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L’historien Pierre Gaxotte pensa proposer la candidature d’Anouilh à l’Académie, mais pour des raisons que détaillent ces lettres, se heurta à un refus. Elles révèlent également bien des aspects de la personnalité et de la culture d’Anouilh, tandis que celles de P. Gaxotte ajoutent quelques touches à la critique de plusieurs pièces importantes. Nous remercions les familles et les détenteurs de ces lettres qui ont autorisé la publication de ces larges extraits.

Selon son habitude, Anouilh ne datait pas ses lettres ; les dates proviennent soit des cachets postaux, soit des allusions contenues dans le texte, soit des lettres de P. Gaxotte qui sont toutes datées. Les interventions sur le texte se sont limitées à la ponctuation, à l’ajout d’italiques pour des titres ou des mots soulignés.

 

1. P. G. 13 janvier 1962

Votre pièce[2] qui est admirable m’a ravi d’un bout à l’autre.

Les critiques sont bêtes. J’en lis un qui ne comprend pas que les dernières paroles d’Anouville sont la moralité de la pièce et en tiennent ensemble les morceaux : il faut ce dénouement.

 

2. J. A. Chesières / Ollon [22 janvier 1962]

Vous étiez mon seul invité et pour moi le seul spectateur de cette soirée. C’est vous dire que votre lettre — que je reçois seulement aujourd’hui dans la neige, efface la digestion toujours difficile, même pour un vieil estomac blindé comme le mien, de la presse dite parisienne.

Je suis depuis toujours nourri de vos livres. Je ne peux pas dire que vous m’avez donné le goût de l’histoire, je l’avais en naissant — quoique je la traite cavalièrement, je suis un homme de planches et sur les planches tout doit être sacrifié aux planches — mais vous avez nourri cet amour et vous lui avez donné l’intelligence. C’est à partir de l’Histoire des Français[3] dont j’ai un exemplaire dans toutes mes maisons que j’ai commencé à y voir clair et à trouver le scénario bien fait.

(J’ai conscience soudain d’être ridicule à jouer les marquis de Carabas, mais tout ce que l’exploitation éhontée de la crédulité parisienne m’a donné d’appréciable est la faculté de me déplacer de villa en villa comme les rois de la première ou de la seconde race ? Me voilà déjà pris en défaut, pardon !) À vrai dire, je ne sais et n’y comprends quelque chose qu’à partir du XVIIe siècle.

Je vais mettre votre lettre dans mon exemplaire montagnard de l’Histoire des Français.

Je suis bien heureux de ne pas vous avoir déplu avec ma petite farce.

 

3. J. A. Rivaz [octobre 1969]

Votre lettre est une des joies de cette pièce[4] — le succès qui revient, absurde, après des années de froideur — j’avais eu dix ans de bagne la dernière fois, je suis acquitté cette fois, voilà tout, cela ne peut plus me toucher beaucoup.

Mais le témoignage amical d’un des esprits qui m’ont le plus touché est d’un autre ordre — il apaise le vieux doute. Je me dis souvent, je me disais du temps de mes succès, ils sont tous fous, je ne suis qu’un baladin qui raconte des sornettes pour faire rire — et j’y mets mon honneur — que vont-ils chercher là ? Mais si Antoine vous fait rêver quelques jours après, je suis comblé.

Ce que vous me dites si gentiment et avec tellement de pudeur sur l’Académie me touche aussi, c’est comme si vous me disiez : je connais un petit bistrot où je bois un verre de vin blanc tous les jeudis vers midi — pourquoi n’y passez-vous pas, nous aurions l’occasion de nous rencontrer... Et ce genre d’argument me fait fondre.

Mais je ne me « vois » pas, je ne me sens pas un écrivain de mon pays : j’ai monté des pièces, voilà tout — et j’en avais aussi écrit le texte, ce qui n’est pas le plus difficile, croyez-moi.

Une pension du roi peut-être — voire quelques coups de bâton, et quelques truanderies à Auteuil avec Chapelle et La Fontaine[5].

Mais c’est un rêve, aussi, bien au-dessus de mes moyens et celui-là je le regrette.

Enfin si je me « vois » un jour, ce sera grâce à votre charmante lettre.

 

4. P. G. 15 novembre [1969]

Vous me laissez un peu d’espoir : un jour, si… Je souhaite que ce jour ne soit pas trop lointain, car je commence à me sentir vieux. Mais comme ma définition de l’Académie ne vous semble pas trop impertinente, je dois être un peu rassuré. Moi non plus je ne me sentais pas la vocation académique.

 

5. J. A. s. d. [29 mai 1970]

J’ai eu un prix, Monsieur, cette année — ce qui ne m’était pas arrivé depuis 1928 l’année de ma Philo : cette belle édition nouvelle de votre histoire de la Révolution[6].

Je l’ai relue comme un roman me demandant ce qui allait se passer, un moment j’ai cru qu’on aurait pu faire l’économie de la Terreur et peut-être de l’Empire — mais non…

Ah ! Pourquoi n’ai-je pas lu votre livre à sa parution, en 28, précisément. J’avais déjà les idées presque en ordre, mais cela m’aurait bien aidé. Je l’ai lu vers 40. Ce qui me frappe c’est le rôle de la noblesse française (d’ailleurs indestructible) dans sa destruction ; ce sont tout de même des gens étonnants, j’imagine les communistes accueillant avec gourmandise les idées qui vont détruire le communisme ! Si les dames du monde n’avaient pas tant aimé les philosophes que se serait-il passé ? Tout cela sent l’improvisation, le hasard et le fouillis et votre livre donne la ligne de ce fouillis […]

Votre dédicace m’a bien fait rire et flatté. Mais, je l’avoue, je suis bien content d’avoir écrit Bitos

Je n’ose pas en faire une autre sur la Révolution : les dames, les prisons, l’armée de Condé et son gâchis, ceux d’Angleterre qui peignent des éventails et enseignent le français sans savoir l’orthographe et puis les premières dames revenues qui s’engouent du « général »… mais vous m’en donnez envie.

 

6. J. A. 3 rue du 29 juillet Paris [octobre 1970]

Votre lettre me touche beaucoup.

La gentillesse et la patience d’un esprit à qui je dois tant devraient me déterminer à sauter le pas, je le sens.

Je ne puis que vous donner mon secret et ma franchise.

Ma vie privée ne me permet pas d’être académicien — ma vraie femme secrète est très jeune (enfin elle l’était — trop pour moi il y a six ans quand je l’ai connue). J’ai un tout petit enfant avec elle ; j’ai repris du service dans les biberons… j’ai toujours été père, j’ai commencé étudiant.

Je ne peux vraiment pas leur faire ça. Ma « notoriété » (qui va d’ailleurs s’écrouler le 21 à ma prochaine pièce qui est trop difficile à monter) me met déjà trop souvent en désaccord avec ma vraie vie.

 

7. P. G. Samedi [26 octobre 1970]

Confier une lettre à la poste de la cinquième république, c’est comme si l’on jetait une bouteille à la mer […] .

Tout le monde crie au chef-d’oeuvre : on a raison et comme vous m’aviez écrit que la mise en scène était difficile, le public n’en a que plus admiré et la pièce et la virtuosité[7] […]. J’aimerais tant vous dire cela (si vous m’y autorisiez) sous cette coupole qui est un assez bon lieu de résonance. J’aurais du remords à vous tympaniser davantage. Mais si vous acceptiez de succéder à Mauriac (ou Massis[8]), vous n’avez qu’à me l’écrire […].

Parédès doit vous remercier aussi : en lui donnant le rôle du choeur antique, vous lui faites dire des choses qui vont loin et il montre que son talent d’acteur ne se résume pas aux rôles comiques.

Pourtant on rit. Et c’est cela qui vous place dans la postérité de Molière.

 

8. J. A. Rivaz (Vaud) [novembre 1970]

La bouteille est arrivée et la mienne, je la jette seulement aujourd’hui à la mer. Quand l’aurez-vous ?

Votre lettre annuelle ( puisque j’ai repris la mauvaise habitude de me faire jouer tous les ans) est ma joie et ma fierté — à chaque pièce je suis très heureux de vous plaire — puisqu’au fond il ne s’agit que de ça, on l’a oublié immodestement depuis Racine.

Je suis d’ailleurs, je m’en aperçois en écrivant, en retard d’une bouteille. Dans le feu des derniers jours je n’ai pas pu répondre à la lettre où vous me disiez que malgré ce que je vous avais confié — il était très possible, qu’on ne se fréquentait pas forcément, etc.

Je crois que nous ne nous sommes pas très bien compris. Je vis exilé parce que c’était la seule façon d’être libre dans un Paris qui me connaît trop quoique je ne connaisse personne, mais les incidences sociales de mes gestes ont toujours été le cadet de mes soucis, c’est intérieurement que les choses se décident, et c’est intérieurement que je sens que je ne peux pas faire ça à cette jeune femme et à ce petit enfant. Je n’en suis pas plus jeune pour autant, mais je tâche de leur donner — la jambe restée bonne et le poil pas trop blanc — un homme et un père de leur âge.

Je sais que c’est un peu enfantin. Je regrette l’épée — hantise de ma jeunesse et (j’ai appris au milieu de ma vie, curieusement, que j’étais un vieil homme de cour) le pas sur les ambassadeurs…

Pardonnez-moi et rayez-moi de cette course.

 

9. P. G. 26 novembre 1970

Je suis très touché que vous ayez pris la peine de me donner une fois de plus vos raisons, mais comme mon esprit ne s’est pas ouvert, je ne les comprends pas davantage. Je l’avoue : je ne vois pas en quoi le fait de lire un discours dans une salle surmontée d’une coupole peut altérer nos sentiments, troubler nos affections, détendre les liens qui nous unissent à nos proches. Mais enfin, cela vous ennuie. Donc n’en parlons plus.

 

10. J. A. [s.d.]

Je tente une autre bouteille à la mer et si cela rate, j’irai jusqu’à l’Académie, mais je ne veux pas que vous pensiez que vos cassures me laissent indifférent.

Vos chroniques figaresques me ravissent toujours. Vous nous faites du bien d’être malicieusement vrai[9].

 

11. J. A. Praz-de-fort Valais [27 décembre 1972]

Je veux, Monsieur, vous dire un grand merci pour votre dernier envoi — un merci tout obscurci de remords vagues. J’ai l’impression que j’en ai un en retard.

Vous ai-je écrit mon plaisir à la lecture de l’Ingénu[10] que vous avez eu la gentillesse de m’envoyer ? J’ai une maladie mentale assez grave, j’écris des lettres imaginaires qui ne vont pas jusqu’à empoigner mon stylo, mais qui me laissent la conscience tranquille pour plusieurs mois — jusqu’au jour où je me dis « Mais ai-je vraiment écrit ? ». Cela m’arrive aussi avec mes impôts, mais les percepteurs, eux, ont une façon bien à eux de me rafraîchir la mémoire.

Vous ne pouvez pas savoir le plaisir que m’a fait le don de cette belle édition. J’en ai des petites et la grande illustrée, une dans chaque maison, mais cette dernière que j’apporterai ici dans ce petit chalet du Valais où j’ai mis toutes les Pléiades pour avoir toute la littérature sous la main. C’est un « raccard[11] » de 1734 que j’ai simplement un peu déplacé — il était plus haut dans la montagne — au bord d’un village du moyen-âge dans le Val Ferret qui ignore le touriste et le skieur bariolé […].

Ce que je voulais vous dire c’est que cette nouvelle édition m’est particulièrement précieuse à cause du nouveau chapitre. L’histoire de l’homme racontée avec le recul de l’historien et dans la perspective du livre m’a ébloui. Vous avez un bon instrument ! […] Vous m’avez fait connaître la postérité, cette personne qu’on a peu l’occasion de rencontrer.

 

12. P. G. 22 septembre 1974

Karl Lorenz qui est un naturaliste très savant[12] assure dans un de ses livres que les colombes sont parmi les animaux les plus méchants. Il en a vu une qui torturait une de ses compagnes et la dépeçait toute vivante, sans être retenue, dit-il, pompeusement, « par la moindre inhibition ». Votre Colombe est de cette race, mais c’est un garçon amoureux, qui la vaut mille fois, qu’elle torture. Je vous avoue que je tordrais le cou volontiers à ce charmant oiseau. Cela n’empêche pas (au contraire) que Colombe est un chef-d’oeuvre. Tout le monde vous l’a dit. Je le redis à mon tour. Et comme c’est joué ! […]

L’exposition de la Monnaie s’appellera « Le siècle de Louis XV ». C’est parfait. Dans la préface du catalogue[13], j’invite les visiteurs à comparer en détail les cinquante-neuf ans du règne de Louis et les soixante ans qui se sont écoulés de 1914 à 1974, afin de savoir quel a été le meilleur gouvernement et à quelle époque il était le plus agréable de vivre.

 

13. J. A. Ste Trinide. Sanary, Var [10 octobre 1974]

Vos lettres, je reconnais votre écriture et je les ouvre avec gourmandise, me font toujours un immense plaisir. Au fond on écrit pour quelques personnes à qui on aimerait plaire...

Laissons Colombe à son aventure, d’ailleurs boiteuse, malgré une très bonne presse — sauf Observateur ExpressMonde où je n’aurai jamais une bonne presse — ce qu’ils ne savent pas c’est que je ne les lis jamais, les salles merveilleuses de chaleur sont à demi pleines ; les parisiens ont peur de voir ce qui n’est pas une « nouveauté ». Ils ont l’impression qu’ils ne sont pas de leur temps.

C’est une merveilleuse aventure d’avoir « réhabilité » Louis XV et son siècle. Depuis longtemps j’avais été frappé par les portraits d’intendants, ça ne trompe pas les têtes d’hommes. J’imagine parfois que la race française en a encore et qu’il suffirait de leur donner les moyens et de les délivrer de la peur des mots-clefs. Avez-vous lu le livre du Professeur Jean Rouvier, Les idées politiques des origines à Rousseau[14]. Il me l’a envoyé — je ne sais pourquoi —. J’ai commencé par Rousseau et je suis remonté, suivant une détestable habitude que j’ai, de lire à l’envers — c’est merveilleux de voir qu’on a tout essayé.

Je relis, malade à la campagne, les Mémoires d’outre-tombe. Les chapitres sur la Révolution et sur Bonaparte sont extraordinaires. C’est rare d’avoir été là et d’y voir clair.

Vous seul me feriez regretter les jeudis de l’académie. J’ai eu un coup de téléphone inattendu et cocasse de Gautier[15], encore un ! Mais je ne m’y vois pas, mon petit honneur, minuscule, sera de m’être après 1944, retranché de tout. Et puis je suis un baladin, pas un écrivain, dieu merci.

 

14. J. A. Praz-de-fort Valais [28 décembre 1974]

J’ai appris que vous aviez eu la gentillesse d’accepter de parler de la pauvre Colombe — qui ne bat que d’une aile — à la télévision[16]. […]

Je voulais vous remercier de tout mon coeur d’avoir accepté cette petite corvée. Ce n’est pas une idée de moi, je n’aurais jamais osé vous ennuyer avec ça. […]

Je lis en ce moment l’Histoire de l’Allemagne[17] et je suis émerveillé — moi qui travaille dans la bulle de savon, sans appui et sans filet — qu’on puisse faire une synthèse si claire et si brillante de tant de faits péniblement vérifiés… Quel gâchis l’histoire des hommes…

 

15. P. G. 7 janvier 1975

Vous devriez avoir chez votre concierge un Louis XIV que j’ai perpétré cette année : cinq cents illustrations, couleur et noir, avec un texte biographique pour remplir les blancs[18].

 

16. J. A. Praz-de-fort Valais [janvier 1975]

Merci, Monsieur, de votre lettre et de cette promesse chez ma concierge. Je ne me lasse pas de revoir ces images, de relire ce que je connais par coeur sur ce monde à la fois solaire et plein d’ombres — il faudrait écrire la part d’ombre du XVIIe.

Je relis, pour la quatrième fois, mon Saint-Simon complet. Il m’arrive une chose curieuse à cette nouvelle lecture, je me mets à avoir pitié du duc du Maine… J’en étais au vilain boiteux, mais le mythe du bâtard me hante, avec ce monde qui se referme sur lui dès la mort de l’ogre. On ne l’a jamais étudié en partant de lui ? […]

 

17. J. A. Praz-de-fort Valais [19 février 1975]

J’ai trouvé le merveilleux cadeau à Paris en passant — trop vite pour pouvoir venir vous remercier de vive voix.

Quel beau livre ! Comment avez-vous pu trouver tant de gravures que je ne connaissais pas. Le Louis en robe à quatre ans appuyé sur sa couronne est bien troublant — mystère la royauté le roi — enfant…

Quel texte aussi, on voit le travailleur au boulot et l’homme qui se foutait d’un certain nombre de choses très « modernes » — mais pour lui seul. Au fond il n’y a que les gentilhommes qui aient été libres — les bourgeois ne l’ont jamais été.

J’ai apprécié aussi les divagations de Michelet, cette saute d’humeur qui vous fait mettre cela en plein dans un livre d’histoire m’a bien fait rire ! […]

Je voulais vous envoyer mes Fables illustrées par Malclès — le seul livre dont je sois fier. Je n’ai pas pu passer le prendre. Je vais écrire à la Table ronde de me l’envoyer pour que je vous le renvoie dédicacé.

P.S. Je l’aime tout de même beaucoup moins que Louis XV (pas le livre, l’homme). La fin, cagot, avec la bonne femme et les persécutions religieuses me répugne.

 

18. P. G. 20 mai 1975

Moi aussi, j’ai été favorisé à la distribution de prix. Et bien plus que vous ! Le livre est illustré de la façon la plus spirituelle par Jean-Denis Malclès […] Je sais de façon sûre quand la France reviendra au bon sens : c’est quand les enfants des écoles apprendront la girafe et la tortue[19] !

 

19. J. A. Belmont s/ Lausanne Suisse [1975]

J’ai trouvé — passant par Paris votre merveilleux Louis XV, dans son habit de gala. Le mien, le pauvre, était tout vieux, tout racorni dans ma maison de montagne.

Je l’ai laissé à Paris (le beau) où il sera ma lecture de couche-tôt, pendant mes répétitions cet été.

 

20. P. G. 3 octobre 1975

Tous les journaux ont admiré la façon dont L’arrestation[20] est construite. Ils ont eu raison. Mais pour mon compte j’ai été surtout sensible à l’émotion que dégage la confrontation du héros avec le garçon qu’il a été. La scène de l’interrogatoire m’a pris à la gorge. Que vous êtes heureux de pouvoir jouer avec le temps, de pouvoir tirer des larmes ou presque avec des mots tout simples !

 

21. P. G. 5 octobre 1976

Je me suis fâché contre vous en apprenant par L’aurore que vous traitiez L’arrestation avec un certain dédain. Malgré vous, je continue à croire que c’est une grande pièce, et il aurait suffi de peu de chose, un certain effort de la part du théâtre, deux ou trois répliques du premier acte ou une trouvaille de mise en scène pour qu’elle ait une bien plus longue carrière. […]

Mon intention était de vous remercier beaucoup de m’avoir fait inviter à l’Oeuvre[21]. La réussite cette fois est complète. Comme ces gens ont raison d’avoir peur ! Et puis vous faites voir un sentiment, l’amitié de d’Anthac et de Paluche, qui jusqu’à présent n’a pas eu une véritable place dans votre oeuvre. Je sais bien que les vrais amis ne se trouvent qu’au Monomotapa[22], mais il y a de la grandeur dans l’affection de Paluche pour son compagnon ivrogne et injurieux.

 

22. J. A. Belmont s/ Lausanne [1976]

Vos précieuses et charmantes lettres (je vous soupçonne d’user d’une plume sergent-major) sont le morceau de sucre qu’on donne au cheval de cirque quand il a achevé et réussi à peu près son numéro.

Elles sont à chaque fois ma récompense. Je n’ai aucun mépris pour L’arrestation, seulement un peu pour ma maladresse d’homme de théâtre qui n’a pas su la distribuer et la faire passer.

La carrière du Scénario sera peut-être aussi incertaine… une vague de fond (antisémitisme, hitlérisme ! pourquoi mon dieu !) se lève lentement.

Et puis le public n’aime que rire et il a bien raison — c’est le seul service qu’on peut lui rendre.

Je rempile. Lundi je commence les Zoiseaux[23] et vous rempilerez aussi le 2 décembre. Drôle de date ! Enfin elle a réussi à Napoléon III.

 

23. P. G. 18 décembre 1976

J’ai bien réfléchi : cette fois, les Zoiseaux ne vous vaudront pas le petit sucre habituel […]

Et puis si vous n’étiez pas dans les coulisses, ceux qui s’y tenaient vous ont décrit les rires et les applaudissements. Cela n’en finissait pas. J’étais bien heureux. [Suit le récit de la rencontre avec un pianiste de vingt ans, admirateur d’Anouilh qui lui a fait l’éloge de L’arrestation. « Ces choses font plaisir »]

 

24. P. G. 1er janvier 1978

Je suis tombé si malencontreusement que je me suis cassé le pouce droit, ce qui ne facilite pas les écritures […].

Je vous présente aussi mes voeux, en précisant que le paradis n’est pas pressé. Sans vous où irait le théâtre ? Quand j’étais capable de lire, mes parents m’abonnèrent à l’hebdomadaire illustré qu’on appellait Les Belles Images. Une page entière de dessins et d’explications était consacrée chaque semaine à l’histoire de France. Une histoire remplie de complots, d’assassinats, de portes secrètes. J’étais aux anges l’autre soir au Théâtre de Paris[24]. Ne m’en voulez pas. Le père Hugo n’enseigne pas mieux.

 

25. J. A. [janvier 1978]

De passage à Paris — en coup de vent — je trouve votre charmante lettre — et le Molière[25] ! Merci pour les deux. […]

J’étais petit garçon dans un triste quartier de Paris où on ne rencontrait pas de voisins vous disant de si jolies choses — tous mes Noëls, pour diverses raisons, ont été tristes et je me cache la tête sous l’oreiller en attendant que ces jours néfastes passent…[…]

Pour votre pouce aussi, accident qui aurait bien embarrassé César au moment des jeux. Vous êtes bien bon de l’avoir tout de même levé pour cet Henri IV qui était un peu bon enfant (un vieux film tripatouillé — mais chut — je ne l’ai pas dit) que je croyais destiné à la petite tournée en Province qu’on a faite avant Paris. Je n’ai pas pu, pour les comédiens, empêcher l’atterissage à Paris au seul théâtre, aux abois, qui était disposé à les accueillir dans les huit jours — mais malgré des explications figaresques où j’ai tenté d’expliquer la chose me référant tant bien que mal aux Bandes dessinées je m’attendais à la volée de coups de bâtons.

Henri IV va mourir une seconde fois fin janvier et Ravaillac est légion, mais on ne le suppliciera pas. J’aime autant. Je ne suis pas un homme de vindicte et il aurait fallu beaucoup de gentillesse pour s’amuser de cela avec moi.

Le Molière que j’ai lu en un soir, comme un policier, dont je connaissais pourtant toutes les péripéties, est une merveille d’amour lucide et d’amitié virile.

Le coup de génie c’est d’avoir mis en lumière l’importance de la recette, personne n’avait jamais osé, dans ces temps de subventions abusives au « génie », dire que notre vie de théâtre c’est ça. Ils viennent ou ils ne viennent pas — et on ne sait jamais exactement pourquoi […].

Pour votre parti, Molière n’est pour rien dans Molière, je ne vous suis pas. Je ne suis pas assez bête pour dire on fait une pièce sur les cocus parce qu’on est cocu — sa pudeur l’en aurait empêché. Mais ce qu’il devinait, ce qu’il appréhendait, ce que vivait l’âme de Molière, convoitant cette petite fille qu’il voyait grandir près de lui… Il se disait ce serait peut-être possible en étant libéral et bien avant il écrivait L’école des Maris, puis le mariage et dans le bonheur précisément, où flattée d’avoir été choisie par le chef elle a dû être adorable, lui qui savait avant s’est mis à souffrir — et lui seul savait peut-être — les mille morts d’Arnolphe. Arnolphe est un homme qui a guetté une petite fille et s’est forgé longuement secrètement un bonheur sur une apparence et le « la solitude effraye une âme de vingt ans » qu’il a senti, si justement, pour Célimène[26]. Car il sentait les autres, ou il n’aurait jamais réussi une scène à deux personnages. C’est le secret des auteurs dramatiques d’être (au moins) doubles. Le malade est écrit par un malade, qui a la gaillardise de se moquer du ridicule des malades qui ne peuvent plus penser qu’à eux. D’habitude on se laisse aller, lui voyait, se voyait, avec la lucidité virile des auteurs comiques. Le métier, le génie de théâtre ne sont rien sans l’homme Molière. On n’écrit pas Alceste sans Alceste au fond de son coeur. Laissez aux professeurs la conviction qu’on fait « les portraits » et que les fameuses « sources » ce sont les pièces des autres. La recherche des « Sources » est un des sommets de la littérature universitaire comique.

 

26. J. A. Pully [1980]

[Remerciement pour le Louis XV reçu à Paris].

 

27. J. A. Praz-de-fort Valais [août 1982]

Quelle gentillesse de m’avoir envoyé votre Purgatoire[27]! Il m’a suivi hier ici et je viens de le finir, ravi et un peu épouvanté — parce que je me suis aperçu qu’à 17 ou 18 ans tous ces gens (je parle des derniers) étaient des gens que je lisais. Donnay[28] dans La petite illustration où je me désespérais de jamais savoir « faire » une pièce… Molière, Musset plus tard m’ont appris qu’il ne fallait pas apprendre à « faire » une pièce… ce qui ne m’empêche pas sur mes vieux jours d’être traité de scribe. Songez même que je connaissais Les bouffons[29] par coeur — je les ai joués, dans les écoles de filles où nous donnions des représentations et je jouais le rôle qu’avait tenu Sarah Bernardt. Paul Bourget m’a bouleversé avec Le discicple — avant de pénétrer dans Dostoïevski… Je dois être vieux et mon propre purgatoire est sans doute commencé quoique j’aie encore eu un succès l’année dernière avec Le nombril.

Les jugements de Sainte-Beuve sur Hugo m’ont ravi. Je le déteste, c’est lui [qui] voyait clair ! J’ai essayé de relire Notre-Dame de Paris l’année dernière — c’est écrit par un nègre (chut !)… Fustel de Coulanges je lisais et que les pages de Gautier (le vrai) sont jolies sur la neige…

J’ai eu en mains il y a très longtemps une édition de L’émigré[30] ; je vais le relire. La découverte a été vos pages sur Sébastien Mercier, la formule « vivre sur l’ennemi » m’a ravi, je n’ai jamais su le faire. Et sur Béranger cette hallucination collective ! Dieu que c’est drôle.

Pour Molière, vous savez, je vous l’ai écrit, je ne pense pas comme vous — des cris ne me trompent pas et je sais qu’on n’invente rien et qu’il ait écrit L’école des femmes pendant « la lune de miel » — c’est qu’on écrit toujours avant ce qu’on sait qui va se passer…Vous avez très finement souligné qu’il a appris le théâtre comme acteur, sur le tas… Quel heureux génie, avec La Fontaine, le Corneille jeune des comédies… Rassurez-vous, les metteurs en scène ne peuvent rien leur faire que se ridiculiser eux-mêmes.

Merci pour toutes ces joies d’hier et de ce matin.