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Était-ce rêve ou réalité ? Fabulation, délire ou vécu ? Je ne saurais le dire[1].

Depuis une trentaine d’années, Émile Ollivier et sa famille résident dans un quartier (principalement anglophone) de Montréal qui s’appelle Notre-Dame-de-Grâce ; associer le nom de l’écrivain avec ce lieu de résidence pourrait souligner comment, pour le monde de l’édition francophone parisien, Émile Ollivier serait un écrivain marginal. Les traits d’union de l’orthographe de Notre-Dame-de-Grâce servent également ici comme symboles pour désigner l’écriture de cet auteur qui relie les mondes différents où il habite et qui l’habitent : la tracée multiple du professeur et de l’écrivain, l’essai et la fiction, la modernité technologique et lettrée du XXIe siècle et une simplicité émerveillée de son enfance et sa jeunesse haïtienne. Ollivier est un pionnier de la marge (grandissante) de ce que l’on appelle, avec un autre trait d’union, la littérature néo-québécoise, un danseur de la plume qui nous offre des ballets à travers des horizons divers. La littérature québécoise occupe une place bien restreinte au pays dit « métropole » de la langue française ; les auteurs francophones haïtiens, pourtant nombreux et talentueux, sont quasiment invisibles dans la presse littéraire de Saint-Germain-des-Prés — où, pourtant, certains auteurs des « poussières d’îles » (pour emprunter l’expression du général de Gaulle) de la Guadeloupe et de la Martinique ont atteint une certaine visibilité. Qu’est-ce qui donc peut être plus marginal en France qu’un auteur haïtiano-québécois ? Peu importe : en Haïti, au Québec et dans notre Amérique francophone, Ollivier nous parle et nous émeut avec ses promenades littéraires. Et comme nous le soulignerons, l’oeuvre de cet écrivain — considérée ici dans son ensemble et dans son contexte plutôt que par un examen d’un seul texte — dépasse les catégorisations génériques et identitaires.

Dans un court essai qui s’appelle « Améliorer la lisibilité du monde », Émile Ollivier nous donne une image appropriée pour débuter une appréciation de son oeuvre : il s’agit d’une vieille femme qui traverse le terrain de l’aéroport de Port-au-Prince sur sa bourrique, posant un risque au Boeing 747 qui s’apprête à atterrir. Ollivier utilise cette image pour parler des trois âges de l’humanité qui se superposent ainsi en Haïti : le Moyen Âge (la femme sur sa bourrique), une société industrielle (l’industrie d’assemblage qui voisine l’aéroport), aussi bien que la postmodernité (le Boeing). « Haïti, dit-il dans cet essai, est un pays moderne mais malade de la modernité » :

En tant qu’écrivain, j’ai l’impression que l’on pourrait simplement, dans un pays comme Haïti, se promener, ouvrir l’oeil, enregistrer des images de la réalité, les retranscrire, et écrire, si cela se faisait avec une telle facilité, nos romans, tant la réalité boursouflée, démesurée est dense d’histoires uniques et de perceptions excentriques[2].

Les interférences du réel dans les romans d’Ollivier nous interpellent ; nous y trouvons de ces conjonctures où la fiction est dépassée par la réalité, et vice versa. Ollivier est un artisan établissant des ponts — des passages — entre ses rêves et ses réalités ; dans sa fiction comme dans sa vie, Ollivier vit à cheval — à bourrique pourrait-on dire — entre ces deux mondes, l’un haïtien, l’autre nord-américain (canadien-québécois-étatsunien). Dans ses promenades à travers la « réalité démesurée », le portrait de ces deux mondes qu’il nous donne est autant témoignage historique et critique qu’une fiction de l’imaginaire.

Dans « Lumière des saisons », la première nouvelle du recueil Regarde, regarde les lions, le narrateur décrit le domicile des Ollivier à Notre-Dame-de-Grâce, « une demeure un peu vétuste à la façade de briques ocre… », sans donner ni le nom de ce « quartier résidentiel », ni celui de l’auteur. Dès l’ouverture du recueil, nous sommes plongés dans la réalité quotidienne de l’auteur sans que le caractère autobiographique du récit soit établi. Mais avec cette image du rosier chinois qui fleurit « le 29 février de chaque année bissextile » (une plante impossible à déchouker — in-déracinable), on dirait qu’une souche haïtienne « démesurée » se transporte avec l’écrivain sous le verglas, à des milliers de kilomètres au nord :

Étranger, venu de terres lointaines du Sud, mon enfance avait été bercée par le récit de phénomènes insolites. […] Aussi n’ai-je point été surpris d’entendre les gens du quartier, et surtout les vieux, affirmer que ce rosier vivait d’une vie qui n’était pas originairement la sienne[3].

La critique littéraire cartésienne et occidentale se plaît à utiliser le terme « réalisme magique » pour parler de tels phénomènes décrits chez des auteurs du bassin caribéen. Chez Ollivier, il s’agit également d’autre chose.

Dans un cours intitulé « Essais critiques et fictions des Antilles », nous avons établi des critères qui servent à distinguer les oeuvres critiques des oeuvres littéraires des Antilles francophones. La nomination générique des textes est déterminée par les formes diverses de présentation et des « pactes » d’écriture (selon les genres aristotéliques, la suspension de la vraisemblance à la Coleridge ou des affirmations autobiographiques) ; rechercher les interférences entre les formes d’écriture critique et imaginaire nous a servi à assouplir cette catégorisation binaire (« critique » vs « fiction »). Ollivier était l’un des auteurs choisis pour notre étude puisque, professeur des sciences de l’éducation, il a une production de critique scientifique — sur l’alphabétisation des adultes immigrants au Québec, et sur Haïti, par exemple — aussi bien que, écrivain de l’imaginaire, il est l’auteur de nouvelles et de romans. Peut-on justifier une lecture en parallèle des textes « scientifiques » et fictifs[4] ? Les textes qui traitent de la politique et de l’histoire, ou de l’alphabétisation des populations immigrantes au Québec, qu’ont-ils en commun avec ceux du romancier ? Par une lecture de textes qui ne se présentent pas comme appartenant à la « littérature », on peut mettre en question la tendance médiatique à lire certains textes de fiction comme des ouvrages sociologiques ou anthropologiques. Cette tendance s’accentue quand il s’agit des textes écrits par des auteurs dits « marginaux » (par la langue maternelle de l’auteur, par son origine « raciale » ou ethnique, par son orientation sexuelle ou par son appartenance religieuse ou nationale) ; la singularité du parcours de l’auteur facilite le marketing du produit de consommation (le livre), offrant à la presse littéraire un titre alléchant ou exotique à afficher. À notre époque de grande médiatisation des oeuvres littéraires, toute question est légitime pour les journalistes : lors de l’entrevue télévisée ou radiophonique avec l’auteur — invité pour discuter, en principe, d’une oeuvre de fiction — des questions d’ordre « paralittéraire » sont la norme. Le paratexte biographique de l’auteur, dont il est souvent question dans les médias, détermine notre lecture ultérieure, même quand il s’agit d’un roman. Les codes de lecture s’effacent devant la « lecture » du contexte réel.

Il n’est certes pas juste d’exiger que les romanciers répondent à toutes les questions d’actualité, mais cela devient la règle du jeu des émissions télévisées et radiophoniques. Étant donné la réalité économique et politique d’Haïti, il est intéressant de voir de quelle manière certains romanciers d’origine haïtienne interviennent sur la scène publique à des moments critiques. René Depestre, qui vit comme Ollivier depuis de nombreuses années loin de son pays d’origine, a publié un éditorial dans Le monde en septembre 1994, « Une parole de vérité », où il soutenait — avec difficulté — la deuxième invasion américaine en Haïti. Quelques semaines plus tard, Ollivier a publié dans Libération une lettre ouverte au président Jean-Bertrand Aristide où il le mettait en garde contre les nouvelles menaces qu’affrontait Haïti. Avant de conclure, il lui dit :

Monsieur le Président, en tant qu’écrivain, je me suis interrogé indéfiniment sur le rapport entre politique et littérature. Face à notre histoire de malheurs, de larmes et de sang, j’ai dû résister du mieux que j’ai pu, pour ne pas inféoder mon métier d’écrivain à la politique. Maintenant, j’espère pouvoir m’adonner à mon activité privilégiée, à ce luxe exquis de guetter le vent, de filer des métaphores, de sucer la pointe de mon crayon comme il me plaira, sans ressentir un sentiment navrant d’inutilité.

Cet extrait montre à quel point Ollivier prend au sérieux son rôle d’auteur « engagé » : il vit en « marge » de la réalité haïtienne, mais il n’en est pas moins concerné ; l’écrivain sait participer au dialogue public quand la situation mérite la tribune qui lui est offerte, en tant qu’auteur de fiction, pour se joindre aux efforts collectifs de construire et d’améliorer une réalité concrète. Pourtant, dans sa fiction justement, Ollivier interroge l’utilité des écrivains engagés : « que peut la parole face aux mitraillettes, aux casques d’acier, aux bottes[5] ? » Poser la question ne l’empèche pas de prendre la parole sur la tribune publique (ce qui est une réponse à un argument de Gilles Marcotte, présenté ci-dessous).

La lecture des essais d’Ollivier nous renseigne sur les paramètres — scientifiques et / ou imaginaires — de ses romans. Le titre de son essai, « Améliorer la lisibilité du monde », rappelle l’importance que l’auteur donne à la lecture et à l’alphabétisation. Dans son étude sur les problèmes des immigrants analphabètes au Québec, La marginalité silencieuse, Ollivier décrit l’exclusion des analphabètes, créée par une « disqualification sociale, professionnelle et culturelle[6] » ; il constate que « le problème n’est pas seulement d’apprendre à lire et à écrire suffisamment, mais d’acquérir les codes sociaux en usage dans les sociétés modernes[7] ». La réflexion du sociologue — préoccupé par les problèmes du sujet immigrant, déraciné et / ou en train de faire un apprentissage de (ré)enracinement — est pertinente quand nous lisons l’oeuvre de fiction du même auteur où de tels sujets se manifestent. Ainsi, cette étude « scientifique » peut être utilisée pour parler de toute oeuvre « étrangère » ou « marginale », toute littérature avec sa part d’ombre. Ceux qui savent lire la littérature antillaise francophone, par exemple, maîtrisent-ils les « codes » de la culture antillaise ? Y a-t-il une « alphabétisation » à entreprendre pour que l’immigrant-lecteur sache « lire » cette littérature ?

Pour citer un exemple analogue, dans le roman Le livre d’Emma de Marie-Célie Agnant (haïtiano-québécoise comme Ollivier), nous trouvons une interprète haïtienne qui vit à Montréal (comme Agnant), appelée à traduire les discours d’une patiente (Emma), internée après avoir été accusée du meurtre de son enfant. Le rôle de la traductrice-interprète est en fait double : ce n’est pas seulement la langue créole que les médecins du pavillon de psychiatrie n’arrivent pas à comprendre, ce sont également les codes de la culture de leur patiente. Agnant, en décrivant le trauma et la malédiction héréditaires qui poursuivent la protagoniste négresse, nous rappelle qu’il y a « des choses pour lesquelles il n’existe pas de mots[8] » ; comme pour son personnage interprète, l’art de la romancière est de « traduire » cette réalité socio-culturelle : « depuis que j’exerce cette profession, combien de fois ne m’a-t-on ainsi placée face à mes responsabilités en tant que membre du groupe “ dont on ne comprend ni le langage ni les codes ”[9] ». Le lecteur du roman d’Agnant se trouve devant plusieurs réalités, plusieurs narrations qui se traduisent peut-être en langue française, mais dont les codes de lecture restent incompréhensibles pour le « petit docteur » clinicien, illettré de l’imaginaire haïtien. Cette opacité — cette in-traduisibilité — est revendiquée par Édouard Glissant et d’autres auteurs, tels Patrick Chamoiseau et Émile Ollivier. Le texte d’Agnant fait penser plutôt à la forme d’opacité que nous trouvons chez Nathalie Sarraute, « cette part d’indétermination, cette opacité et ce mystère qu’ont toujours ses actions pour celui qui les vit[10] ». Comme chez Ollivier, pour plusieurs romanciers antillais et migrants — Agnant, Glissant, Gisèle Pineau, Dany Laferrière, Jean-Claude Charles, Edwidge Danticat, Jamaica Kincaid, etc. —, l’opacité psychologique est transmise par une sorte de « sous-conversation ». Pour les deux romanciers de l’Éloge de la créolité, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, les protagonistes antillais « paroleurs » ont la verbosité baroque, inventive et prolixe ; ce n’est pas la même opacité, surtout en termes de langue, que chez les auteurs de la migration (désignés par le substantif haïtien « Dyaspora » dans l’orthographe de Danticat). Chez ceux-ci, les protagonistes-migrants (comme les auteurs) sont plus parcimonieux de la parole, tout en vivant cet espace mixte, fluide ou instable où leurs langues ne sont pas toutes compréhensibles. Pour Sarraute, les phrases « se situent non dans un lieu imaginaire, mais dans un lieu qui existe dans la réalité : quelque part sur cette limite fluctuante qui sépare la conversation de la sous-conversation[11] ». Au sein de cette littérature de migrants, ce que nous appelons souvent une littérature de l’opacité en termes de « créolité » ou de « réalisme magique », pourrait être également décrite, en termes de « sous-conversation », une littérature transmise dans une marge entre les langues et les codes compréhensibles.

Chez Ollivier, la genèse et la publication de l’écriture de fiction coïncident avec celles de l’écriture scientifique (et dans le cas de Repenser Haïti, à l’écriture historique et engagée). Dans l’oeuvre des écrivains tels Ollivier, le lien qui unit les textes de modes différents d’écriture semble évident ; le public et la langue ne sont pas les mêmes pour un roman ou un essai, mais on retrouve certains sujets et thèmes. Au-delà des questions de style ou de genre, Ollivier est un auteur dont le paratexte professionnel — du sociologue et du professeur des sciences de l’éducation — souligne des préoccupations très visibles dans la fiction. Dans son « plaidoyer pour la démocratie haïtienne » (Repenser Haïti, co-écrit avec Claude Moïse), Ollivier détaille le rôle du système judiciaire et politique en Haïti et ce qui peut être fait pour promouvoir la démocratie. Il est logique de trouver plus de solutions proposées dans ses textes critiques que dans sa fiction, mais celle-ci est tout de même « engagée » quand Ollivier donne vie à des réalités socio-économiques. Certes, Ollivier cherche dans ses romans à sensibiliser ses lecteurs à une réalité non fictive. C’est une littérature au sens aristotélicien, une poétique qui exprime le général et l’universel de la condition humaine dans ses portraits de personnages imaginaires. En même temps, l’incorporation d’un cadre historique réel dans une grande partie de l’oeuvre romanesque d’Ollivier nous rappelle que ces fictions ne sont pas de simples bobards de pacotille : le divertissement enrichit le portrait historique.

Dans son roman Passages, Ollivier dresse l’histoire de la rencontre entre un Haïtien qui vit à Montréal (Normand) et une Cubaine, d’origine syrienne, qui vit à Vancouver (Amparo). Leur rencontre passagère est une sorte d’Hiroshima mon amour sauf que ni l’un ni l’autre ne se trouve chez lui mais plutôt dans une sorte de no man’s land, à Miami, avec en arrière-plan de leur histoire, celle des boat people haïtiens refoulés par la mer sur la côte de la Floride. Si l’on veut respecter le pacte de fiction établi dans ce roman, on ne peut chercher d’élément autobiographique chez le personnage Normand ; constatons tout simplement le fait que c’est un Haïtien évadé de la « Macoutie » qui vit à Montréal avec des amis-compatriotes « empoisonnés par l’obsession du retour au pays natal[12] ». Avant sa mort, on apprend que Normand

se croyait archiviste de la mémoire collective, sismographe de l’éboulement des illusions, commissaire-priseur, il feuilletait interminablement un catalogue de projets avortés, vide. Il n’arrêtait pas de répéter qu’il écrirait un livre sur ce passé, qu’il composerait un récit à partir de ce qu’il avait vu, appris et désappris. Il ne l’a jamais écrit ce livre, sentant confusément qu’il n’aurait été qu’une distillation de sa propre expérience, une contemplation de sa propre image dans un miroir, et qu’il risquait, au bout, de se retrouver face à un inconnu[13].

La classification générique du texte que Normand aurait écrit n’est pas faite : il ne s’agit ni de chronique historique ni de fiction, mais d’un « livre » ou d’un « récit » potentiel. Comme une mise en abyme du roman, le passage cité souligne cette « distillation » à travers laquelle l’histoire, une fois écrite, est passée : le miroir de l’écriture — celui qui, pour Stendhal (« un roman : c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin »), renverrait une image fidèle du monde — mettrait Normand face à un inconnu. Ollivier nous rappelle ainsi les filtres de la fiction à travers lesquels nous lisons les descriptions des réalités historiques et actuelles de son pays natal. Le contexte extratextuel et historique est clair, mais le cadre de l’histoire est celui de la fiction :

On n’a jamais pardonné à ce peuple d’avoir cru, ce matin de 1804, à la liberté. Son histoire est jalonnée d’événements qu’il croit avoir accomplis, de chutes d’empire, de gouvernements provisoires ou pérennes ; tout cela est toujours venu d’ailleurs et tous ceux dont on tire les ficelles en coulisse, le savent. Ils savent qu’ils ressemblent à des saltimbanques sous un chapiteau de cirque. Ils occupent le devant de la scène, exécutent leurs numéros de trapèze, glorieux, font leur tour de piste, tout en sachant qu’ils roulent pour de gros bonnets en coulisse[14].

Comme il le fait souvent dans son oeuvre, Ollivier décrit ainsi dans Passages une réalité haïtienne : Haïti utilisé, par exemple, comme poubelle pour les déchets toxiques des Américains, ou des descriptions du carnaval, de la vie quotidienne et de la « déveine » des gens comme Amédée qui quittent ce « pays maudit[15] ». Ollivier évoque la terrible traversée par mer d’où sortent vivants Amédée et son amie, vingt-deux survivants d’une embarcation de soixante-sept personnes, et le « pitoyable spectacle[16] » que ces naufragés offrent à une Amérique riche et insouciante. Sur les plages de la Floride — cet espace américain qui se situe en trait d’union géographique et politique entre les réalités d’Haïti et du Québec — Ollivier présente un spectacle incongru avec la juxtaposition des Haïtiens et des Américains qui vivent un même espace sans le partager.

Stanley Péan a remarqué que dans Mille eaux, « Ollivier a évacué presque toute référence explicite à la misère, au contexte politique, comme par volonté d’affirmer la primauté du rêve et de la magie dans l’apprentissage du gamin qu’il a été[17] ». Dans ce récit d’enfance, il y a effectivement moins d’accent mis sur les conditions de vie que des évocations de la magie et de l’émerveillement de la découverte du monde. Dans Mère-Solitude, par contre, le premier roman de l’auteur, «Trou-Bordet » et Haïti sont décrits « dans les mailles du sous-développement, de l’archaïsme, voire de la barbarie[18] » ; on y trouve « la misère, […] l’ignorance, […] la malnutrition, [… et] la sénescence précoce[19] ». Dans Mille eaux, les rues de Port-au-Prince grouillent plutôt de splendeurs agréables (comme celles de Montréal chez d’autres narrateurs d’Ollivier) : « Chaque jour, la magie se renouvelle : le petit garçon entend résonner, comme un coup de vent, l’appel de la liberté[20]. »

Naviguant entre le « je » et le « moi » dans Mille eaux, ce texte autobiographique tient une place à part dans l’oeuvre d’Ollivier puisqu’il souligne la division (et le lien) entre le passé et le présent de la narration, et celle qui existe entre fiction et vérité. Fils de la bien nommée Madeleine Souffrant, l’enfant de Port-au-Prince a, comme sa mère, de la « poudre aux pieds » dans ses déplacements à travers la capitale poussiéreuse. Le personnage de l’auteur est déjà un petit migrant qui, comme l’adulte, décrira la réalité et l’imaginaire de ses concitoyens d’Haïti et du monde. Il n’est pas déplacé de chercher des indications réelles et historiques dans un ouvrage autobiographique, même si la part de fiction prend sa place dans le souvenir. Dans un entretien accordé à Rodney Saint-Éloi, Ollivier explique que ce qu’il avait « essayé de retrouver » en écrivant Mille eaux n’était « pas seulement une mémoire personnelle ni une mémoire familiale, mais aussi une mémoire sociale ». En faisant une (auto)biographie de son enfance et de son époque contextuelle, la situation politique et socio-économique est évoquée, mais plutôt à travers une traduction des codes d’une partie infime de la mémoire collective que par une évocation des faits historiques concrets. Dans la chronique des événements personnels, nous trouvons un portrait du milieu urbain environnant — les pères absents et les femmes debout — avec des passages qui racontent la campagne où le « nègre de ville » passe ses étés, dans un « univers exclusivement femelle », à la Croix-des-Bouquets.

Dans Mère-Solitude, Ollivier nous décrit l’histoire d’une famille à travers plusieurs générations ; la quête d’une histoire personnelle, pour le protagoniste, est également celle d’une histoire haïtienne collective. Chez Ollivier, l’identité nationale, comme celle de l’individu, est beaucoup plus complexe, hybride et multiple que ce que l’on pourrait figer dans une identité singulière et individuelle[21]. La quête de Narcès Morelli (Mère-Solitude) est également universelle : dernier d’une longue lignée de Morelli, « Narcisse » cherche dans le miroir familial les traces de ses « origines paternelles » ; c’est une question qui le préoccupe dès le début du roman. Dans toutes les familles dont la mémoire familiale a subi la cassure du « Middle Passage » et de l’esclavage, et chez l’individu qui, comme Narcès, cherche à se construire une histoire personnelle par une recherche généalogique, ou à mieux se comprendre par cette quête, il y a autant d’ancêtres excentriques et mystérieux que d’impasses dans la mémoire. La quête autobiographique (par rapport au narrateur Narcès) est en soi universelle ; dans le cas particulier, la collectivité familiale est haïtienne : sur plusieurs générations, l’histoire des Morelli est celle du délabrement d’une maison et d’une famille, un miroir de beaucoup d’autres familles et, par extension, de leur pays.

L’espace collectif décrit par Ollivier n’est évidemment pas toujours haïtien. Dans la nouvelle « La répétition », par exemple, le narrateur (à la première personne) est un migrant qui vit à Montréal, une ville qui lui appartient même si, au début, elle lui était un « sphinx aux énigmes impossibles à déchiffrer[22]. Dans un passage qui rappelle la joie du gamin de Mille eaux au milieu des rues de Port-au-Prince, le narrateur retrouve une bonne humeur au cours de sa promenade le long de la rue Saint-Laurent, poumon de la ville et « rue de la bigarrure ». Dans le métro, il est témoin d’une rencontre fortuite : une leçon de musique improvisée entre une jeune fille qui étudie un Lied de Schubert et un vieil homme, ancien chanteur professionnel. Le narrateur, comme les autres passagers dans le wagon, partage l’expérience, « avec un intérêt évident[23] ». L’espace urbain, comme pour la famille étendue de Narcès, est un espace de la collectivité. Ici, la magie est montréalaise, ailleurs (Mille eaux), elle est port-au-princienne. L’observateur-voyageur, à pied ou en métro, en tire des moments délicieux.

Haïti et le Québec font partie des frontières entre lesquelles Ollivier navigue ; Léon-François Hoffmann a souligné l’importance de cet axe Québec / Haïti dans son oeuvre. On étudie Ollivier comme auteur antillais, haïtien, de même qu’il est vu comme un auteur (néo-)québécois. Est-ce de la « littérature québécoise » ? Comme l’écrit Ollivier dans Passages, « seuls les simples d’esprit croient qu’on vient d’un lieu précis[24] ». Dans ce roman (Passages), l’action se situe en Floride — c’est-à-dire dans un lieu de migration transitoire entre Haïti et le Québec ; l’accent est mis sur les liens multiples du monde multiculturel, urbain et international et les rencontres imprévues qui s’y opèrent. Pour la population diverse de nos espaces urbains du XXIe siècle, la réponse à la question « d’où êtes-vous ? » est toujours compliquée. Dans une entrevue accordée à Libération, Ollivier reconnaît une influence de l’idée des « appartenances multiples » trouvée chez Claude Lévi-Strauss, et parle, « comme dans la dialectique d’Édouard Glissant », de son besoin de l’errance aussi bien que de l’enracinement. On peut se servir du terme « enracinerrance » de Jean-Claude Charles pour décrire Ollivier : c’est-à-dire, un auteur qui « tient compte à la fois de la racine et de l’errance ». Sur la question de la formation qui convient aux analphabètes immigrants (décrite dans La marginalité silencieuse), Ollivier ne prend position ni pour ses collègues-sociologues qui prônent une formation basée sur une mémoire des origines ni pour ceux qui penchent pour la formule d’une intégration et d’une assimilation radicales :

La question n’est pas de jeter la pierre à l’un ou à l’autre de ces pôles contradictoires. Il y a lieu de prendre en compte à la fois la mémoire des origines, le trajet migratoire et les conditions réelles d’insertion des migrants dans les sociétés d’arrivée[25].

Selon Jean-Claude Charles, l’enracinerrance « dit à la fois la mémoire des origines et les réalités nouvelles de la migration ; il remarque un enracinement dans l’errance ». Enracinerrant, Ollivier n’ignore ni la mémoire de ses origines ni les réalités nouvelles de la migration, que ce soit dans sa fiction ou dans ses écrits scientifiques. Son appartenance est multiple, il parle à partir des « marges » différentes et ses personnages sont souvent, comme lui, des enracinerrants.

Dans un essai sur les « frontières » entre les textes scientifiques et les textes de fiction[26], nous avons postulé qu’« il n’y a pas de textes « marginaux » puisqu’il n’y a ni centre ni frontières à l’espace de la fiction antillaise hybride et plurielle ». Dans une réponse à cette remarque, Yves Chemla soutient l’idée, en ajoutant que les « problématiques de la marginalité et des frontières de la fiction sont radicalement étrangères [aux] littératures [des Caraïbes] ». Chemla fait pourtant une exception pour la littérature haïtienne :

Si, comme on l’a souvent constaté, le roman haïtien se situe le plus souvent dans une perspective de critique sociale, il me semble que celle-ci ne vient pas s’achever dans un sens strictement idéologique et esthétique. […] Les romans haïtiens inscrivent souvent en eux cette marque rebelle, qui dérange les frontières de la fiction, telle que nous avons l’habitude de les déterminer depuis Aristote[27].

Puisqu’elle opère sur ces frontières, l’oeuvre d’Ollivier est ainsi un bon exemple non seulement de la littérature haïtienne, mais aussi des littératures postmodernes et postcoloniales qui remettent en question leur genre, leur forme et leur détermination nationale.

Dans la presse, pourtant, on remarque des liens établis entre un auteur et son « lieu d’écriture » ; Gilles Marcotte, par exemple, établit une relation exclusive entre Ollivier et Haïti. À la fin d’un article publié dans Le devoir de Montréal, appelé « La littérature est inutile », Marcotte cite le poète Wallace Stevens qui, « à une question portant sur les obligations du poète à l’égard de sa société a répondu : « He has none » ». C’est-à-dire que l’engagement de la véritable littérature, selon Marcotte, est nul :

Il faut le répéter sur tous les tons, aujourd’hui plus que jamais : la littérature, le théâtre, la peinture, la sculpture sont inutiles, ne servent à rien. On pourra trouver des grains de sagesse dans les romans de Robertson Davies ; découvrir les premiers mouvements de la modernisation de la société québécoise dans le Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy ; réchauffer sa foi nationaliste en relisant les poèmes de Gaston Miron ; trouver des renseignements fort intéressants sur Haïti dans les romans d’Émile Ollivier. Mais si on ne lit que ce genre de chose dans un roman ou un recueil de poèmes, on ne l’aura pas vraiment lu, parce que leur raison d’être ne réside pas dans ces petits profits, ils n’offrent rien qui ressemble à une solution, à une conclusion. […]

Non, la littérature n’est pas utile. Elle est, plus modestement, nécessaire. Elle nous apprend à lire dans le monde ce que, précisément, les discours moralisateurs écartent avec toute l’énergie dont ils sont capables : la complexité, l’infinie complexité de l’aventure humaine.

Quant à l’inutilité de la littérature, admettons pour l’instant l’argument de Marcotte, pour lequel une réponse a déjà été suggérée, pour nous focaliser plutôt sur le choix des auteurs pris comme exemples : Ollivier est cité dans la presse littéraire québécoise comme auteur canadien sinon québécois. Depuis lors, il a figuré à la une de la presse littéraire de Montréal (en mars 2001) et sur la couverture du numéro 102 (été 2001) de la revue littéraire, Lettres québécoises. Éloïse Brière a montré comment les auteurs caribéens au Québec ont apporté un souffle à la modernisation de la littérature québécoise. Une littérature comme celle d’Ollivier, écrit-elle, « est à la fois haïtienne et québécoise ; haïtienne par la thématique et l’imaginaire, québécoise par son appartenance à l’institution littéraire du Québec[28] ». Personnage certes marginal en tant qu’immigrant dans l’Abitibi des années 1960, Ollivier émigre à Montréal pour y vivre l’époque turbulente de la « révolution tranquille » ; son passage au Québec est plus long que celui qu’il a vécu en Haïti. Il écrit peut-être de la marge (québécoise et haïtienne) et pour la marge, faisant partie d’une génération d’auteurs néo-québécois dont la succession est nombreuse et assurée. Après la publication de L’arpenteur et le navigateur de Monique LaRue en 1997, il y avait des débats houleux dans la presse québécoise autour de la place des auteurs « néo-québécois » dans les institutions littéraires. Ayant perdu son « néo- » au Québec une génération plus tôt, Ollivier a répondu par le silence plutôt que de prendre position dans cette polémique sur laquelle on l’avait interpellé[29]. Nous avons vu d’autres exemples où le débat politique et social méritait non seulement son attention mais, de façon plus urgente, son intervention publique.

Émile Ollivier est un auteur qui navigue, qui fraye un passage entre l’écriture scientifique et l’écriture d’imaginaire, entre la fiction et la réalité, entre le Québec et Haïti. Son dernier recueil, Regarde, regarde les lions, comporte presque autant de nouvelles dont l’action est campée à Montréal que de nouvelles dont le récit se situe en Haïti. Les protagonistes de la nouvelle « Ainsi va la vie » voyagent entre les deux espaces. Dans plusieurs nouvelles, l’action est située à Montréal avec des protagonistes immigrants haïtiens ; avec des nouvelles loufoques comme celle qui donne son titre au recueil, l’auteur s’amuse à se mettre dans la peau de personnages (im)migrants. On voit bien que ce n’est pas un auteur marginal par rapport à ces deux mondes (haïtien / québécois), mais quelqu’un qui peut en parler de l’intérieur. Dans la seule nouvelle du recueil dont l’action se situe en France, « Des nouvelles de Son Excellence », le personnage central, Papaphis — portrait peu déguisé du dernier dictateur haïtien (« le petit du tigre est un tigre[30] » —, est un migrant ridicule, un « crotale[31] » en exil dont les misères n’inspirent pas la compassion. L’histoire se termine, sans humour, avec une image de Papaphis forcé à écouter à perpétuité — « ce matin-là, et les jours qui suivirent, le disque du monde[32] » — un disque sur lequel son passé est gravé.

Les histoires des personnages enracinerrants d’Ollivier sont comiques ou tragiques, farfelues ou réelles ; ce sont des portraits qui nous intéressent par la qualité humaine de leur destin, vu et encadré par le regard et la curiosité de l’auteur.

On peut admirer les efforts d’Ollivier à comprendre et à améliorer la situation d’analphabétisme des sujets migrants comme dans ses textes où il montre un désir de promouvoir la démocratie en Haïti. Il faudrait également constater l’humilité avec laquelle il affirme, non sans conviction, qu’un écrivain ne peut faire grand-chose dans l’évolution des événements réels (l’expression « à mon humble avis » se retrouve dans son oeuvre fictive et scientifique). Comme nous l’avons vu, l’humilité n’empêche pas l’engagement. Ollivier préfère parler de son « public » plutôt que de son « lectorat » :

Je dis bien le public, non pas le lectorat parce que le terme public me paraît plus large puisqu’il englobe à la fois ceux qui lisent, ceux qui sont en contact de façon superficielle avec les livres et, à la limite, ceux qui ne lisent pas du tout et qui, via les massmédias[33], sont en contact avec la littérature, ne serait-ce que sous cette figure qui me semble promise à un brillant avenir, la figure du « grantécrivain » (avec un t)[34].

Ollivier est un auteur conscient du rôle de l’écrivain public, qui n’est pas seulement celui de l’écrivain de fiction, et dont le public comporte des non lecteurs. Sans prétention, l’écrivain prend parfois la tribune pour des sujets importants et non littéraires. Sans se donner l’illusion qu’il parviendra à des résultats concrets, l’auteur de l’imaginaire sait divertir son public avec des sujets tirés de la réalité et qui ne sont pas toujours légers. Dans un court texte de 2001, « Autoportrait en cheval fou », il nous dit avoir « appris à préférer à la rigidité du réel les plages du rêve et de l’imaginaire ».

En conclusion, nous revenons à la dénommée Notre-Dame-de-Grâce, pour rappeler le lien entre le quartier de Montréal et la chapelle du même nom en Normandie. Construite sur la « côte de grâce » au XIe siècle, détruite et reconstruite sur le même emplacement, la chapelle normande de Notre-Dame-de-Grâce est située non loin du port — Le Havre (de Grâce) — construit par François Ier pour suppléer aux besoins grandissants d’Honfleur. Les marins qui partaient des ports d’Honfleur et du Havre pour de lointaines expéditions seraient venus prier « Notre Dame de Grâce » ; parmi ces voyageurs se trouvait Samuel de Champlain, parti avec des colons de la Basse-Normandie à la « découverte » du Canada ; ils allaient fonder les villes de Québec (1608) et de Montréal (1642). La dénomination commune du quartier de Montréal et de la chapelle en Normandie rappelle les liens maritimes qui unissent la France, le Québec et Haïti, nous rappelant aussi la France et sa littérature de grande presse dont il est question au début de cet essai. Émile Ollivier, écrivain marginal ? Ce n’est pas le cas ni en Amérique ni en France : migrant plus que marginal, Ollivier fait partie des rares écrivains qui, vivant au Québec, sont édités en France. Dans les librairies de la « Belle Province », il n’y a pas de règle générale pour classer cet auteur : ses livres se trouvent soit au rayon de « littérature québécoise », soit au rayon « Caraïbe » (parfois les deux, dans la même librairie !). En prenant exprès le nom de Notre-Dame-de-Grâce par excès d’exiguïté dans cette étude d’un auteur francophone de Paris (par ses principales maisons d’édition et, comme il l’explique au journaliste de Libération, il a « toujours voulu être un écrivain français »), cette contribution au forum organisé ici autour de l’oeuvre d’Émile Ollivier vise à repenser la notion de marginalité dans nos littératures francophones. Les exemples démontrent qu’Ollivier est un écrivain-migrant qui travaille à partir de tels traits d’union, sur sa bourrique et dans son avion, entre pays et langues, et dans une enracinerrance du XXIe siècle.

Terminons avec des mots de l’auteur, avec une citation pour souligner la grâce et la sensibilité de cet auteur qui mélange réalité et fiction en traînant ses pieds poudrés — réels et virtuels — dans les quartiers poussiéreux de Port-au-Prince et dans les rues remplies de « poudrerie » (neige) à Notre-Dame-de-Grâce. L’action et l’inspiration citées ci-dessous ne se trouvent ni à Port-au-Prince ni à Montréal, mais à « l’Anongue » : « au bout de [son] voyage, parvenu en ce lieu de mémoire[35] ». Il s’agit du début de la nouvelle « Dans la blanche visibilité », qui nous paraît approprié comme conclusion, une inspiration à la lecture de son oeuvre en forme de commencement, un prélude qui part en fumée :

Les auvents baissés, les portes closes, les caves des vieilles maisons, les passages souterrains m’investissent toujours d’une pensée confuse, d’une lancinante inquiétude, la même qui m’oppresse et m’accable toutes les fois que, dans la coulée du temps, les limites entre l’imaginaire et la réalité s’estompent, que l’instant se présente comme un signe à déchiffrer, sans que je puisse déterminer s’il s’agit d’une réminiscence ou d’un commencement. Aujourd’hui, cet univers clos ne soulève en moi ni angoisse ni terreur mais une délicieuse curiosité, une singulière volupté, semblable à celle que je ressens au sortir du petit matin quand, après la première tasse de café, je m’apprête à fumer ma première cigarette[36].