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Enfants naturels et pères putatifs

Contrairement à des contextes où la notion d’anarchisme en littérature apparaît comme une découverte bouleversante de la critique des dernières décennies, l’histoire intellectuelle de l’Europe centrale en a fait depuis longtemps un concept, ou du moins un lieu commun. Celui-ci a été identifié en étroite relation à l’histoire assez féconde de l’anarchisme politique dans la région, autour d’oeuvres fétiches qui permettent — paradoxalement — d’esquisser les contours d’un « canon anarchiste ».

Dans le domaine tchèque qui nous occupera principalement ici, Les aventures du brave soldat Chweïk de Jaroslav Hašek, publiées de 1921 à 1923, en constituent l’exemple par excellence. À titre de rappel, citons un extrait des souvenirs que Chwéïk garde de l’asile où, soupçonné de simulation, il a été enfermé :

Lorsque, plus tard, Chwéïk racontait la vie qu’on mène à l’asile d’aliénés, il la peignait d’une façon singulièrement élogieuse : « Vraiment, j’vois pas pourquoi les fous s’fâchent quand on les retient là-bas. On peut se traîner à poil par terre, hurler comme un chacal, enrager et mordre. Faites ça à la promenade, en pleine rue, les gens seront ébaubis, mais là-bas, c’est la plus ordinaire des routines. La liberté y est si grande que même les socialistes n’en ont jamais rêvé. On peut se faire passer pour le Bon Dieu, la Vierge Marie, le pape, le roi d’Angleterre, pour l’empereur François-Josef, ou pour saint Venceslas, quoique ce dernier ait été tout le temps ligoté et nu et qu’il ait été couché à l’isolement. Il y en avait aussi un qui criait qu’il était archevêque, mais il ne faisait rien d’autre que de bouffer et encore l’autre chose, excusez, vous voyez avec quoi ça rime, mais là-bas, pour ça, personne ne se sent gêné. Il y en avait même un qui se prenait pour saint Cyril et saint Méthode pour avoir droit à une double portion. Un monsieur de là-bas était enceint et invitait tout le monde au baptême. […] Bref, on vivait là-bas comme au Paradis. Vous pouvez y vociférer, crier, chanter, pleurer, meugler, hurler, sauter, prier, culbuter, marcher à quatre pattes, sautiller sur une jambe, courir en rond, danser, gambader, rester accroupi toute la journée et grimper aux murs. […] Les quelques jours que j’ai passés dans la maison des fous font partie des plus beaux moments de ma vie[1]. »

À première vue, l’art romanesque « anarchiste » de Hašek repose essentiellement sur la profération de propos antiautoritaires qui, d’un côté, semblent issus d’un programme politique et, de l’autre, sont comme suspendus dans un registre ambigu, par un personnage dont on ne peut décider s’il est niais ou narquois : la puissance polémique de ces souvenirs — l’interversion des pôles négatif et positif (l’asile évoqué comme un lieu paradisiaque de liberté), le travestissement par les aliénés des images de Dieu et de tous ses saints (monarques compris) — est rehaussée par cette parole dont la placidité sincère ou feinte est servie par la langue parlée et un ton narratif proche de l’anecdote et de l’histoire drôle.

Ainsi, le caractère plébéien cultivé par l’auteur, dans ses fréquentations réelles et dans les genres populaires (brèves de comptoirs et feuilletons d’almanachs) qui attirèrent l’attention de littérateurs occupés dans le même temps à penser l’anarchisme, pour des raisons diverses (les dandys tchécophones révoltés, autour de Stanislav K. Neumann ; les germanophones, souvent juifs, en pleines crises d’identité) ; sa thématique antimilitariste-anticléricale-antihabsbourgeoise ; sa poétique romanesque disons négligée, rétive au soin stylistique et à la préméditation poétique ; la trivialité de sa première publication (des épisodes publiés en feuilletons) ; sa technique de caricature, apparemment servie par les illustrations naïvement grotesques de Josef Lada, qui accompagnèrent son édition en livre ; la fécondité de sa réception, grâce en particulier au relais du théâtre berlinois (Piscator et Brecht)[2] : rien ne semble manquer pour désigner ce texte comme un artefact atypique et donc idéal, de l’anarchisme littéraire, en rupture avec toutes les catégories classiquement inhérentes à une oeuvre littéraire, pour cette raison même en phase avec l’esthétique des avant-gardes dont il est concomitant, de façon providentielle et néanmoins ingénue, en même temps applaudi par les acteurs de ces avant-gardes et labélisé comme tel par la critique.

À cette enseigne, Hašek apparaît à la fois en Diogène bataillant au coeur de la mêlée : celle de la « Grande Guerre » (ou plutôt de la « Grande raclée », titre du troisième tome de Chweïk, époque où il poussa le bon goût jusqu’à se brouiller précocement avec le bolchévisme réel, et de se faire condamner à mort par un tribunal rouge[3]) ; et en Rimbaud des faubourgs, l’illumination surgissant ex nihilo de sa tête brûlée. En bref, il est un enfant naturel, sans pères à qui rendre des comptes, ayant pour toute dette d’avoir poussé dans le giron d’une langue maternelle avec laquelle il entretient des rapports frustes et robustes, indemne des complexes de la parenté. À plus grande échelle, la particule privative du mot an-archisme, comme celle du terme u-topie, semble impliquer une rupture prométhéenne avec les lois assommantes de la gestation et de la génération et imposer, pour expliquer leur venue au monde, un modèle de parthénogénèse.

Cette contribution a pour but de revenir sur ces idées reçues. Du point de vue strictement historique, il faut d’abord cerner la problématique des rapports à la fois féconds mais tendus tissés entre anarchisme politique et littéraire, des années 1890 aux années 1920 environ : le concept d’anarchisme littéraire, dont l’émergence apparaît étroitement associé, à l’issue de cette période, au nom du critique František Götz, se ressent de ces trois décennies de rivalités et de malentendus et légitime la dépendance étroitement ancillaire de la réflexion esthétique au discours politicien. En dépit de cette maldonne conceptuelle initiale, ce concept peut se révéler d’une grande utilité pour qualifier certaines valeurs et pratiques littéraires : l’ambition de transposer dans le champ esthétique un idéal sociopolitique, mais plus généralement, la reconnaissance d’une autre dépendance, celle du programme artistique à une soif d’absolu spirituel et à sa tradition[4].

Maldonne

Anarchisme des ouvriers, anarchisme des intellectuels : à qui l’honneur ?

S’il est difficile de démêler les liens entre anarchismes politique et culturel, il semble évident que le premier eut, dans les pays tchèques, le privilège de l’antériorité. La société y fut doublement marquée par un accès au capitalisme moderne lent mais définitivement acquis dans les dernières décennies du XIXe siècle (le développement sans précédent dans les années 1870-1880 de l’industrie minière, sidérurgique et mécanique, à l’origine d’un exode rural intense, trouve son couronnement symbolique dans l’exposition industrielle inaugurée à Prague en 1891), et par le défi toujours agité et jamais relevé de la cohabitation en contexte multiculturel des diverses nations et communautés. L’essor de l’anarchisme sera constant jusqu’en 1904, année de fondation de la Fédération anarchiste tchèque, liée aux structures syndicalistes. Le milieu ouvrier de Bohême du Nord, le poumon industriel du pays, lui servit de vase d’expansion et prépara le terrain à son essor des années 1890, exceptionnel en réflexion et en notoriété. À défaut d’un exposé systématique, on peut souligner les moments où, dans le foisonnement des doctrines socialistes, il gagna du terrain en se diffusant par des publications en nouvelles langues[5]. L’allemand, d’abord : en Cisleithanie (qui constitue, dans l’empire bicéphale depuis le Compromis de 1867, la partie placée sous l’autorité de Vienne), Vienne joua incontestablement le rôle de capitale et relaya les impulsions venues de France, Suisse, Angleterre et États-Unis. La propagande de Johann Most, transfuge du parti social-démocrate allemand, qui appelait à travers l’organe Die Freiheit publié à Londres la radicalisation de la lutte, incluant des organisations clandestines[6], s’adressait particulièrement aux ouvriers de l’empire[7]. Le « socialisme antiautoritaire et antiparlementaire » fut diffusé à sa suite notamment par Die Zukunft de Peukert (Vienne, 1879-1884) puis, après la brouille de ce dernier avec Most, dans la feuille londonienne Rebell ; comme ailleurs, les débats furent rudes entre les tenants d’un anarchisme collectiviste (Most), communiste (Peukert) ou de l’anarchocommunisme de Kropotkine diffusé au cours des années 1890. La langue tchèque, ensuite : les années 1880 virent la naissance d’une presse politique anarchiste en tchèque. Ce fut d’abord (comme l’anarchisme autrichien en général) l’apanage de la presse de l’émigration : l’« organe des anarchistes de langue tchécoslave » Budoucnost [L’avenir] fut publié à Chicago de 1883 à 1886 ; à Vienne, Matice Dělnická [« Association » ouvrière], 1896-1899. À partir de 1890 se développèrent des rédactions tchèques, comme Komuna, où s’imposèrent les noms de vrais idéologues, comme Karel Vohryzek, Vilém Körber ou Bedřich Kalina ; en 1896 fut publié le Manifeste des anarchistes tchèques (dont la version diffusée fut censurée pour moitié).

Ce premier mouvement, ouvriériste et syndicaliste, fut rejoint par l’intelligentsia à partir des années 1890. Le mot d’anarchisme fut banalisé dans l’opinion par le procès très médiatisé, en 1894, des membres du groupe d’étudiants nationalistes Omladina (cette cause judiciaire forme l’arrière-fond des Histoires praguoises de Rainer Maria Rilke ; la revue du même nom subsiste sous des formes diverses de 1891 à 1900). Les périodiques littéraires les plus importants de la décennie, notamment la Moderní revue [Revue moderne], Volný duch [l’Esprit libre] (1894-1896), se réclamèrent de l’anarchisme, entre autres valeurs « modernes » ; cette consécration culmina avec la fondation d’une revue, Culte nouveau [Nový kult] de Stanislav K. Neumann (1897-1905), qui le revendiquait explicitement[8].

Cet apport intellectuel consolida les bases théoriques du discours anarchiste des premières décennies, en identifia les enjeux dans le contexte philosophique contemporain, notamment sur la voie étroite entre individualisme et socialisme (ou communisme). D’un côté, l’aura et l’activisme de Neumann nous autorisent à parler d’une personnalisation des destinées de la pensée anarchiste tchèque, tant du point de vue social (cette personnalisation fut servie par le folklore des fameuses réunions à la villa de la famille Neumann, dans le quartier des nouveaux riches tchèques d’Olšany) que politique, notamment aux temps de son déclin à la fin de la Première Guerre mondiale : c’est bien sous la houlette de Neumann que l’anarchisme fut progressivement absorbé par le léninisme à partir de la fondation des partis tchécoslovaques socialiste (1919) puis communiste (1921) ; le même Neumann entraîna dans sa disgrâce ses anciens amis anarchistes lorsqu’il fut exclu du Parti communiste en 1929. D’un autre côté, la publicité dont bénéficia l’anarchisme durant les années 1890 lui fit courir le risque de devenir une étiquette facile pour rebaptiser la révolte d’une jeunesse désillusionnée sans programme solide ; en tout cas, il fut l’objet d’un intense discours syncrétique, unissant les ambitions de la décadence, un individualisme postromantique (fixé dans la tradition tchèque par les poètes Jaroslav Vrchlický et Josef Svatopluk Machar), et les défis du nietzschéisme qui faisaient alors fureur. Parfois aussi — tradition nationale oblige —, l’anarchisme littéraire tchèque annexa l’héritage des mouvements hétérodoxes radicaux de la Réforme hussite de la fin du Moyen-Âge (la secte des adamites, les théories de l’écrivain visionnaire et millénariste Petr Chelčický[9], etc.).

Ce syncrétisme répond à une ambivalence de fond de la production artistique des poètes anarchistes. Dans ses souvenirs, Stanislav K. Neumann revient sur son parcours idéologique en ces termes :

Le vert embryon d’intellectuel [que j’étais] fuyait sa classe [sociale] et, plein de fougue, plein de morgue, tanguait alors [vers la moitié des années 1890] de gauche et de droite, entre une « décadence » bourgeoise relativement tchéquisée d’esprit petit-bourgeois et l’individualisme anarchiste[10].

Ce texte est écrit en 1928, donc assez tard pour que l’auteur, dorénavant acquis à la cause bolchévique, porte sur sa jeunesse un regard autocritique conforme à un dogmatisme alors en construction. Il saisit néanmoins avec pénétration la complémentarité de la fougue anarchiste et de la morgue décadente. Un critique les plus réactifs de l’époque, František Götz, dont on reparlera, présentera de la même façon l’oeuvre poétique de Neumann comme un avatar de la dichotomie entre enthousiasme et analyse, « duo de l’alouette et de la locomotive, de la raison et du sentiment, du cerveau et du coeur, de l’automobile et du grillon, du vaste monde et du chez-soi[11] ». Et l’on peut, pour saisir l’ambivalence de l’anarchisme littéraire, décliner le même oxymore sur de nombreuses paires (sublime et trivial, raffinement et brutalité, poésie et prose, etc.), et dans les oeuvres de beaucoup de poètes, mal accessibles en français, à quelques exceptions près — des textes isolés d’écrivains symbolistes comme Otokar Březina ou Antonín Sova[12]. Malgré leur contradiction apparente, ces composants ont en effet en commun une quête d’immédiateté et de véracité, fondée sur une culture de la sensibilité. Ce fait a souvent été escamoté par la critique littéraire, alors qu’il est crucial, comme on le verra, pour la compréhension de la signification de l’anarchisme dans le long terme.

C’est sans doute au titre de ce syncrétisme que peuvent encore être comptés dans ce courant des écrivains délibérément affranchis de manifestes, qu’ils soient directement issus de la littérature triviale — l’archétype en est Jaroslav Hašek — ou bien des « bohèmes », transfuges de la littérature classique et gagnés par cette décontraction (comme d’anciens décadents, les poètes Karel Toman et František Gellner par exemple). Sans doute pratiquent-ils l’anarchisme avec plus de naturel que ceux qui s’en réclament — ne serait-ce que pour la raison qu’ils ne s’en réclament pas : on en trouve les meilleurs exemples dans l’oeuvre de Hašek, dans les souvenirs d’asile de Chwéïk, cités plus haut, qui maltraitent, avec un irrespect faussement ingénu, les images mêmes de la respectabilité (Dieu et l’Empereur). Une mention particulière soit encore faite de l’Histoire politique et sociale du Parti du progrès modéré dans les limites de la loi, où se confondent la vraie vie et la narration. Cela dit, il est difficile de juger du lien profond existant entre anarchistes déclarés (les habitués des rédactions et de la villa Neumann, parmi lesquels l’on peut encore citer Marie Majerová ou Jiří Mahen) et les anarchistes de fait (piliers de cabarets et du café Montmartre, comme, avec Hašek, Josef Mach, Rudolf Těsnohlídek, Leo Freimuth et Egon Erwin Kisch) : en tous cas, même si des rencontres multiples peuvent faire croire à la cohésion de ce milieu, elle échappa à nombre des contemporains. En réalité, entre ces deux pôles, chaque créateur incarne une combinaison particulière, et il est difficile d’ériger une typologie plus précise.

C’est sans doute au titre de ce syncrétisme que peuvent encore être comptés dans ce courant des écrivains délibérément affranchis de manifestes, qu’ils soient directement issus de la littérature triviale — l’archétype en est Jaroslav Hašek — ou bien des « bohèmes », transfuges de la littérature classique et gagnés par cette décontraction (comme d’anciens décadents, les poètes Karel Toman et František Gellner par exemple). Sans doute pratiquent-ils l’anarchisme avec plus de naturel que ceux qui s’en réclament — ne serait-ce que pour la raison qu’ils ne s’en réclament pas : on en trouve les meilleurs exemples dans l’oeuvre de Hašek, dans les souvenirs d’asile de Chwéïk, cités plus haut, qui maltraitent, avec un irrespect faussement ingénu, les images mêmes de la respectabilité (Dieu et l’Empereur). Une mention particulière soit encore faite de l’Histoire politique et sociale du Parti du progrès modéré dans les limites de la loi, où se confondent la vraie vie et la narration[13]. Cela dit, il est difficile de juger du lien profond existant entre anarchistes déclarés (les habitués des rédactions et de la villa Neumann, parmi lesquels l’on peut encore citer Marie Majerová ou Jiří Mahen) et les anarchistes de fait (piliers de cabarets et du café Montmartre, comme, avec Hašek, Josef Mach, Rudolf Těsnohlídek, Leo Freimuth et Egon Erwin Kisch) : en tous cas, même si des rencontres multiples peuvent faire croire à la cohésion de ce milieu, elle échappa à nombre des contemporains. En réalité, entre ces deux pôles, chaque créateur incarne une combinaison particulière, et il est difficile d’ériger une typologie plus précise.

C’est dans ces cercles — notamment dans le Klub mladých [Club des jeunes] — que Franz Kafka fut traîné par ses amis, les frères Langer[14] : il ne faut sans doute pas exagérer l’importance de ces rencontres sans lendemain dans le progrès supposé du transfert littéraire (Literaturaustausch) entre tchécophones et germanophones de la littérature de Bohême-Moravie (qui en réalité et dans le moyen terme mena, évidemment, de la défiance à la catastrophe). Cependant, elles apparaissent aujourd’hui comme symptomatiques d’une communauté d’intuition pour ainsi dire apocalyptique, animant tous ces auteurs. Ces voisinages ont gagné en importance rétrospectivement, dans la mémoire de ce début de siècle encore austro-hongrois, telle qu’elle a été reconstituée dès l’entre-deux-guerres et progressivement adulée après la Seconde Guerre mondiale. Le « monde » anarchiste de Bohême, très petit et très évanescent, a profité à plein du mythe praguois tel qu’il a été réédifié depuis quelque cinquante ans, parce qu’il constitue un des rares espaces communs entre Tchèques, Allemands et Juifs, un espace échappant au refoulement de la multiculturalité qui a été la dominante de la deuxième moitié du XIXe siècle dans les pays tchèques[15].

Différend interprétatif…

À cette dispersion s’ajoute une querelle sur l’ampleur sociale de l’anarchisme : dès les années 1890 exista un conflit au sujet de sa paternité. Pour les fondateurs, le programme original, fruit d’une longue pratique d’agitation autour de la classe ouvrière, avait été récupéré par les « intellectuels » (le terme, nouveau à l’époque, et dont la forme lexicale est d’ailleurs fluctuante, n’a pas forcément une connotation positive). L’idéologue Karel Vohryzek ne peut cacher son agacement devant cette usurpation quand il écrit dans une chronique :

Il est intéressant [de noter] que le mouvement tchèque ait dès le début, dès que fut fermement identifié son noyau anarchiste, formulé son anarchisme comme un individualisme philosophique et économique, et ce bien avant l’afflux de l’intelligentsia, surtout littéraire, à qui l’on attribue à tort d’avoir intégré l’individualité à notre monde conceptuel […], bien avant que ne soit publié le premier numéro de la Revue moderne […][16].

Inversement, les créateurs se montrèrent réticents à circonscrire l’anarchisme à une classe sociale, fût-elle ouvrière : Rudolf Těsnohlídek (l’auteur dont le style trivial et la langue pleine de régionalismes moraves devaient faire merveille dans les histoires de La petite renard rusée[17] (1920) plus tard adaptées en livret d’opéra pour Janáček) déclare ainsi : « L’anarchisme n’est pas un mouvement exclusivement ouvrier, il est l’expression du désir de liberté universelle[18] ». (Cette universalisation peut mener loin, comme à compter parmi les manifestations de la poétique anarchiste des textes issus de milieux rétifs, voire hostiles à l’anarchisme politique, le meilleur exemple étant peut-être la branche extrême du renouveau catholique, dont l’exemple le plus singulier est l’oeuvre de l’éditeur morave Josef Florian, qui s’adonna à partir de 1898 à la traduction systématique des écrits de Léon Bloy[19].) Neumann tente dès 1905, non sans paternalisme, de concilier les deux extrêmes : « les intellectuels », explique-t-il avec ces mots (trop ?) simples dans un article programmatique intitulé « Ouvriers et intellectuels »,

ont formulé l’anarchie pour le monde pensant, lui ont fait sa place dans le monde pensant. Mais les ouvriers n’ont pas chômé. Ils étaient la force qui contribuait au caractère des idées [ainsi] exprimées, la preuve menaçante de ce que l’anarchie ne disposât pas seulement de penseurs tranquilles et de rêveurs, mais aussi de soldats et de martyrs enthousiastes[20]

… et « déviation » critique

Nul doute que la joute qui opposa ces deux camps des détenteurs putatifs de l’apanage anarchiste — les ouvriéristes et les philosophes — ait lassé les esprits : à l’heure où, après la Première Guerre mondiale, les histoires culturelles (ouvrages de philosophie, littérature, histoire des idées et même des idées politiques) l’abordent comme objet d’étude, l’idéologie révolutionnaire du matérialisme dialectique s’est imposée ; téléologique, elle le liquide comme un épisode révolu.

Pour retracer l’établissement de l’anarchisme comme catégorie de l’histoire littéraire, on peut retourner à l’un des premiers essais qui prônèrent l’usage du terme « anarchie » (on s’expliquera cette retouche terminologique) : L’anarchie de la jeune poésie tchèque de František Götz[21]. Pour lui, l’anarchie désigne d’abord la confusion (zmatek) et le chaos (rozvrat, p. 7) qui règnent dans le paysage littéraire entre courants adverses (dont il dresse d’ailleurs d’intéressants tableaux) : la « poésie de civilisation » de Stanislav K. Neumann (civilizační poesie, p. 19), le « cubisme littéraire » (de Richard Weiner et des frères Čapek, p. 49), le « naturalisme vitaliste » (de Fráňa Šrámek et d’autres, p. 89), « l’expressionnisme poétique » (notamment de Čestmír Jeřábek, Jiří Wolker et Zd. Kalista, p. 131). Pour Götz, le désordre de la création reflète un trouble noétique et conceptuel : il reflète en littérature la « mise en pièces » (roztříšténí, p. 7) « de la vie, du monde, de la société », initiée à la Renaissance et définitivement consommée par « l’individualisme dépravé et l’intellectualisme scientifique » (zvrhlý individualismus a vědecký intlektualismus, p. 8) qui triompha au XIXe siècle. Mais le critique décrit l’anarchie en clinicien, comme un désordre organique appelant remède : celui-ci viendra de la « nouvelle poésie sociale et prolétarienne » (nová poesie sociální a proletářská, p. 15, incarnée notamment par l’oeuvre de Jaroslav Seifert). Le point de vue téléologique assumé par l’auteur (l’intime conviction que la naissance de la poésie prolétarienne est la conséquence nécessaire de processus mûris sur plusieurs siècles) et le ton messianique sur lequel est prophétisée « l’immense métamorphose du monde et de l’homme » (ohromná proměna světa a člověka, p. 193) qu’elle accompagnera, indiquent que cette description est la transposition sur le champ de la création littéraire d’une analyse marxiste orthodoxe (dès 1921) : comme la dictature du prolétariat dans la sphère sociale, la poésie prolétarienne régénèrera dans celle de l’art une inspiration dévoyée par des tentatives malsaines, elle a déjà commencé de le faire dans les naissants mouvements d’avant-garde de l’après-guerre. Encore un effort, et le matin radieux de la poésie chantera.

Pourquoi « anarchie » et non « anarchisme » ? On peut penser que Götz parle bonnement d’autre chose que de tout ce qui a été précédemment décrit (et en effet il limite son propos à la poésie, laissant de côté ipso facto la prose, fût-elle plébéienne). Ou peut-être reste-t-il perplexe : la multiplicité des esthétiques qu’il identifie, d’ailleurs avec une clairvoyance de pionnier, dans ce champ « anarchique » (cubisme, vitalisme, expressionnisme, etc.) donne un panorama des différentes impulsions entre lesquelles hésitait le témoin de l’époque, et hésite même encore le critique actuel. Mais on peut juger qu’au contraire, c’est bien l’anarchisme que vise Götz, en tant que catégorie inclusive de tous ces mouvements nouveaux (qu’il ait consacré la première étude à Neumann en est un signe implicite) : il le fait pour le vilipender comme la maladie infantile d’une littérature socialiste en devenir. Ainsi, l’explication de cette altération du suffixe serait stylistique chez ce théoricien du réalisme socialiste naissant : elle serait méditée, peut-être comme un calembour, et nous pourrions presque la traiter de… « déviation » (une déviation voulue, comme un diagnostic médical).

Quelque chose de ce mépris subsiste jusqu’à nos jours dans la critique littéraire, et les concepts fabriqués dans cet atelier mental, qu’elle utilise machinalement. L’adjectif « anarcho-bohème », forgé pour désigner la « bohème praguoise » (mêlant donc sans ordre les sympathiques cercles susmentionnés, sectateurs de Stanislav K. Neumann ou compagnons de beuverie de Hašek), est ainsi un calque évident dans le domaine esthétique de compositions lexicales politologiques (l’« anarcho-syndicalisme » notamment, dont l’apparition dans les milieux ouvriers de Bohême lui est précisément contemporaine). Ces mots composés peuvent être considérés comme les signes d’un autre syncrétisme, à l’oeuvre cette fois dans la critique, désignant l’anarchisme (ou le cubisme, ou l’expressionnisme, etc. — on pense au « cubo-futurisme », au « cubo-expressionnisme », etc.) comme un attribut, entre idéologie et esthétique, que l’historien de la culture peut à loisir faire entrer dans la description et l’interprétation des phénomènes qu’il étudie, dans un rapport de libre composition — une sorte d’ingrédient culinaire de plus dans le goulasch de l’art. Mais sans doute cette manie — à première vue innocente, au moins quand elle est futile — relève inconsciemment de la phraséologie politique cauteleuse du léninisme puis du stalinisme, appliquée à édifier sans relâche la typologie d’une dialectique historique où d’une seule voie nécessaire bifurquent cent fausses routes qui s’entremêlent — le chemin de traverse « anarchiste » est de ceux-là, qui croise la négligence « bohème ».

Cette contamination de la terminologie critique par la phraséologie politique est un autre aspect de la relation de rivalité et de fascination que l’art et l’action militante tissent à cette époque. Mais il y a quelque chose d’exténuant dans ces récapitulatifs, car ils entraînent nécessairement le lecteur dans le labyrinthe pervers des doctrines et de leurs déviations, des langues de bois et de leurs connotations. Tous comptes faits, ne serait-il pas plus simple de laisser les partisans de ces différentes chapelles s’entre-dévorer, de jeter le concept d’anarchisme littéraire, lourd de tant d’implications sectaires, aux oubliettes de la critique — et de lui préférer ceux, d’ailleurs concurrents, d’expressionnisme littéraire[22] ou, encore plus neutre car plus sobrement chronologique, d’avant-garde naissante ? Loin de caractériser une poétique ou un style, l’anarchisme littéraire ne reflèterait donc que l’emprise de l’histoire des idées sur les manifestations esthétiques et une catégorie nourrie par la critique littéraire pour de mauvaises raisons politiciennes : aussi bien, il serait une clef adéquate pour identifier un des aspects du « canon » littéraire, c’est-à-dire la part de la création artistique reconnue et révérée par la société pour sa valeur anthropologique (les identifications qu’elle permet, les valeurs qu’elle véhicule et alimente, etc.), et non pas un concept opératoire permettant d’élucider les vrais moments de la création où un auteur rencontre son public.

Rédemption

Mais en se débarrassant de l’eau de ce bain, ne risque-t-on pas de jeter aussi un beau bébé ? Si l’on revient aux souvenirs d’asile de Chwéïk, on est frappé de la nostalgie de la béatitude religieuse qu’ils irradient : « La liberté y est si grande que même les socialistes n’en ont jamais rêvé. On peut se faire passer pour le Bon Dieu, […] on vivait là-bas comme au Paradis. » Dans le roman de Hašek, les deux personnages de soldats, le « capitaine en second Lukáš » et le « volontaire Marek », chroniqueur de son bataillon « qui composait à l’avance le récit des exploits du bataillon » ne constituent-ils pas les doubles sarcastiques des évangélistes Luc et Marc ? L’oeuvre tout entière peut être lue comme une Bible à rebours. Elle est la négation de toute idée de salut — triviale, désopilante, mais aussi porteuse d’une nostalgie trop prégnante pour n’être explicable que par la contamination du texte par le discours platement social de l’anticléricalisme. En réalité, dans ce texte réputé « plébéien », réservant donc aux mondes idéaux une goguenardise faite de scepticisme et de mauvaise joie iconoclaste, se rejoue la tension signalée plus haut comme caractéristique de la génération « fin-de-siècle » entre la quête du sublime propre au symbolisme et la délectation du trivial qui devint l’étiquette des « bohèmes ». Risquons donc une interprétation, qui voit en Hašek aboutir une logique du blasphème initiée à l’époque du romantisme et en-deçà : elle a le triple avantage de justifier l’anarchisme littéraire comme moment d’un geste prométhéen à long terme, d’en permettre donc la compréhension dans la continuité historique du sentiment d’absurde (qui n’a pas attendu la modernité pour mûrir), et enfin de le comprendre comme un aspect spirituel de la crise identitaire de l’Empire à la fin du XIXe siècle. Pour cela, un détour est nécessaire.

De l’antithétisme romantique à l’ambivalence anarchiste

Le romantisme a ancré dans le rapport au monde une duplicité essentielle dans laquelle le sujet ne s’affirme que s’il se déprend de l’objet ou même des instruments de son affirmation. L’exemple canonique dans la littérature tchèque en est l’oeuvre de Karel Hynek Mácha, dont le poème « Mai » (1834) invite à une expérience métaphysique de doute radical, pas seulement le doute méthodique cartésien, ni même celui de Hamlet, mais un doute lui-même antithétique, comme l’étymologie invite à le penser[23]. Cette pratique découle elle-même d’une expérience de la limite qui s’est fixée dans la culture baroque, souvent repérée à travers la question de l’apophase[24] : cette remarque n’est pas seulement d’ordre culturel mais elle éclaire l’impact au temps du romantisme de la théologie négative. Dire un Dieu qui n’est pas, prononcer le néant, est devenu le programme de créateurs tragiquement abandonnés par le Créateur, à qui ne reste que l’exercice, à la fois dérisoire et démiurgique, d’un langage gratuit et nécessaire, ultime ressourcement de l’existence, mais d’une existence peut-être absurde. Dès lors, il est possible de reconstituer une histoire du sentiment de la déréliction mûrie au XIXe siècle et aboutissant à la révolte anarchiste, non seulement dans ses principes philosophiques, mais aussi dans ses pratiques poétiques.

Il est significatif que dans l’apophase romantique, l’ironie joue un rôle essentiel. La génération des années 1820-1830 s’est en effet caractérisée non seulement par l’expérimentation d’un lyrisme subjectiviste enflammé, mais par la pratique concomitante de genres satiriques : si l’on veut bien la considérer dans cette complexité, cette génération laisse dans ses oeuvres l’humour s’imbriquer à la désillusion, dans une tonalité particulière qui mêle bonhomie et désenchantement et où le héros est caricaturé en homme triste et affligé mais aussi gai et léger. Cette esthétique, issue des avatars de la tradition héroïcomique remise au goût du jour par le criticisme des Lumières, a pris en Europe centrale une place fondamentale (même si, sauf exception, la critique littéraire contemporaine peine à lui faire justice). Entre Leipzig et Iéna (centres universitaires et éditoriaux fondamentaux de l’époque), mais aussi autour de Vienne et de Budapest, elle s’adapte aux références de la grande région et aux données locales : elle pénètre les différents contextes nationaux alors en pleine renaissance, en se diversifiant du point de vue de leurs langues. La veine satirique qui s’épanouit durant la période du Vormärz et la complémentarité essentielle qu’elle instaure avec l’emphase romantique suscitent un paysage littéraire à la fois cohérent, où des motifs simples sont répétés à l’envi, et différencié, puisque chaque communauté se les approprie à sa manière, y projetant son malaise envers ses voisins et l’ensemble de peuples à laquelle elle a part.

Ainsi, la perception ambivalente de la réalité où se répondent sensibilité et sarcasme s’est précocement instituée depuis le début du XIXe siècle, dans ce qu’on appelle parfois l’antithétisme[25], formulé du baroque au romantisme : si la révolte explose de façon spectaculaire durant la poussée de fièvre (sociale, psychique, mystique) de la fin de siècle, c’est le résultat de cet antithétisme, déséquilibre longuement recuit sans doute depuis le début du « Renouveau national », c’est-à-dire la fin du XVIIIe siècle, mais particulièrement explicité par la génération des années 1830. Il persiste dans les codes esthétiques modernes, dans celui de l’anarchisme littéraire de Hašek par exemple. Pour le dire dans un raccourci, l’intuition de l’arbitraire du signe est née sur les rives de la théologie négative : elle transmet au poète le pouvoir de créer, le rend capable de faire le monde, mais un monde essentiellement et fatalement factice. Cette ambivalence tragique du poétique se concrétise dans des pratiques esthétiques par un dédoublement des registres, et la culture d’un style trivial (parodie, satire, facétie) dont la folie, la bêtise, voire le mauvais goût et la mauvaise qualité, reflètent la mélancolie d’un artiste à qui a été révélé le caractère conventionnel de son langage et qui, du coup, galèje avec la rage ravageuse d’un blasphème, pour se venger contre Dieu de ne pas exister. Une analyse poétique minutieuse devrait reconstituer comment l’essentiel du vocabulaire anarchiste s’est établi, souvent dans les genres mineurs présents dans les périodiques et notamment dans la naissante presse humoristique : les contes philosophiques de Josef Jaroslav Langer (1806-1846), les « récits humoristiques » de Jaroslav Rubeš, les « feuilletons » et récits courts de Jan Neruda constituent l’essentiel d’une « tradition » littéraire tchécophone qui instaure un « ton narquois » pour raconter des histoires faites de pannes sémantiques, de calembours douteux, et de motifs dépeignant l’expérience du monde (et notamment de la ville) comme celle d’un lieu étriqué, peuplé d’imbéciles, de braques et d’obsédés : en somme d’un monde dont le code a été perdu. Les images dévalorisées de l’autorité (la vérité, la culture, l’institution) mènent dans ces textes à une expérience de l’absurdité qu’il est spectaculaire de mettre en relation avec la crise moderne et la révolte fin-de-siècle. Pour résumer, l’anarchisme serait le moment où l’antithétisme romantique se métamorphose en grotesque moderne — porteur d’autant de fatalisme que d’énergie destructrice. Considéré de façon rétrospective, il peut servir de fenêtre par laquelle la compréhension du grotesque moderne, souvent considéré comme une pure « création » du XXe siècle, peut apercevoir ses racines historiques[26].

Les ressorts du blasphème : dénis d’émancipation et partage de destins

Il reste à comprendre les raisons pour lesquelles cette tradition s’est épanouie dans l’espace de l’Empire austro-hongrois. Revenons à Rédemption et utopie de Michael Löwy, oeuvre majeure dans l’étude du judaïsme en Europe centrale et orientale aux XIXe et XXe siècles. L’ouvrage devenu classique a révélé la cohésion d’une génération d’intellectuels juifs dans la naissance d’une pensée mêlant anarchisme et mystique goûtés pour leur commune « explosivité utopique[27] ». En sociologue, Löwy explique ce processus par l’ascension sociale tronquée qui est le lot des intellectuels juifs de la grande région (centre-européenne) : s’ils jouissent d’un accès partiel à la connaissance académique (l’université) et sont donc « en état de disponibilité intellectuelle », ils ne trouvent pas de place dans l’imaginaire national et compensent ce retour d’ostracisme par une critique de l’assimilationnisme de leurs pères et surtout par la redécouverte des traditions religieuses, notamment la conception juive de la Rédemption. L’analogie (l’« affinité élective ») cultivée entre utopies messianique et libertaire conduit Löwy à conclure à l’origine judaïque de leur pensée : s’il faut sans doute critiquer les limites de cette conclusion, il convient d’abord de saluer la rupture méthodologique qu’elle supposa, à savoir le choix d’« emprunter pour la sociologie des notions ne dépendant pas uniquement de la physique et de la biologie et puiser dans le fond spirituel et culturel plus vaste, celui des religions, des mythes et de la littérature[28] ».

Sans doute faut-il s’inspirer de la stimulante analyse de Löwy, en l’élargissant à l’espace de l’empire austro-hongrois, qui se caractérise par une forte coexistence multiculturelle mais aussi une intense hiérarchisation des groupes et des individus.

Partons de l’analyse que cet empire a confronté ses sujets, selon leur condition nationale ou communautaire, à une asymétrie dans les chances de conjuguer dans leur trajectoire d’une part l’affirmation de valeurs qu’ils considéraient comme fondatrices de leur identité et d’autre part l’acquisition d’une reconnaissance dans l’espace social commun (si l’on veut faire simple : dans les chances d’articuler tradition et modernité). Dans ce système à géométrie variable, le monde juif constituait sans doute un des exemples les plus criants de l’asymétrie existant entre l’épanouissement potentiel et les obstacles qui l’entravaient ; de plus, d’un point de vue cognitif et esthétique, ce hiatus était dans ce monde hautement productif, car il aiguisait la nécessité d’une explication sur les appartenances, et souvent aussi le constat que ces appartenances étaient impossibles, et il fertilisait donc encore la radicalité d’un discours conçu pour servir de conjuration, peut-être désespérée, de ce constat. Il n’en reste pas moins vrai que l’appartenance (réelle, revendiquée, supposée, niée — qu’importe) à d’autres communautés moins prestigieuses de l’espace social, ou bien rendue floue par des attaches multiples, a généré de nombreuses configurations socio-communautaires caractérisées par des situations d’asymétrie et des réactions analogues à celles qui pèsent sur la communauté juive.

Les Tchèques (entendus au sens moderne, en rupture avec l’identité territoriale bohème, comme nationalement auto-identifiés, essentiellement sur le critère linguistique) sont un bon exemple de ces « autres » communautés en crise, car malgré leurs différences internes de classe et de culture, le XIXe siècle les a unis progressivement dans le récit qu’ils élaborent sur le décalage croissant entre les potentialités que leur ouvre leur culture et la déchéance de leur statut symbolique dans le contexte de l’empire (autrichien, puis surtout austro-hongrois). De la même façon que la situation des Juifs d’Europe centrale poussa leur perception du monde à embrayer sur le messianisme ancestral, le malaise commun aux communautés que le système autrichien poussait à la crise déboucha chez les Tchèques sur un complexe qui associait rêve[29] et culture de la désillusion[30].

Une des preuves supplémentaires (mais pas nécessaire) de ce partage est le fait que les Tchèques commencent alors (c’est un lieu commun dans l’Europe de l’époque) à reconnaître jusque dans sa dimension fantasmatique l’existence d’un lot commun avec les Juifs[31], qu’est le déni de maturité : ils sont eux aussi des hommes formés pour s’émanciper mais, comme un adolescent passé à bonne école puis interdit de diplôme, frustrés de leur émancipation par une répartition arbitraire du droit à l’accès à la reconnaissance et au pouvoir (ici se trouve la source des discours anti-autocratique et anticlérical, qui se mêlent d’ailleurs, et se radicalisent à la fin du XIXe siècle). Il faut donc pour pénétrer cette mécanique de la révolte renoncer au dogme moderniste de la parthénogénèse, précédemment décrit, et en revenir à l’idée d’une généalogie de ce rapport au monde, fait d’appétit et de frustration.

À récapituler, on peut dire que si l’anarchisme est bel et bien, comme l’écrit Löwy, ce mouvement qui, au geste de la rupture, associe la réactivation d’un fonds conceptuel voire spirituel dont la société ankylosée du XIXe siècle s’était progressivement interdit l’usage (ou du moins, c’est la thèse de Löwy, l’avait proscrit à certains groupes et communautés), alors l’anarchisme littéraire tchèque conçu comme expression exacerbée de l’ambivalence entre raillerie et extase prolonge une tradition de la dichotomie préparée au moins un siècle avant. S’y reflète avec malice la situation d’asymétrie culturelle caractéristique de l’empire austro-hongrois, où les différentiels sociaux et culturels furent négociés. Löwy avait déjà relevé que la source du Procès de Franz Kafka était à chercher dans la vague de causes judiciaires accusant des Juifs de crimes rituels qui avait secoué l’Europe centrale des années 1890 ; de même, on peut montrer la continuité entre ces textes écrits depuis la fin du XVIIIe siècle qui mettent en scène de façon sarcastique l’établissement des identités modernes et de leur incapacité à trouver une coexistence harmonieuse, et l’expression naissante de l’incommunicabilité et de l’aliénation, caractéristique des écrits modernes, pré-existentialistes, d’auteurs mûris à l’époque de l’anarchisme littéraire.