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Cher Martin[1],

À la lecture du compte rendu de mon livre, j’ai fait la curieuse expérience de voir que tu résumais mieux mes idées que je n’aurais su le faire moi-même. J’y vois un effet de ton amitié, conformément à ce qu’en dit Cicéron : “ si l’on se trouve posséder quelque supériorité de vertu, d’esprit, de situation, il faut y faire participer ses proches qui s’en trouveront un peu grandis eux aussi, de la sorte ”. Je te sais gré en particulier d’interroger l’un des postulats au fondement de mon étude, à savoir le parti pris de ne pas opérer, sur le plan de la rhétorique, de distinction figée entre les lettres réelles de Rabelais et les lettres fictives, insérées dans la trame romanesque. Cet a priori appelle chez toi toute une série d’interrogations, parfaitement pertinentes en regard des pratiques épistolaires qui t’intéressent, celles de Proust en particulier, sur la difficulté de voir dans les correspondances humanistes une “ entrée en art ” ou une “ sortie de l’art ”, sur le rapport de ces lettres avec l’oeuvre romanesque de Rabelais, sur l’inscription du destinataire dans la lettre réelle et dans la lettre fictive.

Avant d’entrer dans ces questions, je voudrais revenir sur l’étrangeté que ne manque pas de susciter le caractère très travaillé de ces lettres d’humanistes, même lorsqu’elles prétendent être familières. Rabelais est sans doute représentatif de la première génération d’humanistes français, en ce sens que son éducation a d’abord été celle d’un homme du Moyen Âge finissant et que sa culture humaniste a été le fait d’un autodidacte, à l’instar d’un Guillaume Budé ou, dans la fiction rabelaisienne, d’un Grandgousier. C’est probablement ce qui explique que ses lettres néo-latines procèdent d’un cicéronianisme assez formel, proche de l’humanisme italien de la fin du XVe siècle, plus attaché à l’imitation du Cicéron orateur que du Cicéron épistolier, et cela, curieusement, même dans la production épistolaire. La plus grande liberté que l’on décèle dans les lettres vernaculaires participe sûrement de la nouvelle rhétorique épistolaire humaniste qu’Érasme a été le premier à formuler en théorie. Pour autant, ces lettres ressemblent peu aux correspondances de Kafka ou de Proust, sans doute parce que la subjectivité émerge à peine, que si elle est désormais concevable, elle demeure difficile à transposer dans la pratique et que l’idée, pour paraphraser Buffon, que “ le style, c’est l’homme ” demeure largement abstraite jusqu’à la fin du siècle, en dépit des efforts d’élaboration d’un decorum peculiare qui chercherait à saisir l’individu dans sa spécificité.

Mais revenons à nos moutons. Sur les rapports entre l’épistolaire et la littérature, la distinction de Roger Duchêne entre épistolier (simple auteur de lettres) et auteur épistolaire (consacré comme écrivain par l’institution pour ses lettres elles-mêmes comme Madame de Sévigné ou pour une production littéraire parallèle comme Proust) m’apparaît difficile à appliquer à l’humanisme. J’en veux pour preuve le palmarès des auteurs contemporains que dresse Érasme dans son Ciceronianus (1527), parmi lesquels on trouve une majorité d’auteurs dont l’oeuvre se limite à une correspondance publiée ou non, comme si la lettre était le sacre de l’écrivain. C’est donc dire que la lettre ne constitue pas un excursus quelconque ou une entrée en littérature, si tant est que l’on puisse établir un équivalent de notre concept de littérature pour l’époque, mais bien la littérature elle-même. Le fait de concevoir la littérature comme de l’art me semble largement tributaire de notre modernité. Les humanistes répugnaient à segmenter ou à fragmenter l’encyclopédie du savoir dont l’unité leur importait plus que les parties constitutives. Plutôt que de littérature, les humanistes auraient sans doute parlé plus volontiers de culture, de lettres d’humanité (humaniores litterae) ou de ce qui allait devenir au siècle suivant les belles-lettres, dont la fiction n’est qu’une des innombrables modalités. Rabelais lui-même considérait sans doute son oeuvre romanesque comme le simple prolongement de son oeuvre d’humaniste. Il aurait probablement préféré passer à la postérité pour ses gloses d’Hippocrate et de Galien ou pour son édition du Commentaire au songe de Scipion de Macrobe que comme l’auteur de la geste pantagruéline. De la même manière, Pétrarque accordait plus de valeur à son oeuvre néo-latine qu’à son Canzoniere, même si la tradition a renversé cette hiérarchie. Pour répondre à la question, donc, Rabelais aurait sans doute considéré ses épîtres dédicatoires d’éditions savantes plus importantes que son oeuvre romanesque (mais certainement pas sa lettre à Antoine Hullot, la seule qui nous paraisse vraiment moderne), si bien qu’il serait difficile de voir sa production épistolaire comme une annexe à son oeuvre littéraire censée en expliquer la genèse, par exemple.

Toutes ces considérations m’amènent à reconduire mon postulat de ne pas distinguer les lettres réelles des lettres fictives, quitte, auraient dit les casuistes, à m’endurcir dans le péché. L’intérêt des humanistes pour le genre épistolaire vient probablement de ce que celui-ci optimise les effets rhétoriques et, partant, leur efficacité, en permettant de s’adresser à un destinataire connu, dont on devine les affects sur lesquels on peut jouer. Par ailleurs, comme la sphère privée et la sphère publique se chevauchent dans une large mesure, les épistoliers humanistes ont sans doute conscience de s’adresser, par l’intermédiaire du destinataire explicite, à d’autres destinataires, dans la mesure où ces correspondances sont souvent lues par tout un réseau. Ce réseau s’étend aussi du fait que ces correspondances sont vouées ultimement à être imprimées, même si, à cet égard, la correspondance de Rabelais est une exception. Dans ce passage à l’imprimé, bien des lettres se trouvent remaniées, d’autres qui n’ont jamais été effectivement envoyées s’intègrent à des recueils dont l’ordonnancement est savamment étudié, si bien que, même dans notre perspective moderne, l’épistolarité humaniste se trouve aux portes de la fiction.

À tout cela s’ajoute la perspective proprement rhétorique qui consiste, pour l’épistolier, à se construire une persona, une identité d’emprunt, adaptée au destinataire et aux finalités de la lettre. Rabelais en offre un exemple patent, dans sa lettre à Budé, lorsqu’il se qualifie d’“ adolescens ” (période de la vie qui va de l’enfance jusqu’à la trentième année chez les Romains), alors qu’il a plus de 38 ans bien sonnés. Cela étant, si l’on se déporte d’une perspective strictement rhétorique, force m’est de te donner raison sur un point, me rendant en cela aux devoirs de l’amitié : “ Entre amis et venant d’un ami les conseils doivent être d’un très grand poids, il ne suffit même pas d’user ouvertement de cette influence pour donner des avertissements utiles, il faut, si les circonstances l’exigent, savoir être pressant et alors un ami doit obéir. ” L’inscription du destinataire dans la lettre réelle et la lettre fictive respecte certainement des modalités différentes. Dans l’un et l’autre cas, il y a préméditation d’un effet sur un destinataire explicite et des destinataires implicites. Dans le cas de la lettre réelle, les destinataires implicites sont un simple prolongement du destinataire explicite, de son réseau de relations, d’amis, de protecteurs et de connaissances. Dans le cas de la lettre fictive, le destinataire explicite est le personnage de fiction auquel la lettre est adressée, alors que les destinataires implicites s’assimilent au lecteur idéal, le bon pantagruéliste qu’annoncent les prologues, et que la diégèse et, en particulier, les lettres servent, dirait Eco, à instituer. Dans un monde parfait et à l’infini, on peut imaginer que le lecteur idéal de la fiction rabelaisienne se confonde avec les destinataires explicites des lettres réelles de Rabelais.

J’aimerais croire que notre coup d’essai collectif vise, plutôt qu’à du temps perdu à la recherche, à une recherche du temps perdu d’une autre nature.

Comme diraient les Romains, vale[2].

Tuus quatenus suus[3],

Claude La Charité