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«Que diable allait-il faire dans cette galère ? » « C’est samedi ! » Ces deux répliques ponctuent respectivement la célèbre scène des Fourberies de Scapin et un passage spirituel sur les habitudes un peu particulières de la famille du narrateur dans Du Côté de chez Swann[1]. Molière et Proust utilisent le ressort du comique de répétition afin d’animer une scène, un passage de roman. C’est l’usage le plus traditionnel de ce type de comique, dont l’emploi réitéré marque certains genres, comme le théâtre de boulevard par exemple.

Moins fréquente, semble-t-il, est la généralisation du procédé à une oeuvre entière. C’est ce qui se produit dans Le Roman de Renart, composé en octosyllabes – forme narrative commune à l’époque —, entre 1175 et le milieu du XIIIe siècle[2]. Le Roman de Renart fait du comique de répétition un principe fondateur et définitoire.

Rédigé sur plus d’un siècle par plusieurs clercs, certains nommés (Pierre de Saint-Cloud, Richard de Lison et un prêtre de la Croix-en-Brie), la plupart complètement anonymes, Le Roman de Renart est une oeuvre pour laquelle le problème de l’unité, de la cohésion, se pose. Le premier auteur du roman, Pierre de Saint-Cloud, a sans doute été influencé par l’Ysengrimus de Nivard (vers 1150), axé autour du loup Isengrin, mais il a recentré l’intrigue sur le personnage de Renart[3]. Les auteurs des diverses branches apparaissent dès lors comme autant de continuateurs qui ajoutent des épisodes aux aventures du rusé goupil. Pour préserver l’esprit de l’oeuvre, ils respectent cependant certains principes ; dans la grande majorité des branches, on retrouve le personnage éponyme[4], un cadre animal teinté d’anthropomorphisme (les animaux sont des barons composant la cour du roi Noble le lion)[5] et une atmosphère comique, fondée sur le comique de répétition, véritable armature de l’oeuvre.

Dès la branche II, la plus ancienne qui nous soit parvenue, apparaît une structure itérative. Renart tente successivement de berner Chantecler le coq, la mésange, Tibert le chat et enfin Tiécelin le corbeau. On a là un récit à tiroirs ou une « composition par enfilage » telle qu’analysée par Jean Dufournet : les récits s’enchaînent, avec le retour du même personnage – Renart – mais chaque récit forme un tout[6]. À chaque fois, Renart échoue (c’est l’originalité de cette branche ainsi que de la branche V). Une tromperie qui se retourne contre son instigateur, selon le principe de l’arroseur arrosé – l’engigneür qu’en engint[7], tel est le schème comique qui régit chacune des confrontations successives.

On retrouve aussi le comique de répétition quand Renart mène le jeu. Dans la branche I, tout juste postérieure, il surgit avec le motif de l’ambassade. Souhaitant juger Renart pour ses méfaits, Noble lui envoie trois messagers successifs, Brun l’ours, Tibert le chat et Grimbert le blaireau, tous chargés de le ramener à la cour. S’ils sont si nombreux, c’est que les deux premiers reviennent auprès de Noble éclopés et bredouilles. Seul Grimbert arrive à déjouer le piège de Renart et évite ainsi de faire partie de la procession d’estropiés (dans laquelle il faut aussi inclure la victime initiale, Coupée la poule – la bien nommée). Là encore, le comique de répétition forme la structure saillante de la branche.

Repris dans la branche X, ce motif de l’ambassade permet à Renart de duper tour à tour Roënel le mâtin et Brichemer le cerf. À nouveau, l’autorité royale est bafouée par le vassal rebelle ; le même schéma narratif gouverne donc plusieurs branches, qui se greffent dès lors les unes sur les autres sans discontinuité[8]. Toute l’oeuvre retentit de ces échos structurels. La multiplicité des auteurs est transcendée par le retour des mêmes procédés comiques[9].

À ce phénomène bien visible s’ajoute une technique plus discrète, mais très présente, celle de l’analepse, ou, plus exactement, du sommaire rétrospectif. Renart énumère ses précédents tours, sous une forme abrégée (parfois, un autre personnage a en charge ce type de rappel). Par l’évocation rapide de passages d’autres branches, ce procédé accroît l’unité du roman. Se confessant dans la branche I auprès de son cousin Grimbert le blaireau, Renart relate tous les pièges dans lesquels il a fait tomber Isengrin le loup, sa victime favorite :

Ysengrin ai ge tant forfet

Que nel puis neer a nul plet.

Dex mete or m’ame a garison !

Trois foiz l’ai fet metre en prison,

Si vos dirai en quel manere.

Gel fis chaoir en la lovere

La ou il emporta l’agnel.

La ot il bien batu la pel,

Qu’il prist cent cox de livroison

Ains qu’il partist de la meson.

Gel fis el braion enbraier

Ou le trouverent trois bercher,

Sil batirent con asne a pont.

Trois bacons avoit en un mont

Chés un prodome en un larder :

De çous li fis ge tant manger

N’en pot issir, tant fu ventrez,

Par la u il estoit entrés.

Gel fis pecher en la gelee

Tant qu’il out la queue engelee.

Gel fis pecher en la fonteine

Par nuit, quant la lune estoit plene.

De l’ombre de la blance image

Quida de voir ce fust furmage.

Et si refu par moi traïz

Devant la charete as plaïz.

Cent foiz a esté par moi mat,

Par fine force de barat[10].

Énoncée sur le ton de la vantardise, cette (fausse) confession illustre la gloire que Renart tire de ses tromperies. La répétition de l’expression « gel fis » (je le fis) montre qu’il manipule les autres comme des marionnettes. Autoportrait en action, ces allusions à des épisodes d’autres branches (notamment de la branche III) confèrent un passé, une certaine densité au personnage. Quant au comique de répétition, il est tout à fait certain : à chaque coup, Isengrin se retrouve mis échec et mat.

Ce type de récit est fréquent[11]. Voyant les animaux assiéger son château de Maupertuis au début de la branche Ia, Renart les humilie du haut des remparts par le rappel des duperies dont ils ont été la cible. Il accable successivement Hersant la louve, Isengrin le loup, Tibert le chat, Brun l’ours, Chantecler le coq, Brichemer le cerf, Pelé le rat, Tiécelin le corbeau et Roussel l’écureuil. Cette énumération souligne le pouvoir de nuisance de Renart, capable de porter préjudice à chacun des barons de la cour :

Dame Hersent, conment qu’il prenge,

Ge vos ai folé la vendenge,

Et moi ne caut s’iriés en est

Li cox, li jalox qui vos pest.

Et vos, sire Tybert li chaz,

Ge vos fis cheoir en mes laz.

Ainz qu’ississiez de la prison,

Eüstes vos tel livroison :

Tex cent cous quit que vos oüstes

Que vin ne eve n’i boüstes.

Et vos, misire Brun li ors,

Ge vos fis ja prendre tel cors,

Quant voussistes le miel manger,

Bien vos i quidai damacher :

Vos i laissastes les oreilles

Si que tuit virent les merveilles.

Et vos, misire Chantecler,

Je vos fis ja si haut chanter

Que par cele gorge vos ting ;

Vos m’eschapastes par engin.

Et vos, danz Brichemers li cers,

Je vos ting ja dedenz les ners.

Par mon engin et par mon los

Perdistes de la pel del dos

Troies coroies que chen vos firent ;

Molt a ci de cels qui le virent.

Et vos, sire Pelés li ras,

Ge vos fis ja caoir es laz,

Qui bien vos estreindrent la gorge,

Quant vos alastes mengier l’orge.

Et vos, misire Tiecelin,

A vos di ge, par seint Martin,

Je vos fis ja mon ju poïr :

Se bien ne soüssiez foïr,

Vos i laississiez vostre gaje,

Quant je vos toli le formaje

Que je mangai a molt grant joie

Por ce que mester en avoie.

Et vos, Rossaus li escuireus,

Ge vos fis ja de molt granz dels,

Quant je vos dis qu’estoit juree

La pes et bien aseüree.

Del cesne vos fis je descendre,

Ice vos quidai ge cher vendre.

Par la coue vos ting as denz,

Molt fustes tristres et dolenz.

Qu’iroie je fesant lonc conte ?

N’i a celui n’aie fet honte[12].

Les anecdotes auxquelles il est fait allusion sont tirées des branches I, II et X. Relatées à nouveau, elles agrémentent le passage en produisant un comique de répétition à un double niveau : d’une part, l’énumération de tromperies fait rire le lecteur tous les quatre ou cinq vers, d’autre part, comme ces tours sont narrés avec délectation dans plusieurs branches, il rit plusieurs fois des mêmes histoires.

Cette réception comique est d’ailleurs mise en scène par le roman lui-même. À la fin de la branche Ib, Renart raconte à sa femme Hermeline les aventures que le lecteur vient d’y lire :

Trestot li dit et tot li conte

Conment il dut recevoir honte,

Qant en la cuve fu sailliz,

Con il dut estre malbailliz,

Et escharni le teinturier,

Dist qu’il estoit de son mestier ;

Conment il fist la coille perdre

A Ysengrin qui ne puet serdre.

Trestot li conte et tot li dit :

Cele ne fet mes que s’en rit[13].

Renart évoque sa confrontation avec un teinturier puis avec Isengrin et remet en perspective les multiples péripéties de la branche ; il en fait du coup un ensemble cohérent. Tel un double du lecteur, Hermeline rit des bons tours joués aux autres par son mari.

Le comique de répétition s’immisce donc complètement dans les structures narratives du Roman de Renart. Il peut suivre une définition traditionnelle (une même action est répétée – ici la tromperie) ou s’incarner sous une forme plus particulière (la réitération par le récit des exploits de Renart – effet surtout à destination du lecteur)[14].

Pourtant, ce ne sont là que des effets de structure. Or le comique de répétition imprègne l’oeuvre bien plus en profondeur : en fait, il est complètement inhérent au personnage de Renart.

Mais qui donc est Renart ? Il appartient tout d’abord à une espèce animale qui possède au Moyen Âge une valeur symbolique. Capable, selon les naturalistes, de simuler la mort afin d’attraper des oiseaux – scène évoquée par les Fables et souvent représentée par les Bestiaires enluminés – le renard ou goupil représente avant tout la ruse.

Cependant Renart est aussi un individu. Intelligent, violent, vantard, il perturbe l’ordre social et en dévoile les faiblesses. Il incarne en fait ce personnage-type que les folkloristes nomment trickster, c’est-à-dire décepteur[15]. Sa principale caractéristique est l’art de la tromperie. Renart trompe pour sauver sa peau, Renart trompe pour défier l’autorité, Renart trompe pour se débarrasser d’un importun, Renart trompe pour manger, mais Renart trompe surtout par plaisir. Voici d’ailleurs la définition que Roënel le mâtin donne du personnage :

Li traîtres, li foi mentie,

Li parjures et li tricheres,

Li fax, li desloiaus lecheres,

Qui tot le mont a bout enginne[16].

Renart ne peut vivre sans tricher. Ce trait de caractère immuable est aussi souligné par son cousin Grimbert :

« Dex parjures, Deu foi mentie,

Toz jors durra ta lecherie.

Con tu es fole crïature[17]  ! »

Aucune perspective d’amendement n’est offerte. Guile ou art (ruse), barat, bole ou boidie (tromperie), tricherie ou engin (tricherie), conchïement (moquerie), lecherie (perfidie) et, enfin, beau néologisme médiéval couronnant le tout, renardie (ruse) : autant de termes qui servent à qualifier les actes de Renart.

Il va donc commettre de manière répétée des tromperies qui suivent en fait le même schème : confronté à Renart, un animal s’en méfie ; par la parole, Renart détourne l’attention de l’animal vers un autre point ; mû par le désir[18] ou piqué dans son amour-propre, ce dernier exécute volontairement ce que Renart lui suggère ; piégé, il subit alors une violence, généralement du fait d’un tiers (souvent un être humain) ; Renart le raille.

La seule présence de Renart dans l’oeuvre induit donc un comique de répétition. Décepteur, il suscite chez le lecteur une attente de type sériel, l’attente de pièges dans lesquels vont tomber d’infortunées victimes. Sa persévérance dans le mal est infinie : Renart aggrave systématiquement son cas. Même quand toute la cour se ligue contre lui et qu’il se retrouve dans une posture périlleuse – juché sur un arbre que les barons s’apprêtent à couper, dans la branche Ia – il ne se rend pas : narguant ses adversaires, il ose lancer une pierre à la tête du roi Noble. L’émoi qui s’ensuit lui permet de prendre la fuite.

Éternel rebelle, Renart ne se soumet à aucune autorité. Il en subit parfois les conséquences : excédés, les barons de la cour se mettent soudain à le rosser. Intervenant dans plusieurs branches (notamment I et Ia), ce motif illustre en fait la faillite du droit. À la justice royale se substitue en effet une justice expéditive qui relève purement et simplement de la vengeance :

Danz Isengrin en piez se drece,

S’aert Renart par la chevece,

Del poing li done tel bufet

Del cul li fait salir un pet.

Et Brun l’aert par le chaon,

Les denz i mist dusqu’au braon ;

Et Roënax parmi la gorge

Trois tors li fet fere en un orge.

Tiberz li chaz gite les denz

Et les ongles qu’il ot ponnanz,

Sesist Renart au peliçon.

Bien li valut une friçon.

Tardis qui porte la banere,

Li a doné une cropere[19].

Parfois, donc, la société punit Renart, mais cela ne l’empêche nullement de s’en tirer et de récidiver. Il n’est d’ailleurs sanctionné que pour une très petite partie de ses méfaits. Ces défoulements collectifs sur le trompeur contribuent au comique de répétition.

Si Renart s’avère redoutable par ses actes, il frappe aussi par la parole. Après une tromperie, il lance toujours à sa victime un quolibet, ou gabet, qui ironise sur la situation en humiliant l’animal[20]. Après chaque tour, le lecteur attend donc avec délices (quod libet, ce qui plaît) la plaisanterie de Renart. Ayant fait coincer la gueule de Brun dans un tronc à moitié fendu, sous le prétexte fallacieux de prendre du miel au paysan Lanfroi, Renart lui envoie la raillerie suivante :

« Brun, estes vos bien avanciés,

Ce dit Renart, del miel Lanfroi

Que vos avés mangié sans moi ?

Vostre male foi vos parra.

Certes il vos en mescharra

Que ja n’aurés en la fin prestre.

De quel ordre volés vos estre

Que roge caperon portés[21]  ? »

Par la métaphore du capuchon de moine, Renart se moque de la blessure de Brun. De plus, il reprend de façon ironique le mobile de la tromperie (le miel) et a la perversité et l’audace d’inverser dans son propos la situation bourreau-victime.Aux marchands à qui, dans la branche III, il a dérobé des chapelets entiers d’anguilles, en les passant astucieusement autour de son cou, Renart jette :

« […] Diex vos saut !

Cilz tantés d’anguiles est nostres

Et li remanans si soit vostres[22]  ! »

Il n’hésite pas au besoin à souligner le vice de sa victime. Ayant fait pêcher Isengrin dans un lac gelé, avec un seau attaché au bout de la queue, Renart lâche au loup que la glace immobilise :

« Cil qui tot convoite, tot pert[23]  »

N’ayant pas remonté le seau assez tôt, Isengrin est partiellement responsable de sa situation. Néanmoins c’est Renart qui lui avait suggéré de demeurer immobile afin de ne pas effrayer le poisson, mais ce dernier s’arrange toujours pour pouvoir se disculper et imputer la faute à sa victime. Clausule de ce jeu de dupes, le quolibet laisse généralement les animaux sans voix. En témoigne la réaction de Brun :

Et li ors fu si amatés

Qu’il ne li pot respondre mot[24].

Le comique de répétition directement lié à Renart est d’une nature plus fine que celui qui régit les structures narratives du roman[25]. Mets pour l’esprit, ces bons mots démontrent la subtilité du personnage. Ils ne peuvent que séduire le lecteur. Par ses propos, Renart suscite une véritable jouissance littéraire.

Mais pourquoi cette récurrence de pièges ne vire-t-elle pas à la machine infernale, au tragique ? Chaque personnage est broyé par Renart et l’oeuvre aborde de plus des sujets graves (faiblesse du pouvoir politique, hypocrisie religieuse, injustice, violences de tous ordres, viol, meurtre)[26]. Pourtant elle parvient à demeurer légère ; la raison en est simple : les auteurs s’arrangent pour privilégier une approche comique.

De multiples moyens permettent en effet d’anéantir l’esprit de sérieux. Par un mélange d’animalité et d’anthropomorphisme, qui situe le récit dans un univers irréel, on entrave tout d’abord la compassion du lecteur envers les victimes de Renart[27]. Mi-hommes, mi-bêtes, les animaux manifestent souvent une lourdeur comique : ainsi Grimbert dans la branche I pénètre-t-il dans le terrier de Renart le cul en avant. De plus, par ses tours, Renart place toujours ses victimes dans des postures ridicules (la tête bloquée dans un trou, le corps coincé dans un terrier trop étroit, la queue attachée à une corde, etc.). Il va même jusqu’à les dénaturer (dans la branche X) en faisant arracher la fourrure du loup et les andouillers du cerf, attributs sans lesquels ces bêtes ne ressemblent plus à rien. Alors que la nature animale des protagonistes peut limiter l’empathie du lecteur, dans certains cas le rapport naturel de prédation atténue aussi l’horreur de la violence[28].

Mais c’est avant tout la volonté des auteurs – le pacte de lecture qu’ils instaurent – qui empêche toute lecture doloriste. Le prologue de la branche IV annonce clairement un « conte à rire » :

Or me convient tel chose dire

Dont je vos puisse fere rire ;

Car je sai bien, ce est la pure,

Que de sarmon n’avés vos cure

Ne de cors seint oïr la vie.

De ce ne vos prent nule envie,

Mes de tel chose qui vos plese[29].

Les deuils sont d’ailleurs vite évacués ou bien traités à la légère, comme en témoigne l’atmosphère héroï-comique qui gouverne la procession de poules derrière la bière de Coupée (branche I). Même quand les animaux sont en proie à des douleurs déchirantes (la faim, une mutilation, les dents d’un piège qui se referment sur un membre), le narrateur pousse le lecteur vers une lecture comique.

Un procédé spécifiquement médiéval intervient alors, celui que Jean Rychner appelle le « style de la sympathie », et qui est un résidu de l’ancienne performance orale des textes[30]. S’impliquant dans l’action, le narrateur fait un usage immodéré de sa fonction testimoniale : il prend parti pour l’un des protagonistes et l’accompagne de ses encouragements. Les branches les plus anciennes du roman sont marquées par ces interventions récurrentes du narrateur qui dispose le lecteur en faveur de Renart, y compris quand celui-ci accomplit les pires forfaits. Dans la branche III, le narrateur suit de ses exclamations la ruse du héros qui s’apprête à berner des marchands de poisson en contrefaisant le mort :

Et Renars qui tot siecle abeite

Fu bien loins d’aus une arcie.

Quant vit la carete cargie

Des anguiles et des lanproies,

Muçant fuiant parmi ces voies,

Court au devant por aus deçoivre,

Qu’il ne s’en puisent aperçoivre.

Lors s’est cochés enmi la voie.

Or oiez con il les desvoie !

En un gason s’est voutrilliez

Et come mors aparelliez.

Renars, qui tant d’onmes engingne,

Les iex cligne, les dens rechigne,

Et tenoit s’alaine en prison.

Oïstes mais tel traïson[31]  ?

Le narrateur se place dans une posture d’admiration face à son personnage. Dans la branche IV, il est émerveillé par l’intelligence de Renart :

Seigneur, or escoutez merveille !

A son doi li moustre la seille.

Renart set bien son sens espandre,

Que pour voir li a fet entendre

Poises sont de bien et de mal[32].

Renart fait croire à Isengrin que les deux seaux du puits liés entre eux par une corde suspendue à une poulie constituent en fait la balance du Jugement dernier. Cette belle métaphore va lui permettre de se tirer d’un bien mauvais pas.

Maintes et maintes fois, le narrateur ponctue de son enthousiasme les stratagèmes élaborés par le héros. En empêchant le lecteur de s’attarder sur le sort des victimes et en mettant en relief l’astuce de chaque coup, il accompagne et constamment accentue le comique de répétition.

Mais si le lecteur rit autant des tours continuels de Renart, c’est aussi parce que le texte induit une complicité avec le héros. Placé dans la confidence, le lecteur sait tout des subterfuges mis en place par le décepteur. On lui livre les pensées les plus secrètes de Renart :

Ce dit Renart entre ses denz

Tot coiement que il ne l’oie :

« Tybert, par vostre male joie

Et par vostre male aventure

Soiez venus en ma pasture[33]  ! »

Ce monologue intérieur suggère déjà la préparation d’un piège. Alors que la plupart des bêtes agissent sans y penser, Renart fait preuve d’une grande capacité de réflexion. Voici la façon dont il considère l’arrivée de Brun :

Reconneü l’avoit au cors

Or se commence a porpenser

Con se porra vers lui tenser[34].

Dans le passage où Renart s’apprête à tromper le loup Primaut dans la branche XIV, le subterfuge est même plus précisément décrit :

Atant s’est pris à porpenser

Conment il le puist vergonder.

Lors se pense qu’il le menra

A un piege que grant pieça

Savoit en ce plaissié laenz.

Soavet dit entre ses denz

Que, se iloc prendre le pot,

Donc a il ce que li estot,

Que ne demande autre rien nee[35].

L’accès à l’intériorité est un phénomène qui facilite l’identification du lecteur au personnage. De plus, Renart possède cette fascinante supériorité de l’intelligence. Protéiforme, capable de changer de ton, de voix, de langue, de rôle et même d’apparence, il introduit un peu de fantaisie dans un monde relativement morne. Il n’en faut pas plus pour lui acquérir les bonnes grâces du lecteur.

Ainsi propulsé dans les arcanes des tromperies, le lecteur peut soudain se sentir être Renart. Or que fait fondamentalement ce personnage ? Il brave une à une toutes les valeurs du royaume de Noble, royaume qui constitue un calque de la société médiévale. Pendant tout le roman, Renart se joue de l’autorité royale et de l’institution du mariage (en cocufiant Isengrin). Son pouvoir de contestation est sans limites. Il tourne directement en ridicule la convocation en justice (branche I, dite « du plaid »), le serment (branche VI), la trêve de Dieu et la paix de Dieu (branche II), le baiser de paix (branche II), le compérage (branche II), les règles monacales (branche VII), l’ordination (branche XIV), les reliques (branches X et XIV), le pèlerinage (branches I et X), la confession (branche I), la prière (branche VII), la messe (branches XII et XIV), l’eucharistie (branche XIV) et même le baptême (branche XI).

Se gaussant des règles qui fondent les ordres religieux, Renart lance à Hubert le milan, son confesseur :

« Je ne voudroie mie estre abes,

Se Hersent n’estoit abeesse

Ou celerere ou prioresse,

Ou qu’ele fust en teil leu mise

Qu’ele fust hors de lor devise,

Que j’en poüsse avoir mes bouens

Et ele aussi de moi les souens ;

Car molt est l’ordre bone et bele

Qui est de male et de femele[36]  ».

Le principe du monastère est présenté comme anti naturel et le voeu de chasteté tourné en dérision. En fait, ce sont toutes les institutions politico-religieuses de l’époque qui sont ouvertement piétinées par Renart. Ces perpétuelles infractions aux normes suscitent un rire presque incrédule : jusqu’où ira le personnage ? Ayant berné chacun et chacune, Renart trouve même l’audace de se dire appuyé par Dieu :

« Hé Dex, qui meins en trinité,

Qui de tans perilz m’as jeté

Et m’as soufert tans malz a fere

Que je ne doüsse pas fere,

Garde mon cors d’ore en avant

Par le tien seint conmandement[37]  ! »

Moins anodine qu’il n’y paraît, cette prière souligne une non-intervention de Dieu dans les affaires terrestres. Pourquoi laisse-t-il agir un être comme Renart ? Dieu serait-il moins fort que le Diable ? Posant le problème théologique du Mal, cette réflexion montre aussi que Renart ne respecte aucun élément du sacré.

Voici d’ailleurs ce que le héros demande au Créateur dans un autre passage constituant une prière à l’envers (qui pourrait être adressée au diable) :

Que Dex garisse toz larons,

Toz traïtors et toz felons,

Toz felons et toz traïtors,

Et toz aprimes lecheors

Qui meus eiment les cras morsaux

Qu’il ne font cotes ne mantax,

Et toz çous qui de barat vivent

Et qui prenent quanqu’il consivent.

Mes as moignes et as abez

Et as provoires coronez,

Et as hermites des boscagez,

Dunt il ne seroit nuz damagez,

Pri Deu qu’il doigne grant torment

Si qu’en le voie apertement[38].

Renart implore la protection divine pour tous les êtres maléfiques et prend le contrepied des valeurs communément admises. Certes, cette position s’inscrit dans l’atmosphère carnavalesque qui régit toute l’oeuvre, mais la grande particularité de Renart est qu’il ne bafoue pas les normes sociales temporairement. Il les brave en continu.

Les tours répétés de Renart constituent en fait autant de coups de boutoir contre l’édifice social. Dès lors, en suivant les aventures du goupil, le lecteur ne peut que ressentir une toute-puissance enivrante. Insulte, vol, violence, viol, meurtre, toutes les bornes morales sont franchies sans que le héros en paie réellement le prix. Renart n’est jamais rattrapé par ses mauvaises actions. Il peut vivre en agissant selon son bon plaisir.

Dans Le roman de Renart, le comique de répétition a donc un rôle aussi bien narratif que thématique ou idéologique. Il s’impose comme principe fonctionnel de l’oeuvre. Brisant avec audace la chape de plomb des sacro-saintes valeurs (foi, loyauté, fidélité, piété, solidarité, etc.), Renart déclenche un comique de répétition qui suscite chez le lecteur un rire libérateur. Par ses salves répétées contre la société, il lui offre par procuration et en toute impunité le puissant fantasme de la trangression. On pourrait reprendre pour le compte du lecteur ces paroles adressées par Renart à Liétard :

Par ma guile et par mon savoir

Te ferai tost grant joie avoir[39].