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Le reporter le plus important d’un journal, […] sera avant tout doué d’une rigoureuse constitution qui le rende propre à supporter les plus grandes fatigues. Surtout pas de nerfs : rien ne doit l’émouvoir ni pouvoir exciter ses larmes ou son horreur. N’est-il pas destiné, en effet, à voir, à observer jusqu’au détail qui fait frémir et à noter sans faiblesse les catastrophes les plus douloureuses ? […] À ce rédacteur qui écrit souvent au milieu de l’épouvante, il faut un sang-froid imperturbable, et c’est seulement lorsqu’il aura atteint ce degré d’endurcissement qu’il pourra loyalement gagner l’argent qu’on lui paye, et s’acquitter en conscience de la tâche acceptée[1].

Tanneguy de Wogan, l’auteur de cette citation, résume un peu plus loin : « Quel homme, quel homme ! » Cette description de ce personnage viril du reporter s’appuie manifestement sur une vision différenciée des sphères masculine et féminine largement partagée au XIXe siècle. Pas de doute pour Tanneguy de Wogan et sans doute aussi pour ses lecteurs : le reportage est une activité d’hommes. Il s’agira justement ici de revenir sur le système de contraintes symboliques et matérielles et notamment sur la représentation sexuée du journalisme qui ordonnent l’accès aux genres journalistiques dans la presse quotidienne entre 1836 et la Première Guerre mondiale. Nous nous proposons de confronter ce système de représentation à la pratique concrète du journalisme et notamment aux écritures pratiquées par les femmes. Notre étude portera notamment sur l’apparition d’un groupe de reporters femmes à la fin du XIXe siècle autour du journal La fronde. Leur geste de reporter à la fois transgressif et aussi, nous le verrons, profondément conventionnel mettra en lumière, dans ce champ comme dans d’autres, les difficultés à traiter cette question du « gender ». Il n’en reste pas moins que du côté des études journalistiques, l’héroïsation virile de la figure du reporter et la mythification de certaines personnalités, comme Gaston Leroux ou Albert Londres, ont masqué une forme d’invention féminine du journalisme qui ne se réduit pas à une invention du journalisme au féminin. L’histoire « genrée » du journalisme montre en effet l’émergence de pratiques, de poétiques ou de postures journalistiques qui gagneraient à être isolées et à être replacées dans une histoire qui va jusqu’à nos jours, mouvement particulièrement nécessaire si l’on pense qu’en 2010 les femmes seront majoritaires dans cette profession[2].

Imaginaire genré du journalisme au XIXe siècle

Dès les années 1830-1840, au moment de la première révolution médiatique, s’organise un discours d’exclusion des femmes du journalisme. Cette discrimination se justifie par un modèle de sexuation de l’espace public qui s’est précisé à la fin du XVIIIe siècle à partir de traités de physiologistes et de médecins[3]. La femme, déterminée par son corps, son sexe et sa capacité à engendrer, est définie à travers la famille et l’intérieur, déclarés ses domaines propres, au contraire de l’homme, moins déterminé par son sexe et moins soumis à son corps, et que sa nature destine à la vie extérieure. Une sémantique s’établit pour désigner les caractères masculins et féminins par paire de contraires, hiérarchisées au profit du masculin : indépendant / dépendant ; rationnel / émotionnel ; propre à l’activité publique / à l’activité domestique. Lagevenais, stigmatisant Delphine de Girardin dans la Revue des deux mondes, en 1843, offre un bon exemple d’une interprétation radicale de cette bipartition appliquée au journalisme :

La double position de femme et de journaliste a quelque chose d’étrange qui arrête et choque tout d’abord l’esprit le moins timoré. Et qu’ont en effet de commun cette vie publique et militante, ces hasards d’une lutte sans fin, cette guerre avancée de la presse, avec la vie cachée du foyer, avec la vie distraite des salons ? Est-ce que des voix frêles et élégantes sont faites pour se mêler à ce concert de gros mots bien articulés, de voix cassées et injurieuses, qui retentissent chaque matin dans l’antre de la polémique[4] ?

Beaucoup plus tard, en 1899, Émile Tanneguy de Wogan conseille encore :

Vivez comme une bonne petite bourgeoise, ou comme une simple mondaine, selon votre fortune ; qu’on vous trouve raccommodant vos bas, ou en le faisant faire, occupée de tapisserie, mais qu’on ne vous trouve pas, Seigneur, pondant de la copie et entourée de journalisticules qui vous parlent de vos oeuvres[5].

Une version moins drastique et plus répandue de la théorie des deux sphères tolère une écriture féminine dans le journal selon les limites suivantes : les rubriques politiques, diplomatiques, rationnelles (premier-Paris, critique, etc.) sont réservées aux hommes tandis qu’une intervention féminine peut être supportée dans la part du journal très limitée qui concerne la maison, la mode, l’intimité et la mondanité. Olympe Audouard, journaliste et voyageuse du Second Empire, détaille dans ses mémoires le rôle qu’un directeur de journal avait prévu a priori pour elle :

Il m’offrait de me charger de la partie mode, de faire des causeries sur la toilette, de correspondre avec les abonnées et de leur expédier les chiffons qu’elles désireraient, et en plus, de me tenir à leur disposition dans un des salons des bureaux pour leur faire voir les objets de toilette qui y seraient déposés[6].

La chronique, genre mondain et parisien, constitue ainsi dans le discours topique, la forme supérieure du journalisme au féminin. Cette opinion répandue s’appuie sur un événement fondateur : la création du genre de la chronique en 1836 par Delphine de Girardin dans le feuilleton de La Presse sous le titre de « Courrier de Paris ». En apparence, la chronique de Delphine de Girardin s’appuie sur le modèle de la théorie des deux sphères. Sa chronique est plutôt tournée vers la maison, l’intériorité, la mondanité, le domus ou en tout cas elle le revendique. Génériquement, Delphine de Girardin manie avec aisance toute une série de procédés qui appartiennent aussi à un espace d’écriture toléré pour les femmes : la fiction, la conversation, l’écriture intime. Elle se place dans l’héritage du salon du XVIIIe siècle, dans une culture du bel esprit ouverte aux femmes[7]. Cette apparence conventionnelle permet en fait à Delphine de Girardin, je l’ai montré ailleurs[8], des stratégies subversives et des interventions très ironiques et décalées dans le champ de la sphère publique masculine.

Il n’est rien arrivé de bien extraordinaire cette semaine : une révolution en Portugal, une apparition de république en Espagne, une nomination de ministres à Paris, une baisse considérable de la Bourse, un ballet nouveau à l’Opéra, et deux capotes de satin blanc aux Tuileries.

La révolution de Portugal était prévue, la quasi-république était depuis longtemps prédite, le ministère d’avance était jugé, la baisse était exploitée, le ballet nouveau était affiché depuis trois semaines : il n’y a donc de vraiment remarquable que les capotes de satin blanc[9].

Cette capacité au dédoublement ironique, cette faculté de ne pas être dupe du champ institutionnel et médiatique constituent des traits assez caractéristiques de l’écriture des femmes journalistes (Sand, Séverine), qui peuvent s’expliquer par leur position excentrée dans la société. Cette écriture ironique trouve aussi un écho dans la topographie même du journal (elles sont souvent, comme Delphine de Girardin, cantonnées dans la partie feuilleton, le rez-de-chaussée, donc à la fois dehors et dedans).

L’invention de Delphine de Girardin lance en tout cas le topos de la chronique comme genre à décliner au féminin. « Les femmes sont la vie, l’âme de la chronique. Ce qu’elles ne savent pas, elles le devinent ; ce qu’elles savent, elles en doublent le prix par le tour piquant qu’elles lui donnent[10] », écrit un chroniqueur en 1875. Plus qu’un afflux massif de femmes chroniqueuses dans les quotidiens, ce topos favorise des jeux de travestissement. Les chroniqueurs, que ce soit Zola ou Mendès, n’hésitent pas à signer leurs chroniques de noms de femmes. Nul compliment plus appréciable que celui que Jules Lemaître fait au maître de la chronique Henri Fouquier, qui signe Colombine, en mentionnant « son don merveilleux de réceptivité que Proudhon attribue aux mieux douées d’entre les femmes[11] ».

Lorsque, entre 1870 et 1880, un nouveau genre journalistique, le reportage, détrône peu à peu la chronique[12], le modèle sexué du journal semble confirmé et même complété par l’émergence de cette pratique souvent connotée comme masculine, voire virile. Comme le montre le titre de la première épopée du reporter, « Le Sieur de va-partout » de Pierre Giffard publiée en 1880, le reporter est d’abord un homme. La description par Émile Tanneguy de Wogan du reporter idéal[13] ne laisse pas grand doute sur l’identité sexuelle supposée du reporter. Cette vision restrictive du reporter s’explique évidemment par les conditions pratiques d’accès à la profession : le reportage conduit à se déplacer dans des espaces publics — la rue, les cafés, les cabarets — voire à franchir un certain nombre de frontières culturelles, nationales, sociologiques, toutes actions plus difficiles pour les femmes. Le risque est grand alors de voir à la sexuation topographique du journal (les femmes au rez-de-chaussée, les hommes en haut-de-page) se superposer une sexuation chronologique, aux femmes étant réservé un journalisme archaïque et dépassé tandis que les hommes s’approprieraient le journalisme nouvelle manière.

Dissection d’un coup de théâtre

Deux faits à la fin du siècle ébranlent cette construction : la visibilité soudaine dans les années 1880-1890 d’une grande reporter, Séverine, et la parution d’un journal quotidien de femmes, La fronde, en 1897. Une femme, Séverine, par sa pratique du reportage, questionne tout d’abord cette bipolarisation. Séverine se fait le dépositaire de deux courants journalistiques différents, d’où sans doute le pouvoir d’une écriture véritablement explosive. D’un côté, elle a assimilé les leçons de l’écriture journalistique traditionnelle, à la confluence de la fiction et de la conversation : elle a notamment étudié cette manière biaisée des chroniqueuses de parler politique par le biais de l’ironie. Mais Séverine ne pratique pas que l’écriture oblique : elle relève aussi de la tradition de la chose vue. Vallès, le premier, a théorisé la nécessité d’un petit reportage qui se fait dans la rue, au contact des événements. Séverine assume cette tradition et comme tout reporter, elle confronte un corps percevant au monde. « Le reportage “tout chaud”, la chose vue et sentie, voilà son plat préféré », écrit Jules Bois[14].

Les reportages de Séverine débutent souvent par un incident caractéristique ou une mention qui marquent la transgression et l’entrée dans un monde jusque-là inaccessible, celui du journalisme moderne, du reportage. Ainsi, dans ce reportage d’août 1887 où elle doit brandir son « autorisation » :

Dès les premiers pas, un agent se précipite et barre le chemin.
— On n’entre pas !
— Pardon, j’ai une autorisation.
— Il n’y a pas d’autorisation qui tienne ! Une dame ne peut pas traverser là. C’est imprudent.
Je sors mon permis. Comme il est nominal, l’« autorité » me regarde avec des yeux comme des soucoupes, puis se range contre le mur en se disant, qu’après tout, s’il m’arrivait quelque chose, ce ne serait pas un grand malheur[15].

Dans la suite de cet article sur l’incendie de l’Opéra-comique, elle s’applique en élève de Vallès à commenter et à décrire méthodiquement le spectacle qui l’entoure : « Il y a à regarder, en effet[16] ». Mais au bout d’un moment, la salle de spectacle, transformée en véritable charnier, finit par faire son effet : « Je suis demeurée stupide d’horreur… » L’écriture journalistique affronte alors courageusement l’indicible, la terreur, la mort, l’effroi.

Autre épreuve initiatique, en 1890, lorsque Séverine accepte à Saint-Étienne de descendre dans une mine de charbon qui vient d’exploser, elle scénarise alors le danger qu’elle affronte, la peur qu’elle vainc et tient même une comptabilité de l’héroïsme au féminin : « Je serai la première Parisienne, la quatrième femme qui, depuis que l’exploitation existe — et voici déjà un bon moment — aura fait le voyage. Deux Anglaises et une Stéphanoise m’ont précédée, mais en période de calme ; tandis qu’à ce moment la terre est méchante, traîtresse, inapaisée[17]… ! »

Séverine ne laisse jamais oublier que son corps exposé est un corps de femme toujours prêt à se transformer en un corps compatissant, larmoyant autour d’une écriture de la participation qui désire faire ressentir au lecteur l’émotion. Ce journalisme de terrain, loin de se cantonner à une objectivité impossible, se compose à partir de l’émotion et de l’empathie : « Encore une fois, ce n’est pas de la “copie” que je fabrique, c’est mon chagrin que je laisse parler — bien ou mal comme il vient[18] ! »

Le geste de Séverine est complexe : d’un côté, en devenant un maître du reportage et en affrontant la peur, elle transgresse la sexuation des genres journalistiques ; mais de l’autre, elle pratique le journalisme de reportage en n’omettant jamais sa féminité et en ne laissant jamais oublier son corps de femme. Ainsi le 1er août 1890, arrivée à Saint-Étienne pour les obsèques des mineurs tués dans le coup de grisou, elle a juste le temps de « se débarbouiller un brin et passer une robe noire[19] ». Subversive et conventionnelle à la fois, elle ne remet pas en cause la distinction des genres mais plus subtilement, elle énonce, en acte, une sorte de qualification spécifique de la femme pour le journalisme et pour le reportage. Elle pose une question essentielle : Est-ce que la manière dont le féminin est conçu, construit, créé ne prédispose pas les femmes au reportage ?

Un deuxième événement, collectif celui-là, semble corroborer cette hypothèse. En 1897, Marguerite Durand lance, avec l’aide de Séverine d’ailleurs, le premier journal quotidien entièrement rédigé par des femmes, La fronde. Les observateurs de l’époque surnomment ce périodique « Le Temps en jupons » et par ce surnom manifestent leur perplexité devant un journal qui pour eux n’a rien de féminin :

[…] une observation que tout le monde a faite […], c’est que ce journal rédigé par des femmes, pour servir les intérêts des femmes, est en réalité extrêmement peu féminin. Si l’on n’en était pas averti, si l’on ne faisait point attention aux signatures, on pourrait croire que ces longs et consciencieux articles très informés et souvent fort instructifs, ont été écrits par de savants austères ou par de paisibles professeurs[20].

C’est surtout la pratique sans retenue du reportage qui étonne les observateurs. Séverine effectivement défend dans les colonnes de La fronde la pratique du journalisme debout contre le journalisme assis, c’est-à-dire un journalisme du témoignage contre un journalisme de la parole : « Je n’en parle pas comme un rhéteur, j’en parle comme un témoin[21] ». Cette pratique devient visible pour tous au moment du procès de Rennes lors de l’affaire Dreyfus[22]. Dans la tribune de la presse au procès de Rennes, elles sont six, dont trois frondeuses : Séverine, Jeanne Brémontier et Marguerite Durand. Pour les désigner, dans une de ses chroniques du Matin, Gaston Leroux invente le néologisme de « reporteresses ». Toutes les réactions à cette intrusion sont d’ailleurs loin d’être positives, d’autant que ces dames sont d’hardies dreyfusardes. Ainsi Le patriote breton écrit, reprenant le poncif de la théorie des deux sphères pour condamner le reportage au féminin :

Ces dames qui, en tête de leur journal, indiquent la date du calendrier israélite et du calendrier protestant, feraient mieux si elles sont mariées, de raccommoder les chaussettes de leurs maris, ou si elles ne le sont pas, d’apprendre à le faire, plutôt que de nous inonder de leur prose extrêmement indigeste.

Il n’y a pas trente-six mille Mme de Sévigné que diable !

[…] Il n’y a rien de plus respectable qu’une femme : mais c’est à la condition que cette femme restera dans son rôle et qu’elle ne se fera pas « homme »[23].

Des observateurs plus complaisants soulignent aussi l’impression de mimétisme éprouvée à la lecture de La fronde et invitent les femmes à un journalisme plus badin, un journalisme de chronique en fait. Maurice Barrès écrit par exemple : « Oui, La fronde pourra jouer un rôle pourvu qu’elle n’ait pas la prétention ridicule de vouloir jouer celui d’un journal masculin[24] », et Victor Charbonne : « La fronde ne sera vraiment intéressante que si les “frondeuses” y sont elles-mêmes, et beaucoup plus féminines que féministes. Qu’elles pensent, sentent et écrivent en femmes[25] ».

Cependant est-on vraiment, comme semblent le dire et le craindre ces hommes, dans un journalisme de simulacre, dans une tentative de maîtriser le discours dominant, de le domestiquer pour s’en approprier la position ? En fait, ce reportage de frondeuses n’est qu’au premier abord une imitation de celui des hommes, il développe plutôt certaines potentialités du genre, au nom même de cette différence des sexes et de cette théorie des deux sphères constamment affirmée au fil du siècle.

Gaston Leroux en jupons

En même temps que ce reportage féminin, surgit un discours de défense de la prétention de la femme à un journalisme moderne. Ce discours est apparu assez tôt dans les instances internationales du journalisme créées par les pays anglo-saxons où le reportage est pratiqué depuis longtemps par des femmes. Le plus souvent, la défense de la femme reporter ne se fait pas avec des arguments féministes mais recourt à une physiologie courante qui lie la femme à la corporéité et à l’émotion, et à une anthropologie traditionnelle qui, dans toutes les cultures, comme l’a montré Naomi Schor[26], place la femme du côté du détail. Ainsi une jeune journaliste de l’Institut des journalistes de Londres, Miss Stuart, au Congrès international de la presse, explicite la spécificité et l’atout de la femme journaliste :

La femme est précieuse pour noter une foule de petits détails qui échappent aux hommes ; elles ont une aptitude incontestable pour les descriptions et par leur nature nerveuse, impressionnable, elles sont amenées à donner à leurs articles un tour vibrant qui frappe, émeut, étonne souvent[27].

La femme est un « appareil enregistreur », dira la grande reporter Andrée Viollis en 1933[28]. Le reportage au féminin se définirait donc par l’exposition d’un corps réceptif à toutes les sensations. Comme on le voit, cette proposition ne déroge ni aux idées reçues sur le rapport masculin / féminin ni même à la pratique générale, c’est-à-dire masculine, du reportage qui, je l’ai montré ailleurs[29], est un genre, à la fin du XIXe siècle, écrit à la première personne et qui expose le corps du reporter en échange de l’information.

Le reportage des frondeuses se caractérise cependant par une nouveauté : sa capacité à l’empathie et au sensualisme radical[30] peut conduire à la fusion volontaire du reporter avec le sujet observé. Ce reportage fait par des femmes est extrêmement sensible aux misères sociales, au peuple, et pose souvent une forme d’équivalence entre femme et peuple[31]. Les reporters féminins de La fronde n’hésitent jamais à plonger dans les foules et à se fondre avec elles. Ainsi au moment du procès de Zola en 1899, un reportage quotidien de Marie-Louise Néron intitulé « Dans la foule[32] », décrit son immersion répétée dans une foule vociférante, massée devant le tribunal et qui, la plupart du temps, conspue Zola.

Surtout naît du côté du reportage féminin une nouvelle pratique journalistique appelée à avoir une longue postérité, celle du journalisme d’identification, où le journaliste prend la place de la victime pour mieux témoigner. Cette pratique, variante du journalisme d’investigation, est inaugurée aux États-Unis par une femme, Nellie Bly. Elle fit paraître en 1887 dans le New York World un reportage sur l’asile psychiatrique de Blackwell’s Island où elle s’était fait passer pour une malade mentale afin d’entrer dans un asile pour femmes et de construire son reportage de l’intérieur de l’institution. Plusieurs femmes-journalistes françaises, sans jamais d’ailleurs se référer à Nellie Bly, rapportent des reportages faits dans les mêmes conditions : Andrée Théry (la future Andrée Viollis) enquête sur un hôpital en prenant l’identité d’une infirmière postulante ; quelques mois plus tard, elle se fait passer pour une délinquante tout juste sortie de prison pour enquêter sur une oeuvre laïque[33]. Séverine, quant à elle, se déguise en ouvrière du sucre lors d’une grande grève. Dans l’article qu’elle en tire, elle justifie ce journalisme de l’immersion :

[…] l’idéal serait de passer ignoré, anonyme, si semblable à tous que nul ne vous soupçonnât ; si mêlé à la foule, si près de son coeur qu’on le sentît vraiment battre, rien qu’à poser la main sur sa propre poitrine… flot incorporé dans l’Océan, haleine confondue dans le grand souffle humain !

C’est cela que j’ai fait. Presque une journée, mêlée à ces pauvres filles, vêtue comme elles, j’ai erré sous l’oeil des sergots devant l’usine déserte, dans la camaraderie morne de l’inhabituelle oisiveté. Je me suis arrêtée à leurs étapes ; j’ai entendu leurs doléances librement formulées ; j’ai pénétré dans les usines, vu fonctionner le travail de celles qui s’étaient soumises — ayant trop d’enfants ou trop faim ! — et c’est pourquoi je puis aujourd’hui vous dire, en toute connaissance, ce qu’est cette grève, et combien elle mérite d’intérêt et de sympathie[34].

Cette exposition d’un corps voyant et témoignant jusqu’à l’empathie et le journalisme de la compassion préconisé expliquent également la légitimation des femmes reporters de guerre en 1914-1918. Elles seront plusieurs, comme Colette Yver[35] ou Andrée Viollis[36], à se déplacer en représentantes des mères et des soeurs de France sur les champs de bataille.

Il existe aussi du côté de ce reportage féminin une véritable invention qui a été un peu occultée par l’histoire. Ces femmes inventent un petit reportage de l’investigation sociale qui passe par le partage de l’émotion intime. Cette forme d’écriture ou de posture s’appliquera ensuite au grand reportage, comme le montre un texte fort de dénonciation de la colonisation, « Indochine SOS », que fait paraître Andrée Viollis en 1935. Obtenant en 1933 le prix de l’Europe nouvelle, elle avait déjà écrit dans un article : « La femme semble faite pour le reportage. Par ses qualités. Et aussi par ses défauts[37] ».

La complexité du critère du genre apparaît alors. Est-ce qu’il permet juste de détruire un cliché (« le reportage est plutôt une pratique d’homme ») pour en revenir à un autre (« la femme est par essence un être plus sensible que rationnel ») ? Non pas, et pour plusieurs raisons. D’abord parce que nous pensons qu’une très large part, sinon l’intégralité de l’identité est acquise dans un contexte social. Dans le cas des femmes journalistes, le sociologue Erik Neveu a bien montré que de nombreux facteurs liés au genre peuvent expliquer cette manière différente d’aborder le journalisme : stéréotypes de rôles sexuels socialement construits, intériorisation ou refus de ces rôles, association par affinités avec les dominés de la société. En abordant cette question du côté des études journalistiques, il apparaît que cette construction sexuée a favorisé la création des méthodes nouvelles de reportage qui ont fait leurs preuves sur le terrain et ont été reprises dans le journalisme d’investigation. De plus, cet épisode prend tout son sens replacé dans une histoire longue du journalisme : en effet il faut admettre que le journalisme factuel largement pratiqué dans la seconde moitié du XXe siècle en France, sans doute d’ailleurs à l’initiative d’hommes, ne constitue pas la forme ultime du journalisme et que l’intérêt d’un journalisme compassionnel fortement littéraire, dont les racines se trouvent au XIXe siècle, n’est pas à dédaigner.

Il existe peut-être une coïncidence à interroger entre ce moment du reportage féminin au tournant du siècle, la sociologie actuelle de la profession qui se caractérise par une augmentation nette du nombre des femmes et également l’émergence de différentes formes de journalismes qui témoignent d’un nouvel engagement du reporter. Ces formes, souvent pratiquées par des femmes, manifestent justement un certain affaiblissement de l’impératif du « tout objectif ». On constate par exemple du côté du reportage de guerre depuis une dizaine d’années le développement d’un « journalism of attachment » (le terme est né en 1998 au moment de la guerre en Yougoslavie) qui renonce à la neutralité, quand il s’agit par exemple de couvrir la souffrance des populations civiles touchées par les guerres. Au lieu d’être une simple courroie de transmission pour les sources gouvernementales et militaires, ce reportage se propose de se mettre du côté des victimes et de faire prendre conscience des coûts humains et émotionnels de la guerre. Autre forme de journalisme qui émerge en France ou réémerge : un journalisme de la tranche de vie ou un journalisme ethnographique de l’intime. Ces articles qui ne sont pas sans lien avec la miniaturisation des techniques du reportage pratiquées dans La fronde mettent en scène des personnages dépourvus de tout statut social pour des portraits. Ces articles reposent sur un usage intensif de la citation, de la parole rapportée et si possible colorée. Ce journalisme de l’intime s’emploie à faire surgir des affects et à jouer sur le passage brutal de l’émotion. Appartient à ce registre par exemple la page portrait de Libération, qui a été créée par une femme en 1995[38]. Or dans ces deux formes d’articles — « journalism of attachment », journalisme de l’intime, selon les spécialistes de l’information[39] — on constate une nette surreprésentation des femmes.

La progression des femmes dans la presse accompagne aujourd’hui un retour à un journalisme empathique dont on peut trouver l’origine au tournant du siècle dans La fronde. Cette forme de journalisme vient concurrencer le journalisme du tout objectif très développé au XXe siècle et s’accompagne aussi d’une « relittérarisation » manifeste de la presse avec des articles qui jouent sur les mises en scénarios, les mises en portraits, qui convoquent des procédés littéraires… Cette pratique invite l’historien à un retour en arrière sur ces quelques femmes journalistes du XIXe siècle : les postures, les procédés et les poétiques qu’elles ont inventés ont sans doute été considérablement occultés, soit qu’ils aient été récupérés (on pense à la chronique), soit qu’ils aient été niés (on pense au reportage). On touche alors à un paradoxe manifeste : une partie de l’invention du journalisme serait à mettre à l’actif de quelques femmes alors même qu’elles ont été, dans la mesure du possible, tenues à l’écart du champ médiatique.