’un « style préconstitué de genre ou d’auteur[39] ») n’est en définitive que secondaire (ce qui ne signifie nullement que son traitement ne devra pas être systématique) puisque régie par les implications logiques ou analogiques du système de contraintes initial.

Si cette réflexion est particulièrement stimulante, c’est qu’elle ne se contente pas d’ironiser les objections de la doxa essentialiste, mais les réfute rigoureusement à la faveur d’un renversement de perspective, sans occulter la question de l’accomplissement du sujet dans le cadre de sa pratique d’écriture. En effet, si la « disparition élocutoire du poète », et partant de l’écrivain, constituait l’un des principes de base de la vulgate moderniste (à la rubrique « mort de l’auteur »), force est de constater qu’à l’époque contemporaine les questions posées par l’expression et la représentation d’une personne dans le cadre de l’activité d’écriture font l’objet d’un notable regain d’intérêt. Et il importe de préciser qu’il ne s’agit pas là d’une inconséquente palinodie, mais plutôt de la conséquence logique d’une réflexion non dogmatique portant sur la complexité de la littérature. Ainsi, à l’heure actuelle, telle formule de Gérard Genette, « la forgerie est l’imitation en régime sérieux, dont la fonction dominante est la poursuite ou l’extension d’un accomplissement littéraire préexistant[40] », me semble pouvoir faire l’objet d’une lecture polysémique. L’« accomplissement littéraire », c’est bien sûr le texte produit, mais ce peut être également, dans la perspective présente, la façon dont le sujet se réalise dans et par l’écriture. Et, comme le signale Claude Burgelin, considérées sous cet angle, les pratiques hypertextuelles ne vont pas sans poser problème : « […] n’est-il point troublant de s’afficher ainsi comme un Arlequin voleur, pilleur et captateur des mots des autres[41] ? […] ».

Pour tenter de comprendre, sans pour autant revaloriser régressivement les clichés expressifs et essentialistes, comment la prise de la parole de l’autre peut contribuer à la production d’une parole autre, authentiquement personnelle, permettant ainsi de dépasser la dichotomie du « mien » et du « tien », il peut être utile d’examiner des pratiques tangentes à l’hypertextualité stricto sensu. J’emprunterai ces exemples aux passages métatextuels du journal de l’écrivain imaginaire Silas Flannery dans Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino. Soit, tout d’abord, l’activité du copiste :

Aujourd’hui je vais tenter de recopier les premières pages d’un roman célèbre, pour voir si la charge d’énergie contenue dans ce début se communique à ma main ; après avoir reçu la première poussée, elle devrait être capable d’avancer pour son compte[42].

[…] je crois comprendre ce qui a dû être le sens et l’attrait d’une vocation désormais inconcevable : celle de copiste. Le copiste vivait dans deux dimensions en même temps, celle de la lecture et de l’écriture ; il pouvait écrire sans l’angoisse du vide qui s’ouvre devant la plume ; lire sans l’angoisse que son acte propre manque de se concrétiser en rien de matériel[43].

On conviendra de la possibilité d’appliquer, au moins pour partie, ces considérations à l’écriture hypertextuelle. Comme le copiste, bien que de façon sans doute moins évidente, l’auteur de réécritures se situe dans l’intervalle de l’écriture et de la lecture ; et, pour lui aussi, le recours à l’hypotexte peut remplir une fonction désinhibante et motrice puisqu’il favorise la rupture d’inertie nécessaire à l’acte d’écrire — acte qui par la suite est à même de se poursuivre et de se développer « pour son [propre] compte ». Aussi la formule de l’écriture hypertextuelle pourrait-elle être : deviens qui tu es, via autrui.

Mais, dans le même roman, ces considérations d’apparence généticiennes, qui semblent informées par une conception classique, car unitaire du sujet, sont débordées à la faveur des réflexions qu’inspire à Silas Flannery la figure du « ghost-writer » (le « Nègre » des Français) :

J’aurais pu multiplier mes moi, m’annexer le moi d’autrui, simuler toute sorte de moi opposés aussi bien entre eux qu’à moi-même. […] Moi aussi, je voudrais m’effacer moi-même et inventer pour chaque livre un autre moi, une autre voix, un autre nom, renaître ; mais mon but serait de capturer dans le livre le monde illisible, sans centre, sans moi[44].

Tout d’abord, on constate que l’hétéronymie à laquelle est contractuellement voué « l’écrivain fantôme » peut faire l’objet d’un rapprochement avec la diversité des voix que l’auteur de réécritures donne à lire-entendre dans ses diverses productions (voir de nouveau Jean Lahougue). L’occasion de rappeler que « l’auteur d’un livre n’est jamais qu’un personnage fictif que l’auteur réel invente pour en faire l’auteur de ses fictions[45] » — instance que Jaap Lintvelt nomme « l’auteur abstrait[46] ». Ce que nous enseigne leur confrontation à la figure du « ghost-writer », c’est que l’un des avantages des écritures doubles réside dans la possibilité offerte à leurs auteurs de multiplier les auteurs abstraits (« moi » fictifs) en fonction de la logique variable de leurs divers projets d’écriture — apportant ainsi un démenti en acte à l’illusion personnaliste d’un « moi » unitaire, figé une fois pour toutes dans son essence[47].

On voit donc que l’hypertextualité peut permettre de réintroduire la problématique du sujet sans retomber dans les ornières essentialistes. Ainsi, dans la perspective calvinienne, l’auto-effacement du sujet vivant durant l’activité scripturale évoque bien plutôt la disparition élocutoire précédemment mentionnée, et aboutit à une aspiration elle aussi toute mallarméenne au « livre unique[48] » : « Il ne me reste d’autre voie que d’écrire tous les livres, les livres de tous les auteurs possibles[49]. » On retrouverait d’ailleurs quelque écho de cette salutaire annulation du moi dans tel passage de Dans l’intervalle de Daniel Oster (dont le titre confirme les liens de l’hypertexte et du métatexte) :

Adrian L. [Leverkühn], héros moderne de la création en ceci qu’il sait que la parodie n’est pas seulement et même pas du tout une malédiction, mais la condition de tout accomplissement — puisque supra-individuelle, révélation des données objectives et rituelles de l’art — en même temps que de son inhumanité[50].

Le livre, tel qu’en lui-même, étant…

Toutefois, quelle que soit la pertinence ponctuelle de telles citations pour l’analyse de l’hypertextualité, leur statut d’extraits de romans, impliquant de faire la part du déphasage énonciatif et de l’ironie, incite à relativiser le crédit qu’il faut accorder à leur apparente orthodoxie moderniste. La question du sujet, c’est-à-dire du « moi » (si cette notion peut être maintenue) de l’auteur réel, et de ses rapports à la création, reste donc pendante. Et, comme je le signalais précédemment, à l’heure actuelle cette problématique effectue un retour remarquable jusqu’au coeur des écritures les plus formalistes, assimilées à tort ou à raison à l’esthétique moderniste. L’exemple de Raymond Roussel nous l’a depuis longtemps enseigné, si l’utilisation de contraintes génératives peut donner l’impression d’un texte qui de lui-même s’écrit, il n’en est rien dans la mesure où c’est précisément la subjectivité de l’auteur qui régit aussi bien le choix du système de contraintes que la plus ou moins grande laxité de leur gestion ultérieure — jusqu’à de fréquents effets de « clinamen ». À l’époque contemporaine, cette tension informe pareillement toute écriture sous contraintes, qu’elle soit oulipienne (Perec, Roubaud, Jouet, etc.) ou non (Rivais, Lahougue, Peeters, etc.) — ce qui permet de rappeler au passage que l’hypertextualité relève par essence d’une esthétique de la contrainte, puisque tel est l’ordre de l’influence exercée par l’hypotexte élu.

Qu’il s’agisse donc de choisir un hypotexte ou de régler son exploitation dans une dialectique variable de la similitude et de la dissemblance, la part du sujet est bien déterminante, ce qui permet sans distorsion majeure d’appliquer aux écritures doubles ce que Claude Burgelin dit des créations oulipiennes :

[…] le sujet bel et bien chassé par la porte revient subrepticement par la fenêtre. […] Les orifices ont beau avoir été méthodiquement calfeutrés, les procédures d’automatisation verrouillées, on ne sait quel clinamen, on ne sait quelle brise ramènent avec eux, aussi absent-présent qu’un fantôme, aussi léger qu’un elfe, le sujet. Rien de plus impliqué et de plus personnel que le choix d’une contrainte[51].

Si l’hypertextualité ne s’oppose pas à la référentialité, on constate qu’elle n’empêche pas non plus l’expressivité. J’ajouterais volontiers bien au contraire, dans la mesure où elle peut être définie comme un carrefour de subjectivités — ce qu’a déjà permis d’établir l’insistance sur sa dimension essentiellement critique. Toutefois, il importe de préciser que ces subjectivités ne doivent pas être comprises comme des identités figées et distinctes, mais plutôt comme des entités fluctuantes que leur relation interactive contribue à mutuellement définir. Sur ce point, il me semble tentant d’étendre à l’hypertextualité en général ce que Françoise Weck dit des réécritures tardiviennes, dont le point de départ serait « l’objet scriptural singulier produit par le souvenir de l’oeuvre d’un autre créateur[52] ». Certes, dans le cas de certaines réécritures, ce « souvenir » est considérablement ravivé par l’élaboration, parfois écrite, d’un modèle de compétences sur lequel se greffera l’activité d’écriture hypertextuelle proprement dite. Mais il n’en reste pas moins que s’opère ainsi une lecture de l’hypotexte, qui comme toute lecture consiste en la confrontation de la « langue » (système de valeurs esthétiques et idéologiques) de l’auteur avec celle du lecteur ; d’où une tentative pour établir une relation d’intercompréhension, avec la part d’approximations et de malentendus que cela suppose, particulièrement en régime de communication différée. En tant que produit de cette lecture, c’est-à-dire en tant que résultat du passage à travers le filtre de la subjectivité du lecteur (-auteur de l’hypertexte), l’hypotexte me semble présenter des caractéristiques similaires (au moins en termes de déformations) à celles des traces mnésiques. La subjectivité qui le sous-tend est donc élaborée, c’est-à-dire ici re-construite, dans le cadre de la relation d’hypertextualité, caractérisable par sa dimension plurivoque. Plurivocité qui bien sûr concerne également la subjectivité de l’auteur de l’hypertexte, au cours d’un procès dynamique : si l’on peut convenir de la justesse de l’appréciation de Françoise Weck, pour qui « le fruit du dialogue avec l’écrit de l’autre est création à part entière et […] doit être divulgué, mis sur la place publique. Créer c’est dialoguer avec l’autre en le faisant devenir soi[53] », dans une optique affranchie du diktat essentialiste, la dernière proposition est réversible : créer, c’est (aussi) devenir soi en dialoguant avec l’autre. Devenir soi, c’est-à-dire découvrir, ou mieux, inventer sa subjectivité durant l’activité d’écriture-lecture hypertextuelle, et faire ainsi oeuvre d’écrivain — non moins authentique que telle création « expressive » dans le sens essentialiste du terme.

Une esthétique subversive ?

Il me semble désormais établi que, dans leur principe même, les écritures doubles ne sont aucunement incompatibles avec l’investissement du sujet, et appellent au contraire une prise en compte des problèmes posés par l’expression et la représentation d’une personne dans le cadre d’un écrit littéraire. Toutefois, à se focaliser sur cette problématique, on court le risque d’occulter un paramètre non moins indispensable à la saisie du phénomène hypertextuel dans sa complexité : sa dimension socio-historique, indissociable de sa dimension socio-culturelle. En effet, si la littérature repose sur des structures formelles productrices de sens et peut en outre être définie comme carrefour intersubjectif, il ne faut pas oublier qu’elle n’advient qu’au sein de communautés inscrites dans l’Histoire — ce qui vaut bien sûr également, et même tout particulièrement, pour les écritures doubles. Si je me suis borné dans un souci d’économie à la prise en compte des réécritures en mode narratif au XXe siècle, il importe tout de même de rappeler que ces pratiques concernent tous les modes littéraires (poétique, dramatique, narratif) et leurs échanges (phénomènes de transmodalisation), et qu’elles sont fort anciennes. Mais ce qui importe surtout ici, c’est que la perception et l’évaluation des productions hypertextuelles varient en fonction des convictions esthétiques et plus généralement de l’épistèmé de chaque époque. Ainsi, pour reprendre les termes de Pascale Hellégouarc’h, l’itinéraire historique des écritures doubles peut être décrit comme « un parcours périlleux vers la reconnaissance[54] » : longtemps déconsidérés, notamment en raison d’assimilations abusives à la pratique du plagiat, ce n’est vraiment qu’à partir du début du XXe siècle, en particulier avec les recueils de Reboux et Muller, que les hypertextes ont fait l’objet d’une tardive revalorisation — qui, comme nous l’avons vu précédemment, n’est pas sans provoquer de multiples réticences. Cette récente et relative réévaluation peut selon moi en grande partie s’expliquer par la sensibilité de l’époque contemporaine à la dimension (auto)critique et (auto)ironique de la littérature — tendances qui culminent précisément dans les réécritures publiées au XXe siècle. Comme toute production littéraire, mais de façon plus sensible, car plus ostensible, les hypertextes ne sauraient donc se réduire à « l’équation personnelle » de tel ou tel auteur particulier, mais sont indissociables d’un Zeitgeist — « esprit du temps » — qui n’implique nullement l’occultation de la dimension historique de la littérature au profit de la seule contemporanéité, mais qui assure au contraire une forme de sauvegarde critique du patrimoine culturel :

L’écriture mimétique ne se confond pas avec l’imitation individuelle d’un auteur par un autre et elle se construit selon trois directions : interroger les théories littéraires, révéler le travail stylistique par le choix même de l’imitation […], participer à une représentation collective. […] Dans tous les cas, l’imitation travaille sur son environnement : l’écrivain imité ne représente qu’une partie de la cible du détournement, l’autre étant constituée par le contexte qui a installé l’écrivain dans les mémoires, tant il est vrai qu’une société choisit les écrivains qui la représentent et qu’un auteur tenu pour classique ne l’est que pour un système littéraire qui s’y reconnaît[55].

Cette complémentarité de l’illocutoire et du perlocutoire contribue ainsi à conférer à l’hypertextualité une fonction de révélateur culturel et épistémologique : dis-moi ce que tu réécris et comment tu le réécris, et je te dirai qui tu es — c’est-à-dire ici quelles sont la culture et la conception de la littérature de la communauté où tu vis. Compte tenu du poids qu’exercent les déterminismes historiques et culturels sur les trois sommets du triangle que dessine le phénomène littéraire (auteur, oeuvre, lecteur), et sachant que ce poids est comme exacerbé dans le cas de l’hypertextualité, on ne s’étonnera pas de constater que des écrivains comme Hugo, Racine ou La Fontaine caracolent en tête du « hit-parade » des auteurs dont les oeuvres sont le plus fréquemment réécrites. Dans tous ces cas en effet, la seule traversée du système éducatif français suffit (suffisait ?) à ancrer dans la mémoire commune les traits caractéristiques (tics stylistiques, préférences thématiques ; à quoi s’ajoute l’identité générique pour La Fontaine[56]) qui conditionnent à la fois la production et la réception de l’hypertexte. Cette nécessité d’un fonds culturel commun pour le bon fonctionnement de la relation d’hypertextualité me semble ainsi expliquer une évolution récente des réécritures : la préférence fréquente pour des hypotextes auxquels certains répugneront peut-être à accorder la dignité de « classiques », mais qui n’en constituent pas moins, assurément, autant de mythes de la littérature universelle. Par exemple, on ne compte plus les sherlockeries ou continuations des aventures de Sherlock Holmes[57]. Un tel choix peut être interprété comme l’indice de l’actuel appauvrissement culturel, puisque la paralittérature sérielle constituerait le dernier réservoir où les auteurs d’hypertextes pourraient puiser avec l’assurance de ne pas se couper d’un lectorat abondant : il n’est pas nécessaire d’avoir lu Conan Doyle pour connaître Sherlock Holmes. Aussi est-il nettement préférable, sous l’angle économique, de ressusciter le fameux détective de Baker Street plutôt, (presque) au hasard, que monsieur Teste…

Voilà qui incite, pour finir, à envisager la capacité contestataire des écritures doubles : opter pour une esthétique hypertextuelle revient-il à cautionner une forme de statu quo socio-culturel (repli autiste sur les dernières miettes d’un patrimoine commun) ou, au contraire, à faire acte de résistance (subvertir les valeurs passées pour favoriser une possible régénérescence) ? À l’évidence, entreprendre de répondre à cette question implique de rappeler que l’hypertextualité constitue un phénomène pluriel, recouvrant des projets fort variables — voire antagonistes. Il est certes toujours délicat de spéculer sur les motivations auctoriales à l’origine de tel ou tel texte littéraire, mais on conviendra sans doute que les continuations des aventures de James Bond par John Gardner ou la suite récemment donnée aux Misérables par François Cérésa ne relèvent pas de motivations subversives, qui correspondraient à une volonté de faire le deuil d’une partie du passé culturel commun dans l’espoir de régénérer la littérature. Il importe donc de distinguer, au sein des réécritures, celles qui participent d’un ressassement immobiliste (réexploitation intéressée des recettes des devanciers) de celles qui favorisent une mutation novatrice du littéraire. On notera que cette distinction redouble celle que permet d’établir l’analyse du postmodernisme scriptural : d’une part les « post-modernes éclectiques ou esthético-centriques[58] », qui refusent les valeurs du modernisme et promeuvent, selon les termes de Genette, une forme de « néo-éclectisme maniéré[59] », d’autre part les « post-modernes expérimentalistes[60] » qui, sans le renier, cherchent à définir de nouveaux rapports au projet de leurs prédécesseurs modernistes. Dans cette dernière « catégorie », je classerais volontiers Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino, Dans l’intervalle de Daniel Oster ou Omnibus de Benoît Peeters — en dépit des prévisibles réticences de ces auteurs face à une telle affiliation[61].

Si l’on peut reconnaître à de telles réécritures une capacité subversive (au sens qu’il est possible de concéder à ce terme lorsqu’on l’applique au domaine littéraire), c’est, comme j’espère l’avoir démontré, en raison des liens indissociables de l’esthétique, du socio-psychologique et du socio-culturel qui caractérisent l’hypertextualité. Aussi, en raison même de l’hybridité qui leur est consubstantielle, les écritures doubles possèdent un remarquable pouvoir d’ébranlement de la doxa — pouvoir qui excède le seul champ esthétique. En travaillant à partir d’oeuvres anciennes, les auteurs d’hypertextes contribuent à élaborer des sens nouveaux dans un geste essentiellement dynamique ; mais l’invention requiert ici une coopération non moins active du lectorat, promu au rôle d’authentique co-énonciateur, dans l’intervalle de l’écriture et de la lecture. Et ces échanges créatifs ne se limitent bien sûr pas à quelque dialogue intersubjectif d’ordre privé, mais n’adviennent que dans une conjoncture socio-culturelle historiquement déterminée qu’en retour ils contribuent également à définir. Aussi les écritures doubles, sur leur versant expérimentaliste, proposent-elles le spectacle d’une invention composite : celle de l’auteur, du texte, du lecteur et de leur environnement socio-culturel inscrit dans l’Histoire. Cela, me semble-t-il, s’appelle littérature.

Entendons-nous : il ne s’agit certes pas là de l’apanage des seules écritures hypertextuelles. Mais par leur dimension intrinsèquement composite, indispensable au fonctionnement de l’effet d’hypertextualité, les productions relevant d’une telle esthétique me semblent pouvoir jouer, comme il l’a déjà été signalé, un rôle de miroir grossissant où les paramètres constitutifs du littéraire apparaissent avec une évidence accrue. C’est la force remarquable de cette capacité de dénudation qui confère aux écritures doubles une fonction de révélateur culturel et épistémologique.