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L’idée d’indicible surgit fréquemment lorsque la question d’un génocide est soulevée, tant par les survivants que les littéraires ou autres penseurs de ce genre d’événement. Si la définition du concept peut paraître claire (est indicible ce « [q]u’on ne peut caractériser par le langage[1] », ce qui ne peut être dit), cela n’empêche pas que l’indicible fasse l’objet d’interrogations philosophiques, linguistiques et esthétiques (ou poétiques). En effet, de cet indicible, on a finalement dit beaucoup. Nous voudrions pour notre part nous pencher d’abord sur les rapports qu’implique ledit concept avec le langage et l’écriture (en l’occurrence littéraires et cinématographiques), puis examiner les répercussions d’une pensée de l’indicible dans le travail d’écriture de deux films de Marguerite Duras, Aurélia Steiner[2], tous deux ayant pour objet le génocide juif. Pour ce faire, nous tenterons en premier lieu de réaliser un tour rapide du concept d’indicible (et de ses termes conjoints : « irreprésentable », « infigurable ») afin d’en tracer l’épistémologie. Cette clarification du concept nous permettra ensuite de réfléchir à l’idée, découlant de celle d’indicible, d’échec de la langue et du langage, et de repérer les stratégies énonciatives choisies par Marguerite Duras (dans sa littérature, dans son cinéma) pour écrire, pour dire malgré que ce fait soit, comme elle le qualifie, impossible. Finalement, nous entreprendrons de faire l’analyse des films retenus en espérant démontrer que ceux-ci permettent non seulement de penser l’indicible, mais également de rendre compte d’un travail d’écriture inédit.

À titre de préambule, on peut s’interroger sur la relation de l’écrivaine et cinéaste à la Shoah, puisqu’on sait qu’elle n’était pas Juive, n’a pas vécu l’expérience concentrationnaire et n’a pas non plus été déportée. En conséquence, on ne pourrait pas parler des films dont il sera ici question, ou plus généralement des textes[3] (littéraires ou filmiques), comme des récits de témoignage, de survivance ou d’exil, au sens que donnent à ceux-ci certains auteurs. Il se trouve que ces types de récits sont fortement liés à l’expérience réelle d’un événement. Or, l’expérience vécue par Marguerite Duras serait en ce sens celle d’un témoin indirect dans la mesure où, d’une part, elle a fait partie de la Résistance française et, d’autre part, son conjoint Robert Antelme a, lui, vécu la déportation et l’expérience des camps et en est revenu vivant[4]. Par ailleurs, on pourrait invoquer la biographie de l’écrivaine afin de mieux comprendre l’attachement que celle-ci ressentait à la souffrance et à l’exil :

Il fallait, peut-être, l’aventure étrange du déracinement, une enfance sur le continent asiatique, la tension d’une existence ardue aux côtés de la mère institutrice courageuse et dure, la rencontre précoce avec la maladie mentale du frère et avec la misère de tous, pour qu’une sensibilité personnelle à la douleur épouse avec autant d’avidité le drame de notre temps […][5].

Ce drame, dont parle ici Julia Kristeva, est celui de la mélancolie et de la dépression. On pourrait certes les qualifier d’indicibles douleurs et si, effectivement, l’écriture de Marguerite Duras s’affaire à encercler celles-ci, elle n’en cherche pas moins, dans les oeuvres cinématographiques Aurélia Steiner, à affronter l’impossibilité de dire une autre douleur, plus spectaculaire, plus sauvage : celle du génocide.

L’indicible et les stratégies d’écriture

Françoise Rétif nous rappelle que le mot indicible a pris d’abord son sens dans le religieux : « Dans la tradition hébraïque, le nom de Dieu, le tétragramme YHWH, est imprononçable. Le nom est à la fois révélé et indicible : ce qui est donné par les consonnes est soustrait par le vide entre elles.[6] » De même, en raison de « l’interdit biblique de la représentation[7] », Dieu est aussi « l’irreprésentable ». Quant à elle, Marie-Chantal Killeen évoque l’idée paradoxale d’un « concept inconcevable qui renvoie à ce qui précède toute pensée[8] ». Il va de soi qu’on peut difficilement parler d’indicible sans évoquer l’inconscient ou la recherche psychanalytique auxquels cette dernière citation nous ramène, plus précisément le concept de la Chose. Celui-ci est décrit par Julia Kristeva comme « l’indéterminé, l’inséparé [du sujet], l’insaisissable[9] », ou encore, par Steven Morin, comme « cet absolu issu de la jouissance mythique de l’Un, innommable parce que situé avant le langage […], en deçà de la médiation de la nomination[10] », une « in[a]d[é]quation [qui] instaure alors une béance, un trou, un vide, en quelque sorte un lieu intraduisible[11] ». Ces commentaires font bien entendu référence à Sigmund Freud d’abord, et ensuite à Jacques Lacan qui « dira que le réel, le trauma, la jouissance font trou, trou dans le tissu signifiant[12] ». Ainsi, dans l’indicible de l’expérience génocidaire, en tant qu’expérience d’une horreur magnifiée, on pourrait retrouver à la fois le gigantisme et le caractère absolu de la conceptualisation du divin (dans la mesure où l’holocauste a fait des millions de victimes et en ce sens que la force menaçante avait une ampleur incommensurable[13]), de même que la dimension intime et non moins abyssale de cette béance, de ce trou traumatique de / dans l’inconscient. Quoi qu’il en soit de l’ontologie de l’indicible, cet impossible à dire ou à représenter n’en cherche pas moins à être communiqué. En témoignent de nombreux récits de survivance qui ont tenté d’approcher à la fois l’horreur colossale du génocide et celle plus personnelle et subjective du ressenti individuel. Parmi ces textes, nous retiendrons celui de Robert Antelme, dans lequel l’auteur se questionne justement sur l’habileté du langage à rendre compte de l’horreur. Le passage suivant est particulièrement éloquent à ce sujet et c’est sans doute pourquoi il a si souvent été cité :

[D]ès les premiers jours […], il nous paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience que, pour la plupart, nous étions encore en train de poursuivre dans notre corps. […] À peine commencions-nous à raconter, que nous suffoquions. À nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable[14].

Certainement, Marguerite Duras a été marquée, en tant qu’écrivaine, par cette idée que le langage ne peut pas, ultimement, tout raconter[15], qu’il est constitué aussi par un manque.

Affirmer cela, que le langage ne peut désigner le tout de l’expérience, comme on le ferait d’une évidence (et c’en est sans doute une), nous amène à constater rétrospectivement le développement (qui s’avère être en même temps un effondrement) de la pensée moderne. Si l’on a longtemps vanté les mérites de la rationalité au détriment du ressenti, la donne semble avoir quelque peu changé. La langue et le langage, en tant que modes d’organisation de la pensée, n’ont peut-être plus la toute-puissance qu’ils ont jadis connue. Marie-Chantal Killeen attribue principalement ce passage du modernisme au postmodernisme à trois figures marquantes du dernier siècle :

Maîtres du soupçon, Marx, Nietzsche et Freud ébranlent chacun à leur tour un des édifices fondateurs — l’histoire, la morale, le sujet — de la pensée moderne. Ce triumvirat de penseurs pourtant bien distincts torpille dangereusement la foi dans la véracité de la représentation, l’universalisme des valeurs, la transparence du langage et la souveraineté du sujet[16].

Il se trouve que l’un des événements ayant le plus participé à cet écroulement du Savoir et de la Vérité, hérités des Lumières, fut la Seconde Guerre mondiale. Depuis lors, le travail du doute n’a fait que s’accélérer et cette béance qu’on nomme indicible a vite rencontré les préoccupations esthétiques des créateurs. En admettant l’existence d’un « infigurable », des écrivains — et Marguerite Duras en est — se sont occupés d’entourer cette béance obscure afin de se rapprocher de son sens. La création littéraire, entre autres, a pu ainsi servir (malgré l’apparente faillite du langage) de dispositif permettant de représenter « la lutte du sujet avec l’effondrement symbolique[17] ». Un peu comme le tétragramme YHWH, écrit en référence à Dieu mais imprononçable, le langage poétique (opposé au langage ordinaire ou scientifique) paraît pouvoir faire référence à l’indicible, lui ménager un espace dans ses lézardes, ses ambiguïtés, ses plages d’ombre. L’écriture de Marguerite Duras s’est ainsi trouvée confrontée à cette impossibilité de dire, sans que la nécessité de dire en soit effacée[18]. Du coup, elle cherchait à dire l’indicible, ou comme elle le propose, l’indisible[19]. Mais comment ? Peut-être, c’est son postulat, en rendant compte d’une part de cette impossibilité, puis en cherchant dans les failles mêmes du langage. L’indescriptible pourrait paradoxalement être décrit par une interruption du discours, ou un brisement de la langue, du discours, et au cinéma, des images, du matériau filmique et de la représentation. Dans son écriture littéraire, ce travail de déconstruction se fait, entre autres (dans le texte d’Aurélia Steiner, au moins), par un « relâchement de la fonction anaphorique[20] » des pronoms, ce qui amène « une suspension provisoire du sens[21] », des « interruptions infimes de la linéarité de la lecture[22] », l’ouverture de « gouffres […] dans le texte[23] » : la valeur référentielle des pronoms (je, il, elle, nous, vous) demeure imprécise, volontairement confuse. Marie-Laure Bardèche remarque de plus que cet usage particulier des pronoms provoque un « glissement non motivé de la désignation à la représentation[24] » et une « discontinuité de la progression textuelle[25] » et narrative qui se constate dans la nécessité qu’a le lecteur de constamment refaire ou vérifier l’identification des personnages du récit par une relecture. En outre, l’écriture durassienne se fait généralement par à-coups, selon une logique « de juxtapositions, de ruptures, de répétitions et de contradictions[26] » qui l’éloigne du roman traditionnel et qui « oblig[e] à une lecture non-linéaire [… et] non-totalisante[27] ». Anne Juranville nous donne à son tour quelques caractéristiques de l’écriture durassienne :

Emploi anormal de la préposition « sans », surabondance d’oxymores, usage singulièrement lyrique et expressif de mots ordinaires antinomiquement [sic] rapprochés ou inhabituellement structurés sur le plan syntaxique[28].

Effectivement, le rudoiement de la syntaxe correcte sert régulièrement à l’auteure de stratégie énonciative. Des phrases parfois courtes, incomplètes (c’est-à-dire sans sujet, verbe ou complément), ponctuent le texte et laissent planer, laissent s’inscrire une masse silencieuse de non-dit, ou appuient une figure, une image qui devient par là plus pressante, plus prégnante : « On a tué beaucoup ici. Tué, oui. Presque chaque jour. Pendant mille ans. Mille et mille ans. Oui. Une fois. Mille fois. Cent mille. Le fleuve ensanglanté.[29] » Du reste, on peut constater que la disposition même du texte sur la surface de la page (dans Aurélia Steiner, Césarée et Les mains négatives plus singulièrement) participe de cette idée de la rupture, du brisement, de l’espacement[30] : la petitesse des paragraphes (parfois constitués d’une seule phrase, d’un seul mot) marque la lecture d’une surface blanche, vide ou mieux, pleine de silence. Par ces quelques exemples de l’esthétique littéraire de l’écrivaine, il est possible de déduire que ses oeuvres « problématisent la conception classique du langage comme moyen de représentation, en mettant en avant la matérialité du langage[31] ». On pourrait la qualifier d’écriture « blanche[32] », d’esthétique « de la maladresse[33] » ou d’écriture « du désastre[34] », toujours en insistant sur l’affirmation et le travail, dans cette écriture, d’une dislocation du langage et de son référent[35] (ou plutôt de sa capacité référentielle) dans la mesure où celle-ci permet d’ouvrir la lecture sur le monde obscur de ce qui pourrait bien être l’indicible. C’était là pour l’écrivaine une nécessité, en raison des événements traumatiques et chaotiques de l’extermination de millions d’êtres humains, que de reprendre l’écriture autrement. Au sortir de cette catastrophe, dit-elle, « [j]e me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m’a fait honte[36] ». Également, de cette honte paraît être venu le besoin, plus que la simple idée, d’entreprendre un travail de démolition de l’image dans sa toute-puissance de représentation, de figuration : celle du cinéma.

Du cinéma

Si le matériau filmique permet un rapport au réel si complexe (parce qu’apparemment sans médiation — le réel paraît se donner à l’écran), c’est, rapidement, en raison de la forte capacité iconique de l’image photographique et de la présence de mouvement (celui dans l’image et celui de l’image, ou l’enchaînement mouvant des images). Or, cet effet de réalité produit par le filmique ne procède jamais sans que « le film, eu égard à son matériau langagier, [ne] gère le réel[37] ». Et cette organisation du réel (par la mise en scène, le filmage[38], le cadrage, le montage, etc.) fait en sorte que « ce qui est d’abord réel dans le message visuel ce n’est pas ce qu’il représente, mais l’image elle-même[39] ». Dans la mesure où, au cinéma, Marguerite Duras refuse systématiquement la représentation, la mise en scène des événements de l’histoire qu’elle tient à raconter, cette préoccupation de la valeur référentielle de l’image est certes justifiée. Chez la cinéaste, et en l’occurrence dans Aurélia Steiner, le film est traversé par la tension contradictoire entre la présentation d’une image et l’impossibilité d’une image[40] (ici, celle de l’expérience génocidaire). Alors que la voix (qu’on dira off[41]) raconte, l’image montre tout autre chose (on pourrait inverser cette affirmation en disant que c’est la voix qui raconte autre chose). Cette dissociation diégétique et narrative marque très brutalement le procès énonciatif du film (c’est-à-dire son fonctionnement). Nous rappellerons que Christian Metz affirmait que l’énonciation ne se marquait pas tant, dans le film, par des traces déictiques (comme c’est le cas dans la langue), « mais [plutôt] par des constructions réflexives[42]  », au sens où « [l]’énonciation est l’acte sémiologique par lequel certaines parties d’un texte nous parlent de ce texte comme d’un acte[43] », comme d’une production. Or, dès ses premiers films, Marguerite Duras pousse le matériau filmique à ses limites[44] par différentes méthodes dont l’usage d’éclairages artificiels négligés, l’exacerbation de la théâtralité, le tournage en lumière naturelle faible du matin ou du soir, la fuite de la narrativité, l’effacement et la désertion de l’image (jusqu’au noir total de plus de la moitié de L’homme atlantique), puis la dislocation des bandes-son et image. Ce dernier élément demeure particulièrement étonnant pour le spectateur puisque, habituellement, les deux bandes suivent un même trajet diégétique. Leur décrochage l’une de l’autre témoigne du fait que, même si

le cinéma permet d’articuler, au niveau perceptif du spectateur, une chaîne visuelle et une chaîne sonore [, leur articulation n’empêche pas que leurs] élaborations respectives peuvent avoir été complètement disjointes[45].

Il semble que la béance inscrite dans l’image eu égard à cette séparation reconduit dans la lecture une certaine idée d’indicible.

Aurélia Steiner, ce sont deux courts métrages réalisés en 1979[46]. Ils traitent de la question juive (ou tentent de le faire[47]), et de celle du génocide, sans jamais en montrer d’images. Une voix, celle de l’auteure, récite le texte à la place d’Aurélia Steiner, une femme juive, survivante. Dans Aurélia Melbourne, la caméra, située sur un bateau en mouvement, se déplace sur la Seine, lentement. Dans Aurélia Vancouver, l’image montre des objets immobiles (billots de bois, roches, arbres), des lieux déserts (plage, mer, gare), et la voix surplombe toujours la bande-image, participe de cette errance à partir d’un autre site, effacé. Pour tenter de dire l’événement, l’auteure passe par la fiction mais peut-être davantage par la poésie, par une poétique qui neutralise presque la narrativité en cherchant à composer plutôt des images d’une certaine abstraction, par la conjonction d’images filmiques et de voix, de vides et de silences. On retrouve le vide à l’image dans cette quasi-absence de toute figure humaine et dans toute cette eau, la Seine ou la mer à propos desquelles la cinéaste dit :

C’est un vide au milieu de l’image, le fleuve. Quelquefois, une phrase l’enjambe. Il y a des ponts. Il y a peut-être des passages du langage, qu’on peut tenter. Mais après, on revient au vide, on retourne dans le vide[48].

Aurélia Steiner, c’est en somme une figure à travers laquelle Duras fait exister la totalité du peuple juif, en exil toujours. Précisément, elle dit ceci :

La première génération, les grand-pères [sic], les grands-parents d’Aurélia Steiner, sont morts dans les camps. Ils avaient des enfants qui, eux-mêmes, avaient des enfants. C’est dans cette deuxième génération qu’il y a eu des enfants juifs qui ont été protégés parce que les parents, dès 1933-34, les ont envoyés dans des villes comme Vancouver, comme Melbourne. Des villes loin de l’Europe, où leur vie a été protégée. Et ces deux personnes (en une), ces deux Aurélia, cette même Aurélia, serait née là. […] Elle a toujours dix-huit ans, où qu’elle soit. Et elle porte toujours le même nom. Et elle peuple la terre entière[49].

En effet, comme le révèle la fin de chaque film, une Aurélia est de Melbourne, l’autre, de Vancouver[50], mais si, pour l’auteure, Aurélia serait née là, dans ces lieux, ces villes qui sont « des lieux de survie. Où la mémoire peut s’exercer à plein temps[51] », qu’elle n’aurait donc pas vécu l’expérience concentrationnaire (comme tous ces Juifs exilés, rescapés de l’horreur avant ou pendant la guerre), elle n’est pas moins née de ce choc funeste, de cette barbarie. « Elle n’est pas née là, mais elle est née là aussi. […] là où son père a été pendu. […] elle est contemporaine de cette mort.[52] » Dans Aurélia Vancouver, l’auteure raconte une scène, inspirée par La nuit d’Élie Wiesel[53], celle de la naissance d’Aurélia Steiner. Elle naît dans le sang de sa mère, dans le camp, alors que son père est pendu pour avoir volé de la soupe pour cette enfant. En quelque sorte, Aurélia naît de cette mort, de celle de ses parents — en tout cas, sa vie est, dès sa naissance, liée à la mort de ses parents. Elle naît, en tant que Juive expatriée, de cette mort massive de millions de Juifs. Cette hécatombe la constitue aussi, comme tout le reste, mais en tant que Juive exilée, particulièrement. De l’holocauste, cette figure se répand sur la planète[54], l’occupe de partout (de Melbourne, de Vancouver, d’ailleurs encore) et appelle les morts sans sépulture, « son amour disparu[55] », d’une voix fantomatique qui, ainsi que nous l’avons mentionné déjà, gravite au-dessus des images, comme à la recherche d’une réponse, d’un écho. Dans ces lieux vides (où l’absence fait présence), la voix appelle :

Où êtes-vous ?Comment vous atteindre ? […] Écoutez. Sous les voûtes du fleuve, ce déferlement. Écoutez encore. Cette apparente fragmentation dont je vous ai parlé, a disparu. […] Mais qui êtes-vous ? Mais qui ? Comment cela se ferait-il ? […] Je n’ai connaissance seulement que de cet amour que j’ai pour vous. Entier. Terrible[56].

La narratrice interpelle constamment un être, des êtres innommés, sans visages, mais dont la souffrance est sentie, passe par les images dans la langue, par celles, iconiques et souvent figuratives (symboliques, métonymiques ou métaphoriques), du film. Ainsi, dans Aurélia Vancouver, par exemple, nous pensons aux images rappelant les morts : ces billots de bois marqués (comme l’étaient les victimes), entassés comme des cadavres, dans un lieu déserté, un port ; ces rochers sur la plage, ces arbres alignés, ce statisme, l’absence ou l’extrême lenteur des mouvements (de la caméra), etc. La figure de l’eau est aussi très présente dans les deux films et visiblement significative : la Seine, ubiquiste, dans AuréliaMelbourne et, dans Aurélia Vancouver, la mer, le mouvement de ressac, celui des vagues. Comme le rappelle Marguerite Duras, 

[l]es camps de concentration allemands […] étaient des lieux continentaux. Tous étaient à l’intérieur des terres, très loin. Étouffants, très froids en hiver, brûlants en été. Très loin à l’intérieur de l’Europe. Très loin de la mer. C’est là qu’elle [Aurélia] se transporte pour écrire son histoire. Son histoire à elle et celle des juifs de tous les temps[57].

Par là, on peut relever quelques symboliques attachées à cet élément de l’eau : i) l’eau comme atténuation de cet étouffement, comme fluidité, tranquillité, apaisement apporté aux âmes, aux morts ; ii) l’eau symbolisant le dispersement des Juifs en dehors de l’Europe ; iii) l’eau comme symbole maternel, de naissance. Il est d’ailleurs bien connu que l’eau symbolise souvent le féminin, le maternel. Sigmund Freud écrivait que « [l]a naissance se trouve régulièrement exprimée dans le rêve par l’intervention de l’eau […][58] ». Simone de Beauvoir recensait, quant à elle, ce symbole dans la littérature et en concluait que « la Mer est un des symboles maternels qu’on retrouve le plus universellement[59] ». Nous nous permettons de citer assez longuement le texte de Marguerite Duras puisqu’il exprime de lui-même cette idée du surgissement d’une luisance charnelle des profondeurs marines :

Devant moi est née une couleur, elle est très intense, verte, elle occupe une partie de la mer, elle retient d’elle beaucoup dans cette couleur-là, une mer, mais plus petite, une mer dans le tout de la mer. La lumière venait donc du fond de la mer, d’un trop-plein de couleur dans sa profondeur, et ce contre-jour noir, un moment avant, venait de son jaillissement de toutes parts au sortir des eaux. La mer devient transparente, d’une luisance, d’une brillance d’organes nocturnes, on dirait non d’émeraude, vous voyez, non de phosphore, mais de chair[60].

Aurélia est née dans le camp, son identité en est surgie pour toujours. Mais l’appel qu’elle lance ici, dans ces textes, vise d’abord à atteindre, rejoindre et unifier cette voix brisée par la violence et, en outre, à partager la douleur à l’échelle humaine : « La seule réponse à faire à ce crime est d’en faire un crime de tous. De le partager. De même que l’idée d’égalité, de fraternité. Pour le supporter, pour en tolérer l’idée, partager le crime.[61] » Et c’est par un travail d’écriture (littéraire et filmique) particulier que cet appel de l’indicible et d’une masse de vie et de souffrance menacée par l’oubli se construit.

L’écriture filmique est ici particulièrement visible, dans sa déconstruction, dans l’affrontement du langage cinématographique et des impensables de la convention. Peut-être que cet acharnement à défaire le jeu filmique tenant à l’effet de réalité et à l’immanence de la narration permet à la cinéaste de présenter, quelque part dans l’image (ou entre l’image et la voix, dans cet espace qui demeure toujours imprésent[62]), ce qu’on tient pour « irreprésentable ». Si l’écriture se montre tout en niant le jeu filmique de la représentation d’une action, l’impossible représentation des événements génocidaires (son impossibilité) est, elle, bel et bien écrite. Plus qu’une tentative de représentation des événements, ce qu’ils ne sont pas, les films de Marguerite Duras seraient davantage une mise en évidence de la capacité du film d’agir comme surface qui permet l’inscription d’une « pensée en écriture[63] », finalement d’une poétique qui cherche à montrer sans démontrer, à présenter sans représenter, à faire participer le spectateur au travail du souvenir.