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Paul Gadenne, auteur de sept romans, demeure une ombre dans le décor des lettres du XXe siècle. Son oeuvre, qui commence en 1942 par Siloé et s’achève en 1956 sur Les hauts-quartiers, est unanimement reconnue, y compris de son vivant, mais elle n’a pas réussi à s’établir durablement dans un lieu de l’histoire littéraire. Ce n’est pourtant pas une oeuvre marginale mais plutôt une oeuvre de la marge. Ce n’est pas le ton, ce ne sont pas les thèmes ou les objets de Gadenne qui le placent légèrement à l’écart. C’est surtout la forme, cette passion de la forme qui anime son oeuvre mais qui déroute le lecteur. L’oeuvre romanesque que nous lègue Gadenne s’articule autour de sept tentatives d’écrire les mêmes angoisses sous des formes et des contraintes différentes chaque fois.

L’avenue (1949) évoque Kafka : une mystérieuse construction, dont on ne sait jamais ce qu’elle est réellement, se profile et sert de toile de fond aux réflexions d’Antoine Bourgoin, sculpteur en quête d’une oeuvre ultime. Mais ce texte contemplatif qui, comme La rue profonde (1948), met en question l’art, fait suite à l’atmosphère sombre et déstructurée du Vent noir (1947), plus proche des romanciers américains et de leur mode de narration. Plus tard, La plage de Scheveningen (1952) s’articulera sur une polyphonie des voix narratives très proches des directions du nouveau roman. Les romans de Gadenne sont ainsi fuyants, ce qui importe, ce sont le mouvement et la recherche d’une forme qui puisse rendre l’instant dans sa vérité afin que se fasse la lumière. Car l’unité est ailleurs, il faudrait la chercher dans la quête sans cesse reprise d’une parole de justice. De fait, tous les personnages de Gadenne sont à un moment niés, rayés du décor et tous cherchent la voix pour « se faire entendre ». Comme Olivier Leirins, le peintre de L’invitation chez les Stirl (1955), qui aperçoit soudain à la fin du livre « le spectacle qu’il avait offert aux Stirl », tous sont réduits à l’état de caricature par le monde, tous, comme Olivier, sont littéralement « absorbés[1] » par lui. C’est bien entendu la même absorption devenue cette fois implacable que mettra en scène le roman posthume de Gadenne : dans Les hauts-quartiers, Didier Aubert tente vainement de rédiger une thèse sur les mystiques au beau milieu d’un monde peuplé de riches hypocrites et où les bavardages recouvrent tout d’insignifiance.

L’oeuvre de Gadenne est ainsi constituée d’essais, parfois proche des recherches formelles de son époque, parfois plus classique dans sa narration. L’essentiel reste pour le romancier le pouvoir que seul a le romanesque de faire entendre une parole et, de manière très révélatrice, c’est toujours avec des termes humanistes qu’il analyse son travail d’écrivain : « écrire des romans, il n’y a pas d’acte plus fraternel ». Au moment où le roman se vide de ses personnages, une telle conception humaniste de la fiction ne peut que dérouter et l’on comprend qu’à ce prix, Gadenne ne soit pas facilement identifiable en termes d’histoire littéraire.

Pour autant, il ne tourne pas le dos à ses contemporains, ses lectures et ses influences sont même d’autant plus perceptibles que l’oeuvre de Gadenne se construit dans le doute. À chaque roman correspondent des influences, des lectures qui donnent une direction possible à l’écriture et leur genèse porte souvent la trace de ce dialogue fécond entre les lectures et l’écriture. C’est précisément dans cet esprit que nous voudrions étudier le rôle joué par Giono au moment où, après avoir écrit Siloé, son premier roman, Gadenne ne sait pas quelle direction prendra son oeuvre.

Gadenne et Giono. Au premier abord, le rapprochement entre les deux auteurs peut sembler arbitraire : on sait que Gadenne connaissait très bien l’oeuvre de Giono et que ce dernier est souvent cité dans ses Carnets[2], mais peut-on aller jusqu’à chercher dans les oeuvres une influence de l’un sur l’autre ? En réalité, accoler deux noms de romanciers reste un geste contingent. Pour peu que le choix soit bien fait, il y aura toujours matière à comparer, à retrouver et à distinguer. Mais, tel clin d’oeil, telle allusion que nous identifions dans un texte et qui nous semble patent n’est peut-être qu’une réminiscence inconsciente, le fruit du hasard ou encore un effet de lecture, miroir déformant de notre esprit appliqué aux phrases. Ailleurs, c’est un chapitre qui est profondément nourri par un autre texte, mais l’auteur s’est ingénié à en cacher les sources, à enfouir dans ses brouillons les premiers jets qui peinaient à prendre leur indépendance, de sorte que, pour nous, la parenté entre les deux textes s’est effacée. Et puis, au-delà de ces difficultés, lorsque nous pensons avoir déterminé une véritable influence, il reste le mystère de l’intention. On dira que c’est là l’oeuvre de l’intertextualité, mais cela ne donne pas un sens au geste de l’auteur : pourquoi a-t-il laissé une trace visible et lisible d’un autre texte ? Quel effet de lecture doit-on y voir ? Quelle signification ?

Pour éviter en partie ces difficultés méthodologiques, nous nous proposons ici de passer par les sources et de voir non pas ce qu’il reste de Giono dans les textes de Gadenne, mais ce que Gadenne construit autour de sa lecture de Giono, et l’influence décisive que celui-ci joue dans sa formation d’écrivain. Il s’agit ici de considérer la part d’intertextualité de toute lecture et de chercher comment elle peut trouver son expression plus tard dans les choix esthétiques d’un auteur.

Pour cela, il faut en revenir à juin 1941, c’est-à-dire à la sortie en librairie de Siloé, le premier roman de Gadenne. La date est importante, car c’est en pleine guerre et en pleine collaboration que le livre, tiré à 25 000 exemplaires, va connaître un important succès. Tout de suite les articles sont nombreux et élogieux, on parle de prix littéraire et même très sérieusement du Goncourt et du Femina. Dans la presse, Siloé devient « la révélation de l’année[3] », on demande « d’accueillir avec ferveur ce premier roman[4] » et on salue « un premier livre qui est un grand livre[5] ». Preuve supplémentaire de cette indéniable réussite, Siloé sera le seul roman de Gadenne à être réédité de son vivant.

Pourtant, même si tout semble bien commencer, derrière ces échos qui pourraient sembler unanimes se cache une erreur de lecture manifeste. En effet, plusieurs articles évoquent Siloé en le rapprochant d’un autre roman paru au même moment, La bête à concours de Robert Magnane. André Rousseaux, qui voit une parenté évidente entre Gadenne et Magnane, montre que ces deux romans critiquent le « système universitaire français[6] ». Les deux livres sont ainsi classés l’un comme l’autre dans la catégorie des fictions illustrant l’anti-intellectualisme initié entre autres par Drieu La Rochelle pour qui la jeunesse française est en pleine décadence, car elle est gangrenée par la pensée et oublie le corps au profit de l’esprit.

De fait, l’intrigue du roman de Magnane laisse peu de place au doute : de jeunes gens maladifs perdent l’énergie de leur jeunesse à préparer l’agrégation, plusieurs vont mourir en Espagne et, pour finir, le plus sage d’entre eux découvre finalement le « vrai sens de la vie » en allant moissonner dans sa campagne natale. Si les intentions de Magnane sont relativement claires, il n’en est pas de même pour Gadenne.

Reprenons : Simon Delambre, étudiant, frappé soudainement par la maladie, se trouve contraint de quitter Paris. Il rejoint le Crêt d’Armenaz, un sanatorium où il va vivre une lente maturation, une initiation qui surviendra en raison de l’immobilité forcée, mais aussi par l’exéprience de la nature et des autres. Complices de cette initiation, Ariane, la femme aimée, et Jérôme, l’ami artiste, qui lui ouvrent les yeux comme l’aveugle-né des Évangiles recouvrant la vue en se baignant dans les eaux de Siloé. Simon, parti au départ pour soigner sa tuberculose, découvre à leur contact le prix de l’immobilité, la profondeur de la contemplation, et il renonce à toute ambition sociale au profit des valeurs invisibles qu’il a appris à connaître.

Ainsi résumé, le dessein du livre de Gadenne se distingue nettement de La bête à concours : ici, l’accent n’est pas mis sur la critique de la vie universitaire (même si le prologue dresse une vraie satire des études) ; le livre s’attache surtout à décrire l’aventure intérieure du malade, et c’est sa lente maturation qui est la composante essentielle du roman. Le style de Siloé tend plus vers le poème en prose que vers la charge politique ou morale, et la composition du roman, elle, met très nettement l’accent sur ce qu’il y a à découvrir, sur le bonheur de la vie intérieure et non sur une quelconque « décadence » de la jeunesse. Mais, en pleine guerre, les intentions du romancier se sont tout simplement trouvées faussées par le contexte et l’on comprend très bien comment, en 1941, Siloé a pu être mal lu ou, plus simplement, comment on a pu l’orienter en forçant certains de ses traits.

Fait significatif, lorsque la Nouvelle revue française décide de publier un extrait de Siloé, c’est précisément le prologue, « Simon Delambre étudiant[7] », que l’on choisira, c’est-à-dire la partie du texte où Gadenne est le plus proche de l’anti-intellectualisme de Drieu La Rochelle, alors aux commandes de la NRF.

Face à ce malentendu, le sentiment d’étrangeté est radical pour le romancier :

S. m’apporte la traduction de l’article de Das Reich au cours duquel mon livre est nommé. Il y est dit que les intellectuels sont responsables de la défaite française. C’est à l’appui de cette idée qu’on cite mon livre, avec celui de Magnane : ces deux livres dénonçant d’après l’auteur le vice dont la France a été victime. [...] Est-ce cela qu’ils voient dans mon livre : la libération de l’instinct, de la volonté de puissance ? [...] Il est certain que mon livre s’établit contre Descartes, contre le cogito. Mais...[8]

On comprend bien toute la distance qui s’exprime ici dans les points de suspension ; Gadenne pense que son livre lui est « devenu tout à fait étranger » : « Mon livre a paru sans que cela me fasse aucun plaisir : je ne suis plus sensible qu’à ses défauts, — et je suis écrasé d’admiration par ceux qui écrivent mieux que moi[9]. » Alors qu’il est sollicité par la presse locale et le petit milieu qui l’entoure, ses préoccupations sont en réalité ailleurs : il pense à ce qui succédera à Siloé et ne s’intéresse déjà plus à son roman. Et pourtant, le silence qui va suivre est long : il faudra attendre 1947 pour que Le vent noir paraisse, suivi en 1948 de La rue profonde et de L’avenue en 1949. Gadenne aura donc quitté la scène littéraire près de sept années pour ensuite publier trois romans coup sur coup. Ces années-là sont des années de travail acharné où l’écrivain cherche la voie que son oeuvre doit suivre : il alterne les chantiers, rédige des versions successives, pose des jalons, mais sans parvenir à achever véritablement un texte.

C’est le doute d’un écrivain que l’on perçoit dans ce silence. Car Siloé s’est écrit facilement, le projet né d’un séjour au sanatorium s’est accompli naturellement mais, avec sa parution, les données changent : Gadenne cherche à renouveler sa conception du roman, il lit de plus en plus, découvre de nouveaux auteurs et les Carnets deviennent peu à peu le lieu où se construit une réflexion profonde sur le genre romanesque, qui aboutit entre autres à la publication de plusieurs articles théoriques en revue[10].

En somme, après la parution de Siloé, face à une réception dans laquelle il ne se reconnaît pas, Gadenne perd toutes ses certitudes et cherche vers quoi tendre. Pour cela, il doit dresser le bilan de Siloé, prendre ses distances avec son propre livre : si l’idéalisme qui guidait Simon est si ambigu, si l’on ne peut pas se contenter de la description d’une nature et d’une micro-société utopiques, s’il faut prendre en compte le mal dans la fiction, alors que faut-il écrire et comment ? Cette question, plutôt que de se la poser, Gadenne va la poser à un autre.

Gadenne a lu les premières oeuvres de Giono depuis longtemps et il a pris des notes de lecture sur Le poids du ciel, Le chant du monde et Jean le bleu. Ce travail de réflexion prend à ce moment-là une ampleur nouvelle : car Giono a mis en scène dans ces livres une nature idéale, comme celle qui sert de médiatrice à Simon dans Siloé, il a pris violemment parti contre la machine, contre les villes et il se trouve donc être au centre des questions qui habitent Gadenne. L’idée fait son chemin et prend la forme, dans l’esprit du romancier, d’un article qui pourrait s’intituler « Pour saluer Giono ». Gadenne le propose alors à Raymond Dumay, mais le projet tourne vite court :

J’ai beaucoup aimé les premières oeuvres de Giono, c’est à elles que je pensais en vous proposant un peu à la légère un titre […]. J’accorde qu’il est difficile aujourd’hui et à moi-même […] de « saluer » Giono sans arrière-pensée. Peut-être le voyais-je à travers des souvenirs trop flatteurs et l’émotion des premiers contacts. Il y a chez lui une grande force lyrique, soutenue par un langage éblouissant — un peu trop éblouissant. Mais il faut déchanter : sa sagesse est courte[11].

En sommes, à la relecture de l’oeuvre, le projet ne tient plus, ou plutôt son ambiguïté dans le contexte de la collaboration est difficile à défendre : il arrive aux textes de Giono la même chose qu’à Siloé, ils reposent sur des valeurs qui semblent soudainement indéfendables. Peut-on alors refermer complètement le dossier Giono ? En réalité non : Gadenne continue à y travailler, même s’il a renoncé à l’idée d’un article. Il continue tout simplement parce que, pour lui, élucider les ambiguïtés de l’oeuvre de Giono, c’est aussi élucider les siennes et peut-être parvenir à faire le deuil de la nature idéale qui berçait Siloé. Par un détour étrange, Gadenne se fait essayiste et, pensant analyser une autre oeuvre, fait un retour sur ses propres problématiques.

Les brouillons et les ébauches de ces réflexions ont été classés dans un dossier[12] de près de cinquante folios ; inédites, ces pages sont pourtant riches d’enseignement sur le rôle que peut jouer l’oeuvre d’un écrivain dans celle d’un autre.

D’abord, c’est une grande familiarité entre les deux oeuvres qui ressort : Gadenne retrouve dans le premier Giono quelques-uns des traits les plus importants de Siloé et tout particulièrement la mise à distance de la raison par la nature : « anti-intellectualisme – la guerre et ses suites lui ont permis de constater l’échec de la raison à organiser le bonheur de l’homme. Il s’en remet donc à l’instinct[13]. » L’oeuvre de Giono fonctionne alors comme un miroir ; en elle, le problème du rejet de la technique et de l’idéalisation de la nature est plus facile à cerner et aussi plus facile à mettre à distance : « Je me défie moi aussi de la technique. Elle ne peut rien pour l’être. Mais y a-t-il un divorce radical entre l’homme et la technique ? [...] Son monde paysan est un peu trop idyllique, il est faux. » C’est ainsi qu’au fil du dossier, on voit Gadenne construire les éléments d’une antithèse. Il souligne souvent les mérites des romans de Giono mais aussi la part de mensonge qui se cache derrière l’idéalisation du monde paysan et de la nature, comme en témoigne très bien cette ébauche de plan :

A. la vie

L’instinct / promotion du corps / l’univers senti par le corps / un homme pour qui l’univers et le monde cosmique existent.

B. négation du drame, le sens du tragique lui fait défaut. Sa solution consiste à supprimer l’une des données, c’est simpliste.

Le renversement se clarifie et, progressivement, on voit la ligne principale du raisonnement établir une synthèse : Giono idéalise la nature, son oeuvre en souffre, mais précisément, ajoute Gadenne, c’est une des missions du romancier que de nous faire aspirer à l’idéal, « le terrain de l’écrivain est celui-ci : l’insertion de l’éternel dans l’éphémère ». Les faiblesses de l’oeuvre sont alors rédimées : si Giono « ignore les défauts du paysan » ou s’il « ignore ou ne veut pas voir beaucoup de choses », en revanche il crée une « oeuvre de certitude », ce qui la « distingue » des oeuvres contemporaines :

On ne fait oeuvre littéraire qu’avec des certitudes à force de conviction : Giono, Lawrence. De robustes partis pris (Claudel). D’où il suit qu’on ne fait oeuvre, souvent, qu’avec des erreurs poussées à bout (Giono, Lawrence, glorification de l’instinct). Parce que le mal n’existe pas à l’état absolu. Ils ont tort, peut-être, leur pensée est incomplète, mais parce qu’ils ont été jusqu’au bout de leur erreur, ils ont fait revivre au moins toute la vérité qui y était contenue.

On voit bien comment ici la lecture de Giono aboutit finalement à un ensemble de réflexions plus générales sur le roman. Le dossier, tout en analysant certaines oeuvres, finit par défendre l’idée d’une littérature dont l’idéalisme serait justifié par une dimension éthique, voire métaphysique. Cela vaut pour Giono comme pour Siloé : le manque de réalisme du roman, ses erreurs et ses mensonges seront compensés par la vision que nous livre le romancier. Il y a là pour Gadenne un combat à mener, un combat contre le vide et pour le sens, car à ses yeux,

[o]n peut dire que l’intérêt de la littérature contemporaine réside pour une grande part dans la prise de conscience par les écrivains de ce fait : que le ciel est vide[,] d’où la religion de l’homme : Malraux, Montherlant — j’ai conscience de citer ici des grands noms — dont le mot d’ordre est : ne s’attendre qu’à l’homme, qu’est-ce qui est noble ? Cf. aussi Camus.

Gadenne en prend acte et, regrettant ce mot d’ordre, valorise alors Giono contre Malraux, Camus et Montherlant, car celui-ci dépasse leur humanisme athée :

[Il] nous apprend que la joie réside dans l’exercice des sens, dans la vie animale, mais cela au contact de la terre. Ce n’est plus un monologue de l’homme avec lui-même : c’est un dialogue entre l’homme et autre chose que l’homme, une chose qui le dépasse : il y a ici, me semble-t-il, au départ une vérité de plus, une chance de plus de réussir.

La force et la justification d’une littérature idéaliste reposent justement dans cette ouverture vers « autre chose que l’homme », vers autre chose « qui le dépasse » et qui donne au roman sa portée et son sens. On retrouve là finalement les accents mêmes de Siloé, lorsque Simon, à la fin du livre, retourne vers la ville, vers la vie et qu’il souhaite, lui aussi, apporter aux autres la vision de quelque chose qui les dépasse :

Il s’apercevait avec évidence, maintenant qu’il s’en allait, que si la maladie qu’on soignait au Cret d’Armenaz était bien celle qui l’y avait amené, celle dont on guérissait était tout autre. Et sans doute les gens des villes allaient-ils nier ce miracle, sans doute un tel langage le ferait-il, auprès d’eux, passer pour un fou. Il allait retourner parmi ce peuple d’hommes qui [...] ne retiennent des réalités que les seules choses visibles ou déchiffrables [...]. Combien d’eux auraient eu besoin que quelqu’un vint un jour les prendre par le bras et les menât se tremper dans les eaux de Siloé[14] !

Redonner la vue, offrir une vision du monde, telle est finalement la conception du roman à laquelle aboutit Gadenne par son étude des premières oeuvres de Giono.

Pourtant, malgré ces développements, on est aussi frappé à la lecture du manuscrit par les traces de l’inachèvement. On voit au fil des pages des développements commencer puis s’interrompre, Gadenne reprend près de quatre fois l’introduction de son article en y introduisant des variantes ou en élargissant son texte à d’autres auteurs. Le manuscrit répète, piétine et ne parvient pas à trouver son rythme. De manière symptomatique, on voit souvent le texte passer d’une syntaxe normale, signe d’un développement sûr, à une syntaxe plutôt programmatique, caractéristique d’une prise de notes ou de l’élaboration d’un plan. L’écrivain hésite donc et en fait, sur la cinquantaine de pages que compte le dossier, le plus long développement s’étale sur huit pages seulement.

Pour expliquer cet inachèvement, on serait tenté d’imaginer qu’après avoir écrit sa lettre à Raymond Dumay en juillet 1943, Gadenne a rapidement mis fin à ses recherches. En réalité, c’est tout le contraire : non seulement il n’a pas abandonné, mais il y travaille encore en novembre 1943 et note en avril 1944, soit près d’un an après son idée initiale : « Récrire à Dumay : j’étais pressé de prendre un parti et en me pressant j’ai pris le mauvais. Cette oeuvre est saine et forte. » Paradoxalement donc, le « dossier Giono » tient à coeur à Gadenne, même s’il ne parvient pas à le développer.

La contradiction s’éclaire si l’on prête attention à une autre particularité de ce manuscrit. En effet, celui-ci dévie à plusieurs reprises de son thème : Gadenne commence un développement sur Giono pour finalement continuer à prendre des notes sur Siloé. Dès le début, et de manière très frappante, on voit s’intercaler des notes de lecture sur Giono et des brouillons de dédicaces : le fil du texte ne prenant pas son élan, Gadenne finit par littéralement faire autre chose et écrit non pas sur Giono, mais sur son propre livre :

Bien plus que l’incident banal du jeune homme arrêté dans ses études par la maladie et qui va continuer au sanatorium l’année commencée à la Sorbonne, j’ai voulu écrire l’histoire d’un homme qui, à la faveur de la maladie incident (qui pouvait aussi bien une blessure de guerre / être différent) et (dont la nature n’est pas essentielle au sujet), passe de d’une vie toute machinale et toute extérieure, à une vie intérieure authentique, et pour tout dire profonde.

Et plus bas il ajoute : « livre où j’ai essayé d’ouvrir un horizon sur ce qui peut-être est pour moi la vraie vie — une vie authentique ».

L’effet de miroir entre les deux oeuvres est ici manifeste, car Gadenne justifie son premier roman exactement avec les arguments qu’il a développés au sujet de Giono. Il dit de Siloé qu’il ouvre « un horizon » sur la « vie authentique », comme il dit des oeuvres de Giono qu’elles instaurent un dialogue entre l’homme et « autre chose que l’homme ». Ainsi, au fil des formules, les deux oeuvres se trouvent-elles réunies dans l’esprit du romancier.

On comprend alors pourquoi le dossier se condamne intrinsèquement à l’inachèvement : il met en place une stratégie du détour ; Gadenne y pense sa propre pratique romanesque et non celle d’un autre. Sans cesse renvoyé à lui-même, l’auteur trouve chez Giono les réponses aux questions qu’il se posait sur son premier livre dont l’étrangeté était si manifeste. En liant, dans ces pages, Siloé et les romans de Giono, Gadenne peut mettre à distance son propre livre, lui attribuer les limites qu’il perçoit dans l’image d’une nature idéale et dans l’anti-intellectualisme et se forger ainsi une image de ce que doit être un roman afin de construire la suite de son oeuvre.

Il y a donc derrière ce travail de critique littéraire un travail de deuil, de renoncement à l’idéal de Siloé. Il faut redescendre, redescendre comme Simon redescend de sa montagne pour retourner dans les villes, comme le poète de la Rue profonde doit faire l’épreuve de la vérité d’en bas et consentir au monde, redescendre pour décrire le monde tel qu’il est. Et c’est bien une descente que nous proposera Gadenne avec le roman qui suivra Siloé : comment ne pas être frappé par le contraste en ouvrant Le vent noir, oeuvre urbaine, sombre et cruelle où tous les personnages se débattent avec leurs mensonges et leur passé ? Comme l’écrit Didier Sarrou, Luc, le héros du Vent noir, est bien « exactement à l’opposé » du Simon de Siloé et « les deux romans finiront par représenter pour Gadenne les deux volets, non contradictoires, mais organisés comme un diptyque, lumière et ombre, soleil et non-soleil, d’une aspiration identique[15] ».

Cette « aspiration identique », c’est l’ouverture vers « autre chose que l’homme ». Dans Siloé, cet autre chose est accessible par les autres et la nature, tout est médiateur. Dans Le vent noir, cet autre chose est une attente, un pari, l’autre face de l’angoisse. Entre les deux, la vérité n’est plus immanente, elle est devenue tragiquement transcendante.

Le « dossier Giono » est un des jalons qui provoquent chez Gadenne ce saut, cet arrachement de l’oeuvre à l’idéal, car Gadenne voit bien les possibles limites d’un monde romanesque d’où le tragique est absent, il voit bien que chez Giono, il n’y a « aucune inquiétude » et que « le silence des espaces infinis lui-même l’effraie à peine ». Par là, c’est avec son propre livre qu’il prend ses distances et qu’il perçoit la nécessité de prendre en compte le tragique. Bien entendu, le « dossier Giono » n’est ici qu’un élément parmi d’autres, il y a, tout au long de ces années de recherche, un véritable travail d’arrachement de Gadenne à soi-même. C’est ainsi que, pour tirer un trait définitif sur l’idéal trop aisément accessible de Siloé, il va jusqu’à retourner au sanatorium pour confirmer, sinon pour provoquer, le deuil : « Supprimer le Plateau d’Assy en tant que terre élue, que terre mythique, que grief du Souvenir : ce sera sans doute le but de mon voyage, à défaut d’autre but plus réjouissant[16]. »

Giono a probablement joué un rôle similaire du point de vue de la pratique romanesque que ce voyage de retour dans l’histoire personnelle de Gadenne. L’un et l’autre confirment la nécessité d’écrire autrement car « l’homme est visiblement maudit » et « une oeuvre n’est pas complète qui néglige cet aspect ». C’est ce qui se jouera dans le passage de la lumière rendue à l’aveugle de Siloé à l’ombre portée du Vent noir.

Parvenue à ce point, la réflexion de Gadenne va se prolonger au-delà du « dossier Giono ». C’est en effet à la même époque qu’il va rédiger un long texte sur Stendhal dans lequel il s’interrogera d’une manière comparable sur la notion de personnage. Parallèlement à cela, les Carnets permettent aussi à l’auteur de continuer à élaborer une réflexion sur le genre romanesque qui aboutira à la synthèse que propose l’article intitulé « Efficacité du roman ».

Dans ce texte, on retrouve la thèse élaborée à partir de Giono, selon laquelle le roman doit nous communiquer une vision du monde qui dépasse l’individu : « le roman vise à éveiller la conscience, et s’il s’adresse à nos puissances d’imagination, c’est à cette partie de notre imagination qui nous permet non seulement de pénétrer dans l’humanité d’autrui, mais de nous associer à l’univers, de concevoir Dieu[17] ». À cela, ce texte charnière ajoute la dimension temporelle du récit, déjà mise en place par Siloé : le roman se distingue des autres genres non par sa vérité, mais par sa faculté de replacer les situations dans la durée, il est « au point d’intersection de la vie et de la pensée », c’est « l’art des situations » où « la vérité est vue à la lumière de l’instant[18] ».

Les idées défendues par Gadenne dans son article sont le résultat d’une lente maturation. Il met en avant les acquis de Siloé, qui présente bien un monde « situé » et une vérité vue « à la lumière de l’instant », mais à cela il ajoute des réserves nouvelles, comme l’idée que le romancier doit lutter contre « le refus du monde de se laisser pénétrer[19] ». Cette opacité qui n’existait pas dans Siloé est le signe d’une évolution chez Gadenne, qui doute de la capacité du roman à exprimer toute l’obscurité du monde.

Enfin, « Efficacité du roman » confirme la conception d’un roman voué à exprimer un idéal ; contre Giono, Gadenne garde la conviction qu’on ne doit pas s’en tenir simplement à « la terre » :

Le naturalisme a chez nous trop longtemps confiné l’esprit entre des limites étouffantes, et l’imagination métaphysique paraît suspecte en France. Rien que la terre : ce titre d’un livre connu semble, pour la plupart des romanciers, avoir une valeur de programme. Serait-ce que nous sommes devenus trop intelligents pour être demeurés enthousiastes…[20] ?

Giono est donc bel et bien un modèle pour Gadenne, même s’il opère de manière originale. Il ne s’agit pas d’une attirance ni d’une inspiration commune, simplement, la lecture, la fréquentation et bien entendu l’admiration de Gadenne pour Giono ont modelé son écriture de jeune romancier. On aurait pu chercher à établir bien d’autres liens, par exemple avec Proust, à qui Gadenne a consacré un mémoire[21], ou bien encore avec Morgan, très souvent cité, et dont Fountain[22] a beaucoup à voir avec Siloé. Cependant, ces autres modèles sont en définitive statiques : admirés, inspirants, stimulants peut-être, mais, peut-on dire, c’est là le jeu normal de la littérature. Avec Giono, il y a une lutte de Gadenne avec l’autre et avec lui-même qui le marquera peut-être plus en profondeur. Car en choisissant de s’intéresser à cette oeuvre, Gadenne signe son appartenance à une littérature bien particulière. Choisir Giono, choisir même les premières oeuvres de Giono c’est en somme vouloir s’appuyer sur une littérature qui ne renonce ni aux charmes du récit, ni à sa dimension éthique et qui, par là même, se refuse à être subordonnée aux questions formelles. Il y a même une vraie méfiance du romancier à l’égard des « techniques romanesques » et, comme l’a montré Bruno Curatolo, la question des « techniques » « passe au second plan de ses préoccupations essentielles[23] ». Cette méfiance n’est pas un rejet, c’est un choix positif, une revendication qui place la fin du roman très au-dessus de ses moyens, quels qu’ils soient : « Technique romanesque et imposture. Il faut que l’art soit autre chose[24]. » Partant de la conviction qu’écrire un roman est un acte « fraternel », un acte de communication, Gadenne se concentre alors tout naturellement sur la question de la lecture et non sur les moyens techniques de l’imposture.

C’est pourquoi dans son oeuvre la forme reste flottante et subordonnée à son sujet : la narration éclatée dans Le vent noir, l’admirable et virtuose polyphonie de La plage de Scheveningen ou bien le récit classique et épuré de L’invitation chez les Stirl.

Cette méfiance pour les questions de forme le pousse peut-être à négliger certains contemporains pour leur préférer des auteurs moins actuels, mais qu’il trouve plus profonds, sinon plus métaphysiques. Morgan, Dostoïevski, Kafka, Kierkegaard, Simone Weil seront ces aides, ces présences qui nourriront en profondeur les textes de Gadenne. Choisir ces fréquentations-là, c’est faire le choix d’une inactualité première, d’un décalage authentique et fécond pour le romancier, mais qui a son prix du point de vue de l’histoire littéraire. Témoin de ce parti pris, cette réflexion tirée des Carnets :

Giono ? Eh bien oui, quand on vient de lire deux ou trois ouvrages comme les Temps mêlés de Queneau, où souffle le vent desséchant et stérile d’une intellectualité négative, on revient avec plaisir à cet air pur [...]. Il y a quand même cent fois plus de vérité chez Giono (peut-être malgré lui) que chez tous ces bonshommes de lettres[25].

La forme, lorsqu’on la met en avant, lorsqu’elle semble être le moteur du texte, sera toujours aux yeux de Gadenne susceptible de mentir, de falsifier, de faire passer pour de l’art ce qui n’en est pas. En somme, avec Giono, mais aussi plus tard avec Kafka, Kierkegaard ou Simone Weil, Gadenne tourne le dos aux « lettres » et prend le parti de l’ombre, car « la littérature est connaissance et non pas falsification[26] ».