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Aux yeux de l’histoire littéraire, le surréalisme français partage avec Dada, et sans doute encore davantage que ce mouvement, la place d’avant-garde la plus tapageuse et la plus scandaleuse de la Modernité. Personne n’a oublié les injures dont ils ont recouvert le « cadavre » d’Anatole France le 18 octobre 1924, ni l’avalanche d’insultes et de coups qui s’est abattue sur les convives du banquet donné en l’honneur de Saint-Pol Roux à la Closerie des Lilas en juillet 1925. Les lecteurs de La révolution surréaliste se souviennent certainement des lettres peu amènes adressées à diverses personnalités du monde littéraire, des cercles mondains et politiques. Les déchaînements de violence qui accompagnèrent les départs et exclusions des uns et des autres à partir de 1926 restent également dans toutes les mémoires.

Cette violence, essentiellement verbale même si elle fut parfois également physique, fut le plus souvent interprétée comme un geste de provocation nécessaire dans la lutte que le groupe mena afin d’occuper la position « la plus extrême de l’avant-garde, celle de la révolte contre tous les pouvoirs et toutes les institutions, à commencer par les institutions littéraires[2] », puis pour s’y maintenir, contre des adversaires aussi différents que Picabia, Goll et Dermée, La N.R.F., les poètes du Grand Jeu, les surréalistes dissidents ou encore Georges Bataille[3]. Elle servit aussi pour le groupe naissant à reconnaître les siens : c’est en s’attaquant dès 1924 à la littérature en place puis à la patrie, l’armée, l’école ou la famille, ces « fétiches[4] », que les surréalistes, comme nombre de révoltés avant eux, « s’attir[èr]ent par leur courage novateur l’approbation des happy few[5]  » et la désapprobation des autres.

Approchée essentiellement dans ses fonctions, la violence verbale des surréalistes n’a pas encore véritablement été étudiée depuis les points de vue formel et historique. C’est ce qu’on cherchera à faire ici, en nous limitant par souci d’économie à une forme, l’invective, et à une période, 1924-1925, soit celle de son immixtion dans le groupe. Cette forme présente ceci de particulier qu’elle n’était pas « désirée » au moment de la formation du groupe[6]. Pour diverses raisons qui apparaîtront au fil de ces pages, le groupe répugnait à s’en saisir. Un de ses membres, pourtant, s’en fit le champion (nous voulons parler de Louis Aragon), au point d’inscrire l’invective au rang des formes de la violence verbale les plus utilisées par les surréalistes[7].

L’invective comme modulation du discours : traits définitoires

Objet aux frontières floues, l’invective a souvent déconcerté les chercheurs, qui l’ont considérée aussi bien comme genre (distinct alors du pamphlet, de la satire, du roman, etc.) que comme modulation du discours (distincte alors de l’assertion, de la concession ou du chleuasme)[8]. La définition classique, reprise pour une bonne part par Marc Angenot dans La parole pamphlétaire, fait de l’invective un procédé d’organisation discursive à but polémique, caractérisé par l’abandon de l’argumentation au profit de la seule insulte, soit une modulation du discours faisant entrer celui-ci dans le régime de l’agression et du terrorisme langagiers[9].

Cette définition minimale gagne à être précisée, afin que l’invective ne se confonde pas avec une simple énumération d’insultes (l’invective est plus en effet qu’une injure exponentielle). Forme d’énonciation particulière consistant à adresser des propos violents à un interlocuteur, la parole « invectivante » se signale d’abord par l’apostrophe : l’adversaire de l’énonciateur est ouvertement pris à partie, non à la façon d’une tierce personne — absente de l’échange, étant celle dont on parle —, mais en tant qu’allocutaire, réduit le plus souvent au rôle d’oreille à qui on parle — pour l’emplir de bile, s’entend. L’invective se soutient ainsi de la désignation, dans et par le texte, d’un adversaire auquel le pamphlétaire s’adresse directement. Une telle polarisation des rôles implique l’entrée du texte dans le régime de la théâtralité et, partant, de l’oralité, définie comme pratique stylistique « qui donne l’illusion que l’on vous parle directement à l’oreille [et] cherche à faire oublier la lettre, le texte écrit[10] ». Ce mode d’énonciation confère ainsi au lecteur le sentiment que les adversaires sont en présence, bien qu’un seul d’entre eux ait droit à la parole. Prenons un exemple, tiré de L’exégèse des lieux communs : « Le vrai bourgeois, c’est-à-dire […] l’homme qui ne fait aucun usage de sa faculté de penser […] est nécessairement borné dans son langage à un très petit nombre de formules[11]. » Comme tel, cet énoncé ne constitue pas une invective : Bloy se moque du bourgeois, mais ne s’adresse aucunement à lui. Pour obtenir une parole « invectivante », Bloy aurait dû l’écrire de cette façon : Bourgeois, vous ne faites aucun usage de votre faculté de penser ! Vous voilà nécessairement bornés dans votre langage à un très-petit nombre de formules…[12]

Les pratiques surréalistes de la violence verbale

Comme tout choix formel, l’invective constitue une pratique distinctive, analysable comme telle à plusieurs niveaux (celui du discours social ; celui du champ littéraire ; celui du groupe surréaliste[13]). On postulera ici que les effets et les enjeux dépendant de l’adoption de cette technique sont plus importants pour le groupe surréaliste lui-même — en particulier au regard de sa cohésion et de son devenir — que pour ses adversaires extérieurs. Pour que l’usage de l’invective soit compris dans tous ses enjeux, il nous faut dès lors reconstruire en premier lieu le répertoire et les valeurs d’usage des formes surréalistes de la violence verbale.

Forme rarement utilisée dans le discours social de l’époque comme en littérature, l’invective n’est guère plus appréciée dans le groupe surréaliste au moment de son émergence (soit entre 1922 et 1924[14]). Si celui-ci use et abuse des deux versants du discours épidictique pour faire connaître ses positions aux littérateurs ennemis ou disqualifier un concurrent dans la lutte pour l’obtention du label « surréalisme[15] », l’usage de la violence verbale n’est jamais intempestif, mais est au contraire très contrôlé.

Prenons l’un de ses premiers tracts pour exemple, soit la réponse qu’il adresse le 23 août 1924 à Paul Dermée et Ivan Goll lorsqu’il apprend leur intention de se définir comme « surréalistes ». Le groupe s’y montre implacable envers ses adversaires, accusés d’avoir « joué involontairement les utilités grotesques du dadaïsme[16] ». Pour autant, le discours reste mesuré, s’inscrivant du début à la fin dans la modalité assertive, avec utilisation d’une posture énonciative marquée au sceau de l’universel : « Le surréalisme est tout autre chose que la vague littérature imaginée par M. Goll. C’est le retour à l’inspiration pure […].[17] » L’éthos collectif des surréalistes renchérit sur le motif en affectant une noblesse de caractère, qui se mue subtilement en sarcasme, sans utiliser d’injure : « À titre de compensation, nous abandonnons volontiers, à Paul Dermée et à Ivan Goll, toute parenté avec Rabelais[18]. » Loin de se livrer à l’invective, les surréalistes tentent donc plutôt de se concilier les lecteurs de la presse par différentes techniques, comme le montre encore ce passage, où ils sous-entendent que leur « surprise » à la découverte de la prétention de Goll est partagée par tous et demande une explication de leur part : « M. Ivan Goll se pos[e] en protecteur du surréalisme et, sous ce prétexte, cré[e] le plus fâcheux malentendu. Nous doutons d’ailleurs que vos lecteurs aient rien démêlé à ce galimatias[19]. »De manière générale, à cette époque[20], les formes surréalistes de la violence verbale demeurent classiques. La phrase suit les rythmes du langage écrit. L’insulte, quand elle est employée, n’est jamais argotique ni ordurière, les surréalistes préférant rabaisser leur cible par quelque bon mot sans porter atteinte au bon goût. C’est cette ligne que Breton suit quand il traite Anatole France de « sinistre bonhomme[21] », ou le groupe au complet lorsqu’il fait d’Ivan Goll un « écrivain non qualifié[22] ». La posture énonciative privilégiée des surréalistes est celle d’observateur ou de juge impartial. La distance qu’ils introduisent ainsi entre eux et la personne ou l’objet dont ils traitent contribue à leur déconsidération : elle en est même la traduction spatiale[23]. Contrairement à ce qu’on croit souvent, la violence verbale reste ainsi mesurée dans ses formes chez les surréalistes. Julien Gracq l’avait perçu et formulé dès 1948, mais avait été peu entendu par la suite :

Un sens instinctif de la hauteur et du recul à prendre, rare à l’époque, faisait d’ailleurs de Breton et de tout le surréalisme — en dépit des apparences — une protestation vivante contre le débraillé en littérature[24].

Plusieurs facteurs expliquent ce choix des surréalistes en faveur d’une certaine tenue dans l’expression, d’une mesure dans la violence verbale. On en retiendra principalement deux. Le premier tient à la position de chef de Breton et à ses dispositions. Contestée par Aragon — qui publie son propre manifeste du surréalisme, « Une vague de rêve » et la première partie du Paysan de Paris, au même moment que celui de Breton —, mais déjà incontestable aux yeux de beaucoup, cette position lui a permis de donner très tôt le la du mouvement. Fort de ce statut, il n’a pas eu à imposer de forme à la violence verbale. Sa contribution à la rédaction de la plupart des tracts, le langage mesuré des Pas perdus et du Manifeste du surréalisme[25], son allure « au-delà de toute vulgarité[26] » suffisent pour le donner en modèle aux surréalistes débutants. Reste à expliquer pour quelles raisons Breton était si dédaigneux de l’injure. Sans doute l’attrait qu’exerçaient sur lui le symbolisme et l’aristocratie ont dû jouer dans cette réprobation[27] (il faudrait pouvoir développer ce goût marqué de Breton pour la retenue quasiment aristocratique[28], goût qu’il partage avec ses opposants dans le champ — La N.R.F., L’action française, etc. — et qui lui fait dénigrer — ou plus simplement ne pas voir — les formes de l’oralité).

Quant au second facteur explicatif, il découle de la position que le mouvement occupe en 1924 dans le champ. Celle-ci est fragile, lui étant encore disputée par d’anciens dadaïstes, comme Picabia ou Dermée. Dans ce contexte, l’usage d’une violence mesurée et comme retenue dans le carcan de la langue écrite la plus classique participe d’une démarche distinctive : ce faisant, le surréalisme se détache définitivement des formes de scandale dadaïstes (où le recours à l’oralité, l’injure et la scatologie étaient monnaie courante), laissant cette nostalgie à ses adversaires.

« Un cadavre » ou quand les différences s’accusent entre surréalistes

Pour autant, tous les surréalistes ne se conforment pas au modèle d’expression qu’incarne alors Breton. Publié le 18 octobre 1924, soit quelques jours après le Manifeste, le pamphlet « Un cadavre » contre Anatole France le laisse bien voir. Sans doute parce que ce nouveau coup d’épée, venant conclure avec la violence que l’on sait la stratégie d’émergence du groupe surréaliste amorcée quelques mois plus tôt par l’« Hommage à Picasso », ne propose pas un texte unique signé par tous les membres du groupe, comme cela avait été le cas pour les tracts précédents. Les surréalistes et leur compagnon de route Pierre Drieu La Rochelle publient plutôt un ensemble de contributions singulières et assumées comme telles (chaque participant signant sa propre collaboration). De ce fait, cet ensemble à six voix laisse voir ce que les tracts antérieurs enfouissaient sous un vernis commun : des différences profondes dans les pratiques surréalistes de la violence verbale.

La présence de l’invective dans trois textes sur six accuse ainsi une première différence (il s’agit des textes d’Aragon, Éluard et Soupault). Ce fait n’est cependant pas le plus significatif. Les manières d’invectiver s’opposent en effet plus nettement. Chez Soupault et Éluard, la parole « invectivante » est mesurée et ses fonctions, limitées. Intervenant à la façon d’une captatio benevolentiae inversée —soit une captatio malevolentiae[29]  —, elle sert uniquement à désigner l’adversaire d’entrée de jeu : les littérateurs proches de France. Soupault s’adresse ainsi aux « Messieurs de la famille[30] » littéraire (seul Maurice Barrès est nommément cité), accusés, comme France, d’invoquer l’universel quand ils songent seulement à privilégier leur « petit intérêt[31] » ; Éluard apostrophe directement le mort pour mieux viser à travers lui les écrivains qui suivent son exemple : « Tes semblables, cadavre, nous ne les aimons pas[32]. » Une fois cette fonction phatique remplie, la parole « invectivante » disparaît de la scène d’énonciation ; les insultes se raréfient ; les textes rejoignent la prose mesurée et le langage soutenu des autres surréalistes pour se consacrer à la défense des valeurs esthétiques du groupe.

Chez Aragon en revanche, l’invective – quoique couvrant à peine quelques lignes – constitue le climax du texte, dont elle détermine l’organisation. Tout se passe en effet comme si le texte construisait patiemment une rampe de lancement pour la parole « invectivante ». Le titre — « Avez-vous déjà giflé un mort ? » — fait figure en ce sens de première amorce (il y en aura six au total) : il cible un interlocuteur et le somme de se situer ; il prépare une éventuelle polarisation des rôles. L’incipit en est une autre : « La colère me prend si, par quelque lassitude machinale, je consulte parfois les journaux des hommes[33]. » Contrairement à ce que l’emploi d’une modalité passive laissait entendre, l’invective ne s’empare pas d’entrée de jeu de l’énonciateur. Une période de calme relatif s’ensuit, pendant laquelle ce dernier fournit les raisons de sa colère : la présence de la « pensée commune[34] » la plus détestable dans les journaux. L’effet de suspense que ce développement introduit en retardant l’irruption de la colère (viendra-t-elle seulement ?) constitue un moyen supplémentaire — le troisième déjà — de conduire le lecteur à percevoir l’invective comme le point culminant du texte.

Un quatrième palier est franchi quand le pamphlétaire nous informe de la nouvelle qui ce jour-là l’indispose : non la mort de France, mais l’éloge unanime de celui-ci et, plus grave encore, de sa prose. C’est là que notre homme commence à se fâcher ; du moins quitte-t-il les impressions générales — il avait jusqu’alors parlé des « hommes » et de leurs « journaux » en observateur détaché — pour nommer sa cible en la dépréciant immédiatement d’un qualificatif lapidaire : « un vulgaire Anatole France[35] » (l’usage de l’article indéfini facilitant le passage du général au particulier tout en soulignant que le cas de France n’a rien d’exceptionnel et risque fort de se reproduire). Ses attaques restent sobres pourtant, sur le plan de l’expression du moins. Aragon s’en tient en effet à un registre de langue sinon élevé du moins conforme à la norme de correction du groupe surréaliste. Le terme « précaire[36] », par exemple, n’est pas insultant en soi ; il le devient sitôt qu’il qualifie l’écriture d’une gloire nationale. La conformité d’Aragon au groupe se voit aussi sur le plan thématique : il rejoint en effet les reproches formulés par les autres surréalistes en faisant de France le symbole de l’« instinct [le plus] abject[37] », du patriotisme et de la duplicité[38].

Aragon abandonne ensuite la correction de langue qui était la sienne depuis le début et gravit du même coup une marche supplémentaire vers l’invective : Maurras est comparé à un « tapir[39] » et Moscou, à un être devenu sénile. L’animal choisi se signale immédiatement par son incongruité et le terme « gâteuse » est par avance dépréciatif. L’entrée du texte dans un autre registre, moins sobre dans l’expression, est également soulignée dans cette phrase par l’assonance « MaurraMoscou », fait de style des plus visibles.

Ce chemin parcouru, Aragon donne enfin libre cours à l’invective :

Balbutiez donc à votre aise sur cette chose pourrissante, pour ce ver qu’à son tour les vers vont posséder, raclures de l’humanité, gens de partout, boutiquiers et bavards, domestiques d’état, domestiques du ventre, individus vautrés dans la crasse et l’argent[40].

Le fait que l’invective constitue l’acmé du texte est ultimement souligné sur le plan sémantique. L’invective prolonge en effet les thématiques choisies dans le segment précédent et qui, déjà, tranchaient par rapport au lexique surréaliste : l’animalité réapparaît sous ses aspects les plus vulgaires — les porcs, jamais nommés mais perceptibles dans « raclures » ou « vautrés dans la crasse » — ou les plus méprisables — les « vers » ; la décrépitude se laisse lire dans le terme « pourrissante » autant que dans la perversion morale et l’avachissement dont les ennemis d’Aragon sont frappés.

Ce zénith savamment préparé produit au final un décalage entre deux zones du texte et, partant, deux styles : celui de la violence verbale surréaliste, auquel Aragon se conforme un temps — notons au passage qu’il s’agit justement de ce temps de latence, situé après le titre et l’incipit mais avant que la gradation des injures ne se fasse sentir —, et le sien propre, qui se caractérise ici par le recours à l’oralité (apostrophe, invective), la luxuriance du vocabulaire et le burlesque des images[41]. Connaissant le goût du pastiche[42] et la virtuosité littéraire d’Aragon (deux traits inégalement appréciés des surréalistes), on ne peut y voir un geste gratuit. Mais avant d’en cerner le sens, on reviendra sur la préface du Libertinage, recueil de contes publié en mars 1924 (soit quelques mois auparavant), où l’invective joue également un rôle central.

L’invective comme mode d’imposition

Dans la préface au Libertinage, Aragon semble s’adresser au premier chef aux critiques et littérateurs qui avaient apprécié ses premiers romans pour les prévenir de leur erreur[43] :

Des années passèrent, et je compris qu’on travestissait peu à peu ma pensée. Tout ce que me dictait une passion ou l’autre, on en faisait une boutade, une façon de parler. En France, tout finit par des fleurs de rhétorique. On choisissait en moi le moins insolite, et j’allais plaire à ceux-là même qui n’auraient pu parler cinq minutes avec moi sans colère. […] Eh bien non : je ne permettrai pas plus longtemps la mascarade. Personne ne saura me faire prendre l’indignation profonde que j’éprouve parfois pour la burlesque amplification du sourire. […] renoncez, braves gens, à prendre avec moi un petit plaisir sans danger[44].

Soulignons dès à présent que les avertissements d’Aragon reviennent tous à exiger qu’on ne tienne plus sa révolte pour de la rhétorique, autrement dit de l’artifice. On s’étonnera qu’Aragon s’inquiète autant d’être pris pour ce qu’il n’entend pas être : un littérateur. C’est parce que, se justifiant, il s’adresse moins à ceux qui l’applaudissent qu’à ceux qui viennent de le huer : les surréalistes réunis chez Breton au début de 1924, à l’instigation de ce dernier, pour entendre Aragon lire les premières pages de son dernier texte en prose, Le paysan de Paris, où les descriptions abondent[45]. Dans ce contexte conflictuel — conflit qui, à bien des égards, touche au leadership du mouvement, puisque les premières pages du Paysan de Paris entendaient défendre et définir la « surréalité[46] » —, la publication d’un recueil de contes ne pouvait constituer qu’une nouvelle provocation aux yeux du groupe. Rien d’étonnant dès lors, quand on connaît « la nécessité vitale [dans laquelle se trouvait Aragon] d’appartenir pleinement à un groupe, un groupe qui lui soit raison de vivre, identité sociale et chaleur humaine[47] », à ce qu’il cherche à rassurer celui-ci sur ses intentions, en particulier sur son mépris des formes littéraires : il peut « couper [s]a langue avec facilité[48] », ajoute-t-il d’ailleurs (la comparaison avec un sacrifice s’impose en l’occurrence).

Toutefois, loin d’être seulement une « grande précaution oratoire à l’égard de [s]es amis[49] », comme Aragon l’écrira plus tard et certains de ses critiques avec lui[50], cette préface entend également démontrer qu’il se réserve le droit d’apprécier lui-même ce qui ressortit à l’esthétisme (conspué au sein du groupe) et à la liberté d’expression (théoriquement appréciée par celui-ci). L’invective, qu’il emploie contre « Messieurs les professionnels[51] » de la littérature, critiques et écrivains, souligne ce droit de la plus claire des façons : elle est, par son oralité même, signe d’artifice aux yeux de tous[52] ; mais il l’impose comme mode d’expression de sa révolte, allant même jusqu’à reproduire un texte écrit en 1921 qui réclame le droit au « scandale pour le scandale[53] » sous la forme d’une continuelle invective. En somme, Aragon affirme, au travers de la pratique de l’invective, son droit à écrire ce qu’il souhaite — en l’occurrence, un livre de contes — dans la forme qu’il entend lui donner.

Cette liberté d’expression au sein du surréalisme — que revendiquait également le titre donné au recueil de contes, soit Le libertinage —, Aragon l’impose également en imposant l’invective dans « Un cadavre », aux côtés du style surréaliste et comme pour mieux s’en démarquer.

L’invective, une forme en sursis

Reste un point à élucider : comment l’invective a-t-elle pu gagner assez de valeur, aux yeux des surréalistes, pour être employée régulièrement à partir de 1925, si Aragon est marginalisé dans le surréalisme (ce que laissaient entendre nos remarques sur le conflit de leadership perdu par Aragon et gagné par Breton) ? Trois éléments au moins jouent ici.

D’abord, dans le groupe surréaliste, Aragon n’est pas aussi isolé qu’il a bien voulu le laisser entendre par la suite. Certes, Breton s’impose comme chef du mouvement dès 1924, sinon déjà auparavant. Mais Aragon n’est pas pour autant le mauvais élève du surréalisme, livré à la vindicte du groupe quand il ose commettre un roman. Il séduit aussi, comme le rappelait Philippe Audoin :

Il fait l’éducation des jeunes recrues, qu’il éblouit de ses connaissances parisiennes. Il est au courant des derniers potins, se campe en maître dans tous les bars à la mode et les plus jolies femmes de la Coupole se mirent à ses innombrables cravates[54].

Certains se référeront davantage à lui qu’à Breton dans leur pratique de la violence verbale (ainsi de Marcel Noll ou de René Crevel, tous deux plus liés à Aragon qu’à Breton).

Ensuite, il faut bien voir que le groupe surréaliste augmente rapidement son personnel : de 16 membres (d’après les signataires du Manifeste), l’effectif passe à une trentaine dès la première moitié de 1925. Parmi les nouveaux venus, certains, dont Antonin Artaud, présentent un style frappé au coin de l’oralité et de l’invective. Artaud sera d’ailleurs l’auteur ou le coauteur de la plupart des lettres les plus virulentes du surréalisme, publiées dans les numéros 2 et 3 de La révolution surréaliste. Et il sera aussi l’objet d’appréciations divergentes de la part de Breton et d’Aragon. Quand le premier avertit Pierre Naville, directeur de la revue, de son déplaisir devant le mysticisme et la frénésie verbale d’Artaud[55], le second prononce à Madrid une conférence où il annonce

l’avènement d’un dictateur : Antonin Artaud est celui qui s’est jeté à la mer. Il assume aujourd’hui la tâche immense d’entraîner quarante hommes qui veulent l’être vers un abîme inconnu, où s’embrase un grand flambeau, qui ne respectera rien, ni vos écoles, ni vos vies, ni vos plus secrètes pensées. Avec lui, nous nous adressons au monde, et chacun sera touché […][56].

On ne saurait louer plus habilement l’usage de l’invective. Cet extrait sera reproduit dans le numéro 4 de La révolution surréaliste, dont Breton prend alors la direction en rappelant qu’il ne sert à rien de vouloir « intimider le monde […] à coups de sommations brutales[57] » : le combat des chefs se poursuit donc et la forme de l’expression en est plus que jamais le lieu.

Enfin, si ce combat a de nouveau lieu à cette époque, c’est que Breton s’est éloigné un temps du mouvement, principalement pour des raisons sentimentales[58]. Son retour aux commandes a beau se faire dès mai, il a perdu de son ascendant sur le groupe pendant ce laps de temps. Désormais, et pendant longtemps, celui-ci sera mené par un Janus dont les visages sont ceux de Breton et d’Aragon.