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Comme l’a montré Jacqueline Blancart-Cassou dans le bel essai qu’elle vient de consacrer à Jean Anouilh, Le bal des voleurs est « une sorte de prototype, un modèle » dont son auteur n’a cessé par la suite de chercher à retrouver la « recette[1] ». Reste à s’entendre sur les ingrédients et les secrets de fabrication de cette « recette ». À lire en effet certaines analyses, la « comédie-ballet » d’Anouilh, créée au Théâtre des Arts le 17 septembre 1938, serait tout entière sous le signe de l’enjouement, de la légèreté, de l’euphorie ludique[2]. À l’inverse, d’autres commentaires insistent sur la noirceur, la mélancolie, voire l’amertume de la pièce[3]. Ainsi, en 1970, lors d’une reprise du Bal des voleurs à l’Atelier, Jean-Jacques Gautier parle dans Le Figaro d’« une sarabande d’une folle gaieté[4] » et Jean Vigneron dans La Croix, d’une « guignolade bon enfant[5] », tandis que Jean-Jacques Olivier préfère souligner dans Combat le fondamental « pessimisme[6] » de l’oeuvre. Le plus troublant est sans doute que ces deux approches ne manquent ni l’une ni l’autre de pertinence… Vingt ans plus tôt, Jacques Lemarchand conciliait ces points de vue en dépassant leur apparente opposition : « Je vous mets au défi de dire si Le bal des voleurs est rose ou noir. C’est du très bon et solide théâtre, tout simplement[7]. » Non seulement cet éloge montre combien sont poreuses les fameuses catégories inventées par Anouilh, mais il place le débat sur un plan formel. Plus qu’une question de tonalité, de thème, d’humeur ou d’atmosphère, l’alchimie propre au Bal des voleurs serait la marque de fabrique de la pièce et le symptôme de sa souveraine théâtralité.

On ne saurait bien sûr occulter l’influence du contexte dans lequel la pièce fut conçue puis représentée. Quoique séduit par le « parti pris clownesque » adopté par Anouilh, Benjamin Crémieux se demande le 30 septembre 1938, autrement dit le jour des accords de Munich, « si une production aussi bouffonne » est « bien indiquée » en une période aussi troublée. Pour se dire finalement « enclin à répondre oui[8] ». Oeuvre intempestive et par là même bienvenue ? Peut-être, en termes de réception immédiate. Assurément, en termes de choix générique.

Opter pour la comédie-ballet en plein coeur du XXe siècle ne manque pas d’audace. À la veille de la Deuxième Guerre mondiale, Anouilh exhume un genre qui, s’il fut certes glorieux, appartient à des temps révolus. Comme le rappelle Charles Mazouer dans l’ouvrage qu’il consacre à cette forme théâtrale[9], le destin de la comédie-ballet est en effet inséparable de celui de son inventeur. Molière crée avec Les fâcheux un type de spectacle total auquel il donne ses lettres de noblesse, mais qui disparaît à sa mort, victime des manigances de Lulli. Le « ballet d’action » au XVIIIe siècle, puis le « ballet-pantomime » au XIXe, auront beau maintenir la tradition d’une alliance étroite entre danse et théâtre, très peu d’oeuvres parviendront à unir le dramatique au chorégraphique comme avaient su le faire Le bourgeois gentilhomme ou Le malade imaginaire.

À la fois rose et noir, à la fois comédie et ballet, Le bal des voleurs cacherait-il, sous ses dehors modestes, l’immense ambition de ressusciter un genre disparu ? Ou chercherait-il plutôt à se démarquer du prestigieux modèle qu’il convoque, pour mieux déjouer les attentes de ses spectateurs ? Et si, là encore, les deux options étaient compatibles ? Anouilh affirmait qu’il avait échoué à retrouver dans sa pièce le ton de la comédie-ballet. Nous parlions plus haut de « recette » à propos du Bal des voleurs. Or combien de retentissantes réussites, en matière culinaire comme en matière artistique, sont issues de retentissants ratages ?

Que la fête commence

Le bal des voleurs est un geyser, un tourbillon permanent, une valse endiablée à la Khatchatourian. Comme l’a bien vu Thierry Maulnier, « ce qu’il y a de plus admirable dans Le bal des voleurs, c’est le rythme […] ». Et le critique d’ajouter : « Je crois que c’est au don du rythme qu’on reconnaît, en fin de compte, l’homme qui a l’art dramatique dans le sang […][10] ». De fait, le sens du tempo n’est pas caractéristique de la comédie-ballet créée en 1938, puisqu’on le retrouve dans L’invitation au château et dans bien d’autres pièces d’Anouilh. En revanche, la présence d’une ponctuation musicale ironique, associée à une construction de type chorégraphique, est plus originale.

Fondée sur une alternance de pas de deux et de mouvements d’ensemble, la structure de l’oeuvre fait irrésistiblement penser à celle d’un ballet. François-Régis Bastide y voit même « un quadrille composé comme un mécanisme d’horlogerie[11] ». Si la danse est loin d’être omniprésente, elle vient scander l’action de façon très précise. Les parenthèses musicales et visuelles, nécessaire contrepoint du dialogue, restent suffisamment irrégulières pour ne pas devenir monotones, mais se distribuent en respectant une certaine symétrie. Ainsi, aux ballets du premier tableau (ballet des agents et ballet d’ensemble[12]) font écho ceux du quatrième (« petit ballet cocasse » et ballet final[13]), le tout sur fond de décor naturel. Les deux tableaux centraux, en revanche, ont pour cadre le salon de lady Hurf et ne contiennent qu’un seul véritable intermède chorégraphique (le « quadrille très brillant » suivi d’une « java extrêmement canaille » qui marque le départ des personnages pour le bal[14]). Par ailleurs, les premier et quatrième tableaux ont recours à la pantomime, là encore de manière symétrique : dans les deux cas, Hector tente de se faire comprendre de son acolyte Peterbono au moyen de gestes que ce dernier décrypte de travers. Ce procédé comique d’une efficacité éprouvée est parfaitement à sa place dans une pièce qui cède l’initiative aux corps tout autant qu’aux mots :

Pendant les cris des deux autres [les Dupont-Dufort] et le silence qui suit, Hector fait des signes désespérés à Peterbono pour qu’ils se sauvent. Peterbono croit qu’il a sa manche relevée, une tache sur son revers, ou quelque chose accroché dans le dos. Il se brosse ; il se regarde dans les glaces, et ne comprend toujours pas. Finalement il renonce à chercher, avec un haussement d’épaules[15].

Autre ressemblance avec un ballet, la fluidité des entrées et sorties des personnages donne une impression de chassé-croisé virevoltant. Au début de la pièce par exemple, voleurs et volés ne cessent d’intervertir leurs rôles au gré d’une ronde pleine de virtuosité. Les objets passent de main en main, une farandole faussement désordonnée met en relation l’ensemble des protagonistes, qui apparaissent et disparaissent dans un mouvement incessant. La notion chorégraphique de parcours vient immédiatement à l’esprit pour décrire les allées et venues des personnages, qui semblent faites — à l’instar des ballets de l’ancien temps — pour être regardées de haut. De même, le mot « entrée », fréquemment employé dans les didascalies, pourrait avoir le sens technique qu’il possédait au XVIIe siècle, lorsqu’il désignait un segment bien délimité à l’intérieur d’un ballet de cour. Ainsi, quand il est question de l’« entrée des agents » au premier tableau, ou quand lady Hurf se propose, au troisième, de « faire une entrée magnifique », le terme ne renvoie pas, comme dans la dramaturgie classique, à la délimitation d’une scène. Les déplacements des personnages ont moins à voir avec leur prise de parole qu’avec le dessin que tracent leurs différents parcours.

On peut donc souscrire à l’analyse de Guy Verdot, pour qui Le bal des voleurs est une « comédie-ballet où le ballet et ses arabesques, son rythme, ses figures, comptent plus que la comédie et ses conventions[16] ». Anouilh chorégraphe ? Le raccourci peut paraître abusif. On rappellera cependant qu’après la guerre, l’auteur de La sauvage devient l’un des collaborateurs de Roland Petit, en qualité de librettiste de ballet : il rédige en 1948 l’argument des Demoiselles de la nuit (musique de Jean Françaix, décors et costumes de Leonor Fini), puis co-écrit avec Georges Neveux en 1953 le livret du Loup (musique de Dutilleux, décors et costumes de Jean Carzou). S’agissant du Bal des voleurs, la dimension chorégraphique de l’oeuvre ne devait pas échapper à Léonide Massine, héritier des célèbres Ballets russes, qui propose en 1960 à Nervi une version dansée de la comédie-ballet d’Anouilh. Georges Auric en signe la partition, Jean-Denis Malclès, les décors et les costumes. Trois ans plus tard, l’oeuvre est reprise par le Royal Ballet à Covent Garden[17].

Un commentateur évoque, à propos du Bal des voleurs, un « plaisir de qualité cinématographique[18] ». On pourrait tout aussi bien parler d’une dynamique d’essence chorégraphique qui emporte le spectateur dans sa valse endiablée. Rythme, légèreté, vivacité, « spirituelle allégresse[19] » : les principaux ingrédients du Bal des voleurs composent une sarabande festive, dont l’arrière-plan crépusculaire ne fait que rehausser l’éclat. Comment dès lors ne pas penser à l’auteur de George Dandin, revendiqué comme modèle au moyen d’un sous-titre générique explicite, et lui aussi passé maître dans l’art d’accorder, sur fond de comédie, les tonalités les plus contrastées[20] ?

Molière… et les autres

En lui offrant une « comédie-ballet », Anouilh impose à son spectateur un « horizon d’attente » clairement identifié. Mais dans le même temps, il s’ingénie à faire oublier le modèle qu’il convoque en le travestissant ou en l’unissant à d’autres.

La comédie-ballet est morte. Vive la comédie-ballet ! Il a néanmoins fallu attendre plus de deux siècles pour qu’une telle relève puisse avoir lieu. Le genre hybride créé pour plaire à un roi danseur subit en effet une longue éclipse dès la mort de son inventeur. Sans retracer toutes les étapes d’une histoire chaotique, rappelons qu’à la fin du XVIIe siècle, une querelle oppose deux formes mixtes alliant la musique à l’art dramatique et à la danse. Le modèle italien de l’opéra triomphe au détriment de sa rivale française, issue de la tradition du « ballet comique ». Délaissée par les dramaturges qui n’en écrivent plus guère, la comédie-ballet est par ailleurs victime de préjugés tenaces en matière de représentation. Jusqu’à une époque récente, on met en scène Le malade imaginaire ou George Dandin en amputant systématiquement ces pièces de leurs intermèdes non dialogués. Tout ce qui relève de la danse, de la pantomime ou de la commedia dell’arte est considéré comme indigne du grand Molière. Au XIXe siècle, Théophile Gautier est l’un des seuls chroniqueurs dramatiques à exiger qu’on respecte l’intégrité d’une oeuvre dont le génie littéraire n’est qu’une des multiples facettes.

Redécouverte au XXe siècle, cette diversité de la création moliéresque a-t-elle pour autant inspiré les écrivains de théâtre ? Sans doute, à en juger par l’extrême vitalité et la non moins grande plasticité de la comédie sur les scènes modernes. Mais cet épanouissement n’a guère profité au genre qui nous intéresse. Si la comédie musicale est à la mode, la comédie-ballet fait quant à elle figure d’ancêtre poussiéreux ; rares sont les auteurs qui osent reprendre cette appellation. Tel est le cas d’Armand Salacrou — dont on a souvent souligné les liens de parenté avec Anouilh[21] — qui imagine dès 1930 une pièce dont le sujet est la propagande publicitaire et ses ravages. À l’image du Bal des voleurs, Poof est une oeuvre en apparence sans prétention mais formellement insolite, qui mêle classicisme et modernité dans ses thèmes comme dans sa structure. Plusieurs fois remanié par son auteur, refusé par différents directeurs de théâtre, Poof n’est créé sur scène qu’en 1950. Quatre ans plus tard, c’est Jean Tardieu qui adresse à son tour un clin d’oeil à la comédie-ballet en sous-titrant Les amants du métro : « Ballet comique sans danse et sans musique ». Si la double négation ironique n’est pas sans rappeler les Ballets sans musique, sans personne, sans rien de Louis-Ferdinand Céline[22], l’expression « ballet comique » est à l’évidence synonyme, comme au XVIe siècle, de « ballet-comédie ».

Mais revenons au Bal des voleurs et à ce qui rattache cette pièce au modèle moliéresque. Outre la présence d’intermèdes chorégraphiques plus ou moins reliés à l’action, c’est-à-dire plus ou moins motivés, et d’un ballet final qui fait office de dénouement, on relève différents emprunts à l’univers de la commedia dell’arte, emprunts que n’ont pas manqué de relever les premiers commentateurs de la pièce. Pour Gustave Fréjaville, l’intrigue évoque « quelque canevas oublié de la comédie italienne[23] », tandis que Lucien Descaves va jusqu’à réduire le spectacle à cette seule composante : cette comédie-ballet, écrit-il, « n’est, à la vérité, ni une comédie ni un ballet, mais une sorte de commedia dell’arte improvisée […][24] ». La comparaison se veut dépréciative et n’est visiblement qu’une façon d’incriminer la ténuité du fil conducteur, le caractère stéréotypé des personnages et l’importance conférée au langage corporel. De fait, certains jeux de scène ressemblent à des lazzi et la psychologie des figures secondaires les apparente à des masques. Avatars des inénarrables Diafoirus, les Dupont-Dufort père et fils sont un concentré de burlesque, dont les sources vont de la farce médiévale au cinéma américain en passant par la bande dessinée et le vaudeville. Leurs cris et leurs gesticulations, au début du dernier tableau, parachèvent la caricature et permettent l’introduction d’un numéro de cirque digne du Boeuf sur le toit ou des Mariés de la tour Eiffel[25]. La comédie-ballet se modernise, tout en restant parfaitement fidèle à sa « recette » originelle.

Enfin, dernière dette contractée envers Molière, l’invraisemblable scène de reconnaissance providentielle, au cours de laquelle lord Edgard feint de retrouver en Gustave son fils jadis perdu, joue elle aussi avec le modèle qu’elle imite. En guise de deus ex machina, une vile supercherie aussitôt dénoncée par son auteur : le portrait permettant l’identification du prétendu fils n’est qu’un fragment de magazine… Comme le conclut lady Hurf, la « belle aventure » qui s’achève n’était qu’une « comédie » ; chacun y a joué son rôle ; « la pièce est finie[26] ». Mise en abyme pirandellienne ou mise à distance brechtienne ? Le théâtre en tout cas exhibe ses propres artifices. Et le principal instrument de cette destruction du « quatrième mur » est la musique. La partition de Darius Milhaud complète le texte d’Anouilh, qui ne saurait exister sans elle. Dotée de plusieurs fonctions, elle commente l’action ou l’annonce, remplace les dialogues ou les met en valeur, intercède pour les personnages ou souligne leurs entrées au moyen d’un thème spécifique servant de leitmotiv. Mais le clarinettiste qui ouvre et ferme Le bal semble aussi en détenir les secrets de fabrication. Tel un démiurge omniscient, il accompagne — et quelquefois même devance — les personnages, en jetant sur eux un regard à la fois ironique et tendre. Lorsque le voleur déguisé en Grand d’Espagne est sur le point d’être démasqué, une « [p]etite ritournelle goguenarde[27] » désamorce le tragique de la situation ; et quand la jeune première proclame son amour pour Gustave le hors-la-loi, une mélodie « déchirante[28] » implore la clémence de lady Hurf. Laquelle reste inflexible, avant de morigéner le musicien et de l’expulser dans les coulisses, brisant ainsi toutes les conventions de la mimesis théâtrale. À l’évidence, on est plus près de L’opéra de quat’sous[29] que du Bourgeois gentilhomme.

Le bal des voleurs n’est donc pas — ou pas seulement — une comédie-ballet dans la grande tradition du genre. Le temps a passé depuis la mort de Poquelin, le théâtre a changé, de nouveaux genres sont apparus. Comme l’ont bien perçu certains critiques, Anouilh profite de la liberté que lui donne une forme par nature hybride pour lui adjoindre divers ingrédients plus ou moins hétérogènes. Il en résulte une sorte de mosaïque qui tient de la « comédie-bouffe » parodiant une pièce de boulevard (Jean-Jacques Gautier), de l’« opéra-bouffe » (Jean Vigneron) et de l’« opérette » à la Meilhac et Halévy (Pierre Lièvre et Robert Kemp[30]), mais aussi de la « féerie » (Gustave Fréjaville) et de la « farce » (Benjamin Crémieux et Paul Achard). D’autres observateurs reprennent les indications données par la pièce elle-même et comparent les personnages à des marionnettes ou à des clowns. Cette essentielle bigarrure fait tout le charme de ce Bal des voleurs qui évoque tantôt les comédies de Shakespeare, tantôt les satiriques fiabe de Gozzi. On sait qu’Anouilh avait découvert l’insolite talent de l’écrivain vénitien au cours de l’été 1937, quand le Théâtre des Quatre Saisons avait monté Le roi cerf dans une adaptation de Pierre Barbier[31]. Nul doute que la fantaisie douce-amère de « pièces roses » comme Le bal des voleurs, mais aussi Léocadia et Le rendez-vous de Senlis, doive beaucoup au modèle gozzien.

Des influences non théâtrales pourraient également être décelées dans la pièce créée en 1938. Celle des Marx Brothers par exemple, dont plusieurs critiques croient percevoir des réminiscences dans l’humour à la fois visuel et verbal du trio de voleurs. Reste qu’au total, Le bal des voleurs mérite son appellation de comédie-ballet. On est certes loin de l’esthétique fastueuse des divertissements versaillais, mais très près du projet moliéresque d’unir la littérature au spectacle, la musique au théâtre, la danse au rire, l’improvisation à la sophistication.

Feux d’artifice et vertiges de l’identité

Un mystère demeure : qu’est donc devenu le bal promis par le titre ? Alors que les spectateurs attendent tout au long des quatre tableaux de voir advenir le « clou » chorégraphique de la pièce (quelque chose comme la cérémonie turque du Bourgeois ou le ballet final du Malade), les voilà privés de cette réjouissance. Non seulement le bal espéré n’a pas lieu, mais il n’existe pas. Lady Hurf a mal lu une affiche, les « voleurs » étaient en réalité des « fleurs », elle et ses compagnons se sont trompés de déguisement, ils restent à la porte du Casino où l’on danse. Et le public avec eux. Comme il le fera dans Ornifle quelques années plus tard, Anouilh use d’un effet déceptif en choisissant de montrer les préparatifs d’un bal costumé qui ne se déroulera pas sur scène. Mais dans la pièce de 1938, le procédé a des conséquences inattendues : le « bal des voleurs » qui aurait dû être inséré entre le troisième et le quatrième tableau étant absent, le seul Bal des voleurs offert au public est le spectacle tout entier, ce qui est une autre façon de dire que la pièce en elle-même est un bal, une comédie en musique, un divertissement chorégraphique. Le titre nous avait prévenus : le seul Bal des voleurs effectif est la pièce d’Anouilh. Si l’on danse relativement peu au fil des quatre tableaux, c’est que la danse — définie comme mouvement rythmé — est partout : elle est le principe dramaturgique sur lequel se fonde l’écriture d’Anouilh.

Mais il y a plus. Le bal annoncé par le titre n’est en effet pas le seul à faire les frais d’un escamotage. L’ensemble de l’intrigue repose sur une impressionnante série de disparitions-substitutions, de faux-semblants, de tours de passe-passe. Ainsi, Hector n’aura jamais plus le visage qui était le sien lors de sa rencontre avec Éva ; lady Hurf passera du statut de dupe à celui de manipulatrice ; même la pure et sincère Juliette troquera son apparence de jeune fille sage contre la défroque d’un rat d’hôtel. À qui se fier ? De ce point de vue, la première scène réunissant Peterbono et ses acolytes donne la clé du fonctionnement de la pièce : tel est volé qui croyait être voleur, homme qui semblait être femme, pauvre qui voudrait être riche. Le travestissement triomphe sur les visages comme dans les consciences. La société, suggère Anouilh, n’est qu’un jeu de masques[32], et ses représentants soi-disant honnêtes, les Dupont-Dufort, des voleurs (de dot) bien plus dangereux que les voleurs estampillés comme tels.

Encore le larcin est-il véniel tant qu’il ne porte que sur de l’argent ou des biens matériels. Dans Le bal des voleurs, tout se vole en effet, y compris le coeur d’une jeune fille ou la joie de vivre. Selon cette perspective, lady Hurf est sans doute le personnage le plus déroutant de la pièce, celui qui triche et truque le plus. Au cours d’une conversation avec sa nièce Éva, elle consent néanmoins à tomber le masque :

Éva : Je vous croyais heureuse.

Lady Hurf : Tu n’as pas de bons yeux. Je joue un rôle. Je le joue bien comme tout ce que je fais, voilà tout. Toi, tu joues mal le tien[33] !

À ce stade, Éva est encore le double inexpérimenté de lady Hurf ; à la fin de la pièce, elle saura à son tour dissimuler ce qu’elle ressent : « Et je m’en vais continuer à jouer mon rôle de charmante jeune femme qui a beaucoup de succès[34] ». Jouer un rôle, c’est voler une identité, usurper une personnalité. On songe aux Liaisons dangereuses, mais aussi à nombre de pièces d’Anouilh qui tendent à la vérité le miroir du mensonge. Et à la réalité le miroir du théâtre. Comédienne dans l’âme, lady Hurf est également dramaturge, metteur en scène et spectatrice : comme le meneur de jeu des Acteurs de bonne foi, elle imagine pour se distraire une « comédie[35] » à laquelle les autres protagonistes participent sans même s’en apercevoir. Lady Hurf et Éva n’ont-elles pas choisi de se déguiser « en voleuses de cotillon[36] » pour aller au bal ? Où le travestissement en dit plus long sur l’âme des personnages que leur vêtement ordinaire. Où le factice se révèle véridique.

Déguisement, grimage, travesti : la pièce décline de bout en bout les différentes modalités du vol d’apparence. Apparence qui engage toujours plus, chez Anouilh, que la simple surface des choses et des êtres. Le « baiser très cinéma » que décrit la didascalie inaugurale place d’emblée l’action sous le signe de l’artifice. Un jeune homme semble passionnément épris de sa compagne ; c’est en réalité un voleur qui évalue la valeur des bijoux de sa victime. Mais cette réalité est-elle la bonne ? N’est-elle pas réversible, incertaine, miroitante ? La jeune femme est-elle beaucoup plus sincère que son prétendant ? Ce dernier, a contrario, chercherait-il ensuite à la reconquérir si l’intérêt était sa seule motivation ? Il en va ainsi de quasiment tous les éléments de l’intrigue : une valse folle s’en empare et les fait tournoyer à l’infini.

L’on comprend, dans ces conditions, pourquoi le quiproquo est le principal moteur de la pièce. Les personnages ne cessent d’être pris pour d’autres, leur identité vacille au gré de métamorphoses qui sont parfois de spectaculaires changements à vue. Même le clarinettiste — a priori extérieur au bal qu’il anime de sa musique — finit par entrer dans la ronde. Un doute est soudain jeté sur sa véritable raison d’être : ne serait-il pas un détective chargé d’espionner les faits et gestes des protagonistes ? Nul n’échappe au vertige qui mine les certitudes.

« Il me semble que tout est dans Le bal des voleurs : mes personnages, mes thèmes[37]. » Ainsi s’exprime rétrospectivement Anouilh en 1951, à propos d’une pièce qui est aussi, aurait-on envie d’ajouter, un répertoire de formes. Genre fondamentalement hybride, la comédie-ballet se prête aux variations les plus brillantes. L’auteur du Bal des voleurs ne se prive pas d’en explorer les multiples possibilités, et de prendre à contre-pied les attentes de ceux qui connaissent, ou croient connaître, la forme chorégraphico-théâtrale inventée par Molière.

Reprendre un genre disparu, ou en tout cas le nom de ce genre, pour lui faire dire autre chose, pour changer son image et ses orientations, telle est également la démarche adoptée par d’autres dramaturges du XXe siècle. Quand Gide et Valéry composent des mélodrames, c’est dans l’intention de renouer avec le sens étymologique du mot et de transformer ce qui était un divertissement populaire en spectacle élitiste. Quand Maeterlinck et Supervielle écrivent des féeries, c’est pour donner une aura poétique, voire philosophique, à une forme théâtrale jusque-là considérée comme vulgaire et puérile. Quand Audiberti, Ionesco et Salacrou revisitent le vaudeville, c’est afin d’en bouleverser les passages obligés et les codes. S’agissant d’Anouilh, et plus particulièrement du Bal des voleurs, la volonté de rendre hommage au maître Molière est certes prépondérante ; mais le désir de conférer une autonomie à un genre qui semblait indissociable de son créateur paraît presque aussi fort. Prendre le risque d’écrire une comédie-ballet, c’est à la fois vénérer et tuer le père.

Par ailleurs, nous avons vu que la pièce remplaçait en quelque sorte le bal annoncé par son titre, et tenait donc lieu de spectacle chorégraphique. Tout se passe comme si la danse se disséminait et contaminait l’ensemble de l’intrigue. Les personnages virevoltent, les identités valsent, les masques tourbillonnent. Le spectateur n’assiste en définitive ni à un bal, ni à un véritable ballet, mais à une pièce de théâtre dotée d’une indéniable dynamique chorégraphique. C’est en cela que Le bal des voleurs s’impose comme une « pièce clé[38] » dans l’oeuvre de Jean Anouilh, oeuvre dont il resterait à montrer qu’elle est tout entière sous-tendue par cette dynamique.