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On ne répétera jamais assez que la répétition n’existe pas. Du moins la répétition parfaite. Répéter trois fois n’est pas strictement la même chose que répéter deux fois, l’occurrence supplémentaire étant elle-même un sème spécifique. Chaque réalité étant située, dans le temps ou dans l’espace, toute copie, toute redite, toute réitération est dotée d’une nuance discriminante de positionnement. Bien que donnant l’impression d’un éternel recommencement, l’Histoire, dit-on, ne repasse jamais les mêmes plats. « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », la formule suit son cours depuis Héraclite.

On ne répétera non plus jamais assez que la répétition existe. Du moins la répétition relative, perçue par différents sens. L’expérience apprend qu’elle est, selon les cas, maîtrisée et appréciée (le refrain, les rimes, le rythme), accidentelle et désagréable (un disque rayé), maladive (bégaiement, tics, ressassement dépressif, gestes et paroles – palilalie ou palimphrasie – dans des maladies mentales ou cérébrales), préméditée et malignement entretenue (la rumeur).

On ne répétera jamais assez que, pour la répétition comme pour beaucoup d’autres formes d’expression, la qualité de la réception dépend du contexte et d’un seuil variable de tolérance. Faute de limite judicieuse, la vis comica d’une répétition s’autodétruit. D’autre part, pour faire rire, une phrase ou une situation nécessite un pacte de risibilité entre l’émetteur et le récepteur. Le contrat – tacite ou non – consiste dans l’acceptation du « c’est pour rire », même si le thème traité est grave. La Fontaine explicite un pacte de ce genre dans sa préface quand il exprime sa volonté de « nouveauté et de gaieté » – nous dirions humour – en précisant néanmoins qu’il n’appelle pas gaieté « ce qui excite le rire mais un certain charme, un air agréable qu’on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux[1]  ».

La présente entrée en matière est une alerte à usage interne. Dans beaucoup de répétitions, la variation n’est-elle pas aussi importante que la similitude ? Francis Ponge défend une idée analogue en prétendant que la force de la fusion métaphorique entre deux réalités tient autant aux ressemblances exprimées qu’aux différences évacuées (mais qui résistent dans leur refoulement). La poétique de La Fontaine permet d’approfondir cette problématique de la reprise d’un mot, d’une structure, d’une idée, avec ou sans altération, dans une narration souvent narquoise. Le fabuliste, en fin de compte, exploite la répétition à bien des niveaux comme stratégie didactique, comme motif et comme moyen d’expression polyvalent.

Que faire sinon répéter ?

Le titre exact du recueil de La Fontaine – Fables choisies mises en vers – place d’emblée le lecteur au coeur du problème de la répétition et de l’altération. Le fabuliste propose des versions nouvelles de récits déjà mis en forme. Comme d’autres écrivains classiques, il revendique grosso modo une continuité d’ordre thématique et un changement d’ordre stylistique. Il fait siens les contenus diégétiques des apologues antérieurs et leur donne un « tour » original, espérant que d’autres tiendront, comme lui et pour leurs époques respectives, un rôle d’interprète (« tant s’en faut que cette matière soit épuisée[2]  », écrit-il dans la préface).

L’écrivain, comme s’il jouait sur son nom et sur une expression qu’il cite dans « La Jeune Veuve », se veut La Fontaine de jouvence. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter à une intrusion de narrateur (le délégué de l’auteur) dans l’histoire de « La Matrone d’Éphèse » :

S’il est un conte usé, commun et rebattu,

C’est celui qu’en ces vers j’accommode à ma guise […]

Quelle grâce aura ta Matrone

Au prix de celle de Pétrone ?

Comment la rendras-tu nouvelle à nos esprits ?

Sans répondre aux censeurs, car c’est chose infinie,

Voyons si dans mes vers je l’aurai rajeunie[3].

C’est avec élégance que La Fontaine assume l’héritage des auteurs du patrimoine, notamment Ésope dont il cite « La Mort et le Malheureux » à côté de sa propre fable (« La Mort et le Bûcheron ») en précisant : « Nous ne saurions aller plus avant que les Anciens : ils ne nous ont laissé pour notre part que la gloire de les bien suivre[4]  ».

En bonne logique, dire autrement c’est inévitablement dire autre chose. D’une part, au message propre s’ajoute celui de la nécessité autojustifiée de le répéter. D’autre part, les mots, en raison de leurs différences, forment des tissus spécifiques de dénotations et de connotations.

Les fables renvoient non seulement à des récits externes, connus ou à venir, mais encore et parfois à des textes du recueil. La Fontaine pratique sur un même thème les fables doubles (« Le Lion et le Rat » suivi de « La Colombe et la Fourmi[5]  » – « Le Loup, la Chèvre et le Chevreau » et « Le Loup, la Mère et l’Enfant[6]  »), ou duelles (« Le Héron, La Fille[7]  »). Une allusion intratextuelle est même possible comme dans le cas du lien établi à la fin de « Le Curé et le Mort[8]  » avec « La Laitière et le Pot au lait[9]  » (il est question, dans les deux histoires, d’un rêve accidentellement brisé). Au troisième chapitre de sa thèse, Lemonde littéraire de La Fontaine, Jean-Pierre Collinet exploite légitimement la coprésence des fables à commune morale pour analyser les apports du fabuliste[10].

Le motif de la répétition

Le monde physique et le monde psychique offrent constamment des exemples de répétitions, qui sont autant d’actualisations des lois que les savants, les philosophes et les moralistes cherchent à découvrir et à formuler. L’intelligence humaine consiste à exploiter la stabilité du système en faisant preuve de prévoyance. L’autre morale de la fable « Le Gland et la Citrouille » est implicite : non seulement l’ordre du monde est acceptable, mais encore il est heureux que le gland qui tombe du chêne n’emprunte pas, sans crier gare, la masse de la citrouille. Dans le monde empirique, la loi qui relie la cause à son effet est par essence répétitive et, en tant que telle, ne possède aucune viscomica. Bergson, sagement, limite le comique de répétition au « plaquage » du mécanique sur le vivant. Cette analyse du philosophe s’avère partiellement applicable aux fables qui relatent des comportements invariables ou peu adaptés à la variété mouvante du réel.

Comme la mouche qui se livre à un crépitement d’actes et d’ordres vains – les « cent sottises pareilles[11]  » qu’elle croit déterminantes pour l’avancée du coche – (« Le Coche et la Mouche »), ceux qui « font les empressés[12]  » ne brassent que du vent, accumulant des initiatives sans efficacité réelle (l’illusion se nourrit de la multiplicité même des injonctions stériles). L’impression d’un mouvement mécanique qui doit se produire, quoi qu’il arrive, est explicite dans l’emploi du mot « ressort » (« L’Horoscope »). Le protagoniste de la fable a été confiné dans un château parce qu’un voyant avait dit à son père qu’un lion causerait sa mort. Pour se venger de sa destinée de reclus, le héros, devenu grand, frappe rageusement un tableau représentant un lion et s’enfonce un clou fatal jusqu’aux « ressorts de l’âme[13]  » (selon Furetière, « ressorts se dit des causes inconnues par lesquelles la nature agit[14]  »). Le motif illustre ici l’humour amer du paradoxe selon lequel les précautions conduisent au danger dont elles devaient prémunir. La vision mécaniste se retrouve avec plus d’enjouement dans les histoires d’incorrisibles (appelons ainsi les êtres qui font rire en raison de l’aspect systématique et incurable de leurs réactions). Ils font songer au portrait de l’imbécile que brosse La Bruyère : « L’homme du meilleur esprit est inégal, il souffre des accroissements et des diminutions […] Le sot est automate, il est machine, il est ressort ; le poids l’emporte, le fait mouvoir, le fait tourner, et toujours, et dans le même sens, et avec la même égalité, il est uniforme et ne se dément point[15]  ». La Fontaine fait rire, lui aussi, avec des personnages qui réagissent « toujours dans le même sens ».

Le motif du « naturel » est un leitmotiv cher au fabuliste qui illustre une bonne dizaine de fois la loi de la logique comportementale, aussi rigide que la causalité des phénomènes physiques. On est ce que l’on est : à stimuli similaires (réels ou jugés tels), réactions similaires. La Fontaine enfonce le clou – le naturel est le moteur des attitudes identiques – dans « Les Vautours et les Pigeons[16]  », « L’Horoscope[17]  », « Le Chat et le Rat[18]  », « La Souris métamorphosée en fille[19]  », « Le Chat et les deux Moineaux[20]  », « La Querelle des Chiens et des Chats, et celle des Chats et des Souris[21]  », « Le Loup et le Renard[22]  ».

Le naturel perce malgré tout, telle est la leçon de « La Chatte métamorphosée en femme[23]  » : une chatte devenue femme suite à un sortilège retrouve sa félinité quand, en pleine intimité avec son mari, elle s’échappe brusquement pour attraper des souris de passage. La morale est célèbre :

Qu’on [le naturel] lui ferme la porte au nez,

Il reviendra par les fenêtres[24].

Ce retour irrépressible rappelle le mouvement du diable qui surgit de sa boîte à chaque soulèvement du couvercle. « L’Ivrogne et sa Femme[25]  » et « La Femme noyée[26]  » traitent le même message sur le mode de l’exagération burlesque et de l’humour caricatural. Ici, un mari alcoolique qui se croit en enfer demande à la maîtresse des lieux (en fait, sa femme déguisée à son insu) si, en plus de la nourriture donnée aux morts, elle a pensé à apporter « à boire[27]  ». La morale est cinglante : « Chacun a son défaut où toujours il revient[28]  ». Là, dans « La Femme noyée », c’est l’esprit de contradiction – défaut féminin autant que masculin – qui s’exerce jusqu’à la mort et « s’il peut, encore au-delà[29]  ». Un mauvais plaisant va jusqu’à soutenir qu’en raison de cet esprit de contradiction, le cadavre d’une femme noyée dans une rivière en remonte le courant (la pente caractérielle s’opposant à la pente naturelle du relief). Le babillard fait également partie des incorrisibles, comme on le constate dans « L’Enfant et le Maître d’école[30]  ». L’enseignant parle d’abord sans se soucier de la situation unique, comme les bavards invétérés qui

En toute affaire […] ne font que songer

Aux moyens d’exercer leur langue[31].

Sur le plan social, il est aussi difficile de changer complètement sa façon d’être. Une locution d’autrefois, moqueuse et contestable, le disait de façon imagée : « La caque sent toujours le hareng ». Ainsi se moquait-on des gens d’origine dite « basse » qui, enrichis, aspiraient à se comporter comme des membres de la haute société, sans parvenir à se défaire d’une maladresse due à leur passé. Le fabuliste ne soutient rien d’autre dans « L’Âne et le petit Chien » :

Jamais un lourdaud quoi qu’il fasse

Ne saurait passer pour galant[32].

Cette idée ressurgit dans ce constat de « La Souris métamorphosée en fille » : « On tient toujours du lieu dont on vient[33]  ». Le lieu originel est un lien. Quand « l’étoffe a pris son pli[34]  », il est difficile, voire impossible, de modifier quoi que ce soit. À peu près dans les mêmes termes, le fabuliste aborde le déterminisme de l’instinct dans « La Souris métamorphosée en fille » : « Vous ne détournerez nul être de sa fin[35]  ».

Il est inutile, voire dangereux, de vouloir échapper à l’impératif de l’être profond (appartenance à une espèce, caractère, tempérament, profil d’âme…). S’améliorer ? Impossible, rétorque à un interlocuteur imaginaire le lièvre poltron :

Corrigez-vous, dira quelque sage cervelle ! 

Et la peur se corrige-t-elle[36]  ?

La reconnaissance d’une telle force met le moraliste dans une position inconfortable. À quoi bon, en effet, raconter des histoires édifiantes (fussent-elles plaisantes) si l’on est persuadé que

[…] quoi qu’on fasse,

Propos, conseil, enseignement,

Rien ne change un tempérament[37].

De tels constats seraient désespérants si n’existait la certitude qu’une bonne éducation (notamment grâce aux fables) peut faire prendre de bonnes habitudes aux enfants. De plus, la lucidité n’est pas forcément déprimante puisqu’elle offre un moyen de déjouer les tromperies. Tel est le cas du rat, malin, qui ne se laisse pas abuser par un chat réitérant ses déclarations d’amitié : « Penses-tu que j’oublie / Ton naturel[38]  ? ». Bien que toutes ces considérations n’engendrent pas d’emblée la jovialité, La Fontaine sait, fidèle à son pacte initial, en faire le support d’une narration « gaie ».

Quiconque veut sortir de sa nature risque gros, que cette échappée momentanée se fasse magiquement ou par volonté mimétique. La supercherie du « Loup devenu berger[39]  » ne dure qu’un temps. Démasqué, l’imposteur est ridiculisé… « Mal prend aux volereaux de faire les voleurs[40]  », conclut le narrateur du « Corbeau voulant imiter l’Aigle ». Quant au renard qui a endossé la personnalité du loup, il donne le change quelques instants en terrorisant les personnes des alentours mais obéit à son instinct au moindre chant d’un coq :

Que sert-il qu’on se contrefasse ?

Prétendre ainsi changer est une illusion[41].

Redire ou refaire bêtement ce que l’autre a dit ou fait (sans s’adapter à la nouveauté de la situation) relève bel et bien d’un plaquage du mécanique sur du vivant. Là encore, cette force de réitération par imitation n’est pas en elle-même comique puisqu’elle peut gravement vicier les rapports humains. Le Scythe qui imite le Grec[42] taille à tort et à travers (d’où le catastrophique « universel abattis[43]  »). La Fontaine évoque aussi le grégarisme – exemple le plus célèbre d’imitation stupide, « comme un mouton qui va dessus la foi d’autrui[44]  » – dans « L’Âne chargé d’éponges et l’Âne chargé de sel ». L’intelligence consiste à saisir la singularité d’un cas, d’un fait, d’une situation, et la belle diversité recommencée du réel (on retrouve la thématique de Bergson). L’âne qui, chargé d’éponges, se noie pour imiter l’âne chargé de sel, s’en tient à un mimétisme mécanique sans prendre en compte une nuance décisive (les marchandises ne réagissent pas à l’eau de la même façon).

Le fabuliste s’intéresse également à deux phénomènes relationnels, fondés sur une répétition : la vengeance et la rumeur. Dans la loi du talion, nous faisons à autrui ce qu’autrui nous a fait. La répétition en miroir est dramatiquement traitée dans « L’Aigle et l’Escarbot » (l’escarbot, à plusieurs reprises, tue les oeufs de l’aigle qui a tué son ami le lapin[45]). Couplé avec le ressort de l’inversion (dont Bergson a analysé la force comique), l’échange vindicatif de mauvais procédés fait sourire quand il s’agit pour la cigogne de « rendre la pareille » au renard « honteux comme un Renard qu’une poule aurait pris[46]  ». Dans « Les Femmes et le secret », La Fontaine réussit une analyse rigoureuse et drôle de la répétition altérante du commérage, du téléphone à robes (mais aussi à pantalons, car les hommes sont de la partie). Un homme est parvenu à convaincre sa femme qu’il a pondu un oeuf. Malgré leurs promesses de n’en rien dire, l’épouse, sa voisine et les gens formant la chaîne du cancan colportent la nouvelle, sans jamais faire preuve d’esprit critique. Après le grossissement qualitatif (« gros comme quatre[47]  »), la progression quantitative permet d’atteindre en fin de journée le nombre effarant de « plus d’un cent[48]  ».

Les comportements où s’affirme une compulsion caractérielle sont le plus souvent ridicules. Pourtant, il y a quelques exceptions. La répétition positive qui, en ses occurrences variées, fonde la sérénité scientifique n’est le prétexte d’aucune plaisanterie. Le psittacisme rassurant de la nature (même cause, même effet) conduit à reconnaître, dans maints domaines, le primat de la nécessité sur le hasard. C’est au nom de ce principe que La Fontaine se moque à plusieurs reprises de la voyance, notamment à la fin de « L’Horoscope » (VIII, 16) :

[…] Tout aveugle et menteur qu’est cet art,

Il peut frapper au but une fois entre mille ;

Ce sont les effets du hasard[49].

Il faudrait des succès en proportion inverse pour que la prétention des pythonisses bénéficie d’une crédibilité intellectuelle. Le fabuliste ironise non sur une réussite réitérée mais, au contraire, sur une exception, sur un arbre isolé à partir duquel les crédules infèrent stupidement l’existence d’une forêt.

Une autre répétition échappe au discrédit et rappelle le mythe de Sisyphe. Il s’agit de la lutte toujours à recommencer contre le mal renaissant : « Il faut faire aux méchants guerre continuelle[50]  ». Cette obstination n’a rien à voir avec l’aveuglement de celui qui ne veut pas se rendre à l’évidence des faits têtus (les résultats décevants lors des prières à la statuette d’une divinité dans « l’Homme et l’Idole de bois[51]  »). La bonne répétition, celle des faits et de leurs enchaînements, ne trouve en écho que la répétition irréaliste. Les faits ne sont que têtus, les hommes sont bornés.

Effets de style

La répétition est l’une des formes que prend, en rhétorique, l’opération additive, qu’il s’agisse des mots, des idées et des sonorités. La Fontaine utilise parfois la répétition de mots en accord avec le référent diégétique (réitération de faits). Pour faire entendre une série de demandes, quoi de mieux qu’une anaphore : « il faut », « il faut », « il faut[52]  » ? Des reprises phonéticosémantiques expriment directement la répétition racontée à propos de la mouche du coche qui

Pique l’un, pique l’autre, et pense à tout moment

Qu’elle fait aller la machine[53].

À noter que cette figure évidente (deux fois « pique ») est enrichie discrètement par la reprise sonore de « p » et de « q » dans « pense […] Qu’elle ».

Ailleurs, le caractère mémorable du constat goguenard est conforté par la répétition à vertu pédagogique du même verbe dans le vers fameux : « Tel est pris qui croyait prendre ». La reprise à l’identique ou avec inversion des vocables solidifie l’armature syntaxique tout en ajoutant une formule virtuelle du genre « On ne peut que dire cela », « Un point c’est tout ». Ainsi se légitime peut-être ce chiasme des épithètes :

Le gibier du lion, ce ne sont pas moineaux

Mais beaux et bons Sangliers, Daims et Cerfs bons et beaux[54].

Les exemples précédents ne concernent qu’une répétition de mots à signifiés identiques. La Fontaine pratique aussi des reprises, apparentées à l’antanaclase, au service triple d’une douce ironie, d’une cohésion narrative et d’une cohérence poétique. Soit le mot « Fortune » dans « Les Deux Chèvres », qui apparaît au début et à la fin de la fable :

Certain esprit de liberté

Leur fait chercher fortune […]

Vers les endroits du pâturage

Les moins fréquentés des humains.

[…]

Cet accident n’est pas nouveau

Dans le chemin de la Fortune[55].

En cours de route, l’anecdote est devenue fable et « fortune » a pris une majuscule, le chemin accidenté est devenu symboliquement la voie périlleuse de la vie. La finalité de toute fable est inscrite dans cette reprise qui, de plus, malmène la prétention des deux chèvres : leur histoire devient « fabuleuse » non pas en raison de leur fausse ascendance mythologique, mais à cause de leur promotion comme exemple négatif d’un comportement stupide, pour les générations à venir.

Un autre cas se présente dans « La Jeune Veuve » : « Sur les ailes du temps la tristesse s’envole[56]  », puis « […] mon âme, /  Aussi bien que la tienne, est prête à s’envoler[57]  ». À son insu et pour exprimer son désir de suivre son mari défunt, la jeune veuve emploie le verbe utilisé par le narrateur quand, au troisième vers, il imagine la disparition de la tristesse, en filant l’allégorie. « S’envoler » : elle ne croit pas si bien dire, c’est le verbe dans le fruit de la détermination illusoire. En même temps, la reprise du motif du vol est l’étape intermédiaire de l’image du chassé-croisé qui résume l’histoire : après l’envol de la tristesse sur les ailes du temps (au singulier), les oiseaux du plaisir (au pluriel) réinvestissent le monde de la jeune femme (« Toute la bande des amours / Revient au colombier[58]  »).

Ce genre de reprise discrète se rencontre dans « Le Curé et le Mort ». La Fontaine étant très délicat dans le choix des patronymes, il convient de redoubler d’attention. Pour son curé, le fabuliste emprunte probablement le nom de « Chouart » à la tradition (Jean Chouart était un type populaire évoquant la cupidité et la gourmandise) et à Rabelais (Pantagruel, ch. 21[59]). Dans la deuxième occurrence, La Fontaine en fait un aptonyme par le biais d’une condensation de « char » et de « choc » qui, en raison du contexte diégétique, suggère d’entendre « choir » :

Sur cette agréable pensée

Un heurt survient, adieu le char.

Voilà Messire Jean Chouart

Qui du choc de son mort a la tête cassée[60].

« Chouart » – moquerie sèche, à la volée – se révèle subitement un nom prédestiné. Quant au nom de la chambrière Pâquette, il est à plusieurs ententes. Que la femme à laquelle le curé rêve d’offrir des cotillons soit le diminutif de « Pâques » est une possible variation sur le topos anticlérical de la cohabitation du spirituel et du très charnel dans la vie du prêtre. Surtout, dans la fable elle-même, le patronyme fait écho à un adjectif qualifiant le mort porté en terre :

Notre défunt était en carrosse porté,

Bien et dûment empaqueté,

Et vêtu d’une robe, hélas ! qu’on nomme bière[61]

Si l’un est « empaqueté », l’autre, attiré par sa chambière, est emPâquetté. Le rapprochement est d’autant plus tentant qu’il est renforcé par une similitude notionnelle des contextes immédiats (chacun contient une référence vestimentaire : « robe », « cotillons[62]  »). Les deux êtres si soigneusement distingués au début de la fable se retrouvent allant « de compagnie[63]  ». Cette conjonction finale et fatale des destins se lit non seulement dans l’aventure narrée mais aussi dans la parenté phonique de deux mots qui se trouvent à la rime.

Qu’en est-il des répétitions de signifiants (sons et structures), entre impressivité et expressivité ? Alors que l’expressivité phonique prétend relier les sons et les sens (par des analogies directes – harmonie imitative – ou indirectes – synesthésies), l’impressivité est une sorte de soulignement pour l’oreille, relevant des fonctions phatique et poétique. Le fabuliste gratifie le lecteur d’échos sonores internes qui assurent une texture serrée au discours. Le nom de « Raminagrobis » est immédiatement disséminé dans son portrait : « un saint homme de chat, bien fourré gros et gras / Arbitre […][64]  ». « Gro » est une syllabe commune, « gras » contient « ra » et « bi » est commun à « bien », « arbitre » et « bis ». L’effet le plus saisissant se trouve dans le vers qui condamne le pauvre âne des « Animaux malades de la peste » : « Sa peccadille fut jugée un cas pendable[65]  ». Le vers, mimant la balance de la justice, propose la relation « peccadille » / « cas pendable » – de part et d’autre de « fut jugée » – et le tiercé consonantique dans le désordre (p-k-d/k-p-d) semble justifier de l’intérieur cette équivalence scandaleuse par un déterminisme linguistique dérisoire et amer.

Des reprises de mots et des échos sonores sont réquisitionnés pour faire le portrait alerte du protagoniste de la fable « Le Lièvre et les Grenouilles » :

Un lièvre en son gîte songeait

(Car que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?)[66]  ;

Grâce à la reprise du verbe « songer » et à l’expression « en son gîte », trois frois est entendue la syllabe [song]. Si l’on tient compte aussi de l’accumulation des voyelles nasalisées (« en », « un », « oin », « on »), on est tenté d’interpréter globalement ces répétitions comme une traduction aussi détendue que judicieuse de la rumination cérébrale prêtée à l’animal.

Le cas particulier des rimes surnuméraires ou redoublées mériterait une étude approfondie. Qu’il suffise ici de signaler l’usage assez fréquent de ces excroissances métriques dans des ensembles où la binarité est de règle. Ce qui relève d’abord de la musique verbale est, au besoin, chargé d’une fonction de marquage voire d’expressivité. Dans « L’Âne chargé d’éponges et l’Âne chargé de sel », le triplement de la rime intervient quand le narrateur décrit l’âne chargé d’éponges – lesquelles retiennent l’eau et entraînent, par le surpoids, la noyade de l’animal (comme si la surcharge fatale avait son équivalent dans la surcharge des rimes)[67]. « D’abord », « bord », « mort »… ainsi frappe trois fois le destin :

Celle-ci [l’éponge] devint si pesante,

Et de tant d’eau s’emplit d’abord,

Que l’Âne succombant ne put gagner le bord.

L’Ânier l’embrassait dans l’attente

D’une prompte et certaine mort[68].

L’excroissance phonique (trois rimes ou deux fois deux rimes de même nature) signale souvent, sérieusement ou malicieusement, un moment important de la fable. Un noeud diégétique est doublé par un noeud métrique. Quatre rimes successives en [wa] (« bois », « joie », « voix », « proie[69]  ») conviennent particulièrement pour le « chant » du corbeau surexcité (discrète onomatopée du croassement ?) dans « Le Corbeau et le Renard ». À la fin de « La Femme noyée » (III, 16), les quatre rimes semblent mimer l’insistance du naturel (l’esprit de contradiction) à s’imposer en toute circonstance et rappellent, avec un décalage tonal plaisant, la série versifiée des commandements de Dieu (« Tes père et mère honoreras ») :

Quiconque avec elle naîtra

Sans faute avec elle mourra,

Et jusqu’au bout contredira,

Et, s’il peut, encor par delà[70].

Ailleurs, le fabuliste se paye moqueusement le luxe de tripler une rime pauvre (en « a » nasalisé) au moment même où il évoque la réserve d’un censeur et son conseil d’améliorer le jeu homophonique :

Il entend la bergère adressant ces paroles

Au doux Zéphire, et le priant

De les porter à son amant.

— Je vous arrête à cette rime,

Dira mon censeur à l’instant,

Je ne la tiens pas légitime,

Ni d’une assez grande vertu […][71]

La répétition des sons ne doit pas faire oublier celle des syntagmes. En général et indépendamment de la tonalité, la similitude structurelle est un faire-valoir de la différence sémantique. Un exemple – sérieux – concernant le mot « ami » se rencontre dans « Parole de Socrate » :

Rien n’est plus commun que le nom

Rien n’est plus rare que la chose[72].

« Le Curé et le Mort » s’ouvre sur une présentation où la similarité fait le lit du contraste :

Un mort s’en allait tristement

S’emparer de son dernier gîte.

Un curé s’en allait gaiement

Enterrer ce mort au plus vite[73].

La structure est identique mais, du coup, la différence de « cadence » saute aux oreilles confirmant rythmiquement l’antithèse « tristement »/« gaiement ». La cadence dite « majeure » (volume syllabique croissant, 2-3-3 / 3-5) s’accorde avec la tristesse et la pompe des funérailles tandis que l’allure guillerette du curé cupide éclate dans la cadence mineure (3-3-2 / 5-3).

Autre, mais non moins sapide, est l’effet de la présentation rigoureusement parallèle des protagonistes qui ouvre « Le Corbeau et le Renard » :

Maître Corbeau sur un arbre perché

Tenait en son bec un fromage.

Maître Renard par l’odeur alléché

Lui tint à peu près ce langage[74].

Sur fond d’identité structurelle impeccable – même ordre des syntagmes, même inversion localisée (« sur un arbre perché » / « par l’odeur alléché ») —, la reprise du verbe « tenir » (figure d’antanaclase) suggère une équivalence entre deux réalités qui, séparées certes en raison de leur domaine sensoriel, ont néanmoins un rapport avec la bouche : « le fromage » et « la parole ». L’histoire est ainsi discrètement annoncée puisque les paroles flatteuses qui vont du renard au corbeau conditionneront le parcours inverse du fromage.

La troisième catégorie de répétitions liées à l’humour concerne les signifiés et se concrétise dans le doublement héroï-comique, la maîtrise des nuances et la redondance moqueuse. Ajouter une comparaison disproportionnée ressortit à l’art, burlesque, de la double vue amusante. Ainsi, répéter en majeur une situation triviale grâce à une référence mythologique permet de commencer en fanfare enjouée « Les Deux Coqs » :

Deux coqs vivaient en paix : une Poule survint,

Et voilà la guerre allumée.

Amour tu perdis Troie, et c’est de toi que vint

Cette querelle envenimée[75].

Un même schème relie le plus élevé et le plus commun, en l’occurrence la haute cour et la basse cour. L’analogie démesurée est filée jusqu’à l’assimilation :

La gent qui porte crête au spectacle accourut.

Plus d’une Hélène au beau plumage

Fut le prix du vainqueur […][76].

Dans un autre texte, le renard, contrefaisant le loup, est comparé à Patrocle « vêtu des armes d’Achille » qui « mit l’alarme au camp[77]  » (« Le Loup et le Renard »). De tels habits épiques sont manifestement trop grands pour l’animal, d’autant plus qu’il surprend tout le monde en redevenant lui-même dès qu’il entend chanter un coq.

Le fabuliste joue assurément sur l’opposition des registres mais il sait parfois profiter diégétiquement de cette dualité. Reformuler le tableau des deux chèvres qui avancent fièrement sur un pont très étroit est une figure d’addition rieuse, à valeur hyperbolique :

Je m’imagine voir avec Louis le Grand

Philippe Quatre qui s’avance

Dans l’île de la Conférence[78].

Ce faisant, le narrateur rappelle aussi la mention de leur prétention à descendre de chèvres illustres (de la mythologie gréco-romaine !) et annonce l’extension politique de la portée de la morale : l’entêtement des personnes (affaires privées) est semblable à l’entêtement des dirigeants politiques (affaires collectives). La moquerie s’exprime aussi dans la contradiction assassine : la rencontre royale était finalisée par un mariage et un traité (Paix des Pyrénées, 1659) et non par un conflit d’amour-propre. Enfin, la récurrence du motif du sommet de la société (après les dieux, les gouvernants) rend encore plus vertigineusement cruelle la chute vers le bas (la noyade piteuse).

La deuxième utilisation stylistique de la répétition consiste à coupler la nuance et le pléonasme (apparent ou discret). Revenir à la charge à l’aide de mots du même champ sémantique constitue une « épanorthose de renforcement[79]  ». Cette surenchère stylistique accompagne des notations sérieuses ou moqueuses. Quand l’ours « glose » sur la conformation physique de l’éléphant, parlant d’une « masse informe et sans beauté[80]  », il a, grâce au fabuliste, une probable mémoire du sens étymologique de « informe » (en latin, à la lettre, in-forma signifie « sans beauté »). Ainsi, la répétition a valeur d’intensif, comme c’est le cas dans la qualification de l’épouse « indiscrète et peu fine[81]  », puisque « indiscret », au XVIIe siècle et en fonction de l’étymologie latine, signifie « qui manque de discernement ».

La Fontaine use souvent de la gradation pour « enfoncer le clou ». C’est de cette manière que le narrateur ridiculise les critiques qui, cherchant des noises aux auteurs, ressemblent au serpent rongeant une lime :

Croyez-vous que vos dents impriment leurs outrages

Sur tant de beaux ouvrages ?

Ils sont pour vous d’airain, d’acier, de diamant[82].

Le sème de la dureté figure dans chaque membre de la série ternaire, en cadence majeure : « d’airain » (deux syllabes), « d’acier » (deux syllabes) et « de diamant » (quatre syllabes). Ce rythme anapestique se retrouve dans la description de la belette qui, entrée dans un grenier, a beaucoup mangé et donc engraissé : « La voilà pour conclusion / Grasse, maflue et rebondie[83]  ». Les trois adjectifs, encore en cadence majeure, semblent prendre du poids comme l’animal – « grasse » (strictement deux syllabes avec un « e » à prononcer), « maflue » (deux syllabes pleines) et « et rebondie » (quatre syllabes).

La surabondance pondérale est dépeinte ailleurs au moyen de quatre syntagmes qualifiants :

Un rat plein d’embonpoint, gras, et des mieux nourris,

Et qui ne connaissait l’Avent ni le Carême[84]

La dimension temporelle après celle, déjà parlante, de l’espace ajoute un élément de surenchère caricaturale. Enfin, le « Geai paré des plumes du paon » est reconnu et devient l’objet de la risée d’autrui, soumis aux balles d’un jeu de massacre, à la salve d’une dérision :

[…] il se vit bafoué,

Berné, sifflé, moqué, joué[85].

L’humour de La Fontaine n’est jamais si percutant que lorsqu’il s’exerce sans ostentation. On ne trouve pas de répétitions oiseuses (relevant de la battologie) mais des pléonasmes rhétoriques qui remuent le crayon dans la plaie des victimes de l’évocation ironique.

Le narrateur de « L’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits » (II, 13) commence simplement par cet incipit lapidaire :

Un astrologue un jour se laissa choir

Au fond d’un puits […][86]

Puis, après une digression, il reprend le cours de son récit :

[…] revenons à l’histoire

De ce spéculateur qui fut contraint de boire[87].

On admire en riant l’économie de moyens pour dire que le héros a « bu le bouillon » (information non nécessaire puisque cette conséquence était prévisible). La chute (motif gestuel du comique populaire) est objet de dérision car le double sens de « se laisser choir » – comme si c’était volontaire – est corrigé sans pitié par le réaliste « fut contraint ».

L’effet donne son plein de malice dans le dénouement, pourtant tragique, des « Deux Chèvres ». Butées, les représentantes de la gent caprine s’enferment dans leur prétention. Aucune ne voulant reculer sur le pont étroit et unique où elles se sont engagées, l’accident se produit :

Faute de reculer, leur chute fut commune ;

Toutes deux tombèrent dans l’eau[88].

D’un point de vue sèchement informatif, le premier vers aurait suffi. Le fabuliste a préféré redire la même chose mais sur un autre registre. L’expression, substantivée, donc relativement abstraite (« leur chute […] commune »), est traduite en termes concrets : « Toutes deux » reprend « commune », et « leur chute » est développée précisément par « tombèrent dans l’eau ». Le narrateur semble heureux de bien faire tremper les pimbêcheuses, d’autant plus qu’il a jugé important de remplacer – en ultime retouche – la préposition « à » par un « dans » qui suggère l’immersion totale dans un ruisseau qualifié peu avant de « profond ».

*

Comme La Fontaine qui amorce et clôt « L’Âne et le Chien » (VIII, 17) par la même expression : « Il se faut entr’aider » […] « il faut qu’on s’entr’aide[89]  » – négligence ou façon de sous-entendre : « Je ne saurais mieux m’exprimer, inutile de faire de la littérature » ? – on peut redire que, dans les Fables, la répétition est une question non négligeable, bel et bien en triple relation avec l’humour, la psychologie humaine et la stylistique.