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Jean Anouilh débutera au printemps les prises de vues de son film « Mademoiselle Molière ». François Périer sera Molière et Catherine Anouilh, Armande. Le rôle de Madeleine Béjart n’est pas encore distribué, mais on songe à l’offrir à Simone Signoret.

(Arts, 25 au 31 décembre 1957)

On sait que « Mademoiselle Molière », rebaptisé La petite Molière, deviendra une pièce de théâtre, montée par Jean-Louis Barrault à l’Odéon-Théâtre de France, le 12 novembre 1959. Ce premier grand autoportrait anouilhien, dix ans avant Cher Antoine, restera méconnu : Anouilh ne l’éditera pas dans ses Pièces costumées, et le texte fera partie des « oubliés » de la Pléiade. La seule publication en est celle de L’avant-scène théâtre, en décembre 1959, où la pièce était précédée d’une préface (reprise du texte de présentation du programme de l’Odéon) :

Ce que vous allez voir n’est pas une pièce. C’est un scénario qui devait être tourné et ne l’a pas été [...]. Avant de le glisser dans un tiroir philosophique où dorment pas mal de vieux coucous et quelques bonnes idées avortées, j’ai eu l’idée de l’envoyer à Jean-Louis Barrault en lui demandant si — sans rien changer à la forme — on ne pourrait pas monter ça à la scène. […] Jean-Louis Barrault m’a écrit le lendemain que ça l’amuserait ; trois jours après nous nous rencontrions quelque part en France à un point soigneusement équidistant ; il me racontait sa mise en scène et nous tombions dans les bras l’un de l’autre en clamant qu’on allait voir ce qu’on allait voir et que nous allions faire du cinéma sans producteur, sans technicien, sans caméra.

Presque vingt ans plus tard, Vive Henri IV ! (création parisienne au Théâtre de Paris, 24 novembre 1977, après une tournée en province) résultera aussi d’un scénario écrit par Anouilh « pour un film qui ne s’est pas fait ». Bernard Beugnot, dans la chronologie de la Pléiade, nous apprend que ce scénario datait de 1964. Il aura donc fallu treize ans à Anouilh pour transformer le scénario en spectacle scénique, tout en précisant bien (programme de la création) : « Cette fois, ce n’est pas encore une pièce de moi. C’est une histoire, c’est tout, qui a été pour moi une récréation, et qui, je le répète, en sera une pour vous ». Le dialogue, à ses yeux, n’est pas un véritable dialogue de théâtre :

L’idée m’est venue de traiter les événements multiples de cette histoire — trop nombreux pour faire une vraie pièce, « où l’on parle » — sur le rythme de la bande dessinée. Tout marche, tout court, la plus longue scène dure quatre minutes [...], tout se joue en même temps. On gomme le temps, on passe en rase-motte sur les sentiments ; et le texte (bien entendu, c’est une coquetterie) a tout juste la valeur de celui qu’on lit dans les bulles qui sortent de la bouche des personnages (Le Figaro, 23 novembre 1977).

Les mêmes causes produisant souvent les mêmes effets, Vive Henri IV ! aura le même destin que La petite Molière : l’oubli ! C’est même le seul cas (avec Mandarine, mais c’était en 1935, Anouilh était un auteur débutant, et la pièce avait été un four) où une pièce d’Anouilh aura été représentée sans être imprimée (fût-ce dans un numéro de L’avant-scène théâtre). Elle ne sera publiée à La Table Ronde qu’en 2000, treize ans après la mort d’Anouilh, et n’aura pas non plus les honneurs de la Pléiade.

Troisième « nouvelle pièce costumée » potentielle, et qui n’en sera pas une : Thomas More ou L’homme libre. Là encore — ainsi que nous l’apprend Bernard Beugnot — il s’agissait, à l’origine, d’un scénario écrit dans les années 1960, et jamais réalisé. On l’a dit, les mêmes causes produisent souvent les mêmes effets... mais pas toujours. Est-ce parce que, contrairement à celui de La petite Molière ou de Vive Henri IV !, le dialogue en était extrêmement « écrit », très littéraire — voire parfois quelque peu verbeux — et prenait le pas sur le mouvement ? Toujours est-il que ce scénario-là, Anouilh choisira d’en faire sa dernière pièce publiée, en 1987. Elle ne parut que quelques jours après sa disparition (achevé d’imprimer en novembre 1987), mais il avait pu relire les épreuves, et elle sera représentée dans le décor austère de la Crypte Sainte-Agnès, en 1994, dans une mise en scène d’une sobriété janséniste, aux antipodes des jeux de tréteaux multiples et du spectacle « total » et mouvementé qu’avaient été La petite Molière et Vive Henri IV ! Notons que Thomas More est aussi absent de la Pléiade.

Ainsi, trois scénarios « historiques » d’Anouilh auront donné lieu à trois pièces — pièces marginales, pièces mal connues, mal aimées, mais qui ne déparent pas le corpus de l’oeuvre et qui, au moins pour les deux premières, témoignent de la curiosité d’Anouilh pour les formes théâtrales les plus diverses, et de son éternelle volonté de renouvellement. Ces trois pièces manifestent aussi l’ambiguïté des rapports qu’Anouilh entretenait avec le cinéma, des rapports complexes, et passionnants en ce qu’ils posent une question de fond : quelle différence entre un dialogue de théâtre et un dialogue de cinéma ? Qu’est-ce qui fait qu’un scénario peut parfois devenir une bonne pièce ?

À l’époque où il écrivait les scénarios de Vive Henri IV ! et de Thomas More, Anouilh écrivait une pièce qui connut, elle, le destin exactement contraire : La belle vie (écrite en 1965) ne sera jamais montée sur scène (en France, tout au moins) et n’est connue du public français que sous forme de « dramatique télévisée », tournée par Lazare Iglésis, et diffusée en 1979. Le texte en sera publié à La Table Ronde en 1980, mais Anouilh ne le reprendra pas dans son ultime recueil, les Pièces farceuses (1984). Et, à la lecture, La belle vie, tout au moins dans ses premières lignes, évoque un scénario, et les premiers plans, les plans de présentation d’un film :

Des vues de révolution qui peuvent être documentaires, pourvu qu’elles donnent le climat d’après la Première Guerre mondiale : Béla Kun, le putsch de Münich ou même la révolution russe si les costumes ne sont pas trop typés.

Des tanks démodés, des hommes montés sur des camions, qui haranguent la foule, des comités de soldats et d’ouvriers qui délibèrent. 

Des arrestations ; une exécution ; une foule qui acclame, hérissée de drapeaux rouges et, soudain, une prison. 

L’intérieur de la prison. 

Avec la liberté d’écriture qui était la sienne, l’Anouilh des années 1960, dans ses plus grandes pièces  —Cher Antoine, Ne réveillez pas Madame, Tu étais si gentil quand tu étais petit et, couronnement de l’oeuvre, L’arrestation —, fait fi de la chronologie, de l’unité de lieu et de décor, voire de l’unité d’action (Tu étais si gentil est à la fois une pièce et le commentaire-contrepoint ironique de cette pièce). Cette liberté absolue à l’endroit des contraintes de la scène — liberté qui vaudra deux fours mémorables à deux chefs-d’oeuvre, Tu étais si gentil et L’arrestation —, on peut supposer qu’Anouilh la devait à son adaptation théâtrale du scénario de La petite Molière et, de façon plus générale, à son travail pour le cinéma.

« Je n’ai sur la conscience, au cinéma, qu’un ou deux vaudevilles et quelques mélos oubliés et non signés », écrivait Anouilh à Hubert Gignoux en 1946. Voire...

Au moment de cette déclaration, Anouilh avait déjà réalisé lui-même un film (Le voyageur sans bagage, 1943), et signé plusieurs scénarios originaux (Les otages et Cavalcade d’amour, deux films réalisés par Raymond Bernard en 1939). Les « un ou deux vaudevilles [...] non signés » auxquels il faisait allusion étaient sans doute Les dégourdis de la Onzième (Christian-Jaque) et Vous n’avez rien à déclarer ? (Leo Joannon), tous deux de 1936, qui font partie des meilleures comédies de l’époque.

Peu après sa lettre à Hubert Gignoux, son activité cinématographique prendra une nouvelle ampleur : scénario original de Monsieur Vincent (Maurice Cloche, 1947), de Pattes blanches (Jean Grémillon, 1948), que seule une maladie l’empêchera de réaliser lui-même, du Rideau rouge (signé en 1952 par son vieux complice André Barsacq, novice derrière la caméra, mais dont on peut supposer qu’Anouilh a fait plus que superviser le tournage), du Chevalier de la nuit (Robert Darène, 1953) ; réalisation de son deuxième film, Deux sous de violettes (1951), sur un scénario cosigné avec Monelle Valentin. Sans compter les travaux d’adaptation officiellement reconnus (Anna Karénine, Duvivier, 1947 ; Caroline chérie et Un caprice de Caroline chérie, respectivement de Richard Pottier et Jean Devaivre, 1950 et 1952).

En 1957, on l’a vu, Arts annonçait qu’il allait tourner son troisième film, « Mademoiselle Molière ». Et ses activités cinématographiques se poursuivront au cours des années 1960, à travers des adaptations (La mort de Belle, de Simenon, pour Édouard Molinaro, en 1963 ; La ronde, de Schnitzler, pour Roger Vadim, en 1963 ; Piège pour Cendrillon, de Sébastien Japrisot, pour André Cayatte, en 1964) et des scénarios originaux (Vive Henri IV ! et Thomas More, bien entendu, mais aussi un film mystérieux, dont on ne sait rien : Time for Loving / Le temps d’aimer, de l’Anglais Christopher Miles, 1971).

Au cours des années 1970, c’est la télévision qui fera appel à lui : adaptation de Manon Lescaut (1978), adaptation du Diable amoureux de Jacques Cazotte pour la télévision allemande, adaptations (non tournées) du Père Goriot et d’Ursule Mirouët. Et, surtout, un scénario original magnifique, dans la lignée de Becket, et qu’on aimerait voir publié : Le jeune homme et le lion (Jean Delannoy, 1976), téléfilm dans lequel George Wilson campait un inoubliable Charlemagne.

Le cinéma, contrairement à ce qu’il a pu en dire, n’a jamais été éloigné des préoccupations de Jean Anouilh. Lui-même, à la fin de sa carrière, ne cachait plus sa tendresse amusée pour le milieu haut en couleurs des producteurs qu’il avait connu dans les années 1930, et leur consacrera Le scénario (1976), une de ses Pièces secrètes. Dans son livre de souvenirs, La vicomtesse d’Eristal n’a pas reçu son balai mécanique (1987), il avouera d’autres collaborations non créditées : J’étais une aventurière (comédie lubitschienne de Raymond Bernard, 1938) et Battement de coeurs (Henri Decoin, 1940, un des rôles les plus charmants de la toute jeune Danielle Darrieux).

Dans un article de la Revue d’histoire du théâtre (1995), Philippe d’Hugues révélera son rôle dans Marie Martine (Albert Valentin, 1942, dans lequel, non sans une certaine exagération, Jacques Lourcelles voit une sorte de Citizen Kane français) et dans La fiancée des ténèbres (Serge de Poligny, 1944). Plus récemment, dans l’édition DVD des Vierges (1962), Jean-Pierre Mocky confirmera ce que laissait entendre François Truffaut dans Les films de ma vie : Anouilh a été très présent dans l’écriture du scénario et des dialogues de ce film à sketchs.

La filmographie d’Anouilh, on le voit, ne cesse de s’augmenter de nouveaux titres, et son « oeuvre cinématographique » est bien plus importante que lui-même ne le laissait supposer.

C’est qu’Anouilh est arrivé au théâtre au moment où le cinéma devenait parlant, et où les producteurs cherchaient des scénaristes capables d’écrire des dialogues. Certes, à la différence de Guitry, de Pagnol, de Cocteau, Anouilh homme de cinéma n’a pas été à la hauteur d’Anouilh homme de théâtre. Sa participation au septième art évoque plutôt celles, périphériques, de deux dramaturges qu’il admirait, Jean Giraudoux et Marcel Aymé.

À la différence d’Anouilh, Giraudoux n’a cependant signé que deux scénarios (La Duchesse de Langeais, pour Jacques de Baroncelli, en 1942 et Les anges du péché, pour Robert Bresson, en 1943), mais ces deux scénarios reconnus ont été publiés, y compris dans l’édition de la Pléiade (car Giraudoux, à la différence d’Anouilh, a eu droit à une Pléiade intégrale, comprenant ses « Oeuvres cinématographiques complètes »).

Le cas de Marcel Aymé (à ceci près que lui n’a pas réalisé de films) est encore plus proche de celui d’Anouilh : ses scénarios originaux n’ont pas été publiés (à l’exception de celui de La bourse et la vie, écrit pour Jean-Pierre Mocky en 1965, et paru dans les Cahiers Marcel Aymé) et on en est réduit à flairer sa participation diffuse dans les films à l’écriture desquels il a participé (Les mutinés de l’Elseneur, Crime et châtiment, Nous les gosses, entre autres).

Explorons maintenant les « films d’Anouilh », regardons les films qu’il a réalisés, retrouvons-le dans les scénarios qu’il a signés, essayons de le deviner dans les dialogues qu’il a écrits.

Les deux films « officiels » d’Anouilh portent bien évidemment sa marque : l’un, Le voyageur sans bagage, est une adaptation de l’une de ses pièces les plus célèbres, sinon la plus réussie, et l’autre, Deux sous de violettes, même si le scénario en est attribué à Monelle Valentin, sa compagne et la mère de sa première fille, est anouilhien en diable, jusqu’à la caricature.

Le voyageur sans bagage est un bon film, très sous-estimé. Anouilh ne se contente pas de filmer sa pièce dans un décor unique (façon Guitry, qui filme moins une pièce que la représentation d’une pièce), mais ne cherche pas non plus à l’« aérer » par des séquences en extérieur qui ne feraient qu’en casser le rythme (façon Le blanc et le noir, excellente pièce de Guitry maladroitement adaptée par Robert Florey). En réalité, à partir d’un texte de théâtre, il écrit un scénario original. Il sacrifie une bonne partie des dialogues, en modifie certains, en invente d’autres (il y a notamment dans le film de beaux dialogues entre Gaston et son frère, Pierre Renoir admirable d’humanité), condense plusieurs scènes en une, prend une réplique dans une scène pour la placer dans une autre. Et il invente des séquences dotées d’un texte original.

Le film s’ouvre à l’intérieur d’une église. Une vieille femme et un handicapé sont agenouillés devant des ex-voto. Ils sortent de l’église, le handicapé sur ses béquilles. Contre champ : Pierre Fresnay / Gaston (il n’avait pas créé le rôle à la scène, mais il était, depuis L’hermine, un familier du théâtre d’Anouilh) arrive sur la place de l’église, accompagné de son chien (un chien qui n’était pas dans la pièce). Immédiatement, on comprend que le handicapé et sa mère ont reconnu Gaston. En trois ou quatre plans, tout est dit (et grâce à des procédés purement cinématographiques, sans dialogues) : Pierre Fresnay / Gaston est bien le fils Renaud, et il va devoir affronter son passé, et les personnages de son passé. Le léger doute qui subsistait pendant une partie de la pièce est aboli dès le départ (une telle reconnaissance, à travers un infime regard, est impossible au théâtre). L’histoire y gagne en densité, en tragique. Le spectateur sait que Gaston est bien le fils disparu, mais Gaston l’ignore encore.

Quelques séquences, absentes de la pièce (Gaston entendant Valentine jouer Mozart au piano, Gaston dans un pavillon isolé, s’affublant d’un masque trouvé là), vont faire du film une poignante recherche du temps perdu — et retrouvé à son corps défendant par un héros qui préférerait l’oubli.

Autre séquence nouvelle : la promenade en voiture, quand Madame Renaud (admirable Marguerite Deval, qui rend son personnage plus cruel, plus sèchement bouffon que dans la pièce) conduit Gaston à la messe. Il voit, dans la rue, les personnages de son passé, qui savent qui il est, et que lui voudrait ne pas reconnaître. À la sortie de la messe, Valentine conduit Gaston dans une petite épicerie-café, qui était leur lieu de rencontre autrefois. Cette séquence est nouvelle, et très typique de l’Anouilh années 1930, jusque dans sa mièvrerie, accentuée par le jeu appuyé et daté de Pierre Fresnay. Les rapports de Gaston et de Valentine gagnent en subtilité, en tendresse. Gaston n’est plus simplement le petit voyou qu’il était dans la pièce, il est devenu un enfant perdu, mal aimé, un révolté en quête de pureté.

Plus tard, au cours d’un dialogue — écrit spécialement pour le film — avec Valentine, Gaston se rend compte qu’il est bien le fils Renaud. Lorsque, à travers un oeil-de-boeuf, il découvre les familles venues le réclamer (elles sont plusieurs, entassées dans le salon, ce qui crée un effet comique absent de la pièce), on comprend qu’il va partir avec l’une d’elles. Valentine lui dit alors : « Tu vas coucher dans les draps d’un mort ». Réplique forte, absente de la pièce.

Et la fausse reconnaissance finale, qui va permettre à Gaston de fuir ce passé qu’il rejette, donne l’occasion à Anouilh de créer un amusant personnage de curé qui va risquer la damnation en faisant un faux témoignage à propos de la cicatrice de Gaston, qu’il prétend reconnaître.

Le voyageur sans bagage est un vrai film, un film au scénario original, qui annonçait la naissance d’un véritable cinéaste. Anouilh — ce n’est pas une surprise — s’avère excellent directeur d’acteurs : Pierre Renoir, Marguerite Deval sont à leur meilleur. Pierre Fresnay est aussi limité qu’à son habitude, mais c’était un ami d’Anouilh, et une vedette si adulée que personne — pas même Pagnol — ne s’est jamais rendu compte à quel point il était mauvais...

Deux sous de violettes, le deuxième film réalisé par Anouilh (1951), repose sur un scénario original très typique, dans sa noirceur frôlant le sordide, dans sa poésie parfois un peu mièvre, de l’Anouilh des années 1930. Curieusement, on n’y retrouve pas le Anouilh sec, bouffon, extrêmement stylisé qui, depuis Ardèle (1948), vient de découvrir son style au théâtre.

Thérèse, une jeune fille pure (Dany Robin) vit à Paris entre sa mère veuve, bourgeoise tombée dans la misère, son frère (Michel Bouquet, admirable, comme à son habitude) veule et paresseux, et sa soeur, prête à tout pour sortir de ce milieu. Il y a aussi une étonnante mangeuse d’escargots, énorme et grasse, la maîtresse du frère (Michel Bouquet, cinquante ans après le film, nous a dit conserver une tendresse particulière pour ce personnage caricatural et si chargé qu’il en devient poétique). Thérèse travaille chez un fleuriste libidineux qui cherche constamment à la violer. Heureusement, Thérèse a un amoureux, un ouvrier sympathique qu’on croirait sorti d’un film d’avant-guerre. Thérèse, malade, est envoyée chez sa tante du Nord, riche et respectable, interprétée par une Jane Marken en grande forme, entre la dame d’oeuvres et la mère maquerelle, qui lui fait sentir qu’elle dérange, mais la présente néanmoins à la bourgeoisie du cru. Thérèse tombe amoureuse d’un fils de famille. C’est le grand amour, il la force à coucher avec lui mais, dès qu’il apprend qu’elle est enceinte, la laisse tomber. Elle veut se faire avorter, demande conseil à un ancien ami de son père, qui essaie lui aussi de la séduire. Après une fausse couche providentielle, Thérèse repart à Paris, reprend son travail chez le fleuriste — il est maintenant paralysé à la suite d’une chute — et retrouve son amoureux.

Le scénario est presque un « à la manière de Jean Anouilh ». Le dialogue, certes, est vif et, dans la deuxième partie du film, la caricature des bourgeois du Nord est très plaisante. Mais on a l’impression que le cinéaste se complaît dans le sordide (l’amoureux de Thérèse lui dit : « C’est beau le printemps », et le plan suivant montre une concierge vidant un seau d’ordures dans la rue), et ce sordide très « naturaliste » rappelle le jeune dramaturge parfois naïf des années 1930 plus que le Maître cynique et tendre, inventeur de formes, qu’il est devenu depuis la fin de la guerre. On ne peut pas parler d’un mauvais film — et Michel Bouquet et Jane Marken, à eux seuls, valent le coup d’oeil —, simplement d’un film inutile, d’un film qui, en 1951, paraît curieusement décalé par rapport à ce qu’Anouilh dramaturge est devenu.

L’oeuvre d’Anouilh cinéaste, bizarrement, s’arrêtera là. Officiellement, du moins. Car Le rideau rouge (1952 ; autre titre : Les rois d’une nuit ; autre titre : Ce soir on joue Macbeth), signé André Barsacq, dont c’est l’unique réalisation, est bien un film d’Anouilh. Sur une intrigue policière située dans les coulisses du Théâtre de l’Atelier, on y voit Monelle Valentin (c’est même la seule trace enregistrée qui nous reste de Monelle Valentin interprétant un texte d’Anouilh), un Michel Simon sublime dans le double rôle d’un acteur célèbre et de sa doublure, Pierre Brasseur (trois ans avant Ornifle) et Noël Roquevert en acteur raté. Il s’agit sans doute du meilleur scénario original écrit par Anouilh, et de l’un des grands films méconnus des années 1950. Les dialogues sont admirables, et anouilhiens en diable : « Cette loque recouverte de fleurs comme un cadavre, c’est ce qu’on appelle devenir quelqu’un. C’est ignoble de vieillir » (Brasseur à Monelle Valentin). « Je ne sais pas si c’est la contagion du théâtre mais je trouve que c’est un peu sommaire, les solutions de la vie... » (le commissaire, qui annonce ses collègues de La grotte et de L’arrestation). Pour l’occasion, Anouilh a traduit plusieurs scènes de Macbeth, et fait exécuter des costumes par son complice habituel, Jean-Denis Malclès. C’est dire à quel point il devait tenir à ce film, dont on se demande pourquoi il ne l’a pas signé lui-même.

Ce Rideau rouge nous permet de faire la transition entre les films réalisés  — officiellement ou non — par Anouilh, et ceux pour lesquels il s’est borné à signer (ou co-signer) un scénario original.

Le premier d’entre eux, Cavalcade d’amour (1939), honnêtement réalisé par Raymond Bernard, consiste en trois histoires d’amour, toutes situées dans le même château, à diverses époques. Anouilh, dans ses souvenirs, dit qu’il a eu entièrement carte blanche pour le scénario : seul le titre lui était imposé. La première partie, située au XVIIe siècle, est un hommage au Capitaine Fracasse et au monde du théâtre itinérant. La seconde, qui se passe sous le Second Empire, est une belle histoire d’amour puni, dans laquelle la petite couturière Simone Simon est la parfaite héroïne anouilhienne, pure et habitée par l’absolu. La troisième est la plus drôle et la plus typique d’Anouilh. La situation annonce un peu L’invitation au château : un riche banquier véreux qui aime sa fille souhaiterait la marier à un fils de famille qui lui assurerait la respectabilité. Le respectable fils de famille en question a un père un peu moins respectable et complètement ruiné, magistralement interprété par Saturnin Fabre qui, comme tous les aigrefins d’Anouilh, a pour patronyme Dupont-Dufort. On se croirait dans Le bal des voleurs autant que dans L’invitation au château. Du mouvement, un dialogue qui crépite, des acteurs (Michel Simon et Saturnin Fabre) au sommet de leur art : le troisième sketch de Cavalcade d’amour est l’un des fleurons du cinéma d’Anouilh.

La même année, pour le même Raymond Bernard, Anouilh participera au scénario des Otages, film rarement projeté. On est pendant la guerre de 1914, dans un petit village français. Un jeune homme du village a tué un officier allemand. Plusieurs notables se portent volontaires pour être otages, afin que le village ne soit pas détruit. La prison commune, dans l’attente de l’exécution, leur servira de révélateur : les masques tomberont (c’est déjà la situation de Chers zoiseaux, beaucoup plus tard, dans l’attente de la bombe). Parmi les otages, deux ennemis irréductibles et burlesques, le maire, Charpin, et un noble ruiné, Saturnin Fabre. Le fils de l’un (c’est lui qui a assassiné l’Allemand) est amoureux de la fille de l’autre. Le scénario est habile, réussi, donne lieu à de bons numéros d’acteurs (Charpin et Saturnin Fabre, évidemment, mais aussi Pierre Larquey en fonctionnaire héroïque et terrorisé par sa femme, Marguerite Pierry, qui s’en donne à coeur joie). Le couple Larquey-Pierry est très anouilhien, de même que les deux jeunes amoureux (« Ça fait combien de nuits, toute une vie ? » : une telle réplique, poétique et mièvre, ne pouvait être signée que par le Jean Anouilh des années 1930). Une scène de café en 1914, dans le village de Champigny, évoque un peu l’ambiance du Scénario, qui parle d’une autre guerre, et sera écrit trente ans plus tard.

En 1947, Anouilh signe un de ses scénarios les plus célèbres : Monsieur Vincent, biographie de Vincent de Paul réalisée par Maurice Cloche, cinéaste peu connu, dépourvu de style personnel, mais dont l’honnête mise en image ne dessert pas le texte d’Anouilh. Monsieur Vincent — comme Cavalcade d’amour, huit ans plus tôt — est un film dans lequel on retrouve les thèmes d’Anouilh, ses obsessions. Vincent de Paul (interprété par Pierre Fresnay avec sa raideur coutumière, mais qui ici ne sied pas trop mal au personnage), c’est déjà Becket, qui prend en charge l’honneur de Dieu, et s’oppose à Richelieu, nouveau Créon, qui incarne la raison d’État (« Croyez-vous que je connaisse les visages, moi ? Dieu m’a mis à cette place, et je ne me demande pas si ça me fait plaisir »). Dans le rôle d’un pauvre haineux et phtisique, Michel Bouquet semble se préparer à Bitos (« Les pauvres, ça ne dort pas la nuit, ça travaille, ça s’insulte, ça se bat. Et il ne faut pas s’attendrir. Les pauvres s’en foutent. C’est bon pour les riches de s’attendrir. Les pauvres, ils en ont assez. Chacun pour soi »). Jean Carmet débutant apparaît dans le rôle d’un jeune prêtre, et ses rapports avec Vincent de Paul annoncent ceux de Becket et du moinillon. Dans une scène féroce, Anouilh montre de bonnes dames d’oeuvres traitant les pauvres comme des animaux (« Moi, c’est comme avec mon petit chien »), et on retrouve sa vieille haine contre le conformisme bourgeois qui, de Y’avait un prisonnier à L’arrestation, est un des fils rouges de son oeuvre.

Anouilh semble avoir tenu particulièrement à Monsieur Vincent, film plusieurs fois primé et que, paraît-il, le pape lui-même appréciait. Une anecdote l’amusait, qu’il a souvent racontée : une réplique de Pierre Fresnay a été trouvée reprise sur une image pieuse, citée comme une véritable parole de saint Vincent de Paul. À le revoir aujourd’hui, le film paraît une honnête reconstitution historique, à la mise en scène un peu empesée, mais qu’on prend plaisir à voir pour son scénario et ses dialogues, du Anouilh pur jus. Après Monsieur Vincent, il y eut Jeanne D’Arc, Thomas Becket, Thomas More : la veine religieuse d’Anouilh.

L’année suivant Monsieur Vincent, ce fut Pattes blanches (1948), le meilleur film auquel Anouilh ait participé, le seul de ses scenarii à avoir bénéficié des services d’un grand metteur en scène, en l’occurrence Jean Grémillon. À l’origine, Anouilh devait tourner le film lui-même, et en fut empêché par des problèmes de santé. Grémillon le remplaça au pied levé, et utilisa la distribution prévue pour son Printemps de la liberté, jamais tourné, mais interprété à la radio par Paul Bernard, Michel Bouquet, Fernand Ledoux. Selon les souvenirs de Michel Bouquet, Paul Bernard appartenait déjà à la distribution prévue par Anouilh (il devait interpréter le rôle du fils bâtard, qui échut à Bouquet), mais pas Bouquet, ni Ledoux. Dans la distribution de Grémillon, Bouquet interprète le rôle du fils bâtard et Paul Bernard, celui de « Pattes blanches », le maître — ruiné — du château. On ne sait si le scénario d’origine se passait en Bretagne, sur la lande, entre le château désert et le bistrot du port, ni si s’y trouvait la scène de noce tragique, point culminant du film : les scènes de noces, on le sait, sont chères à Grémillon. Toujours est-il que le film est un chef-d’oeuvre, dans lequel thèmes et personnages anouilhiens sont transcendés par la poésie de la caméra de Grémillon. On retrouve les personnages d’Anouilh (la petite domestique bossue et pure amoureuse de « Pattes blanches » ; Michel Bouquet en pauvre haineux), et un thème qui l’obséda jusqu’à la pièce testamentaire qu’est L’arrestation : la bâtardise, le petit pauvre fils adultérin du riche seigneur du village. Une scène est, sans doute aucun, du pur Anouilh : la rencontre dans une cabane de pêcheur, sur la lande, de Bouquet et de Suzy Delair — elle était déjà présente dans Roméo et Jeannette, que Bouquet avait créé deux ans plus tôt sur la scène de l’Atelier.

On imagine que si Anouilh avait tourné lui-même son scénario, on aurait eu un équivalent de Deux sous de violettes : des dialogues superbes, de grands numéros d’acteurs, et une ambiance sordide. Alors que, devant la caméra de Grémillon, même les scènes de ménage entre Fernand Ledoux et Suzy Delair deviennent de la poésie. Pattes blanches est un des fleurons du cinéma français, un film anouilhien, certes, mais avant tout un film de Grémillon. Le scénario a été phagocyté par la mise en scène de Grémillon qui, au contraire d’André Barsacq, de Maurice Cloche, de Raymond Bernard, ne s’est pas borné à illustrer un texte d’auteur, mais à le recréer.

Dans cette exploration des scénarios originaux d’Anouilh, nous en arrivons maintenant au Chevalier de la nuit (1953) réalisé par l’obscur Robert Darène, qui était aussi un acteur. Il s’agit d’un film fantastique, une espèce de remake de Docteur Jekyll et Mister Hyde : le noble et beau vicomte Jean-Claude Pascal torture mentalement son épouse, la cantatrice Renée Saint-Cyr. Et pourtant ils se sont aimés, avant... Jean-Claude Pascal, à la suite d’un pacte avec le diable, va se dédoubler. Il y aura d’un côté le méchant vicomte aux cheveux noirs, et de l’autre le beau jeune homme blond, le chevalier de la nuit, qui sème derrière lui des incendies pour réparer les injustices, et qui va sauver Renée Saint-Cyr. Le thème du film est anouilhien (la dégradation d’un couple), et quelques répliques sonnent comme de l’Anouilh (« Le jeune homme que vous étiez autrefois, le jeune homme pur » ; « Nous avons fait quelques progrès dans l’art de nous faire du mal »). Et le préfet de police égrillard qui traîne dans les coulisses de l’Opéra et appelle les danseuses « mon petit chou » ou « mon petit lapin » rappelle un personnage de Colombe. Mais, par ailleurs, on ne sent pas vraiment Anouilh dans ce film poussiéreux, abominablement interprété (hormis une courte apparition de Louis de Funès), sauvé parfois par une certaine poésie nocturne et maladroite. Jean-Claude Pascal, dans ses souvenirs, attribue par erreur la réalisation du film à Anouilh lui-même. Le générique ne le crédite que de l’idée du scénario, ce qui paraît probable : il y est beaucoup moins présent qu’il ne l’était dans Cavalcade d’amour, dans Monsieur Vincent, dans Pattes blanches. Sans parler de Deux sous de violettes ou du Rideau rouge, qui sont du pur Anouilh. Quoi qu’il en soit, c’est un film mineur, plutôt raté, qui mérite l’oubli dans lequel il est resté.

Après ce Chevalier de la nuit (quelle qu’y ait été sa participation), Anouilh n’écrira plus de scénario original pendant quelques années, et tous ceux qu’il écrira ensuite seront des scénarios historiques : ceux qui devaient donner naissance à La petite Molière, à Vive Henri IV !, à Thomas More, puis Le jeune homme et le lion, qui sera tourné pour la télévision, trois heures divisées en deux parties. Il n’a été diffusé que deux fois (à Noël 1976, puis à nouveau en 1977 ou 1978), et on aimerait que la télévision d’aujourd’hui, toujours prête, à travers d’ineptes bêtisiers et autres niaiseux Enfants de la télé, à auto célébrer son passé, se rappelle ce joyau. Anouilh, en une sorte de variation sur Becket (« D’ailleurs, il y a des répliques entières de Becket. Je peux bien m’emprunter, je ne me plagie pas »), y reprenait le thème de la raison d’État (incarnée par Charlemagne / George Wilson) et celui de l’amitié. La mise en images de Jean Delannoy donnait lieu à une suite de belles enluminures (Charlemagne au bord de sa piscine, à Aix-la-Chapelle), et les dialogues étaient magnifiques. Le film culminait dans une déclaration passionnée de Charlemagne à Roland, prêt à rejoindre, à Roncevaux, des chevaliers que Charlemagne — la raison d’État, toujours — envoyait au sacrifice : « Toi, j’ai besoin de toi, je ne veux pas risquer de te perdre ». George Wilson était superbe.

On aimerait voir publiés les scénarios originaux les plus personnels d’Anouilh, un volume qui comprendrait Cavalcade d’amour, Monsieur Vincent, Deux sous de violettes, Le rideau rouge et Le jeune homme et le lion. Ils ne sont pas indignes du meilleur de son oeuvre.

Films réalisés par Anouilh (deux, ou trois si l’on compte Le rideau rouge), films signés par Anouilh : jusque-là, « le cinéma de Jean Anouilh » est un domaine bien balisé, dans lequel (hormis en ce qui concerne Le Chevalier de la nuit) on peut voir la part qu’il y a eue.

Reste maintenant un domaine beaucoup plus flou, incertain : celui des adaptations, ou des participations non créditées.

Deux adaptations — non créditées au générique, mais depuis longtemps reconnues comme étant d’Anouilh — peuvent presque être considérées comme des oeuvres originales : Les dégourdis de la Onzième (1936, Christian-Jaque, d’après un vaudeville militaire de Mouezy-Eon) et Vous n’avez rien à déclarer ? (Leo Joannon, 1936) à propos duquel Anouilh, dans ses souvenirs, dit qu’il a complètement modifié et réécrit la pièce d’origine. Ces deux films sont de grandes réussites. Le premier est une comédie de caserne, comme il y en eut un grand nombre dans les années 1930, mais elle est sans doute (au même titre que Les gaîtés de l’escadron, de Maurice Tourneur) la meilleure. Le prétexte en est la représentation — par les militaires — d’une pièce, L’orgie romaine, écrite par Pauline Carton, vieille fille et soeur du colonel. Très vite, grâce au talent des acteurs — Pauline Carton, Fernandel, Saturnin Fabre, André Lefaur — servis par un texte irrésistible, le comique troupier se transforme en une farce délirante, surréaliste, qui voit des pious pious déguisés en vierges romaines, et Pauline Carton grimée en noir. Anouilh — avec la collaboration de son complice Jean Aurenche — insuffle un rythme et une cocasserie très personnels à ce qui aurait pu n’être qu’une « fernandellerie » banale. Il s’agit d’un des rares films de comique troupier qui n’ait pas pris une ride, qui témoigne de son époque sans être ridicule : Anouilh a su y insuffler du style.

Vous n’avez rien à déclarer ? est encore plus réussi. Disons-le : c’est un des films les plus drôles du français. Pierre Brasseur en jeune laborantin timide et bafouillant amoureux de la fille de son patron ; Raimu en savant distrait ; Saturnin Fabre en psychiatre méfiant et libidineux ; Pauline Carton en dame-pipi sentimentale ; Alerme en homme du monde aigrefin (il possède un patronyme très anouilhien, Hélios de La Baule) : tous sont irréprochables, et la fantaisie d’Anouilh, son dialogue vif, précis, rapide, leur permettent de s’évader en plein délire poétique. Aucun texte d’Anouilh n’a jamais bénéficié d’une telle distribution, et le résultat n’est pas indigne du Bal des voleurs.

Parfois, le Anouilh désabusé qu’on connaît bien pointe le bout de son nez (Raimu à Brasseur, son futur gendre, en parlant de sa fille : « C’est un ange. C’est ce qu’on disait d’ailleurs de ma femme au moment de notre mariage. Vous voyez ce que ça donne, un ange, en vieillissant ? »), mais sans jamais que la gaieté ne soit assourdie par l’amertume.

« Un ou deux vaudevilles non signés », disait Anouilh en évoquant — sans les nommer — Les dégourdis de la Onzième et Vous n’avez rien à déclarer ? C’était se montrer bien sévère pour deux fleurons de son « oeuvre cinématographique », ses deux seules adaptations qui, au même titre que ses scénarios originaux, portent, sans contestation aucune, sa marque.

Anouilh écrivit aussi un certain nombre d’autres adaptations, moins personnelles. Anna Karénine (Duvivier, 1947) paraît peu anouilhien (il est vrai que le film est un film anglais, et que les dialogues de la version originale sont donc des dialogues traduits). Caroline chérie (Richard Pottier, 1950) est un film dans lequel, sous couvert d’adapter Cécil Saint-Laurent, Anouilh glisse, plus que dans aucune de ses pièces, ses opinions politiques. En peignant les guerres de Vendée, ou les massacres de septembre, il manifeste un manichéisme totalement absent du roman. Il est vrai qu’on était juste après la guerre et que l’épuration et l’exécution de Brasillach avaient, on le sait, et à juste titre, douloureusement marqué Anouilh. Du coup, son adaptation tourne parfois au pamphlet — ce qui est d’ailleurs l’élément le plus intéressant de ce film, par ailleurs très démodé. Un caprice de Caroline chérie (1952), co-scénarisé avec Cécil Saint-Laurent lui-même, ne sera guère plus qu’un joli livre d’images, assez anonyme.

En 1960, Anouilh adapte pour Édouard Molinaro La mort de Belle, un des meilleurs romans « américains » de Simenon, et le transpose en Suisse, un pays qu’il connaissait bien. Il y glisse des répliques facilement identifiables (« Au fond, tous les hommes restent des petits garçons. Mais il ne faut pas le dire... » : on croirait entendre le Général Saint-Pé), mais, par ailleurs, ne semble pas s’impliquer beaucoup dans ce travail.

Plus personnel sera La ronde (1963) d’après la pièce de Schnitzler. Le film — après le chef-d’oeuvre de Max Ophüls — est mollasson, avec des petits coups d’épate à la Vadim aujourd’hui très datés, et une photographie « artiste », nimbée, comme à travers un voile, assez insupportable. Mais le scénario et le dialogue portent la patte d’Anouilh, qui a commencé par transposer la pièce viennoise de Schnitzler dans la France de l’été 1914, le décor Belle Époque qu’il affectionnait. Brialy allant voir sa maîtresse avec un bouquet de fleurs et un petit chapeau évoque Humulus cherchant le chemin de la mer. Une longue discussion, au lit, entre Maurice Ronet et Jane Fonda (« La vie est une chose grave. Le plaisir n’en est que le dessert ») annonce le décor du Boulanger, la boulangère et le petit mitron. Anouilh invente un intermède comique, Jean Parédés, en maître d’hôtel de chez Maxim’s, qui établit toute une théorie burlesque à propos des cabinets particuliers. Les séquences les plus anouilhiennes — et les plus réussies — sont celles où est présent Bernard Noël. Il interprète le rôle d’un dramaturge célèbre et lorsqu’il essaie de séduire, dans sa loge, une jeune fille à qui il fait miroiter le succès au théâtre, il retrouve les mots de Poète-chéri. Toute la séquence pourrait être une scène de Colombe, et on sent qu’Anouilh s’amuse à s’auto pasticher. Le dramaturge a pour vieille maîtresse Maximilienne (Francine Berger), une actrice adulée par le Tout-Paris. Ils n’osent plus aller ensemble chez Maxim’s : « S’afficher ensemble après s’être séparés quatre fois, ça serait un scandale ». Ils évoquent, aigres-doux, leur très ancienne relation : « Ton charme est célèbre à Paris. C’est tout juste si on ne le fait pas visiter aux touristes ». Ils se rendent à Senlis, dans la maison de campagne qui a abrité le début de leur passion. Les souvenirs remontent, et la tendresse. Il l’appelle de son véritable nom, Jeanne, le nom de leur première rencontre, quand l’amour était encore possible. Francine Berger, on le sait, aura un rôle dans Cher Antoine, et Anouilh aurait aimé que Bernard Noël puisse jouer Ne réveillez pas Madame. Pour ces deux acteurs qu’il apprécie, il écrit une très belle scène. Un peu plus tard — la ronde tourne — Maximilienne reçoit la visite d’un jeune homme pur, austère, typique d’Anouilh : « Tu me plais parce que tu es triste », dit-elle. Et la dernière réplique du film, alors que la guerre de 1914 vient d’être déclarée, est immanquablement signée : « C’est une péripétie, la guerre. C’est la vie qui n’a pas de sens et qui n’en finit pas. » La ronde de Vadim pâlit devant celle d’Ophüls, mais le scénario et les dialogues d’Anouilh sont sans doute l’adaptation la plus personnelle qu’il ait faite.

Restent — et il est plus difficile d’y cerner la part qu’il y a prise — les films auxquels Anouilh a participé sans être crédité, mais que des révélations récentes ont fait admettre dans sa filmographie. Selon ses souvenirs, il a refait les dialogues de J’étais une aventurière et de Battement de coeurs. Ces deux comédies réussies, dans le style des comédies américaines de l’époque, sont dialoguées efficacement, mais on n’y sent rien de très personnel. Il en va autrement de Marie Martine et de La fiancée des ténèbres, dont le producteur François Chavane attribue le scénario à Anouilh.

Dans les deux cas, la paternité est évidente.

Dès la première scène de Marie Martine (le timide Bernard Blier donnant une leçon de piano à Jeanne Fusier-Gir, vieille fille malveillante), on sent la griffe d’Anouilh. Jules Berry interprète superbement un écrivain cynique qui pourrait être l’ancêtre du Gaston du Nombril (« Je suis un écrivain, moi, je me révolte. Ce n’est pas parce que je connais les gros tirages que je ne me révolte pas »). Blier amoureux de Marie Martine, quarante ans avant Le nombril, parle déjà le Anouilh (« On est seuls, tous des orphelins. Mais certains arrivent à être deux. Ceux-là sont sauvés »). Et la séquence entre Saturnin Fabre et Blier, restée fameuse par l’impérieux « Tiens ta bougie... droite », s’achève sur une évocation très pudique et anouilhienne de l’amour de jeunesse du vieux misanthrope que Fabre est devenu.

Le rôle même de Marie Martine (mal interprété par Renée Saint-Cyr), la fille pauvre qui séduit, sans le vouloir, le riche fiancé de la fille de la famille dans laquelle elle est reçue par pitié, est un rôle connu du répertoire de l’Anouilh d’avant-guerre. « Elle est plus belle que moi », dit-elle de la fiancée dédaignée. Et le jeune homme lui répond : « Oui, elle est plus belle que toi. Mais il faudra toujours que tu restes Marie Martine, avec ses mèches pas très bien coiffées, avec ses doigts piqués de petits trous ». Le Florent de La sauvage, le Frédéric de Roméo et Jeannette, n’auraient pas dit mieux.

Quant à Marguerite Deval — avec laquelle Anouilh, l’année suivante, tournera Le voyageur sans bagage —, gouvernante rondelette, satisfaite, confite dans l’égoïsme et la bonne conscience, on la croirait sortie de n’importe quelle pièce d’Anouilh des années 1930. Marie Martine, de façon évidente, est un film auquel Anouilh a participé de très près.

Et voilà La fiancée des ténèbres, dans lequel Pierre Richard-Wilm joue atrocement — un acteur empesé qui a su, une seule fois, se montrer attachant, dans Le roman de Werther, de Max Ophüls —, au scénario à la limite du fantastique, concernant l’hérésie cathare. Une jeune fille — Jany Holt — vit recluse dans une vieille forteresse à moitié en ruine, en compagnie d’un instituteur retraité — Delmont, qui joue Delmont — spécialiste des Cathares. Jany Holt vit comme une sauvage — tiens ! —, car elle se pense dotée de pouvoirs maléfiques. Elle tombe amoureuse — et réciproquement — d’un artiste fortuné (Richard-Wilm, pianiste, comme le Florent de La sauvage) originaire de Carcassonne, et venu y passer l’été en compagnie de sa femme et de son fils. Dès la première rencontre du pianiste et de la jeune femme, sur les remparts, on est en plein Anouilh. Dialogue :

— C’est facile, le bonheur ; il suffit d’être à côté l’un de l’autre.

— Voilà mille ans que je vous attends en haut de cette tour. Comme vous avez été longue... Vous êtes ici et je vous ai longtemps cherchée...

Florent et la jeune fille visitent une « vallée heureuse », hors du temps, où ils sont accueillis dans une maison délabrée, mais tellement charmante. C’est la longue séquence de « la fête à Tournebielle », qui rappelle immanquablement Léocadia. Richard-Wilm donne des leçons de bonheur à Jany Holt : « On est toujours au ciel quand on est heureux. On a une longue journée de bonheur devant nous. »

Le pianiste est prêt à renoncer à sa femme, à son fils, à son bonheur tranquille, pour la jeune fille maudite, mais elle, comme Thérèse de La sauvage, s’enfuit, non sans dire : « J’aurais tant voulu moi aussi la vie et le Bonheur ». Ce sont exactement les mots de la Sauvage.

Marie Martine, La fiancée des ténèbres : deux scénarios non signés, qui sont pourtant — par éclats — parmi les plus anouilhiens.

Pour finir, Les vierges, de Jean-Pierre Mocky. On n’est pas surpris qu’Anouilh se soit plu à collaborer avec Mocky, dont l’anarchisme antibourgeois devait l’amuser. L’écriture du scénario des Vierges — film à sketchs à propos des divers types de vierges, et des différentes façons de perdre sa virginité — a donné lieu à un concours dans un grand hebdomadaire parisien, et c’est Anouilh qui aurait donné à Mocky l’idée de ce concours, et l’aurait aidé à en trier les réponses. Toujours est-il que, les réponses arrivées, il a participé au scénario. Le film est resté longtemps invisible, mais sa sortie en DVD permet de constater, comme une évidence, cette participation : Anouilh, visiblement, n’a pas écrit l’intégralité du scénario du film (et Mocky, par ailleurs, a largement prouvé qu’il était un authentique auteur), mais il a largement participé aux dialogues, notamment dans le deuxième sketch, qui met en scène Jean Poiret en directeur de banque fringant et dragueur. Il a des aventures féminines, invite une donzelle dans une auberge de campagne pour l’attirer dans son lit. Lors du mariage de sa fille, alors qu’il drague une demoiselle d’honneur, son gendre lui fait des reproches. « Je ne suis pas si fier que ça, jeune sacristain », lui rétorque Jean Poiret. Suit un dialogue typiquement anouilhien entre un homme mûr qui connaît la vie, et un jeune idéaliste (ou, dans le cas présent, un jeune conformiste) qui ne comprend pas encore grand-chose aux aléas de l’existence. « Je sais que j’ai été un père distrait, et que j’ai été également un mari très coureur », dit Poiret. Est-ce Anouilh qui parle ? C’est en tout cas l’Antoine de Saint-Flour des Poissons rouges. Dans Les vierges, tout ce qui concerne le personnage de Jean Poiret est très anouilhien — une collaboration amicale, non créditée, mais indubitablement signée.